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Camille J. Ferrier
LE BARON BERNARD
Partie 1 – CASTEL D’ORGOYL
2025 (1896)
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Table des matières
Le vrai peut quelquefois
N’être pas vraisemblable.
On peut être grand voyageur et ne pas avoir entendu parler de Varallo ; seuls les gens ferrés en géographie savent qu’il existe une localité de ce nom dans la vallée de la Sesia, province de Novare, Haute Italie. C’est que la jolie petite ville ne figure pas sur l’itinéraire habituel des touristes, encore moins sur la traditionnelle tournée des artistes ; bien peu se détournent des routes battues pour la chercher sous la verte couronne de grands arbres qui l’abrite. Et c’est grand dommage, car à l’inverse de quantité de villes plus célèbres et de sites plus renommés, elle tient plus qu’elle ne promet, et il est rare que ceux qui la visitent, ne se trouvent pas amplement récompensés de leurs peines. Mollement couchée sous l’ombrage de ses nobles forêts, au pied du Mont-Rose, à l’entrée de ce paradis terrestre qui s’appelle la région des lacs Italiens, elle offre avec ses rues étroites, sa population au sonore langage, ses vieilles églises enrichies des fresques de Gaudenzio Ferrari, son Monte-Sacro et ses groupes de statues, un piquant avant-goût des splendeurs artistiques et pittoresques de l’Italie. Le voyageur échappé aux bruyantes villes du nord y trouve comme un écho tout vibrant encore du é ; dans ces rues sombres, devant ces chapelles demi-ruinées, toutes remplies des œuvres consacrées par une piété naïve, il lui semble que le temps s’est arrêté. Partout il respire ce charme pénétrant des choses délaissées, et si cette impression n’est pas exempte de quelque tristesse, il sent que ce n’est pas une tristesse banale, mais une initiation aimable qui, sans effort, conduit son esprit dans ces calmes sphères accessibles seulement aux pensées élevées, aux jouissances artistiques de l’ordre le plus exquis.
Si réelle qu’elle soit, cette impression ne paraissait guère s’imposer à la pensée d’un jeune homme qui, le 10 juillet 1867, vers les trois heures de l’après-midi, suivait le chemin du Val Mastalone dans la direction de Varallo. La chaleur était accablante, et le voyageur, désireux de s’y soustraire, descendait d’un pas allègre, les brusques lacets de la route, suivi d’un guide-porteur qui paraissait goûter médiocrement cette rapidité d’allure ; encore quelques détours, et la cour de l’Albergo d’Italia s’ouvre toute grande pour recevoir le touriste. L’hôte accourt empressé ; d’un coup d’œil, il a jugé le voyageur et l’installe dans une de ses meilleures chambres ; le nom de baron Bernard de Rednitz que le nouveau venu inscrit sur le registre, le confirme dans sa bonne opinion ; à Varallo aussi bien qu’ailleurs, un baron n’est pas personne indifférente ; à première vue, on peut lui témoigner des égards que le commun des mortels n’obtient que pour les avoir bien payés.
Une fois installé, le touriste jette un rapide coup d’œil sur son nouveau gîte ; l’impression est satisfaisante ; la chambre assez grande, décorée en couleurs vives selon le goût du pays, s’ouvre, par deux fenêtres, sur une fort belle vue. Ce sont des montagnes boisées, parsemées de blanches maisons, de petits édifices en forme de chapelles, avec des murs en terrasse, des vignes portées sur de hautes branches d’arbres, tout un ensemble riche et riant couronné au loin par une belle cime neigeuse dont la blancheur éclatante resplendit sur l’azur vif du ciel. Au premier plan, s’étend une cour réservée au service de l’hôtel ; demi rustique, demi urbaine, elle étale dans son désordre, des chars de campagne, quelques voitures plus robustes qu’élégantes, des ustensiles de culture et de ménage, des bottes de paille, un gros tas de bois et un vaste fumier sur lequel picore un essaim de poules. Dans un angle, gazouille une fontaine, incessamment visitée par les gens de l’hôtel ; sur un banc adossé au mur, à côté de la porte d’entrée, un étranger est assis. C’est un grand jeune homme, de mâle prestance, son costume de touriste, très propre mais sans prétention, une certaine bonne tenue native, qui se sent plus qu’elle ne s’analyse, jusqu’au calme tout philosophique avec lequel il fume sa courte pipe de bois, tout concourt à former un ensemble d’une élégance simple et correcte qui rappelle à la fois l’officier et le gentleman. M. de Rednitz, favorablement prévenu en sa faveur, se dit qu’il doit avoir bonne grâce sous l’uniforme, puis, sans autrement s’en préoccuper, il continue son installation.
Soudain, un grand bruit le rappelle à la fenêtre ; une charrette lourdement chargée, attelée de deux maigres chevaux et conduite par deux grands gaillards vêtus en rouliers, gravit à grand-peine la pente fortement prononcée de la rue ; le rude pavé mordu par les fers, résiste et lance des étincelles ; le cliquetis des ferrailles, les grincements du bois, les vociférations des conducteurs, le claquement redoublé de leurs fouets, tout détonne à la fois et remplit l’étroite rue d’un assourdissant vacarme. Devant la porte de la cour, l’attelage, à bout de forces, hésite et s’arrête ; nouvelles clameurs furibondes des conducteurs, suivies d’un déluge de coups de fouet impitoyablement assénés sur les reins et la tête des malheureux chevaux. Ce traitement brutal n’est pas du goût du voyageur de la cour ; brusquement, il se lève et interpelle les rouliers. M. de Rednitz ne peut entendre ses paroles, mais elles sont sans doute fort montées de ton, car un des conducteurs, quittant l’attelage, s’avance vivement sur le voyageur en ébauchant un geste de menace, mais il n’a pas le temps de l’achever, une rude bourrade l’envoie rouler à quatre pas. À cette vue, l’autre conducteur porte la main à sa ceinture, et avec un geste caractéristique, s’élance sur le voyageur, Bernard pousse un cri, dans la main du roulier, il a vu briller le froid éclair d’une lame d’acier, mais le voyageur, s’effaçant vivement, saisit avec une merveilleuse adresse le poignet de son agresseur et le lui tord comme dans une tenaille de fer. Le misérable, hurlant de douleur, se courbe jusqu’à terre, et le voyageur, ramassant le couteau que son adversaire vient de laisser échapper, le lance contre le mur avec tant de force que l’acier se brise en projetant une gerbe d’étincelles. Intimidés par l’ascendant de cette force irrésistible, les rouliers se relèvent, gauches et confus ; le voyageur les force à reprendre la tête de l’attelage, et appuyant son épaule sur l’arrière de la charrette, d’un effort, il l’enlève et lui fait gravir la dernière rampe avec autant d’aisance qu’un enfant en met à manier le charriot de sa poupée. Cela fait, il adresse quelques mots aux conducteurs tout ahuris de l’aventure, et termine son discours en leur tendant une main qui devait être chargée d’autre chose que d’une simple effusion cordiale, car les rouliers, la figure subitement épanouie, se confondent en remerciements et manifestent d’une façon non équivoque, que s’ils se sentent bien battus, ils n’en sont pas moins tout à fait contents. Le voyageur revient alors sur le seuil de la cour ; à ce moment paraît une petite voiture à un cheval, conduite par un cocher d’apparence fort rustique ; le voyageur y prend place avec son léger bagage et la voiture s’éloigne bon train.
Tout cela s’était fait d’une façon si leste et si énergique que Bernard fut sur le point de battre des mains. La force mise au service du courage, aura toujours, surtout sur l’esprit d’un jeune homme, une toute puissante séduction, et en pensant à la bonne mine du voyageur, à son parfait sang-froid dans le danger, à cette force athlétique unie à cette exquise aisance, Bernard sentait venir, à sa mémoire, des réminiscences de ces figures quasi-héroïques des Trois Mousquetaires et de Guy Livingstone. Par le temps qui court, de tels éléments ne sont pas aisés à réunir sur une seule tête, et il valait la peine de savoir qui était ce touriste dont l’élégante tenue abritait un sang-froid et des muscles aussi bien trempés. Mais l’hôte interrogé ne pouvait donner aucun renseignement ; le voyageur était arrivé dans la matinée avec un guide valaisan ; il n’avait pas donné son nom, et s’était borné à déjeuner à la hâte, pressé qu’il était de partir pour Novare. L’hôte pensait toutefois, d’après son accent, que ce devait être quelque gentilhomme de Milan ou de Bologne, amateur de montagne et revenant de faire son tour du Mont-Rose. Force fut de se contenter de cette explication, puis en voyage, si les impressions sont vives, leur multiplicité les rend peu durables, et Bernard avait assez vu de scènes de violence, pour ne pas s’en émouvoir outre mesure.
Bernard Guillaume Ernest, baron de Rednitz, était l’aîné des sept enfants du comte Max de Rednitz-Rosenfels, de la branche de Rednitz établie dans les Provinces Rhénanes. La famille de Rednitz est une des plus anciennes de Silésie, et le rameau rhénan remonte à Ottocar de Rednitz, un des aides de camp favoris de Tilly, qui, porté en Westphalie par les hasards de la guerre de Trente ans, y épousa l’héritière du nom et des grands biens des Rosenfels. La famille avait brillamment tenu son rang jusqu’au milieu du dernier siècle ; à ce moment, elle fut ruinée par les prodigalités insensées du comte Hugo, un des familiers du roi Auguste de Saxe. La guerre de Sept ans, la période plus désastreuse encore de la domination française, n’avaient fait qu’accentuer la ruine, et maintenant les Rednitz-Rosenfels vivaient pauvrement dans leur vieux burg, sans trop espérer de pouvoir jamais sortir de cette situation pénible. Le jeune baron, destiné par naissance à la carrière militaire, en avait honorablement accompli les épreuves préliminaires ; il avait fait brillamment la campagne de Bohême, et malgré deux coups de sabre reçus à Sadowa, avait été le premier, à la tête de ses hussards, à voir se dessiner à l’horizon, la silhouette des ouvrages de Florisdorf. Lieutenant à vingt-trois ans, bien noté à l’état-major, et presque assuré d’un avancement dans un avenir pas trop éloigné, il avait obtenu un congé bien gagné, et l’employait à courir le monde sans autre but que de profiter du temps présent, de son excellente santé et des écus malheureusement peu nombreux qui ornaient le fond de sa bourse, pour voir le plus et se divertir le mieux possible. Au premier coup d’œil, il offrait le type accompli de cette raideur prussienne qui enserre l’Allemand du nord, comme dans une carapace inflexible ; mais sous cette écorce rébarbative, on voyait bien vite apparaître une nature impressionnable, facile à la gaîté, capable d’enthousiasme, ouverte à l’idéal, mais ne dédaignant nullement les jouissances matérielles, tout cela sans calcul, sans arrière-pensée et sous l’impulsion du premier mouvement. Catholique, de famille, de tradition et d’instinct, il menait sa croyance de front avec une instruction bien réelle et des notions toutes modernes sur l’infaillibilité de la science, ne s’inquiétant guère de concilier ces contrastes, et jouissant de tout sans se demander le pourquoi. Il détestait être dupe et il était toujours prêt à profiter de ses avantages, mais il n’était ni égoïste ni calculateur ; en théorie, adepte fervent du nouveau dogme de « la lutte pour la vie », en pratique, il ne poussait pas bien loin les conséquences de ses principes, et la bonté fondamentale de son naturel se révélait dans son regard franc, l’expression ouverte de sa figure, jusque dans le rire épanoui qui lui ouvrait nettement la bouche et montrait sa belle denture, sous ses moustaches blondes. Y avait-il en lui l’étoffe d’un homme d’esprit destiné à fournir une belle carrière ? Question prématurée pour un caractère si jeune, à peine ébauché, ayant beaucoup moins qu’il ne le croyait, la conscience de lui-même. Ce qui était certain, c’est qu’il était très suffisamment intelligent et instruit ; pour le surplus, l’avenir lui gardait bien des expériences à faire, des instituteurs de genres fort divers à écouter ; c’était à eux qu’il faudrait faire rendre compte si les promesses de cet heureux naturel ne venaient pas à se réaliser.
Pour le moment, le jeune officier, après avoir dépouillé la tunique bleue soutachée de jaune et pendu son bon sabre au croc, avait remonté le Rhin, fait une station en bonne compagnie à Baden-Baden, et accompli son tour de Suisse en terminant par le Mont-Rose. Son intention était de se diriger vers les lacs italiens, beaucoup pour savourer le charme de cette belle nature, un peu aussi pour redre une famille anglaise qu’il avait rencontrée au Righi, et dont le souvenir, celui surtout de Miss Florence Austen, jolie brunette au teint de rose, lui avait tenu fidèle compagnie sur les pics et les glaciers. Les Austen devaient être en ce moment en séjour à Orta, chez un vieil oncle que le goût de la pêche avait fixé dans cette tranquille bourgade, et en se sentant à Varallo, à une journée à peine d’Orta, Bernard éprouvait ce léger frémissement de cœur, plein de charme, qui lui avait fait faire une fois, lorsqu’il étudiait à l’université de Bonn, cent lieues d’une traite, dans un wagon à bétail, pour suivre les traces d’une belle comtesse hongroise en age sur les bords du Rhin. Dans ces conditions, er le reste de la journée à Varallo, avec la perspective d’être rendu à Orta, le lendemain au soir, n’était pas chose bien pénible ; c’était d’ailleurs à peine suffisant pour permettre au voyageur de reprendre son vernis de civilisation, sensiblement écorné par quinze jours de vie montagnarde ; on pouvait risquer un peu d’ennui pour éviter d’apparaître aux beaux yeux de Miss Florence sous un aspect par trop inculte. Bernard se mit donc en devoir d’employer de son mieux les quelques heures qui lui restaient de libre ; il visita consciencieusement la ville, ses églises, le Monte-Sacro surtout avec ses beaux ombrages, ses chapelles peintes à fresque, et sa population de statues en terre cuite, ira ce qui est beau, trouva plaisir à ce qui est curieux, atteignit ainsi très aisément la fin de la journée, fit gaîment honneur au dîner de l’hôtel, et s’endormit dans les meilleures dispositions. Le lendemain, il prenait la route du col de Colma, et, après quelques heures de marche dans le pays le plus agreste et le plus poétique, il découvrait du haut du col, les blanches maisons d’Orta enchâssées entre une ceinture de vertes collines et les eaux bleues du lac, comme un diamant dans une parure d’émeraudes et de saphirs. Cette première apparition des lacs italiens, au sortir des rudesses grandioses des Alpes, a un charme qui s’impose à tous. De même que les torrents échappés, troubles et fougueux, des glaciers et des précipices, accourent dans ces aimables vallées pour s’y calmer et déposer leurs souillures, de même le voyageur, l’esprit surexcité encore par les fortes émotions des ascensions aventureuses, se sent enlacé par l’exquise poésie de cette gracieuse nature. C’est ce charme mystérieux que l’antiquité trouvait dans le chant des sirènes, dans la présence invisible des divinités champêtres ; on se sent bercé par un doux apaisement de l’âme, on rêve de bonheur paisible et éternel ; tout semble disposé pour le commun plaisir des yeux et de l’intelligence. C’est déjà le commencement de la Grèce, ce sont ses lointaines perspectives aux lignes harmonieuses, ses horizons lumineux, son ciel limpide et pur, l’ensemble le plus propice de tous au sain développement de l’humanité.
Bernard savourait vivement ces impressions si douces ; le beau temps, ce pays irable, le voisinage toujours plus rapproché de la charmante Miss Austen, tout concourait à verser dans son cœur, ce sentiment de bien-être complet, absolu, sans arrière-pensée, qui est l’apanage de la jeunesse. Après une halte d’une demi-heure qui lui parut à peine une minute, il se mit en devoir de descendre les pentes du col ; ce fut un nouvel enchantement. Après la région des vastes prairies et des eaux jaillissantes, autour de lui, à chaque pas, la végétation se faisait plus italienne ; les châtaigniers, les grandes fougères, puis bientôt les pampres, les figuiers, les maïs, les longs festons des gourdes enlacées aux arbres, envahissant jusqu’aux maisons, cet ensemble luxuriant de la culture méridionale, puis, au-dessous, les lointaines échappées sur le lac bleu, tout concourait à lui faire croire qu’il se trouvait transporté dans quelque région féerique, dans quelque pays enchanté. Il atteignit ainsi après une marche de deux heures qui lui parut une courte promenade, le paisible village de Pella blotti sur le rivage, au pied de ses vertes collines ; sous une voûte délabrée, il réveilla un vieux pêcheur endormi dans son bateau ; et traversant le lac calme comme un miroir, sous les ardents rayons du soleil, il débarqua enfin sur la place d’Orta.
Il était une heure, la chaleur était intense, les pittoresques constructions de la petite ville se noyaient dans une lumière silencieuse ; les douces lignes de l’horizon, vers la vieille tour de Buccione, s’élevaient sur le ciel embrasé comme pour séparer cette calme vallée du reste du monde ; à part le vague murmure de l’eau clapotant contre le mur du quai, aucun bruit ne se faisait entendre ; toute vie semblait avoir disparu. L’aspect même de la ville, les toits en terrasse, les grandes persiennes pendantes, les rues étroites, sombres, en vif contraste avec les façades étincelantes de soleil, l’ombre bleue des figuiers et des vignes projetée sur les murs délabrés, tout concourait à composer un paysage absolument italien, délicieux décor de ces contrées bénies où le farniente et l’oubli du mouvement sont le premier des biens. Bernard ne résista pas à ces indications éloquentes ; séduit par l’aspect de l’hôtel du Leone d’Oro, avec sa loggia au bord de l’eau, il se mit en devoir de s’y installer le plus confortablement possible. Une vague intuition lui disait qu’il y ferait peut-être quelque séjour, et il était de la plus vulgaire prudence de s’assurer d’un bon logis. Tout justement, vu l’heure peu avancée, l’hôtel était aux trois quarts vide, et le voyageur put prendre deux chambres contiguës, nos 10 et 11, donnant sur la place et le lac, et constituant à elles deux, un ensemble de bonne apparence. On devait pouvoir fort bien y vivre, et même y travailler au besoin, chose essentielle, car Bernard connaissait le prix du temps, et, s’il devait rester là quelques jours, ce n’était pas pour s’y engourdir dans une molle oisiveté.
La première installation faite, cédant à la grande chaleur, il fit un agréable petit somme, en toute tranquillité. Vers cinq heures, il jugea le moment venu de se mettre à la recherche de ses amis d’Angleterre. La famille Austen était bien connue de l’hôte, elle demeurait dans une jolie villa à l’entrée de la ville. Bernard s’achemina dans la direction indiquée, il marchait lentement comme pour savourer l’émotion agréable dont il se sentait tout pénétré ; le cœur lui battait quelque peu lorsqu’arrivé devant la villa, bien reconnaissable à son aspect tout moderne, il fit retentir la sonnette d’entrée. Mais, à son grand désappointement, il lui fut répondu que les Austen étaient absents ; son chagrin se peignit si franchement sur son visage que la concierge, bonne vieille Italienne loquace, s’empressa de le réconforter en lui disant que ses maîtres étaient allés seulement à Milan, et seraient de retour dans un ou deux jours. Force fut de se contenter de cette consolation et de prendre ses mesures pour bien occuper ce temps d’exil. En voyageur expérimenté, Bernard s’occupa de reconnaître le pays ; il visita l’église, puis, montant la colline, médita un instant, avec plus de curiosité que de mélancolie, devant un ossuaire planté au bord du chemin et tout rempli de piles de crânes. De là, il gagna le Monte-Sacro qu’il trouva moins imposant que celui de Varallo, mais bien pittoresque encore et poétique, avec ses magnifiques fourrés d’arbres verts et ses belles échappées sur le lac, puis, redescendant par la Villa Natta, il s’enthousiasma à la vue de ses merveilleuses fleurs et de sa végétation tropicale. Après quoi, il rentra à l’hôtel juste à temps pour se mettre à table, dans la vaste salle à manger, en présence des « Adieux de Fontainebleau », du « Coucher de la mariée », et autres gravures du même intérêt qui en décoraient les murs. Mis en appétit par la course du matin, il fit largement honneur au dîner, paya un juste tribut d’estime aux excellents vins de l’aubergiste, et, au moment où il se leva de table, il se trouvait dans cet heureux état de très légère excitation où la nature paraît toute belle, et l’humanité, estimable et caressante.
C’est dans cette bonne disposition qu’il prit place sous la loggia de l’hôtel pour y fumer en paix sa fidèle pipe de bivouac, en jouissant de la fraîcheur du lac et du spectacle d’un beau coucher de soleil ; à ses pieds, l’eau limpide et calme venait doucement battre l’escalier de la terrasse ; devant lui, l’île San-Giulio apparaissait avec ses clochers, ses groupes d’arbres, ses constructions pittoresques enveloppées dans la brume dorée du couchant. Sur l’autre rive, les montagnes noyées déjà dans l’ombre, se perdaient dans un ensemble de teintes bleuâtres, d’une infinie délicatesse ; tout était calme et paisible silence. Les fracas inséparables de la vie moderne, roulements de voitures, grondements de chemins de fer, sifflets de bateaux à vapeur, ne pénètrent pas dans cette solitude ; une force bienfaisante semble y avoir arrêté le cours des âges ; tout y est ménagé pour donner aux âmes surmenées, le plus doux et le plus tranquille repos.
Sans être plus accessible qu’un autre aux jouissances d’ordre artistique, le jeune officier savait apprécier le charme des beautés de la nature, et cette grâce italienne qui lui était subitement révélée, avait pour lui un attrait infini. Comme ses ancêtres, les rudes hommes du Nord, il se sentait entraîné par un élan irrésistible vers ces régions aimées du soleil ; son imagination y retrouvait tout ce monde prestigieux de souvenirs, cette éblouissante auréole du pays des artistes et des poètes, des Césars de l’Empire et des pontifes de la Foi. En proie à cette légère fièvre que la première nuit ée en Italie suscite si souvent chez les gens d’outremonts, il voyait er comme dans un rêve, ces poétiques figures de l’histoire et des légendes, tous ces héros réels ou fictifs qui tiennent une si grande place dans la mémoire de l’humanité. L’excitation de son esprit donnait à ses impressions une intensité singulière ; comme les chevaliers de l’Arioste et du Tasse, il lui semblait entrer dans quelque région féerique où les enchantements allaient apparaître à chaque pas.
Il resta longtemps dans cet état de demi-rêve, savourant avec une volupté toute instinctive, dans un repos complet, le charme de ces brillantes fantaisies, caprices de l’imagination lancée à pleine carrière. Les heures s’écoulaient, il était nuit close ; la lune, se levant derrière le Monte-Sacro, argentait doucement les façades de l’île San-Giulio. Bernard eut la pensée d’achever la soirée sur le lac ; réveillant un batelier qui dormait sur les marches du port, il se fit conduire doucement sur l’eau calme.
C’était bien l’empire de la solitude et du silence ; à part une ou deux lumières à peine visibles dans les vieux bâtiments d’Orta, partout la vie semblait absente ; on eut dit un monde engourdi dans un sommeil éternel. Le bateau, lentement manœuvré, sans bruit, s’était rapproché de l’île ; les hautes constructions, le blanc campanile de l’église, apparaissaient comme les restes abandonnés des temps d’autrefois. En ce moment, les cloches vinrent à sonner ; descendant de la haute tour, les sons mélancoliques semblèrent se répandre sur les eaux calmes, enveloppant le bateau comme si ce fût la voix de l’esprit du é se rappelant au souvenir du seul être vivant qui pût encore le comprendre, puis, après s’être bercés un instant sur la surface limpide, ondulant doucement dans l’espace, ils se perdirent au loin dans les sombres forêts du rivage. Dans l’état d’esprit où se trouvait Bernard, ces impressions énergiques dans leur simplicité, le conduisaient insensiblement dans une région de rêveries où le réel et le présent jouaient un rôle toujours plus faible. Ses instincts enthousiastes, d’ordinaire ensevelis sous les exigences de la vie pratique, se donnaient pleine carrière ; par une sorte d’intuition quelque peu fiévreuse, il se sentait revenir aux lieux et aux temps où se meuvent et palpitent les héros du Dante et de Shakespeare.
Pendant qu’il se livrait à ces pensées, le batelier, peu soucieux de faire une longue promenade sur le lac, avait manœuvré pour aborder dans l’île ; encore quelques coups de rames, et le bateau s’arrêta. Bernard sortant de son extase, se vit au pied d’un escalier donnant sur une petite esplanade entourée de vieux bâtiments et ombragée de quelques arbres. Séduit par cet aspect si pittoresque dans son calme, il mit pied à terre ; dès le premier pas, il se sentit porté dans un milieu au plus haut point original. L’esplanade était déserte ; les épaisses bordures d’herbe qui en découpaient le sol, montraient que les dalles qui le revêtaient, étaient rarement foulées. Les bâtiments qui en ceignaient le pourtour, sur la face opposée au lac, paraissaient totalement inhabités ; aucune lumière ne brillait à leurs vastes et rares fenêtres ; une grosse tour rasée à la hauteur des toitures, jetait sur un amas de constructions informes, une ombre massive ; une seule porte, haute, percée en ogive, donnait accès à ce lieu tranquille ; mais où conduisait-elle, il n’était pas facile de le savoir, perdue qu’elle était dans une noire obscurité. C’était tout l’aspect d’un coin de ville ruinée, abandonnée de ses habitants, et ce caractère désolé était rendu plus frappant encore par la pâle clarté de la lune répandue sur les façades. C’était bien la lumière qui convenait à cette mise en scène, un astre éteint brillant sur une ruine morte.
Couché sur le parapet du quai, Bernard contemplait cet aspect avec un intérêt singulier ; c’était comme un beau décor qui, soudain, aurait é à l’état réel ; il lui semblait qu’il se retrouvait dans quelque place perdue d’une de ces villes du Moyen-Âge où ses ancêtres avaient promené leurs vies agitées. Toute la poésie du é était là, condensée, rendue visible, comme par un pouvoir magique ; il en aspirait l’exquise saveur de toute la puissance de son esprit. Puis le désir le prit de voir ce que recélait l’intérieur de ces façades silencieuses ; montant les marches d’escalier taillées sous la voûte obscure, il se trouva dans une sorte de petite cour toute entourée de bâtiments plongés dans une ombre épaisse ; peu à peu, à travers les ténèbres, il découvrit toute une architecture pittoresque, des rampes de degrés montant entre de nobles balustrades, de hauts avant-toits portés sur d’élégants pilastres ; enfin au-dessus, tout blanc sur le sombre azur du ciel, le campanile de l’église se dressait, seul éclairé par la lune. Le contraste le faisait paraître gigantesque et l’ensemble relevé par cette haute tour en pleine lumière, prenait un caractère singulièrement grandiose. Bernard resta quelques instants à contempler ce curieux effet, puis continuant sa route, il s’engagea dans une rue serrée entre deux rangées de vieilles maisons aux murs épais et sombres, reliés à intervalles inégaux par des arceaux qui projetaient sur l’étroit age une ombre plus noire. Par places, le rocher émergeait à la base des murs, ou bien quelque arbre se hissant au-dessus des clôtures, plaquait sa silhouette légère sur quelque façade lézardée éclairée par la lune. Une seule maison avait deux de ses fenêtres éclairées ; les autres étaient ensevelies dans l’obscurité et le silence. Entre les grands édifices, étroitement serrées par de noires murailles, quelques échappées laissaient apercevoir le lac et donnaient age à son clapotement monotone. C’était le spectacle de l’abandon le plus complet, du délabrement le plus poétique ; sous cette impression, l’esprit rétrogradait dans le é et se noyait dans l’impossible. La vie moderne n’avait plus de place dans cette morne solitude ; à chaque pas, Bernard s’attendait à voir s’élancer hors de l’une de ces portes sombres, la figure de Don Juan, l’épée à la main, se débattant entre le désespoir de Dona Anna et la fureur vengeresse du Commandeur ; c’étaient bien les seuls personnages qui fussent vraisemblables dans un pareil milieu. Enfin, ant sous une voûte noire sous laquelle un faible reflet de lune laissait vaguement entrevoir les dernières marches d’un escalier à énormes balustres, Bernard se retrouva près de la porte par laquelle il était entré et descendit sur le quai.
La lune l’éclairait de sa lumière la plus directe, rendue plus brillante encore par le contraste avec les ténèbres épaisses. Bernard respira à pleins poumons l’air libre du lac ; il lui semblait qu’il s’était échappé de quelque région fantastique, étrangère, presque hostile à l’activité humaine.
Il avait repris sa place sur le parapet du quai ; son esprit surexcité savourait avec un enthousiasme nuancé de quelque peu de fièvre, ces impressions si nouvelles et si puissantes. Soudain, il tressaillit ; près de la voûte, il lui semblait qu’un murmure de voix se faisait entendre. Des vivants dans cette nécropole, il en était venu à le croire impossible. Il prêta l’oreille ; ce n’était pas une illusion ; on parlait, on riait même. Qui donc pouvait s’égayer dans ces ruines, à pareille heure ! Brusquement, il se leva ; un spectacle étrange s’offrait à sa vue ; deux femmes vêtues de longs costumes rouges et blancs, descendaient lentement, dans une noble attitude, les marches pratiquées sous la voûte ; vivement éclairées par la lune, elles apparaissaient, élégantes et fières, marchant lentement, enlacées l’une à l’autre ; c’était un tableau complet, une incarnation vivante des grandes patriciennes d’autrefois, telles que les représentaient les maîtres de la grande époque. L’illusion était si forte que Bernard, muet d’étonnement, en venait à douter du témoignage de ses sens et se demandait si lui-même vivait encore dans le domaine de la réalité.
Les deux femmes marchaient toujours ; il n’était pas possible de voir leurs traits, mais à chaque pas, la grâce de leur démarche, la richesse de leurs vêtements, une distinction souveraine répandue sur toute leur personne, apparaissaient avec plus de relief. Elles s’avancèrent jusqu’au bout de l’esplanade, puis revenant sur leurs pas, elles èrent près de Bernard sans paraître l’apercevoir. Les yeux du jeune homme cherchaient, avec une avidité fiévreuse, à voir leurs visages ; il entendit leurs voix ; le mystère était complet ; elles parlaient dans une langue qu’il ne put comprendre. Puis, gracieuse apparition, elles s’éloignèrent, toujours à pas lents ; il semblait que, dans cette solitude étrange, elles fussent entièrement à leur aise, comme deux reines dans leur palais.
Soudain, Bernard se dressa tout debout ; une brusque lumière se faisait dans son esprit ; s’avançant rapidement vers les promeneuses :
— Mesdames, leur dit-il, avec la plus respectueuse révérence, quelle heureuse et extraordinaire aventure de vous retrouver ici ?…
— M. de Rednitz ! s’écrièrent deux voix avec un accent de joyeuse surprise. Est-ce bien vous, en personne ? Ah ! la surprise est bonne. Et, ajouta la plus grande des deux dames, par quel caprice du hasard vous trouvez-vous jeté sur notre île déserte ?…
— Enfin, dit l’autre sans attendre la réponse, enfin, nous allons pouvoir parler à quelqu’un qui date d’après 1820 ! Ah ! la Providence nous devait bien cela pour la constance que nous avons montrée, en nous confinant dans ces ruines… Oui, M. de Rednitz, voilà plus d’un mois que nous vivons sur ce rocher comme Saint Siméon sur sa colonne. Et le meilleur, c’est que nous ne savons pas pourquoi nous y sommes ; encore si c’était pour accomplir quelque pénitence, mais de quoi ferions-nous acte de contrition, nous, les vertueuses mères de famille, les épouses sans peur et sans reproche ! Vraiment, ce ne peut être que par l’effet de quelque mauvais sort, et vous apparaissez comme le preux chevalier qui va nous délivrer, nous, les pauvres Andromèdes !…
— Eh ! que de lamentations, dit l’autre. Ne croyez pas un mot, M. de Rednitz, de cette plainte pathétique. Nous sommes fort bien ici, et notre jolie princesse n’est pas trop malheureuse. Voyons, Vera, n’avez-vous pas honte, vous allez faire croire à notre ami que je vous rends la vie inable !…
— Mais, toute sage et toute belle amie, vous savez bien que vous aurez toujours raison avec moi, et que s’il vous plaît de vous trouver bien quelque part, je n’aurai jamais la force de m’y trouver mal, si j’y suis avec vous. Maintenant, pourquoi sommes-nous ici ? C’est là que paraît la magie. Vous savez, M. de Rednitz, que lorsque nous vous avons quitté à Bonn, c’était pour nous rendre à Baden-Baden, où nous avions donné rendez-vous à notre bien aimée cousine Anna Lobrazoff, cette toute belle blonde aux yeux noirs, avec qui vous avez tant dansé à Dresde, il y a deux ans. C’était fort bien, mais nous avions compté sans notre hôte. Le 15 Juin, ce n’est pas gai Baden-Baden ; à la lettre, il ne s’y trouvait personne avec qui il valût la peine de perdre une heure sous les arbres de Lichtenthal. Anna Alexiewna ne devait arriver que dans une dizaine de jours ; que faire ? Nous nous sommes décidées à chercher la vraie solitude des forêts, des montagnes, et nous sommes parties pour Lucerne. Très beau Lucerne, le lac du moins ; mais le reste, trop triste ; en fait de villes, il les faut grandes, ou il n’en faut pas du tout. Un jour, deux jours se ent, nous nous ennuyions consciencieusement ; le troisième, nous nous trouvons avec toute notre arche de Noé, sur le bateau à vapeur, en route pour n’importe quel lieu sauvage où nous ne verrions plus trace d’humains. Ce lieu s’appelle, je crois, le Seelisberg ; je n’en parle pas et pour cause, tous les nuages les plus pleureurs du ciel s’y étaient donné rendez-vous : de la pluie tout le jour, et de la neige la nuit, voilà notre régime. Dès le lendemain, n’y tenant plus de froid et de misère, nous nous sommes rembarquées et nous sommes arrivées à Fluelen, à l’état d’éponges imbibées, à se fondre en eau. Et toujours la pluie ! Un beau voiturier italien qui se trouvait là, nous jura ses grands dieux que sur l’autre versant de la montagne, il faisait un plein soleil. Il n’y avait pas à hésiter, la pluie redoublait, une heure encore et nous étions totalement délayées. En route donc et fouette, cocher ! Le nôtre avait dit vrai, de l’autre côté du Gothard, voici le ciel bleu, le soleil, la chaleur, le bien-être enfin, et le délicieux hôtel du Parc à Lugano, où nous nous installons toutes ragaillardies. Mais voilà où éclate la mauvaise chance : en entrant dans la salle à manger, qui trouvons-nous trônant au haut de la table ? Le prince Obernitcheff, sa femme, ses sœurs, toute une suite et une séquelle d’enfants, une vraie tribu enfin ; vous connaissez le prince, c’est le propre cousin de notre belle Nadjeda, et c’est son seul mérite, car il m’ennuie, il m’ennuie ! il m’ennuie trop !… Il nous apprend en phrases longues d’une aune, qu’il est installé à l’hôtel, qu’il y fait ceci, qu’il y fait cela, qu’il compte faire une foule d’autres choses encore, qu’il entend y rester longtemps !… Merci du renseignement ; le lendemain, nous fuyions à tire d’ailes sur les Îles Borromées. Sur le bateau qui nous y mène, nous trouvons un supérieur de capucins, fort aimable homme, malgré son froc et ses lunettes, qui nous parle d’Orta et nous le décrit comme le paradis terrestre. Oh ! je le comprends aujourd’hui : c’est que dans ce délicieux endroit, on ne sort du séminaire que pour entrer au couvent, en ant par quantité d’églises et de chapelles ; pour un supérieur de capucins, c’est l’idéal. Vous savez que notre belle Nadjeda est la plus curieuse des femmes, ce récit la ionne à cent degrés ; moi, bonne bête, je me laisse faire, bref, nous donnons dans le panneau, et sans plus tarder, nous débarquons à Pallanza et arrivons ici ; il y a tantôt un mois de cela, et nous y sommes encore, pourquoi ? Chi lo sa, comme disent ces Italiens, parce que nous avons un assez bon logis, que les enfants s’y trouvent bien, que le médecin ne dit rien contre la qualité de l’air, ni le cuisinier contre celle des légumes et du poisson, qu’après tout il ne s’y trouve point de fâcheux et qu’il fait aussi frais ici que partout ailleurs ; enfin, la paresse aidant, nous y sommes et nous y restons, et puisque vous voilà, c’est à croire que nous avons définitivement conjuré le mauvais sort et qu’il ne nous reste plus à filer que des jours d’or et de soie.
Bernard avait écouté ce récit sans en bien saisir le détail, la rencontre lui paraissait si bizarre qu’il en avait encore l’esprit tout troublé ; dans cette confusion il ne savait que répondre :
— Et la comtesse Lobrazoff ? dit-il enfin, comme au hasard, ne lui aviez-vous pas donné rendez-vous ?
Les deux dames éclatèrent de rire :
— Mais, trop consciencieux Allemand, dit la narratrice prompte à la riposte, où en serait-on s’il fallait se croire obligée d’aller à tous les rendez-vous que l’on donne ? Anna Alexiewna se sera bien consolée de notre absence ; elle est à Baden, nous à Orta ; ce n’est pas elle qui est à plaindre, j’ai la conscience bien tranquille à cet égard.
— Et moi, dit Bernard, je ne me plains pas non plus si vous êtes à Orta au lieu d’être à Baden ; je compte rester quelques jours ici, et mes rêves les plus ambitieux ne pouvaient me faire espérer d’y trouver aussi charmante compagnie.
— Vous restez à Orta ! Est-ce bien croyable. Seriez-vous donc atteint de la manie de la pêche ? Sauf nous, qui en notre qualité de femmes, n’avons pas à motiver nos caprices, il n’y a que les pêcheurs enragés qui séjournent à Orta. Mais, attendez donc… il y a de bien jolies misses anglaises en villégiature, dans cette villa, à l’entrée du bourg !… Ne rougissez pas, Baron… oh ! nous sommes indulgentes sur le chapitre du cœur, et nous ne nous mêlons que de ce qui nous regarde, n’est-il pas vrai, Vera ?…
— Et, sans doute, et nous n’irons pas sur les brisées de ces roides Anglo-Saxonnes, vous pouvez y compter. Vous voyez en nous de vrais cénobites, rompues à toutes les privations. Aussi ne troublerons-nous pas vos ébats. Tout ce que nous vous demandons, c’est de ne pas oublier entièrement les solitaires de l’île San-Giulio ; nous caons, nous ferons un peu de musique, histoire de ne pas revenir tout à fait à l’état sauvage,… et sur les minuit, une ou deux heures de whist ; comme cela, la journée finit toujours par s’achever. Tenez, voici justement un de nos partenaires. Vous allez goûter notre personnel…
En ce moment, une grande figure noire s’approcha du groupe, et salua cérémonieusement en portant la main à un de ces vastes chapeaux qui éveillent tout de suite dans la mémoire, les réminiscences du Barbier de Séville. Il fut présenté à Bernard sous le nom du chanoine Berti, supérieur du séminaire de l’île San-Giulio ; c’était un homme maigre, de grande taille, de bonnes manières, et dont la figure, autant qu’il était possible d’en juger, annonçait une grande finesse et une douceur calme qui n’excluait pas la volonté. Avec ce renfort, la conversation reprit de plus belle ; on fit plusieurs tours sur l’esplanade, puis sur l’invitation des dames, on se dirigea vers leur habitation. Bernard revit donc cette rue étroite et sombre où quelques moments plus tôt, la nuit, la solitude et le silence lui avaient donné de si fortes impressions. En ce moment, ressaisi par la réalité, il sentait qu’il échappait à ce charme étrange ; le décor dramatique n’était plus que la rue tranquille d’une petite bourgade endormie, mais il refaisait le chemin en compagnie de deux femmes charmantes et d’un homme d’esprit, et il ne trouvait pas qu’il eût perdu au change.
La maison où demeuraient les dames Russes, faisait face au levant sur le lac, dont elle n’était séparée que par une terrasse ; sur la rue, elle avait un développement considérable. En Italie même, beaucoup de maisons s’appellent palais pour moins que cela ; l’entrée ne démentait pas la belle tournure de l’extérieur ; à voir l’ampleur du vestibule, les nobles proportions de l’escalier, Bernard ne s’étonna pas que l’ensemble eût séduit des personnes habituées aux vastes logis de Pétersbourg. Le salon où il fut introduit prenait jour sur le lac par trois vastes fenêtres en rapport avec les dimensions imposantes de la salle ; l’ameublement demi-ancien, demi-moderne, car pour le compléter il avait fallu demander beaucoup de meubles à Milan, était convenablement approprié au caractère de l’ensemble. Dans les coins, quatre lampadaires de bronze chassaient l’obscurité facile à envahir cette vaste et haute salle ; sur une immense table placée au milieu du salon, couverte de tout un monde de mille choses, deux lampes invitaient à la réunion et à la caie ; on se sentait tout de suite dans une atmosphère d’élégance de bon aloi. La conversation reprit de plus belle, aisée et rapide, avec une nuance de malicieuse gaîté quand les deux dames s’en prenaient à Bernard ; le jeune homme paraissait habitué à ces attaques, et le plaisir qu’il éprouvait dans la compagnie de ces deux charmantes femmes, n’en paraissait pas altéré ; mais il avait parfois quelque peine à se défendre, et à deux ou trois reprises, le chanoine Berti dut venir à son aide, ce qu’il fit avec infiniment de tact et d’à-propos. Quelques instants plus tard, la compagnie s’augmenta d’un nouveau personnage, qui fut présenté à Bernard sous le nom de marquis de Vaunaz : c’était un homme de moyenne taille, d’apparence robuste, âgé déjà, mais droit comme un chêne et parlant d’une voix pleine et bien timbrée. Avec ses épais cheveux gris, ses favoris taillés en brosse, sa mise très soignée, mais assez surannée, il représentait à merveille le noble Piémontais d’ancienne cour, d’excellentes manières, aimant à ca et causant fort bien. Avec ce renfort, la conversation prit un nouvel essor, le temps a rapidement. Bernard goûta fort cette manière d’employer sa soirée, et lorsque l’heure avancée l’eut forcé à prendre congé, il se dit en regagnant son gîte solitaire, qu’il avait trouvé dans la petite société de l’île San-Giulio, un puissant appoint de distraction et d’agrément pour le séjour qu’il comptait faire dans ces parages tranquilles.
Le lendemain, il se réveilla dans les dispositions les plus agréables ; le temps était beau, le ciel sans nuages, un gai soleil se jouait sur les eaux bleues du lac. Toutes sortes de gracieuses images flottaient et miroitaient dans l’esprit de Bernard ; d’abord et au premier rang, la belle Miss Austen avec ses beaux cheveux châtains et son teint de jeune rose. Il n’avait plus que deux jours au plus à attendre pour la revoir, et il semblait que l’attente l’embelli encore à ses yeux. Pourtant, chose singulière, une autre figure surgissait à côté d’elle et paraissait fort disposée à lui disputer la place ; cette figure était celle de l’une des deux dames de l’île, la jolie blonde si gracieuse et quelque peu coquette qui répondait au nom de princesse Vera. Bernard, si fidèle qu’il fût au charme de Miss Austen, ne pouvait penser sans une certaine émotion, au temps pas trop éloigné, où, dans un séjour qu’il faisait à Dresde, il s’était cru vivement amoureux de la séduisante Russe. Depuis, beaucoup d’impressions avaient é sur ce souvenir ; mais en la retrouvant si gaie et si piquante, dans cette solitude, le feu mal éteint se reprenait à jeter des étincelles, et une fois de plus, l’adage semblait près de se vérifier : en amour, les absents courent grand risque d’avoir tort. Puis venait la princesse Nadjeda, fort belle aussi, mais d’une beauté plus sérieuse, sans parler de son esprit de nuance plus grave, de sa supériorité d’intelligence qui imposaient au jeune homme un certain sentiment de respect exclusif de toute préoccupation plus tendre ; ce n’en était pas moins une très charmante femme, au plus liant point, vivace et fertile en ressources, et il n’était pas aisé de s’ennuyer en sa compagnie. Tous ces éléments doués chacun de leur attrait propre, trouvaient moyen de se combiner et de se fondre en un ensemble fort aimable, et Bernard, très porté de nature à ne penser qu’à l’heure présente, voyait s’ouvrir devant lui une perspective toute couleur de rose.
Dans cette heureuse disposition d’esprit, il s’occupa de terminer son installation. Au second jour, épreuve décisive, l’hôtel lui parut suffisamment confortable ; avec le concours de l’hôte qui se montrait fort empressé, il put s’assurer d’un cheval et d’un bateau de pêche, il s’informa des ressources du pays au point de vue de la chasse, et choisit un sujet d’aquarelle. Au moment où toutes ces choses faites, il s’installait gaîment à la table du déjeuner, un gamin à mine espiègle, en demi livrée, se fit introduire et lui remit un pli de bonne apparence avec demande de réponse : c’était une lettre fort cérémonieusement signée princesse Nadjeda Dadief et princesse Vera Orzoenski, qui l’invitait à dîner pour le soir. La réponse fut promptement donnée, la perspective de quelques heures ées en si aimable compagnie enchantait le jeune homme. Une légère station au café de la place, suivie de sieste au moment du grand chaud, une promenade au Monte-Sacro, remplirent le reste de la journée, et vers sept heures, Bernard débarquait à la porte d’eau de la maison Terziani ; ainsi se nommait l’habitation des deux belles Russes.
La clarté du jour rendait plus visible l’état de délabrement du vieux palais, mais il n’en gardait pas moins ses belles proportions et son grand aspect, et Bernard charmé de l’accueil aimable qui lui fut fait, ne songeait guère à se préoccuper des vernis et des crépissages. Dans cette atmosphère de bien-être, qui est comme l’accessoire obligé de la vie de femmes jeunes et élégantes, le jeune homme se sentait avec délices repris par ces mille délicatesses de la civilisation, qu’il est si doux de retrouver lorsqu’on en a été quelque temps privé. Le dîner, excellent du reste, ne réunissait que six convives : savoir, outre les deux maîtresses de la maison et Bernard, le chanoine Berti, le marquis de Vaunaz et le médecin de la famille ; ce dernier, personnage à peu près muet ; mais ce personnel réduit se suffisait amplement à lui-même, et entre ces gens de grand usage du monde, la conversation ne chômait pas. La princesse Dadief excellait à la conduire, on sentait que pour elle, ca était le premier des biens ; aussi s’en acquittait-elle à merveille, et à l’entendre, on oubliait presque de la regarder. Elle était cependant fort bonne à voir ; c’était une femme d’une trentaine d’années, Géorgienne d’origine, et qui prouvait sa race par sa franche et saine beauté ; son regard clair témoignait d’une intelligence dont la finesse asiatique avait été trempée par une éducation forte et complète ; elle savait beaucoup et le laissait voir sans paraître le montrer. Toute sa vie s’était ée en voyages, en séjours dans toutes les cours de l’Europe, elle connaissait tous les personnages marquants de l’histoire contemporaine ; de là une aisance parfaite, cette sociabilité exquise, marque d’un esprit de bon aloi aussi difficile à étonner que peu soucieux d’étonner les autres. Assez indifférente en matière d’affection, mais au plus haut point curieuse de connaître et de savoir, elle aimait à fouiller les esprits, sans trop s’intéresser aux personnes, uniquement pour y prendre ce qu’ils ont chacun de spécial, comme ces gourmets qui au besoin, couperaient l’arbre pour avoir le fruit. Pour arriver à ses fins, elle déployait une variété de moyens vraiment irable ; très artiste, excellente musicienne, elle avait des ressources inépuisables pour am, intéresser ceux qui entraient dans son rayon d’action et faire jaillir de leur esprit tout ce qu’il pouvait avoir de force et de richesse. À la voir calme et active tout ensemble, entretenant autour d’elle un courant toujours nouveau d’action et de vie, on comprenait l’influence et l’attrait irrésistible qu’elle exerçait sur sa compagne. Au plus haut point irréfléchie et esclave de ses fantaisies, la princesse Orzoenski subissait sans s’en douter, d’une manière presque absolue, l’ascendant d’une volonté très douce en la forme, mais toujours nette, précise et exempte d’incertitude. Ainsi conduite comme par la main, elle en venait à vivre dans une sorte d’irresponsabilité qui plaisait à sa nature toute d’impression. Quelquefois active, presque fiévreuse, le plus souvent indolente jusqu’à l’inertie, bonne et dévouée par accès, demain indifférente jusqu’à l’oubli, elle déconcertait l’affection par une sorte de mobilité enfantine, à ce point naturelle et instinctive qu’on ne pouvait lui en vouloir et qu’il eût été ridicule de s’en offenser. Intelligente du reste, elle s’entendait à merveille à suppléer au défaut d’instruction par l’esprit de conversation et un grand usage du monde. De taille plutôt petite, mais irablement bien prise, gracieuse jusqu’au bout des ongles, douée d’une charmante tête de jeune fille blonde, elle avait au plus haut point le culte de sa beauté, et se plaisait à lui rendre hommage en s’entourant d’empressés et d’adorateurs. Quelque peu de manège, une bonne dose de coquetterie lui paraissait donc chose fort naturelle, sauf à oublier les gens aussi vite qu’elle les avait pris à gré ; s’en plaindre, eût été perdre son temps, elle ne comprenait pas la possibilité d’une gêne ; la contrainte, l’ennui surtout, étaient pour elle la plus terrible des calamités. La princesse Dadief la sauvait de l’ennui ; ce bienfait inappréciable, elle le reconnaissait par une soumission singulière de la part de cet esprit fantasque. Ses enfants et son mari absorbaient ce qui restait de son affection ; encore ce dernier, toujours absent, enterré dans ses domaines du Caucase, ne pouvait guère s’en attribuer une large part, qu’il paraissait du reste, peu empressé à réclamer.
Ces deux natures si diverses et pourtant si bien appareillées, avaient trouvé dans leur réclusion d’Orta, deux spécimens de l’espèce masculine avec lesquels elles s’accommodaient à merveille. L’un, le chanoine Berti, évêque in partibus de Cérasonte, était un de ces types profondément italiens dans lesquels s’incarnent la tradition politique et les aptitudes gouvernementales de la race qui a été le peuple romain. C’était un homme âgé déjà, mais singulièrement vert, de grande taille, à la contenance digne et d’une aisance parfaite ; sa longue figure brune était animée par des yeux gris d’une extrême finesse, et dont le regard calme annonçait un esprit absolument maître de lui-même. Il connaissait tous les pays, parlait toutes les langues avec un léger accent italien, et ne dédaignait pas d’ de cet artifice quelque peu vieilli qui consiste à s’exc pour des fautes de langage qui n’existent pas. Entré de bonne heure dans les ordres, bien vite distingué pour sa rapide intelligence, il ait pour avoir été mêlé à toutes les grandes affaires ecclésiastiques du milieu du siècle ; on disait même qu’il occupait une grande position parmi les conseillers secrets du Saint-Siège. Foncièrement Italien tout en restant ardent catholique, il représentait bien le type de ces fins diplomates de l’Église, fertiles en expédients, peu portés aux moyens extrêmes, et tenant en petite estime, les bouillants champions venus d’au-delà des Alpes pour sauver la Papauté. En ces étrangers turbulents, le vieil Italien ne pouvait s’empêcher de voir des gens de race inférieure, grossiers et brouillons, qui, s’ils n’eussent été prêtres militants, seraient devenus de petits avocats révolutionnaires. Piémontais de race et fort attaché à son pays, il était du nombre de ces prélats relativement patriotes, qui croient à l’alliance finale de l’État italien et de l’Église, et il ait pour être un des anneaux les plus solides de cette chaîne invisible qui relie les deux pouvoirs, en dépit de la violence apparente de leurs dissentiments. On assurait même que la position inférieure qui était la sienne, cette sorte d’exil qu’il subissait dans cette bourgade perdue d’Orta, lui était imposée comme une disgrâce que lui avait infligé, dans un moment de triomphe, le parti ultra-clérical et violent. Mais la princesse Dadief, d’ordinaire bien informée, soutenait que cette défaveur n’était rien moins que réelle, et que le chanoine Berti n’avait été envoyé à ce poste que pour être mieux à portée d’ de l’influence qu’il exerçait sur beaucoup de personnages importants de la Haute Italie, en vue de négociations qui, sans être probables, pouvaient s’engager au premier moment. Quoiqu’il en soit, le chanoine paraissait s’accommoder fort bien de sa situation présente, il dirigeait fort bien son séminaire sans paraître toutefois s’en préoccuper beaucoup, était sans cesse occupé sans jamais être affairé, et faisait aux princesses de l’île, une très fidèle compagnie que son grand art de la conversation et ses souvenirs inépuisables sur les hommes et les choses, leur rendaient infiniment précieuse.
Le dernier personnage du quatuor, le marquis de Vaunaz, n’en était pas la figure la moins curieuse. C’était un représentant accompli de cette vieille noblesse de Savoie, ancienne et solide comme les rochers de ses montagnes, et dont les destinées rattachées de tout temps à la dynastie locale, flottent aujourd’hui à l’aventure depuis l’annexion de 1860, qui a arraché le vieil arbre de son sol natal. Le marquis avait toutes les qualités et tous les défauts de cette race Allobroge, jamais libre de fait, mais toujours autonome d’esprit. Épris de discussion, vivant de contrastes sans se soucier de les concilier, ennemi du changement et comme tel, monarchique, d’éducation et d’instinct, il avait au plus haut point le culte de cette Maison de Savoie en qui s’incarnent la tradition et la vie de son pays. Mais, ennemi du joug, comme il convient à tout ressortissant d’une région de montagnes, il s’insurgeait d’avance contre toute autorité, et depuis de nombreuses années, se trouvait fort aise, grâce à l’invasion du parlementarisme, de pouvoir critiquer impitoyablement, tout acte émanant du gouvernement, même le plus légitime. Il était donc de l’opposition dans l’âme, en tout et partout, avec bonheur, avec enthousiasme ; s’il avait encore quelque confiance, c’était dans la personne du Roi, mais bien entendu en le prenant comme chef de la maison royale, non comme souverain bridé par une constitution. S’il lui reconnaissait des torts, il les mettait sans autre façon, sur le compte de la force des choses, surtout sur celui des ministres et des parlements dont le meilleur ne trouvait pas grâce devant lui ; ainsi, bien en règle avec sa foi monarchique, il pouvait pester et maugréer tout à son aise envers et contre tous. Fort bon catholique, il n’était nullement clérical ; il se sentait de trop vieille race pour plier l’échine devant la seule qualité de représentant de l’Église, et pour lui, les prélats, si hauts dignitaires qu’ils fussent, s’ils n’avaient pas ce qu’il appelait de la naissance, étaient toujours quelque peu des abbés. Mais cette nuance ne l’empêchait pas de croire à l’accord indissoluble de la Royauté et de l’Église ; sa ferme confiance était que, tôt ou tard, le Roi reprendrait le pouvoir pour lui tout seul, et se remettrait en excellent accord avec le Pape, les souverains dépossédés, le principe d’autorité en un mot. Comment se ferait cet accord, c’est ce que le marquis ne disait pas, mais il était aisé de voir que ce ne pouvait être aux dépens de l’Italie ; car l’Italie, une et compacte, était dans la tradition de la Maison de Savoie, et si le vieil Allobroge, au fond de son cœur, trouvait qu’il y eût un reproche à faire à la Dynastie, ce n’était pas d’avoir mangé tout l’artichaut, mais bien de l’avoir absorbé trop gloutonnement et sans prendre la peine d’en enlever les feuilles une à une.
Ce caractère plein de bonne foi et de contradiction, enté sur la bonhomie ouverte et la finesse parfois un peu rude du terroir natal, faisait du vieux gentilhomme un personnage très amusant et tout à fait sympathique. Homme du meilleur monde, il avait toutes les manières des anciennes cours avec une certaine désinvolture militaire qui ajoutait du piquant à ce que sa manière d’être aurait pu avoir de trop solennel. Né en 1793, chassé de son pays dès le berceau par la Révolution, il était entré de très bonne heure au service en Autriche, et avait pris part, tout jeune officier, aux dernières guerres de l’Empire. À la reconstitution du Royaume Sarde, il avait contribué pour sa part à la réorganisation de l’armée, puis son goût d’indépendance personnelle l’avait poussé à entrer dans la diplomatie, et il avait é les plus brillantes années de sa vie comme attaché d’ambassade près les cours d’Espagne, de et d’Autriche. Puis, toujours plus avide de liberté, il s’était démis de son emploi et avait vécu, moitié dans ses terres, moitié à la cour, donnant libre carrière autant que faire se pouvait, aussi bien à ses goûts de sociabilité, qu’à son penchant pour la discussion et la critique. Lors des annexions de 1860, il n’avait pas hésité à conserver la nationalité qui le laissait sujet de la Maison de Savoie, et malgré les plaintes amères qu’il ne cessait de faire entendre contre la politique du jour, il avait maintenu ses trois fils au service de l’État ; un dans l’armée ; un autre dans la diplomatie, le troisième dans la magistrature. Pour lui, ne sachant plus que faire à Turin, peu désireux de suivre la capitale à Florence, encore moins soucieux d’habiter ses terres de Savoie soumises à un pouvoir étranger entaché de révolutionnarisme, il avait pris le parti de se retirer à Orta, auprès du chanoine Berti, son ami de très ancienne date, avec lequel il pouvait parler du é, se fâcher tout rouge contre le présent, et lancer de sombres prédictions contre l’avenir. Malgré son âge, ses blessures et la vie assez dissipée qu’il avait menée dans sa jeunesse, le marquis jouissait d’une excellente santé. De taille moyenne, robuste et carrée comme un granit des Alpes, toujours vêtu d’un habit bleu à boutons d’or, sa forte figure émergeant d’une haute cravate blanche, il représentait à merveille, avec ses cheveux gris de fer, ses favoris coupés carrément, ses gros sourcils et ses lunettes d’or, un élégant de 1824, contemporain et enthousiaste de Rossini. C’était un causeur intarissable, aux allures vives, un peu brusques, à la voix pleine et sonore, procédant par boutades, ionné de discussion et jamais plus heureux que lorsqu’il s’agissait d’argumenter jusqu’à ne plus s’entendre. Tel quel, avec ses souvenirs inépuisables du temps é, ses idées à la fois surannées et paradoxales, ses querelles incessantes avec le chanoine Berti, qui, plus maître de lui-même, se plaisait à le mettre hors des gonds et y réussissait à coup sûr, il réjouissait fort les princesses, et apportait dans leur petit cénacle, un élément de vie et d’activité dont elles se seraient fort malaisément ées.
Avec de semblables convives et en présence d’un excellent dîner, Bernard trouva que le temps ait fort bien et fort vite. Sans être plus inerte, ni plus silencieux qu’un autre, il se tenait, devant ces causeurs émérites, sur une prudente réserve. Le plaisir qu’il éprouvait à écouter, ne lui paraissait pas devoir être sacrifié à la satisfaction que pourraient lui procurer les quelques mots heureux que sa bonne étoile voudrait bien lui inspirer. Il ne se hasarda donc dans la conversation générale qu’avec une sage modération ; en revanche il se reprit à faire une petite cour à la princesse Orzoenski et eût la satisfaction de voir que son hommage était bien accueilli par cette jolie femme. Au dessert, la princesse Dadief lui tourna fort obligeamment un gai compliment de bienvenue en saluant son arrivée comme étant d’un bon augure pour l’apparition d’autres amis.
— À merveille, dit la princesse Orzoenski, nous sommes tous charmés de la venue de ce cher baron, et je ne demande pas mieux que de voir en lui la colombe de l’arche. Pourvu toutefois que nos futurs visiteurs ne soient pas d’aussi grave allure que ce prélat anglais que nous a amené l’autre jour Dom Berti ; auprès de lui, le Sphinx d’Égypte doit être un vrai polichinelle. Et comme vous lui avez bien parlé latin, M. de Vaunaz ! Je ris encore quand j’y pense ; non, il n’y a pas de parade du Palais-Royal, pas de drôlerie d’Offenbach, qui vaille la conversation de deux latinistes qui s’apostrophent, l’un avec l’accent italien, l’autre avec l’accent anglais.
— Riez tout à votre aise, princesse, dit le marquis, vous riez si bien que je suis enchanté de vous fournir l’occasion de rire. Mais ce serait à refaire que je le referais ; je ne tiens pas au langage parlé, et j’ets très bien qu’on le supprime, mais tant qu’il faudra en et en attendant la langue universelle, chose que, pour moi, j’espère bien ne pas voir, il faudra se servir des armes que l’on a, et entre gens qui ne se comprennent pas, le latin est encore le plus commode.
— Bah ! riposta la princesse, avouez que vous ne vous compreniez ni l’un ni l’autre. Des gestes vous auraient tout autant servi. Avec des Anglais surtout, tout ce qu’on leur dit, tout ce qu’ils vous répondent, est si bien su, prévu et connu d’avance que, en vérité, on ne sait pourquoi on prend la peine de parler.
— Oh ! Madame, s’écria Bernard, vous êtes sévère, j’ai connu beaucoup d’Anglais fort aimables.
— Sans doute, et des Anglaises aussi, les jeunes misses surtout, dit la princesse avec un malicieux sourire. Mais moi qui n’ai pas d’aussi bonnes raisons que vous pour irer leur petit ramage, je maintiens mon dire ; il y a trop de convenu, trop de formules toutes faites dans les propos anglo-saxons. J’aime l’original, moi, l’imprévu, le primesaut, un peu d’étonnement, de caprice, de vie !… Et j’ai raison, tenez, j’en appelle à notre Nadjeda qui sait tout et qui parle comme la sagesse même.
— Et moi, dit le marquis, quel que soit le respect que j’ai pour l’autorité de notre belle princesse, je demande à faire mes réserves sur son jugement. Le tempérament russe, slave si vous voulez, puisque le mot est à la mode, ne s’accorde guère avec le flegme anglais ; partant, leurs esprits s’apprécient peu l’un l’autre. Certes je ne suis pas payé pour aimer l’Angleterre, mais je dois reconnaître qu’il y a des Anglais fort aimables ; cette famille de la Villa Roncali en est un exemple. Je vous assure que ce sont des voisins qu’il fait bon connaître et cultiver.
Les deux dames se prirent à rire d’un air d’intelligence :
— Vous aussi, cher marquis, dit la princesse Dadief, vous avez vos raisons pour cela. Eh ! ce n’est pas pour vous donner tort, je ne fais aucune difficulté pour reconnaître que les Austen sont gens de fort bonne compagnie, et de parfaite respectabilité, comme presque tous leurs compatriotes, du reste, et dans le nombre il en est de fort aimables et de fort intéressants. Maintenant, et pour tout dire, chez les Anglais, il y a trop de spécialité et je dirai, de fétichisme local ; M. de Vaunaz, vous me traiterez de slave et d’anglophobe, mais vous devrez reconnaître que pour eux, hors de leur île, point de salut. Le reste du monde est pour eux ce que mon journal est à mes poissons rouges ; nous autres gens du continent, ils nous tolèrent, et encore. Puis ils jouent au libéralisme et même à la démocratie ; mais patience, vienne le suffrage universel, et ces messieurs de l’école de Manchester, les Bright et consorts trouveront à qui parler.
— Cela est bien exact, dit le chanoine Berti. Pour un pays constitué comme l’Angleterre, le suffrage universel est un dissolvant dangereux. Cependant, et sans aller jusque-là, on peut reconnaître qu’une constitution libérale, si elle est bien appliquée, peut produire de bons effets ; il est tel pays…
— Comment, interrompit M. de Vaunaz, c’est vous, M. le chanoine, qui nous prêchez le parlementarisme ! Voilà qui est nouveau, permettez-moi de vous le dire…
— Mais, M. le marquis, reprit le chanoine, entendons-nous, je ne prends pas le système parlementaire comme une vérité, tout au plus peut-on l’ettre comme un expédient ; à ce titre il peut être utile. En Belgique, par exemple…
— La Belgique ! Bel exemple à citer ! Un pays qui a rompu avec toutes ses traditions, issu d’une révolution, flottant à la dérive entre une royauté qui n’en est pas une, de soi-disant libéraux qui ne veulent pas être logiques, et un clergé toujours prêt à tout brouiller ! Si c’est là le terrain où doit fleurir votre suffrage universel, serviteur, je n’y risque pas la semelle de mes bottes.
— Eh ! cher marquis, on fait ce qu’on peut, dans ce monde, et on joue avec les cartes que l’on a. Heureux mille fois les États qui ont des principes. En ce moment, je ne vois que la Russie et l’Église qui en aient ; aussi, c’est avec eux qu’il faut compter.
— Et l’Allemagne, la Prusse ? dit le jeune officier dont le sentiment national commençait à s’échauffer.
— L’Allemagne ! s’écria le marquis en se levant brusquement et en s’agitant, une tasse de café à la main… L’Allemagne ! D’abord on ne sait pas encore ce que c’est. La Prusse ! Ah ! certes, M. de Rednitz, je ne veux rien dire contre votre pays, vous venez de faire de grandes choses. Votre Roi a conscience de son autorité, vos généraux, vos hommes d’État sont énergiques et habiles, votre armée est excellente ; aveugle qui ne le reconnaît pas. Mais enfin, tout cela est contre l’ordre et l’équilibre éternel ; c’est de la révolution militaire, comme en a fait le premier Napoléon, et en politique, voyez-vous, il faut toujours en revenir aux principes. Les principes, soyez en sûr, finissent toujours par reprendre le dessus, et puisque Napoléon a été remis à l’ordre, M. de Bismarck qui, tout fort qu’il est, n’est cependant pas de même trempe, y sera remis à son tour.
— Ah ! voilà bien le marquis, dit la princesse Dadief, toujours le même conservateur entêté ! Mais soyez donc un peu, si peu que ce soit, de votre époque. Moi non plus, je n’aime pas les révolutions, mais le changement c’est autre chose. Je n’aurais pas fait l’Allemagne prussienne de maintenant ; mais enfin elle existe, faut-il s’en désoler comme d’une calamité sans remède ? Allons, marquis, un peu de bon vouloir pour ces nouveaux venus qui ont bien payé leur place au soleil, et à défaut de bon vouloir, un peu de reconnaissance, oui, sans doute, car, il faut bien le dire : M. de Bismarck et ses généraux casqués vous ont rendu un grand service, à vous, antique séide de la Maison de Savoie.
— Eh ! mon Dieu, madame, tout cela ce sont des faits, rien que des faits, et pas autre chose. Les faits, nous les subissons, comme nous recevons la pluie ou la neige, mais qu’est-ce qu’ils prouvent ? Rien, rien, absolument rien.
— Pas du tout de votre avis ; les faits sont tout, ou beaucoup, tout au moins. Une éruption de volcan n’est rien en elle-même, non plus, mais elle prouve l’existence d’une force. Eh bien, la dernière guerre, la vôtre, M. de Rednitz, a prouvé qu’il y avait dans ce grand corps Allemand, une force puissante. C’est avec elle qu’il faut compter, marquis, et votre Maison de Savoie, plus que tout autre. N’ai-je pas raison, messieurs ?
— Certes pas, dit la princesse Vera. Mais vous voilà bien, Nadjeda, parce que vous êtes fille d’un diplomate et que le prince, votre époux, est à la Chancellerie d’État occupé à griffonner je ne sais quelles paperasses à l’usage des Cours étrangères, vous vous croyez forcée de faire de la politique et de rompre des lances à tout propos.
— Eh ! dit la princesse, un peu de discussion ne fait aucun mal ; c’est très recommandé après le dîner…
— Recommandation dont je n’ai que faire ; ne peut-on ca sans discuter, surtout sur la politique ? Mais c’est encore la faute de l’Angleterre ; parce qu’elle a inventé le régime parlementaire, belle découverte, ma foi, elle porte la discussion avec elle ; rien qu’à en parler, on se sent devenir querelleur, âpre à la controverse, envers et contre tous.
— Eh bien, encore une fois, où est le mal ? Du choc des opinions, jaillit la lumière.
— Propos d’avocat, ma chère, nous savons ce qu’en vaut l’aune. Du choc des opinions, il ne jaillit que des arguments, très sonores peut-être, mais pas lumineux du tout ; personne ne veut avoir tort et c’est beaucoup de bruit pour rien. Moi, j’ai horreur de votre politique, des grandes discussions et de tout votre système libéral et parlementaire ; ce n’est que bruit, tout cela, et pour finir par se soumettre à la majorité. La majorité, voilà un beau mot ! Mais je ne veux pas m’y soumettre, moi, à votre majorité, j’entends rester libre et avoir raison à moi toute seule… même si j’ai tort,… mais c’est ce qui n’arrive jamais !…
Tous riaient.
— Riez, riez, vous avez bonne grâce à rire. Oh ! je sais bien qu’on ne me prend pas au sérieux, je suis une sorte de Cassandre. Mais je n’en veux pas démordre, dussent les anglais et les anglomanes en crever de dépit. Et il y en a tant de par le monde, que l’on pourrait en détruire beaucoup, et qu’il en resterait trop encore. C’est que ce ne sont plus des voyageurs, des touristes, ce sont des bandes, des hordes, toute une invasion qui se déverse sur le pauvre vieux continent. Je ne sais qui me disait l’autre jour, que les bords du Rhin et la Suisse étaient inhabitables en ce moment ; on n’y voit que des Anglais de dixième ordre, qu’on appelle, je ne sais pourquoi, des Cook. Ils arrivent par bataillons, s’installent partout en maîtres, avec leurs figures imibles et leurs tenues de l’autre monde, et s’ils s’aperçoivent que vous êtes Russe, ils vous regardent d’un œil inquisiteur comme si vous portiez dans votre poche la clef de la question d’Orient. Ah ! la question d’Orient ! Je la connais, moi, et je peux leur en parler de première source. Et je leur dirai nettement ce que j’en pense, je déploierai carrément mon drapeau et j’arborerai ma croix de Crimée… Vous l’ai-je jamais montrée, M. de Rednitz ? Non ! Eh bien, vous la verrez, et je peux dire que je l’ai bien gagnée, car j’ai été au feu, oui, vraiment, aussi vivement qu’un autre, moi, toute petite femme qui vous parle !…
— Miséricorde, s’écria la princesse Dadief en levant les bras au ciel, voilà Vera partie sur son dada militaire ! Prenez garde, messieurs, ce n’est plus une jolie femme que vous voyez là, pelotonnée sur ce fauteuil, c’est un grognard narrateur, et si nous le laissons partir en guerre, nous n’en serons pas quittes à bon marché !
— Moquez-vous tout à votre aise, Nadjeda, ce que je dis est la vérité pure ; j’ai vu le feu et la bataille, les morts et les blessés ; tous ne peuvent pas en dire autant.
— Eh ! sans doute, et moi la toute première, je le reconnais. Vous avez bien gagné votre croix, vous avez été héroïque, nous en sommes tous d’accord, mais encore une fois, voilà longtemps que vos hauts faits sont acquis à l’histoire, et…
— C’est à dire que je me répète. Eh bien, à mon âge, on peut bien radoter un peu. Et puis, je n’ai qu’une pauvre petite corde à mon arc, c’est bien le moins que j’en use, et je veux en . C’est qu’elles sont très curieuses, mes aventures…
— Là, là, tout beau, Verinina mia, prenez garde, si vous entamez le récit militaire, moi, je vous en préviens, je vous inonde de mes souvenirs diplomatiques. Ah ! c’est que j’ai bien rempli mon devoir, moi aussi ; c’était moins brillant, mais plus utile. Mon père était à l’ambassade de Vienne, pendant les hivers de 1853 et 1854, et je l’aidais à en faire les honneurs auprès de MM. les Autrichiens. Ce n’était pas gai, on ne recevait que de mauvaises nouvelles ; il fallait faire bonne figure et danser comme si de rien n’était. Tous ces bureaucrates allemands qui nous détestent, étaient là à nous épier ; il ne s’agissait pas de montrer le moindre signe de préoccupation ni d’inquiétude. Eh bien, nous nous en sommes tirés à notre honneur, et pour ma part, je me rends cette justice, j’ai bien payé de ma personne. Quant aux Autrichiens, leur ingratitude ne leur a pas porté bonheur ; voyez où ils en sont aujourd’hui.
— Bien dit, s’écria M. de Vaunaz, l’Autriche ne sait que faire des sottises, sa conduite envers la Russie n’a été rien moins que franche, elle pactise avec la révolution. Si elle est battue et abaissée, il faut le dire, elle l’a bien mérité !
— Et qui est-ce qui en profite, je vous prie ? dit la princesse Orzoenski, ce n’est pas la Russie, à coup sûr ; aussi, moi, je ne suis pas pour m’en réjouir. L’Autriche a eu des torts envers nous, je l’accorde, mais elle les a bien payés. Puis, Vienne est une charmante ville, et les officiers autrichiens sont si bons valseurs ! Cela fait pardonner bien des choses… D’ailleurs tout cela ne fait pas que mes aventures de Crimée ne soient palpitantes… Vous les ai-je jamais contées, M. de Rednitz ? Non ! Eh bien, vous allez les entendre ; cela vous intéressera, vous aussi, M. de Vaunaz en votre qualité de vétéran des grandes guerres. Mgr Berti, vous voudrez bien m’exc de vous entretenir de ces gloires profanes ; vous le savez d’ailleurs, l’histoire se fait de toutes sortes d’éléments. Quant à Nadjeda, elle entendra le récit une fois de plus, ce sera la punition de toutes les plaisanteries dont elle m’accable ; d’ailleurs elle m’est tellement supérieure en toutes choses qu’elle peut bien me laisser tirer vanité de celle-ci.
« Vous saurez donc que j’étais à Sébastopol en l’an de grâce 1853, au moment où les alliés débarquèrent en Crimée. J’étais fort jeune en ce temps-là, une vraie gamine, mais pas mal débrouillée déjà aux choses de ce monde. Mon oncle, l’amiral Nedjianoff, un véritable oncle, celui-là, et qui ne craignait pas de gâter un peu sa nièce, m’avait fait venir d’Odessa où je résidais alors sous prétexte d’instruction, chez cette digne dame Fogarine, dans l’intention, disait-il, de me faire er agréablement mes vacances, mais en réalité, pour que ma présence animât un peu pendant deux mois d’été, sa grande maison de Karabelnaïa, tout juste gaie comme un théâtre, après l’extinction du gaz. Il devait me renvoyer à mes leçons dans les premiers jours de septembre, mais les événements s’étaient fort compliqués, les hostilités étaient imminentes, et mon oncle avait tant de besogne sur les bras qu’il oubliait chaque jour de penser à mon départ. Je restais donc de pied ferme, sous la garde de ma gouvernante anglaise, Miss Cécilia Lynnel, la meilleure pâte de femme qu’on pût trouver, parfaitement correcte de tenue et de manières, mais pas plus de tête qu’une mésange, et totalement incapable de se faire obéir d’une petite diablesse que j’étais alors. Je n’étais pas pour me plaindre de mon sort et je ne regrettais pas Madame Fogarine et ses ennuyeuses leçons ! Le siège n’était pas encore commencé, la ville était très bruyante, très animée, avec une foule de troupes et quantité d’officiers tout brillants d’entrain et de bonne humeur ; il y avait d’excellente musique militaire, un bon théâtre, parfois même un peu de danse avec les quelques dames qui n’avaient pas voulu quitter la ville ; on n’avait pas le temps de s’ennuyer. De l’avenir, on s’en occupait le moins possible, on prévoyait sans doute quelques mauvais moments à er, mais, à part quelques vieilles barbes grises, on avait confiance, moi, plus que personne, et nous prenions la vie gaîment comme il convient à des gens de guerre qui ne se soucient que du moment présent. Puis les événements se précipitent, les ennemis débarquent, ent l’Alma et arrivent devant nos forts ; la situation était grave, on vivait dans la fièvre, sans avoir le temps de penser, mais on ne s’ennuyait pas, je vous le jure. De danger, nous n’en avions pas l’idée, notre maison étant accotée sur le quai, tout au bord de l’eau, abritée par un pan de rocher contre les projectiles ennemis, et si nous pouvions entendre le canon, ce n’était pour nous qu’une lointaine musique. Les journées aient vite, à ne rien faire qui vaille ; il est vrai, nous regardions les mouvements de troupes, en discutant sur la bonne mine des officiers ; ou bien nous sortions en droschki pour aller aux nouvelles ou assister à quelque parade. Mon oncle arrivait exténué de fatigue, je tâchais de le faire rire et j’y réussissais souvent ; après quoi il allait vite dormir quelques heures quand il ne retournait pas à ses chers bastions. Tout était donc pour le mieux et je trouvais Sébastopol le plus charmant séjour du monde.
« Tout alla ainsi jusqu’au 17 octobre, nouveau style, jour de l’ouverture du feu des ennemis. Quel vacarme, bon Dieu ! Il me semble encore que je me sens sauter dans mon lit au bruit de mes vitres qui tombent toutes ensemble en mille pièces ! Et voilà les soldats qui ent au pas de course, les canots de l’Amirauté circulent dans toutes les directions, la foule s’agite en tous sens, émue jusqu’à l’affolement. Bientôt voici venir, chose lamentable, les convois de blessés, et toujours ce tapage épouvantable ; c’était terrible, mais je n’avais pas l’esprit tourné au sombre, et le spectacle était tel que je ne pouvais pas, enfant insouciante que j’étais, m’empêcher d’y trouver quelque chose qui ressemblait fort à de l’amusement. Ah ! la jeunesse, quelle bonne chose ! Je ne m’inquiétais seulement pas pour mon oncle, et cependant il commandait un des forts d’entrée de la baie, exposé, s’il en fût ! L’idée qu’il pût être tué ou blessé ne me serait pas venue. Miss Lynnel, du reste, n’était pas plus inquiète que moi ; en véritable Anglaise, elle ne pensait qu’aux flottes, et comme on n’entendait pas leur canon, le reste lui paraissait un prologue sans importance.
« Il était midi, et nous nous étions mises à déjeuner ; voilà notre valet de chambre, vieux matelot retiré du service, qui nous annonce que les flottes sont embossées à l’entrée de la baie et que le feu va commencer. Je me lève comme un ressort, je regarde Miss Cécilia ; il fallait que mon regard fût singulièrement expressif et qu’il répondît bien à sa propre pensée, car, sans échanger un mot, sans autre réflexion, je dis au vieil Alexis de faire préparer immédiatement le droschki et que nous voulions sortir. Je vois encore l’expression de stupeur qui distendit sa large face à l’ouïe de ce propos ; il était bien habitué à m’obéir, pourtant, mais ce caprice ait toutes les bornes. Je ne lui laissai pas le temps de dire un mot, et je réitérai mon ordre sur un ton si net, que cinq minutes après, le droschki nous emportait grand train du côté de la mer. Nous ons le pont, et en un rien de temps, nous atteignons la batterie Maximilienne ; je connaissais bien l’endroit pour y avoir été souvent, conduite par mon oncle qui aimait à y voir coucher le soleil ; puis je devais y trouver le commandant en second, un vieil officier qui avait été capitaine de pavillon de mon oncle, et qui ne savait rien me ref. En nous voyant entrer, lestes et pimpantes dans nos belles toilettes, le vieux loup de mer leva les bras au ciel, mais je ne m’effrayais pas pour si peu, et bon gré, mal gré, il fallut qu’il nous installât dans son fort. Tout y était calme, les soldats étaient couchés près de leurs pièces ; par les embrasures on voyait la mer et à bonne portée, la ligne des vaisseaux ennemis ; c’était beau et nous ne regrettions pas d’être venues. Avec force gémissements sur notre imprudence, notre capitaine nous conduisit par un labyrinthe de chemins et d’escaliers obscurs, dans une petite batterie tout au sommet du fort ; de là, nous pouvions voir sans courir trop de danger. L’observatoire était plein de caractère : c’était une casemate taillée dans le roc vif, coupée de quelques étais trapus de maçonnerie d’une solidité à toute épreuve, disposés pour renforcer la voûte et arrêter les projectiles qui pourraient pénétrer par les embrasures. Dans quelques réduits obscurs, s’ouvraient les magasins de munitions ; toutes sortes d’engins de forme bizarre, d’ustensiles, de coffres massifs, bardés de fer, s’étalaient dans un ordre plein de menaces ; c’était bien cet aspect de forge ou de fonderie, caractéristique des endroits où Dame Artillerie tient ses assises. Il n’y avait là que deux canons, mais quelles pièces, bon Dieu ! J’y aurais tenu toute entière fort à mon aise ! À leur pied, les servants se tenaient immobiles, à peine parurent-ils remarquer notre entrée ; leur attention était concentrée sur le spectacle du dehors, et il en valait la peine, je vous le jure. Il me semble le voir encore. À nos pieds, à une grande profondeur, la mer d’un bleu sombre, soulevée par de longues vagues qui s’avançaient, portant avec orgueil leur frange d’écume, puis se brisaient à grand bruit sur les rochers. À un peu plus d’une portée de canon, la flotte ennemie, ces énormes vaisseaux, avec leur haute mâture, leurs puissantes rangées de canons, et leur noir panache de fumée ; on eût dit des êtres vivants, tout prêts à bondir sur nos murailles. Les plus rapprochés de nous portaient le pavillon anglais ; il fallait voir les gros yeux bleus de ma bonne miss Lynnel étinceler à la vue de ses chères couleurs si fièrement portées ! Un quart d’heure se a, une sorte d’angoisse nous serrait le cœur ; nous commencions à comprendre que de pareils spectacles ne sont pas faits pour n’exciter qu’une vaine curiosité ; mais il était trop tard pour reculer, et, je dois le dire, nous n’en eûmes pas même l’idée.
« Tout à coup, sur le premier vaisseau, en tête de la ligne, un globe de blanche vapeur s’éleva, une détonation retentit : c’était le signal d’attaque. Comme saisis d’une rage soudaine, tous les vaisseaux s’ébranlent et s’élancent sur les forts ; on eût dit qu’ils voulaient les prendre d’assaut. Un ordre bref retentit dans notre batterie ; tous les servants se lèvent ; nous ne respirions plus ! Un fracas épouvantable éclate comme l’explosion d’un volcan. Sous nos pieds, le sol tremble, la mer disparait sous un nuage de blanche fumée ; la flotte vient d’attaquer ! Nos forts ripostent, ce n’est plus qu’un roulement effroyable, si fort qu’il semblait qu’on n’entendît plus rien. Soudain, sous l’effort d’une dernière rafale, le rideau de fumée se déchire, et nous voyons un noble vaisseau s’avancer tout seul, droit sur notre fort et se placer si près du bord qu’il semblait qu’il allât s’y briser. À cette vue, Miss Cécilia ne fut pas maîtresse de son enthousiasme. Hurrah ! s’écria-t-elle, et oubliant qu’elle était dans une batterie russe, elle battait des mains et trépignait comme un simple Jack à une revue navale. Je me jetai sur elle pour l’arrêter ; heureusement, dans le fracas, nul ne s’était aperçu de son escapade ; l’eût-on remarquée, on avait bien autre chose à faire qu’à s’en courroucer. Il fallait voir l’aspect de notre batterie, je vivrais cent ans qu’il me serait impossible de l’oublier ; cette sombre casemate pleine d’une fumée presque solide, ces éclairs qui l’illuminaient brusquement, ces figures énergiques, autour des pièces, ces grands mouvements fiévreux, précipités, l’attitude résolue des officiers, c’était bien là un de ces paroxysmes où l’être humain oublieux du danger, tout à l’emportement de la violence, tend jusqu’à les briser, tous les ressorts de sa machine. On se sentait dans une atmosphère de vertige qui nous saisissait nous-mêmes et nous tenait clouées, sans voix, sans pensée, dans le recoin obscur qui nous servait d’abri. On nous avait placées sur un escalier qui conduisait à la plateforme supérieure ; taillé dans le roc vif, il s’ouvrait sur la casemate par deux ouvertures à peine assez larges pour laisser er un peu d’air et de jour. Bien nous en prit d’avoir établi là notre observatoire. Tout à coup, un effroyable sifflement se fait entendre, deux artilleurs sont projetés contre le sol, une explosion épouvantable remplit la casemate d’éclairs et d’une noire fumée ; c’était un obus qui, pénétrant par une embrasure, était venu éclater à deux pas de nous. Un autre le suivit presque sans intervalle, tuant un officier, renversant trois servants, faisant jaillir en tous sens des éclats de fonte et des fragments de rocher. Muettes d’horreur, nous restions immobiles, comme changées en pierre, regardant d’un œil stupide, ce spectacle de carnage, ces flots de sang, ces débris épouvantables ! Mais ce désordre ne fut que l’affaire d’un instant, les artilleurs tués furent remplacés, et le feu reprit avec une intensité acharnée. Cette rage humaine est atroce, mais elle est bien belle aussi, et quand on a vu ces spectacles, tout ce qui d’ordinaire tente la curiosité, paraît bien pâle et bien fade.
« Jusqu’à quand serions-nous restées à notre poste, je l’ignore ; nul ne pensait à nous, et stupéfiées, fascinées, comme arrachées à nous-mêmes, nous nous tenions immobiles, les yeux fixes, incapables d’agir, incapables même de penser ; pourtant le danger était là, incessant, terrible, mortel ! Ces affreux éclats d’obus savent vous atteindre partout ! Mais voici ce qui nous sauva : c’est grotesque, mais j’ai promis de tout dire et je tiendrai parole. Il commençait à faire étouffant dans la casemate, les explosions continuelles, la chaleur croissante des pièces, la fumée épaisse à en être solide, les mouvements précipités de tous ces hommes enfiévrés, tout concourrait à créer une atmosphère suffocante. Les soldats s’étaient défaits de leurs gros uniformes, nous n’y avions pas pris garde ; mais soudain, en voilà un qui ôte sa chemise ; Miss Cécilia me saisit par le bras ; je la regarde : sa figure était bouleversée. Elle m’entraîne, je ne résiste pas ; nous nous glissons jusqu’à la porte et nous nous trouvons dans la cour intérieure du fort. Si bien abritée qu’elle fût, elle était encombrée d’éclats d’obus, de débris de pierres, de poutres brisées, puis des traces de sang partout, et enfin, dans un coin, rangés en ligne, sept ou huit cadavres, défigurés, en lambeaux, horribles !… C’était effroyable à voir ; toutes tremblantes, nous descendons en hâte le chemin creux et nous atteignons enfin l’esplanade où nous devions retrouver le droschki. Il y était en effet ; ni le fracas, ni les éclats d’obus n’avaient eu le pouvoir d’effrayer notre brave cocher et ses deux petits chevaux d’Ukraine. Nous prenons place et partons grand train. Nous descendions à plein galop une sorte de chemin creux pratiqué dans le roc et protégé du côté de la mer par un fort parapet de pierre vive : la distance à franchir n’était pas longue, encore quelques pas et nous allions sortir de l’espace dangereux… tout à coup j’entends un grondement épouvantable, et une masse énorme, fendant l’air, pas bien vite pourtant, e tout près de moi, s’abat sur nos pauvres chevaux, et les broie du coup ; c’était une bombe perdue qui venait nous chercher au moment même où nous croyions n’avoir plus rien à craindre ! Le choc fut si brusque que notre attelage fut écrasé sans avoir le temps de lâcher seulement une ruade ; après ce bel exploit, la bombe frappa le rocher, puis, roulant bêtement sur le sol en pente, elle tomba dans un creux du chemin et éclata sans autre dommage. Atterrées, nous restions immobiles dans la voiture, sans seulement penser qu’une seconde bombe pouvait venir terminer cette belle besogne si bien commencée ; il fallut que le cocher nous tirât de nos sièges et nous fit descendre à toute carrière, les quelque vingt pas qui nous séparaient de la place où nous pouvions nous croire en sûreté. Là, nous reprîmes un peu nos sens, et continuant notre route au milieu du fracas de la canonnade, nous finîmes par rentrer chez nous, fatiguées et fiévreuses, mais, en somme assez fières de nos exploits. Mon oncle gronda, quand il sut notre équipée, mais au fond, il n’en était pas trop fâché, et la joie qu’il ressentait de la belle résistance de la place, l’aidait à ne pas se montrer sévère. Le pire, c’est que j’avais perdu mes pauvres chevaux ; il n’était pas question de les remplacer, et je dus m’en er jusqu’à la fin du siège. Mais, en compensation, je pouvais dire que j’avais vu la canonnade du 17 octobre, c’est à dire le plus grand fait d’armes maritime du siècle, depuis Trafalgar ; c’est bien quelque chose, et tous ne peuvent pas en dire autant. Mais vous n’êtes qu’au commencement, et ce que vous venez d’entendre n’est rien auprès de ce que je vais vous raconter.
— Peste, dit le chanoine, cela ne va point déjà si mal, et n’en déplaise à madame la princesse Dadief, la chose vaut bien la peine d’être contée. Risquer sa vie ainsi, pour des jeunes filles, c’est fort héroïque, car vous étiez en grand danger, princesse, quand même il vous plaît d’en parler légèrement. Mais quel singulier moyen a trouvé la Providence pour vous tirer de ce mauvais pas ! Et c’est un signe des temps ; il me souvient d’avoir vu, à Munich, je crois, une splendide ébauche de Rubens représentant la bataille des Amazones ; à en juger par les apparences, je doute fort que cet expédient qui réussit si bien à vos artilleurs russes, eût suffi à Thésée pour mettre en déroute ses vaillantes ennemies.
— Oui da ! s’écria le marquis, voilà une remarque qui sent furieusement son profane ! Mais voilà bien les gens d’Église ; pour en faire de semblables, ils n’ont pas leurs pareils ; tout cela soit dit, du reste, sans vouloir déprécier en rien le courage de notre belle princesse…
— Ah ! dit Bernard, le courage des femmes, c’est quelquefois chose irable. Je me souviens qu’à l’attaque de Nachod…
— Là, là, s’écria la princesse Dadief, prenez donc garde, Vera, pendant que vous savourez le doux encens du succès, voici un jeune lieutenant de hussards qui s’apprête à vous enlever le fruit de votre victoire ; sans compter que s’il prend la charge, M. de Vaunaz qui, au militaire, est Autrichien jusqu’au bout des ongles, ne manquera pas de vouloir caracoler à son tour, et nous serons livrés au récit soldatesque dans toute son horreur. Intervenez au plus vite, Vera mia, et arrêtez cette bagarre !…
— Ne craignez rien, Nadjeda, j’ai la parole et je la garde ; ces messieurs voudront bien attendre que j’aie fini, et je ne suis pas au bout de mon rouleau, je vous en préviens. Bon Dieu ! si je n’y mettais pas des ménagements… mais, je pourrais parler deux jours de suite, et autant de nuits, sur mon siège de Sébastopol ; je le connais par le menu, ensemble et détails. Je pourrais vous dire comment je rencontrais, pour la première fois, en me promenant, tout paisiblement avec la comtesse Milanine, devinez qui ?… Serge Mikaïlowich, mon seigneur et maître. Il entrait dans la place, à la tête de son bataillon de tirailleurs Tchernomores, et je dois le dire, il avait si fière mine que, sur le moment même, je perdis, à le regarder, la moitié au moins de mon cœur. Et le très renommé prince Dadief, cet heureux mortel que sa toute bonne étoile destinait à devenir l’époux de notre belle présidente, c’est là aussi que j’ai fait sa connaissance ; il était secrétaire d’ambassade à Londres lors de la déclaration de guerre ; adieu la diplomatie : se trouvant sans emploi, il se souvient qu’il a étudié à l’École militaire et se fait envoyer à Sébastopol. Il me semble encore le voir, sur la place de l’Amirauté, expliquant ses plans de campagne, correct et précis comme toujours, avec force gestes anguleux, ses lunettes sur le nez, et une interminable consommation de cigarettes. Il avait inventé je ne sais quel procédé infaillible pour exterminer l’ennemi, et chaque jour, il y ajoutait de nouveaux détails, développant le tout avec un luxe d’arguments intarissable, au grand déplaisir du prince Gortchakoff qui aurait bien donné quelque chose pour le voir au fin fond de la mer, lui et ses plans. Pourtant, il faut le reconnaître, on aurait bien fait de l’écouter ; à voir la tournure qu’ont prise les choses, il est certain qu’à tout le moins, il ne les aurait pas menées plus mal qu’elles ne l’ont été. Du reste, l’avenir lui réservait des compensations, à ce génie méconnu, et nous savons tous qu’il les a bien obtenues, n’est-il pas vrai, messieurs ! Saluez donc, Nadjeda, n’est-ce pas gentil ce que je dis là à votre adresse ? Mais ce n’est rien encore, et j’ai du plus étrange à vous offrir. Ainsi, j’ai vu, de mes yeux vu, le 27 février 1854, en plein jour, sans aucune cause apparente, tomber le monogramme de l’Empereur Nicolas, ce fameux monogramme peint à fresque sur la tour du palais du Gouvernement ; je n’étais pas à dix pas de là, au moment où il se détacha et vint se briser en mille pièces sur le pavé ; deux jours après, l’empereur était mort ! Simple coïncidence, direz-vous ? Peut-être, mais cela n’empêche pas que cela nous impressionnait fort, nous qui jouions notre vie pour cet empire dont il était le chef absolu, l’incarnation vivante ! Enfin, pour ne pas ab de vos moments, j’en e et des plus intéressants, pour en venir à vous conter ce qui m’arriva, lors de la prise de la ville. Cela vous convaincra, je l’espère, que ma croix de Crimée a été bien gagnée, et si M. le chanoine veut bien détourner sa pensée des plantureuses amazones de Rubens, il verra que pour n’être pas aussi dodue que ces exubérantes personnes, je ne me suis pas trop mal conduite en face du danger !
« Dès le mois de janvier, j’avais dû quitter notre logis de Karabelnaïa, devenu intenable depuis que les batteries ennemies s’étaient rapprochées ; je m’étais réfugiée chez la comtesse Milanine qui avait bien voulu m’accueillir. La maison était bien abritée, et, sauf le fracas de l’artillerie, on y vivait tranquille ; puis, là, au moins, j’avais un peu de compagnie, la comtesse tenait à garder son salon et je voyais chez elle tout un monde d’officiers et les quelques dames qui nous restaient encore. Je ais ainsi les derniers mois du siège dans une atmosphère d’excitation et de fièvre, dans l’attente anxieuse des événements, gaie parfois, attristée souvent, tantôt croyant à la retraite des ennemis, le lendemain voyant tout perdu, la nuit assourdie par le canon, le matin, assistant au lugubre age des convois de blessés, recueillant les moindres nouvelles, causant à bâtons rompus et finissant le soir, en nombreuse compagnie par nous distraire, nous égayer, même par hasarder quelques tours de valse. Que voulez-vous ? J’étais jeune, la vie paraissait courte, et il fallait bien occuper les soirées de ces pauvres officiers qui ne savaient que faire en attendant de retourner aux remparts.
« Nous vivions ainsi, pas trop mal, au jour le jour, et cela dura jusqu’au mois de juin ; à ce moment, et bien qu’on eût rudement repoussé un furieux assaut, tout à coup, je ne sais pourquoi, on comprit que la lutte devait avoir une issue fatale. Un découragement vague gagna jusqu’aux plus braves, on se faisait tuer, mais par devoir, sans entrain ; on s’amusait encore, entre deux combats, mais ce n’était plus que pour s’étourdir ; les esprits devenaient irritables et les paroles amères n’étaient pas épargnées ; juillet, août, se èrent ainsi dans l’angoisse, dans la fièvre. Mon oncle ne venait plus que rarement, il était préoccupé, sombre, voulait me faire partir pour Odessa ; mais cela n’était pas facile, les occasions manquaient, les routes étaient mauvaises, on parlait d’autre chose, et je restais ! Vint le 5 septembre, le jour de l’assaut ; je m’en souviens comme si c’était hier ! Le feu de l’ennemi avait pris une intensité si terrible, que, si bien habituées que nous fussions à ce vacarme, il nous semblait que tout allait se briser. Pour moi, j’étais tombée dans une sorte de stupeur inerte, j’avais à peine conscience de ce qui se ait. Tout à coup trois salves plus épouvantables encore, me font sauter toute droite ; je regarde machinalement la pendule, il était midi ; l’assaut venait d’être donné, les Français étaient dans le bastion Korniloff !… Nous n’en savions rien, mais un vague pressentiment nous serrait le cœur. Il s’était fait une sorte de silence, on n’entendait au loin qu’un pétillement de fusillade et de sauvages clameurs. Moi, avec la confiance de la jeunesse, je pensais que c’était un combat comme tant d’autres, et que nous en sortirions vainqueurs. Pourtant le tumulte se prolongeait, le bruit semblait se rapprocher, il y avait quelque chose d’inusité dans le mouvement des troupes qui aient en toute hâte. Le temps était sombre, l’obscurité vint de bonne heure, et toujours ce vacarme sourd, confus, plus angoissant que la plus terrible canonnade. Nous étions sans nouvelles, les soldats que nous faisions interroger, couraient en tous sens, éperdus, sans répondre ; de moment en moment, la foule se pressait sur le pont des bateaux au travers de la rade, plus serrée et plus confuse ; bientôt il s’y produisit un effroyable désordre, des attelages, des pièces de canon, des grappes humaines tombaient dans l’eau, avec des cris horribles ; il n’y avait plus à en douter, c’était une déroute ! Nous nous arrachâmes de la fenêtre, et demi mortes d’effroi et d’angoisse, nous prîmes le parti de descendre chez la comtesse pour lui demander conseil. Quel ne fut pas notre effroi, lorsqu’arrivant à l’étage inférieur, nous vîmes la porte grande ouverte, l’appartement en désordre, et personne pour répondre ; il ne restait qu’un vieux moujik, affolé de terreur et à peu près ivre par-dessus le marché ; à force de questions, nous finissons par apprendre qu’il y a une heure environ l’aide de camp du comte est venu prévenir la comtesse que son mari était blessé, que si elle voulait le revoir, il n’y avait pas un moment à perdre ; la pauvre femme était partie, tout éperdue, ses domestiques l’avaient suivie ; puis des propos sans suite : la ville était prise, l’ennemi allait arriver !… C’était à en devenir folle !… C’est alors que ma bonne Miss Lynnel me montra que, toute pauvre tête qu’elle était, elle ne manquait ni de sang-froid ni de décision : sans hésiter, elle me couvre de son manteau et m’entourant de son bras, m’entraîne dans l’intention de gagner au plus tôt l’autre partie de la ville. Mais nous n’étions pas au bas de l’escalier que, patatras !… Une grêle de coups de fusil éclate dans la rue, puis des cris, des hurlements, tout le tumulte sans nom d’une lutte corps à corps ! Terrifiées, nous remontons l’escalier ; il faisait presque nuit ; réfugiées dans l’ombre de l’étage supérieur, nous restons là plus mortes que vives, sentant bien qu’il n’y avait plus rien à faire qu’à attendre les événements. Tout à coup, on frappe à coups furieux sur la porte d’entrée, elle s’ébranle, se renverse, et à travers un tourbillon de fumée, avec une explosion de cris sauvages, nous voyons se précipiter une foule de soldats aux uniformes étranges, aux figures farouches, enflammées par la lutte, une vraie apparition de l’Enfer ! C’était une bande d’enfants perdus des troupes ennemies qui, profitant du désordre de l’assaut, s’étaient lancés dans l’intérieur de la ville, au mépris de l’incendie et des retours offensifs des nôtres, dans le but de faire main-basse sur ce qui tomberait à leur portée. Quelles figures, grand Dieu ! Quel ramassis de soudarts de tous pays ! Il me semble les voir encore, zouaves au front rasé, algériens à face brune et bestiale, anglais à barbe rousse et au teint de brique, tout s’y trouvait confondu ! Je me souviens surtout d’un homme bronzé, à longue barbe noire, coiffé d’un large feutre à grandes plumes ; plus tard, j’ai su que c’était tout simplement un bersaglier piémontais, à ce moment je ne voyais en lui qu’un brigand, sans doute le chef des autres ! Cette horde se rue dans la maison, criant, hurlant, brisant les portes, fracassant tout ce qui vient à sa portée ; c’était le pillage, en un mot ! Je vous laisse à penser quel était notre effroi ! Réfugiées à notre étage sombre, heureusement le plus élevé, presque dans les combles, nous restions immobiles, sentant bien que notre seule chance de salut était de rester inaperçues et d’attendre que les envahisseurs se fussent gorgés de butin dans les somptueux appartements des étages inférieurs, trop heureuses encore si, au milieu de ce désordre, le feu ne prenait pas dans ces chambres mises à sac ! Ah ! quels moments, grand Dieu ! Si mes cheveux n’ont pas blanchi dans la demi-heure que j’ai ée là, c’est que leur couleur est bien solide !… Tout à coup, voilà dans la rue les coups de fusil qui éclatent de nouveau, une foule se presse à la porte ; ô bonheur, j’entends les commandements russes ! C’est du secours qui nous arrive, les pillards sont attaqués à leur tour et rudement ; ils se défendent de même, en gens qui n’ont pas à attendre de merci. Du haut de notre observatoire, nous assistons à ce furieux combat, le vestibule, les marches inférieures se couvrent de sang, de fumée, les coups de feu retentissent, des clameurs sauvages, exclamations de rage, cris des blessés, tout se confond, en un vacarme épouvantable ; tour à tour les deux partis s’avancent et reculent comme les flots de la mer acharnés sur les récifs. Au premier rang des combattants, un Anglais, gigantesque dans son habit rouge, s’est fait une arme vraiment homérique : il a saisi par ses deux poignées de bronze, le battant de la grande porte d’entrée que l’assaut a enlevée de ses gonds ; maniant avec une force de géant, cette énorme masse bardée de fer, il s’en sert à la fois comme de bouclier pour parer les coups qu’on lui porte, et de massue pour assommer les assaillants. Chaque fois qu’il l’abat sur eux, on voit nos pauvres Russes reculer en laissant plusieurs cadavres broyés sur place. Ils revenaient à la charge néanmoins, et de nouveau, le terrible Anglais les assommait et les refoulait jusque dans la rue. Une dernière attaque les ramène jusqu’au pied de l’escalier ; au milieu d’eux, je vois, ô joie, l’uniforme du régiment de Serge Mikaïlovich ; il était sans doute là, en personne, c’est lui qui cherchait à me sauver ! À cette vue, une rage héroïque s’empare de moi, je m’élance dans la chambre de mon oncle, on n’avait qu’à étendre la main pour y trouver des armes, je saisis un mousqueton tout chargé et, au moment où l’affreux Anglais lève de nouveau sa porte pour assommer les nôtres, je l’ajuste et je tire !… Il tombe !… Nos Russes poussent un cri de joie, ils s’élancent ; les ennemis troublés, découragés, reculent, on les poursuit, on les massacre ; nous sommes sauvées !… Éperdue de joie, je me jette dans l’escalier et je tombe… devinez où ?… Dans les bras de Serge Mikaïlovich !… Mon cœur ne m’avait pas trompée, c’était bien lui qui dirigeait l’attaque ! Au moment où il avait fallu quitter les remparts, mon oncle qui s’était battu comme un lion au bastion Korniloff, avait été entraîné par la déroute et porté à la lettre jusqu’à l’autre rive de la baie. Là, seulement, il avait pu penser à moi ; vous pouvez juger quel fut son désespoir à la pensée que j’étais seule, abandonnée dans cette ville en proie au pillage et à l’incendie ! Comme il courait, à demi fou, sur les quais, voilà qu’il se trouve en présence de Serge Mikaïlovich et de ce qui restait de ses Tchernomores… Il lui explique la situation ; ils rassemblent tout ce qu’ils peuvent trouver de soldats, de matelots, se jettent dans quelques barques, rament sur notre palais et arrivent à temps pour me sauver !… Et encore, s’ils avaient réussi, j’y étais bien pour quelque chose, car sans mon coup de fusil à l’Anglais, je ne sais trop ce qui serait arrivé ! Mais n’importe, ils m’avaient reconquise, et c’était tout pour eux ! Il fallait les voir, tout poudreux, couverts de sang, les habits en lambeaux, mais heureux… comme s’ils avaient sauvé la ville !… Du reste, nous n’avions pas le temps de nous livrer aux effusions sentimentales, l’ennemi accourait de toutes parts, il fallait songer à se mettre en sûreté. Sans perdre un instant, mon oncle et le prince m’entraînent dans la rue et de là au quai ; nous nous embarquons, et ce n’était pas trop tôt, car derrière nous accourait un gros de soldats ennemis et leurs balles nous tuèrent quatre hommes tout près de moi ! Nous démarrons enfin et je me croyais sauvée, mais c’est là que nous attendait le danger le plus terrible, et c’est par un vrai miracle que nous avons échappé. Le quai que nous quittions, bordait un petit canal qui débouchait dans la baie tout près de là ; il s’agissait d’atteindre la grande eau assez à temps pour ne pas être fusillés à bout portant dans cet étroit espace ; y réussirions-nous, c’était la question ? Nos matelots faisaient voler notre chaloupe, mais pas encore assez, car nous fûmes gagnés de vitesse, et au moment même où nous atteignions la baie, l’extrémité se couvrit d’une foule furieuse et hurlante, et les fusils s’abaissèrent à dix pas de nous !… Je fermais les yeux ; positivement je me croyais morte !… Tout à coup, une voix cria en anglais : « Don’t fire on ! There is a lady ! »
« Et nous âmes sans subir une égratignure ; en deux minutes nous étions perdus dans l’obscurité. Les bateaux qui nous suivirent furent moins heureux ; une fusillade impitoyable les décima cruellement tant qu’ils furent à portée.
« Ici se termine le plus sérieux de mes aventures guerrières, et je vous fais grâce du reste, à moins toutefois, que vous ne teniez à ce que je les conduise jusqu’à mon mariage avec mon sauveur ; comme dans les Contes de fées, ce serait l’épilogue naturel de mon récit. Mais rassurez-vous, je n’ai aucune envie de vous parler de mon bonheur conjugal et je m’en tiens à mes exploits guerriers. Voici donc ma médaille de Crimée, je crois l’avoir bien gagnée et tous vos sourires ne m’empêcheront pas d’être fière de la porter ! »
— Nos sourires, princesse, dit le marquis, mais rien de pareil n’est sur nos lèvres, ni dans nos cœurs. Vous avez montré beaucoup d’énergie et dans de véritables dangers, je le reconnais et je le proclame, mais laissez-moi vous le dire, en ma qualité de vieux reitre que je suis, si vaillamment que vous vous soyez conduite, je ne peux me résoudre à voir en vous le type du vétéran chevronné et décoré. Et si peu Anglais que je sois dans mes sympathies, je suis tenté de me raccommoder avec ces orgueilleux insulaires, maintenant que je sais que si nous avons le bonheur de vous posséder parmi nous, ils y sont bien pour quelque chose !
— Grand merci du bon sentiment, mais moi, je ne leur conserve guère de reconnaissance. é le danger, adieu le saint, me direz-vous ! Peut-être, mais s’ils avaient tiré sur notre canot, voyant qu’il s’y trouvait une femme, ils auraient fait tout uniment œuvre de barbares ; ils ne l’ont pas fait, tant mieux pour eux, mais, après tout, ils n’ont fait que ce qu’ils devaient faire !
— Là, dit le chanoine, c’est déjà bien beau de faire son devoir… et ne le fait pas qui veut ! Mais, je vous prie princesse, que devient le second personnage de votre Iliade ? Je vois bien que vous vous êtes jetée dans les bras du prince Orzoenski, et la Providence a béni ce bon mouvement, mais Miss Lynnel, votre compagne, je m’y intéresse et je serais bien aise de savoir…
— Dans quels bras elle s’est jetée, interrompit le marquis. Oh ! c’est bien cela. Je vous connais si bien que machinalement je peux achever toutes vos pensées…
— Oui… comme la queue de poisson achève la Sirène. Mais je vous e votre malice, car j’ai hâte de savoir ce qu’il est advenu de Miss Lynnel.
— Il est facile de vous satisfaire, dit la princesse, seulement c’est toute une nouvelle histoire, je vous en préviens. Oh ! rassurez-vous, ce n’est pas comme dans la chanson de Marlborough et vos beaux yeux ne vont pas pleurer. Or donc, sachez que, il y a deux ans j’étais aux bains de mer, à Ventnor, et je me promenais sur la plage, avec le prince et les enfants. Voici venir soudain une grande femme, fagotée à l’anglaise, qui se jette sur moi, me serre les mains à les briser, m’embrasse, me fait toutes les amitiés possibles, moitié riant, moitié pleurant, bref une vrai trombe d’émotion amicale ; quand je suis un peu remise, je reconnais… tout justement Miss Lynnel, un peu mûrie, mais grasse, fraîche, presque jolie même, s’il n’y avait pas eu trop à faire pour le devenir tout à fait. Vous pensez si nous nous mîmes à ca, toutes deux ensemble, comme deux pies au haut d’un arbre ; nous avions tant à dire que c’est à peine si nous avions assez de paroles pour tout cela. Moi j’étais bien heureuse, car la pensée que nous avions abandonné cette pauvre Miss dans ce désordre… ce n’était pas de notre faute, je le sais… mais vraiment, parfois, cela me tracassait un peu !… Comme nous parlions donc, à perdre haleine, voici que nous nous trouvons tout entourées d’une nuée d’enfants, vrais petits Anglais, blonds et roses, avec de bonnes joues bien pleines et de bons yeux bleus tout ronds, francs et sauvages ; il y en avait sept ou huit, tous en flûte de Pan, qui nous regardaient comme des bêtes curieuses :
« — Qu’est-ce que tout cela ? dis-je à Miss Lynnel.
« — Ce sont nos enfants, dit-elle, demi-fière, demi-rougissante.
« — Oui da, dis-je, oh ! oh ! il n’y a pas eu de temps perdu.
« — Et leur père, ça, montrez-le moi bien vite…
« — Le voici, dit-elle, je vous présente M. Nuttleham, le sexton de la paroisse.
« Je me retourne et me trouve en présence d’un immense gaillard, véritable Hercule à la mode anglaise, rose, frais, avec de beaux favoris d’un blond vif, trop réguliers, fort bien mis du reste, un peu en clergyman, col droit, cravate blanche, l’air digne, avec un rire un peu gauche entre deux immenses rangées de trop grandes dents. Il me semblait que j’avais vu cette figure quelque part et je me hasarde à le dire.
« — En effet, dit Mrs Nuttleham, mais vous n’aviez guère le temps de le bien voir…
« Et elle riait en regardant son mari. Cela pique ma curiosité.
« — Permettez, ma chère Mrs Nuttleham, lui dis-je, mais la figure de M. Nuttleham n’est pas de celles qui ent inaperçues ; vous allez me dire tout de suite où et quand je l’ai vue.
« Mon petit compliment n’avait pas déplu. M. Nuttleham montrait toujours plus sa denture, sa femme le regardait avec des yeux fort tendres.
« — Eh bien, me dit-elle, vous l’avez vu à Sébastopol, le soir de l’assaut. M. Nuttleham est cet Anglais qui se défendait si bien avec un battant de porte.
« Vous pouvez juger de l’exclamation que nous fîmes, le prince et moi.
« — Comment ! m’écriai-je, mais alors, c’est moi qui vous ai blessé ! Et quand je pense que j’aurais pu vous tuer ! Je ne m’en serais jamais consolée ! Car j’avais bien visé, de haut en bas et dans le dos, c’est du reste tout ce que je pouvais voir de votre personne ! Et quand vous êtes tombé, ma foi, je vous ai cru mort…
« M. Nuttleham riait toujours de son air gauche, sans mot dire.
« — Oh ! dit enfin sa femme en rougissant jusqu’au front, la blessure était gênante, mais dangereuse, non.
« — J’entends, dit mon mari qui connaissait l’histoire et devinait le reste, la balle avait porté dans le gras ; M. le Sexton pouvait se coucher, mais c’était gênant pour s’asseoir.
« Et de rire, comme bien vous pensez !…
« — Justement, se décide à dire M. Nuttleham, pour m’asseoir, oh ! j’étais bien gêné…
« Je comprends et je pars d’un éclat de rire. Mrs Nuttleham nous regardait tous, demi-rieuse, demi-confuse, puis elle prend le bon parti et suit mon exemple, et nous voilà tous à rire à qui mieux mieux.
« — Enfin, dis-je quand le sérieux m’est revenu, M. Nuttleham ne m’en voudra pas de mon tour d’adresse ; à voir le ménage et ces beaux enfants, on peut dire que tout est bien qui finit bien.
« C’est ainsi que je retrouvai Miss Lynnel, et voici comment elle s’était tirée de la bagarre. Lorsque je me fus jetée dans l’escalier à la rencontre de nos libérateurs, elle m’avait suivie, mais avec une sage lenteur, comme il convient à une institutrice anglaise qui tient à rester correcte jusqu’au bout, si bien qu’elle n’était pas encore au premier étage, que moi j’étais dans la rue, peut-être déjà dans le bateau. Au milieu de tous ces Russes dans l’excitation du combat, la pauvre Miss n’osa se risquer à ma recherche. Elle me savait en sûreté, cela rassurait sa bonne âme, et n’ayant plus à penser qu’à elle-même, elle jugea prudent de regagner son angle obscur des étages supérieurs ; elle attendit là, plus morte que vive, elle ne sait combien de temps. Enfin nos soldats se décident à partir ; pour un instant le calme se rétablit. Miss Lynnel se hasarde alors à descendre, au bas de l’escalier elle entend des gémissements et qu’est-ce qu’elle trouve ? Son futur mari, ce grand diable d’Anglais qui s’était si bien escrimé avec son battant de porte, il était là, étendu, blessé et demandant assistance ; vous pensez si cela se rencontrait bien. Miss Lynnel se fait connaître comme compatriote, elle s’empresse, elle appelle, du secours arrive et la bonne Miss qui déjà ne voulait plus quitter son blessé, est emmenée avec lui en lieu sûr. Elle servit pendant quelque temps dans les hôpitaux établis par Miss Nightingale, puis elle fut renvoyée en Angleterre ; sur le vaisseau qui l’emmenait, elle se retrouva avec son cher blessé, vous jugez si la traversée lui parut courte. M. Nuttleham était le fils d’un honnête grocer de Portsmouth et devait embrasser la carrière paternelle, une escapade de jeunesse le jeta dans le service militaire. Sa blessure et la fin de la guerre le ramenèrent à des idées plus saines, il s’accommoda fort bien d’une place de sexton à l’église de Ventnor et ne crut pouvoir mieux faire que d’associer à sa destinée, son ange gardien, cette excellente Miss Lynnel ; c’est ainsi qu’ils sont devenus un des couples les plus heureux des Trois-Royaumes. Et ce bonheur est bien un peu de mon fait, car si je n’avais pas si bien touché le large… dos du bel Anglais, je crois bien que nous serions tous restés dans les décombres de Sébastopol. Moralité : la guerre a du bon et tant pis pour qui a peur ! »
— Bravo, bravo, dit le marquis, la conclusion est digne du discours et l’énergie qu’a déployée notre belle princesse devait bien avoir sa récompense.
— À qui le dites-vous ? reprit la princesse Dadief, pour moi, je trouve que nous ne sentons pas assez notre bonheur et si je savais un autel dédié à cette honnête divinité aveugle et sourde qu’on appelle le Hasard, certes j’y aurais brûlé plusieurs cierges, car c’est bien lui qui a le beau rôle en tout ceci.
— Le hasard ! s’écria la princesse Orzoenski, ah ! Nadjeda, vous êtes mauvaise. Quand j’ai si bien touché mon Anglais, le hasard n’avait rien à y voir !
— Là, là, Veranina, calmez-vous !… Je ne tiens pas à m’attirer une affaire avec vous, je ne suis pas de votre force à la carabine. Vous avez eu tous les honneurs, ce soir, laissez-moi m’égayer un peu, à mon tour ; c’est bien juste.
— Ah ! dit le chanoine, voilà bien toujours l’éternelle question. Le hasard, c’est le Dieu des anciens, la Fatalité capricieuse et impitoyable, mais bonne aussi à ses heures. Nous chrétiens, nous nous fions à la Providence, et certes dans l’aventure de Madame la princesse, on ne peut méconnaître son adorable intervention.
— La Providence ? dit le marquis, oui certes, c’est plus consolant que le hasard ; à condition pourtant que les indiscrets ne se mêlent pas de son jeu… ceux surtout qui se prétendent ses ministres !…
— Merci de cette bonne parole, dit le chanoine, à recevoir les pierres que vous y jetez, mon pauvre jardin commence à ne plus être qu’une gravière. Quant à la Providence, qu’il y ait ou non des indiscrets, elle n’en fait pas moins bien son œuvre, et le récit de Madame la princesse en est la preuve éclatante. Seulement il ne faut pas la tenter, et la bravoure de Madame la princesse a été bien près de la limite…
— Ah ça, interrompit le marquis, qu’est-ce donc que vous en savez ? Mais voilà bien l’esprit envahissant de l’Église ? Ne dirait-on pas qu’il faut que la Providence consulte ses hauts dignitaires pour savoir ce qui lui plaît ou non ! Laissez-la faire, vous dis-je, notre belle princesse n’a pas eu, ce me semble, à se repentir de ce qu’elle a fait !
— Non, sans doute, mais un peu de prudence n’est jamais de trop… et pour mettre mon précepte en application je vous avertis qu’il se fait tard ; après les émotions de cette soirée, le repos sera le bienvenu.
On prit congé. Bernard regagna son gîte, l’esprit encore tout frémissant au souvenir des dangers qu’avait courus la toute charmante princesse :
« Elle l’a échappé belle, se disait-il, cela est certain. Qui pourrait se figurer que cette adorable petite femme ait é par de pareilles aventures ! Elle fera bien de ne pas recommencer, car la Providence, comme dit le chanoine, pourrait bien ne pas être si complaisante. La Providence ! voilà un de ces mots dont on abuse ! Bon pour les ignorants et les superstitieux ; pour nous, qui connaissons la raison scientifique des choses, et qui nous rendons compte des causes et des effets, ces vieilles formules n’ont plus de sens. D’ailleurs, et c’est ce dont ces vieux dévots ne veulent pas s’apercevoir, ils en viennent à de vrais blasphèmes. Croire que la Providence a suscité toute la guerre de Crimée et la lutte de ces grands peuples, pour assurer le bonheur d’une Miss Lynnel et d’un sexton de village, n’est-ce pas le comble de l’absurde ! Autant vaudrait en revenir aux fées, lutins et autres diableries ! Pardieu, pour croire à ces sottises, il faudrait en voir en plein midi ! Que le chanoine Berti ou ce vieux fossile de marquis m’en montrent, puisqu’ils y croient, alors, oui, je mettrai bas les armes ; sinon, j’en ris… et de pitié encore ! »
Le lendemain, Bernard fut avisé du retour de la famille Austen ; entre quatre et cinq heures, il se présenta à la Villa, fut fort bien accueilli et retenu à dîner. Miss Florence était fort en beauté ; il semblait que le climat d’Italie, en adoucissant l’éclat de son teint, eût avivé celui de ses yeux et imprimé à ses mouvements, une sorte de morbidezza toute charmante. Bernard la trouva donc plus à son goût que jamais ; la soirée lui parut infiniment courte, et il revint chez lui, l’esprit tout occupé de la jeune Anglaise, sans plus penser à ses belles amies de l’île que si elles n’eussent jamais existé. Il en fut de même les jours suivants ; homme d’impression s’il en fut, Bernard obéissait sans résistance à l’attrait qui l’amenait à la villa Roncali et s’y faisait la douce habitude d’y er ses soirées dans le parfait bien-être que prodigue l’hospitalité anglaise offerte par une charmante jeune fille fort experte dans l’art de captiver ses hôtes.
Le quatrième jour, Bernard, en se présentant à la villa Roncali pour faire sa visite habituelle, se trouva en présence de l’oncle Austen tout seul, plus vieux, plus jaune et plus bilieux que jamais, et il eut la mortification d’apprendre de la bouche du goutteux nabab, que le reste de la famille était à Milan, sur l’invitation pressante de quelque duchesse de leurs amies qui donnait une fête et tenait essentiellement à compter les misses anglaises au nombre de ses invités. La nouvelle n’était pas pour plaire à Bernard, surtout il trouvait étrange qu’on ne lui eût rien dit de ce voyage bien préparé d’avance cependant. La visite terminée, il revint donc à l’hôtel en fort acerbe disposition d’esprit, maugréant contre l’étourderie des femmes et ce goût immodéré du plaisir auquel elles sacrifient tout. Son dîner lui parut médiocre et la soirée longue ; vers les huit heures, n’y tenant plus, il se jeta dans son bateau et se dirigea vers l’île.
Quand il aborda, le quai n’offrait pour tous êtres vivants que trois habitants de l’île, fort assortis par leur âge et leur costume, au milieu décrépit dans lequel ils se mouvaient. Bernard se dirigeait vers la voûte d’entrée, lorsqu’il en vit sortir tout un groupe de figures de connaissances, les deux princesses d’abord, et avec elles un personnage vieux déjà, d’aspect correct et officiel, avec lequel la princesse Dadief paraissait être en conversation fort active ; au second rang venaient le chanoine Berti et M. de Vaunaz. Bernard s’approcha, la présentation eut lieu, le grave personnage répondait au nom de comte de Kaufering, ancien ministre plénipotentiaire de Bavière. Avant que Bernard pût en apprendre davantage, la princesse Orzoenski s’était emparée de lui, avait é son bras sous le sien et l’entraînait en avant du reste de la compagnie.
— Ah ! M. de Rednitz, lui dit-elle, comme vous êtes le bienvenu ! J’ai toujours grand plaisir à vous voir, mais aujourd’hui je le dis tout net, c’est du bonheur, du ravissement !
— J’en suis tout fier, répondit Bernard qui ne se prenait pas absolument à ces formules, mais qu’ai-je donc fait pour ?…
— Ce que vous avez fait ! Mais jamais Angélique, Andromède et toutes ces belles d’autrefois, n’ont été aussi heureuses de voir tomber des nues leur libérateur, que je ne le suis de vous voir sortir de votre bateau !
— Grand Dieu, princesse, il s’en faut de peu que vous ne m’effrayiez ! Quel monstre ai-je donc à combattre ?…
— Un monstre abominable et que vous aurez peine à vaincre, je vous le prédis. Ce monstre, c’est la politique et depuis trois heures, il est en train de me dévorer !… Vous voyez ce roide personnage qu’on vous a présenté sous je ne sais quel nom allemand ; sous prétexte qu’il est diplomate, notre Étoile Polaire s’est mise en tête qu’il devait avoir des secrets, et elle ne le lâchera pas qu’elle ne les lui ait extirpés, ceux qu’il a, s’il en a… et les autres. Lui, très flatté de l’intérêt qu’il inspire, se laisse enguirlander de la bonne manière et ne trouve pas le temps long. Notre madré chanoine trouve qu’il en dit trop, pour un diplomate catholique, à une schismatique endurcie ; le marquis remet au jour toutes ses tirades du bon vieux temps. C’est pour en mourir, et quand je vous appelle mon sauveur, certes je ne dis rien de trop !… Du reste, vous avez de la chance, il fallait bien cela pour vous faire pardonner…
Elle s’était arrêtée, et le regardait en face, avec une sorte de moue grondeuse fort bien trouvée.
— Me faire pardonner ? s’écria Bernard tout saisi. Mais de quoi, grand Dieu ! Je vous proteste !…
— Ne protestez pas, c’est inutile. Je vous ai pardonné, mais vous n’en êtes pas moins un grand coupable !… Eh ! sans doute, croyez-vous que je n’aie pas remarqué votre absence ? Trois jours sans nous donner signe de vie, est-ce able, cela ?… Et c’est que je vois clair dans votre jeu, beau papillon volage ! Vous ne vous faites point si rare dans les jardins d’Armide de la villa Roncali ! Ah, c’est qu’il y a là une forte attraction, comme disent les Anglais, et nous autres, bonnes vieilles amies d’autrefois, nous ne pouvons lutter contre cette brillante jeunesse !… Oh ! ne niez pas, à quoi bon ? Je vous ai pardonné, vous dis-je, je suis si bonne ! Puis je crois même que je suis déjà vengée, et ma foi, cela facilite bien le pardon.
— Vengée, princesse ! Encore une fois, que voulez-vous dire ? Je ne comprends pas…
— Eh ! je le vois bien et pour vous punir je devrais bien vous laisser dans votre aveuglement. Mais encore une fois, je suis si bonne que j’en deviens bête et me voilà, moi, la délaissée, la dédaignée, tout près de prendre en mains vos intérêts. Pourquoi pas, après tout ; vous êtes un vieil ami, malgré vos perfidies, et si peu que vous le méritiez, j’entends vous venir en aide ; puis, cela m’amuse de tarabuster un peu ce vieux marquis.
— Le marquis ! M. de Vaunaz ? Que peut-il avoir à faire en tout cela ? Prétendez-vous dire… ?
— Je ne prétends rien ; je vois et je sais !… Là, là, ne vous emportez pas ! Dieu, quelle bouillance ! Procédons par ordre, s’il vous plaît et répondez à mes questions ; vous aimez Florence Austen ?
Bernard fit un haut le corps ; la question était directe, et il ne lui plaisait pas de se voir ainsi pénétré.
— Je l’aime, je l’aime ! disait-il tout interloqué. Vous savez, princesse, ce n’est pas une de ces ions…
— Et avez-vous l’intention de l’épo ?…
— L’épo ! Mais je ne sais, j’ignore… du moins la pensée ne m’en est pas encore venue !…
— Eh bien, si elle vient, renvoyez-la bien vite. Cette Miss Austen ne vous convient pas du tout. Ah ! elle est belle sans doute, belle taille, beau teint, beaux traits, beaux cheveux, mais tout cela d’une grosse beauté, il n’y a pas de race chez cette fille-là. Catholique du reste, ce qui est une distinction pour une Anglaise, de bonne famille et qui sera riche… à condition que l’oncle Austen, le vieux nabab, ne l’oublie pas dans son testament. Mais elle est trop âgée pour vous, mon cher Bernard, elle a vingt-deux ans bien sonnés, ce qui l’enrage et il y a longtemps qu’elle a ouvert la chasse au mari. Vous vous êtes trouvé à portée et vous avez de son plomb dans l’aile, mais vous pouvez encore échapper. Oh ! il n’y a pas de honte et vous n’êtes pas le seul, les perfections de Miss Austen ont de nombreux appréciateurs, à commencer par notre vieux marquis.
— Encore le marquis ! Vraiment, il songerait à… ?
— Il songe à beaucoup de choses, le fin Savoyard qu’il est, sous son apparence fruste. Oh ! pas pour lui, il y a longtemps qu’il n’a plus rien à démêler avec l’amour et son carquois ; mais il n’en est que plus à craindre. Il a un fils, capitaine de cavalerie dans l’armée italienne ; il veut le marier le plus tôt possible, et Florence Austen lui paraît tout à point pour mener à bonne fin ce joli projet. C’est très bien vu, en Italie, d’épo une Anglaise, à deux conditions pourtant, c’est qu’elle soit riche et catholique ; les deux conditions se trouvent ici réunies, toujours si le vieux nabab, veut bien s’y prêter, mais on l’y amènera, avec un peu de diplomatie. Le marquis a vu tout cela d’un coup d’œil, et en habile stratège, il a ouvert tout de suite la tranchée et pousse vigoureusement les approches. Le jeune homme se prête volontiers à la manœuvre, et comme il est en garnison à Milan, s’il veut faire sa cour, il ne manque pas d’occasions.
Bernard se mordait les lèvres à l’ouïe de ce discours impitoyable, il en appréciait la logique et cela lui expliquait bien des choses.
— Et Miss Austen, dit-il enfin, de quel œil voit-elle tout ce manège ?
— Eh ! bon Dieu, elle le voit comme le ferait toute jeune fille qui a doublé le cap de la vingtième année, qui a vu se marier plusieurs de ses amies, et serait fort aise d’en faire autant. Miss Austen, c’est un joli nom, mais comtesse de Vaunaz ne sonne pas mal. Vivre en Italie ne l’effraie pas ; à Rome, il ne manque pas d’Anglaises et d’Américaines fort bien mariées et bien acclimatées, je vous l’assure. Le jeune homme est ce qu’on appelle beau, c’est à dire qu’il est grand, pas trop gros, teint pâle, yeux et cheveux noirs, avec cette élégance un peu trop recherchée qui ne déplait pas chez les Italiens ; autant vaut celui-là qu’un autre et vogue la galère !…
— Cependant…
— Il n’y a pas de cependant, tant pis pour vous si vous vous êtes laissé prendre votre place. Vous êtes blond, l’autre est brun, vous êtes baron, lui est comte ; de bonne famille tous les deux, suffisamment égaux comme position, seulement l’un propose, l’autre ne propose pas ; entre les deux, comment voulez-vous qu’une fille hésite ? Il s’est bien rompu des serments pour moins que cela, et si l’infidélité de Miss Austen doit vous ca la moindre peine, croyez-moi, mon cher Bernard, commencez sans perdre une minute, à en prendre votre parti.
— De la peine, à moi ! disait Bernard piqué au vif. Mais cela ne m’en cause aucune ! J’ai fait un brin de cour à Miss Austen, je ne m’en défends pas, mais pas plus à elle qu’à bien d’autres ; qu’elle se marie à qui bon lui semble, cette éventualité me laisse fort calme. Pourtant je serais bien aise de surveiller les événements ; quels que soient les progrès qu’ait pu faire ce beau cavalier italien, m’est avis qu’il n’est pas encore maître de la place. Je me propose de jeter quelques légers bâtons dans les roues de son char de triomphe, et en vrai hussard que je suis, il ne me déplaira pas de tailler quelques croupières à la cavalerie de S. M. Victor Emmanuel.
— Bravo, bravo, s’écria la princesse, j’aime cette noble ardeur, et je ne sais ce qui me retient de vous prêter main forte. Ce vieux marquis m’agace depuis longtemps avec son ton tranchant et ses mines de vouloir toujours nous renvoyer, nous autres Russes, à nos déserts ; j’ai bonne envie de déjouer ses petits projets et de faire dévier un peu son grand bellâtre de fils du sentier fleuri que lui trace Monsieur son papa. Ce ne serait pas si difficile, si on voulait s’en donner la peine, de lui tourner la tête, et miss Florence, si jolie qu’elle soit, aurait du mal à m’en empêcher. Et puis, en vérité, cette fille est trop triomphante, la voilà pourvue de deux amoureux, il semble qu’elle n’ait qu’à faire un signe pour qu’il faille obéir et s’incliner devant sa petite volonté. Doucement, doucement, ma chère, on pourrait bien troubler un peu cette belle idylle, ce serait fort amusant, et si vous voulez, mon cher Bernard, accepter mon aide, nous pourrons nous ménager quelques bons moments.
— J’accepte de grand cœur, dit Bernard, il n’est pas dans mes habitudes de me retirer sans combattre, et avec vous pour alliée, je me sens bien sûr du succès.
C’est dans ces dispositions guerroyantes que le jeune homme attendit le retour de la famille Austen. Dès qu’il eût appris qu’elle était installée de nouveau à la villa Roncali, il s’empressa de s’y rendre et, faut-il le dire, tout le beau plan de campagne qu’il avait dressé dans le silence du cabinet, sa froideur de commande, son irritation contenue et digne, tout s’évanouit comme neige au soleil, au feu des regards de miss Florence. Le cœur tendre du jeune homme n’était pas mûr pour les grandes résolutions, et miss Austen était trop adroite pour ne pas savoir raviver le souvenir des jours és ensemble et les douces impressions des caies intimes qu’autorisent les excursions alpestres. Elle trouvait Bernard fort à son gré, et sans tenir à lui beaucoup plus qu’à tout autre, il ne lui convenait pas qu’il rompît le premier, et si tôt, sa chaîne ; elle avait bien vite reconnu dans quelles dispositions il revenait et son amour-propre lui commandait de ramener immédiatement le révolté à l’obéissance. D’ailleurs Bernard, c’était un prétendant après tout, et si peu empressé qu’il parut à se mettre en frais d’intentions matrimoniales, il pouvait encore être utile, ne fût-ce que pour piquer au jeu le comte de Vaunaz. Il fallait donc le ramener au rôle de soupirant, et miss Florence n’y épargna aucune des ressources d’une coquetterie trempée au feu de trois saisons de Londres. Le jeune homme ne fit pas longue résistance ; devant les beaux yeux et les gracieuses prévenances de miss Austen, il se retrouva sous le charme autant que jamais. Toutefois l’impression des paroles de la princesse n’était pas effacée, et lorsqu’après une soirée ée à la villa Roncali, il revenait enivré de la beauté de la jeune Anglaise, rendu au silence et à la solitude, il sentait son esprit réagir contre cette sujétion si facilement acceptée et il se reprenait bien vite à douter et à soupçonner. Il ait ainsi tour à tour de l’expansion à la défiance, tantôt se livrant au penchant qui l’entraînait vers miss Florence avec tant d’abandon qu’il inquiétait au plus haut point le marquis de Vaunaz, tantôt se reprenant d’un beau feu pour la princesse Orzoenski et paraissant ne plus songer qu’à elle. La jolie Russe avide avant tout d’égayer le calme de sa retraite, accueillait fort bien ces hommages, et sous prétexte de rendre service à ce soupirant fidèle, elle essayait de toutes ses séductions auprès du comte de Vaunaz, trouvant ainsi un malin plaisir à chagriner miss Austen, en entrant en coquetterie avec ses deux amoureux. La jeune Anglaise défendait son bien de son mieux, et entre ces deux habiles rivales, la victoire était fort balancée. Tout cela formait une mêlée de petites intrigues et de minuscules ions, qui amusait fort les spectateurs désintéressés de la lutte. Lancé dans ce tourbillon, Bernard ait par toutes sortes d’alternatives de découragement et de bonheur. Homme d’impression avant tout, et y mettant sur l’heure un grand sérieux ; au fond, en s’examinant de près, il aurait trouvé que son cœur n’était pas réellement engagé, et quelque illusion qu’il se fît sur l’intensité de ses sentiments, il se serait avoué que ces émotions ne faisaient que lui donner un emploi de son temps fort agréable ; il n’y avait aucune raison de ne pas le prolonger autant que faire se pourrait. Aussi, entre ces deux ions, dans l’impossibilité où il était de discerner laquelle était la plus forte, il avait pris le parti commode de laisser faire les événements et d’agir sans parti pris, selon les circonstances. Il croyait en toute sincérité que celle qu’il aimait le plus, c’était celle qu’il avait sous les yeux, et il ne se trouvait décidément perplexe que lorsque ses deux flammes étaient réunies, ce qui, heureusement pour la paix de son cœur, arrivait fort rarement. En outre de cette double ion, il avait les plus grandes attentions pour la princesse Dadief dont il appréciait fort l’esprit vif et la conversation intéressante, et brochant sur le tout, dans les nombreux moments libres que lui laissaient ses devoirs de société, il était au mieux avec une jolie contadina des environs, qui trouvait fort à son gré les yeux bleus et la blonde moustache du jeune officier. Joignez à cela les courses à cheval, les promenades sur l’eau, les pique-niques dans les bois et sur la montagne, et on peut comprendre comment il se faisait que Bernard n’eût de temps pour rien, qu’il trouvât que les jours étaient d’une brièveté désespérante, qu’ils se succédaient bien vite, et qu’en s’endormant le soir, il lui semblait qu’il avait l’esprit surmené comme par des occupations excessives sans pouvoir se rendre compte de ce qu’il avait fait.
C’était le deuxième dimanche d’août, Bernard réveillé d’assez bonne heure, ne trouvait aucune raison valable pour se lever et commencer la journée. Le temps, très beau les jours précédents, avait pris une apparence douteuse et maussade ; le ciel, voilé de vapeurs grisâtres, donnait au lac une teinte plombée, mélancolique ; il faisait chaud et lourd, la nature semblait être assoupie, comme fatiguée d’elle-même. Bernard, attristé sans savoir pourquoi, restait plongé dans une rêverie vague où dominait la pensée qu’il allait er une journée ennuyeuse. Les dames de l’île étaient parties pour Milan et ne devaient revenir que le lendemain ; la famille Austen, absorbée par le rigorisme du dimanche Anglais, ne pouvait lui offrir aucune distraction, tout au plus pouvait-il espérer entrevoir miss Florence au sortir de la messe. Il fallait donc compter sur ses seules ressources, et il ne se sentait pas assez d’activité d’esprit pour entreprendre quoi que ce soit qui pût exiger de lui le moindre effort. Il s’habilla donc machinalement, se rendit à l’église et assista au service, tout engourdi dans une demi-torpeur que la vue de miss Austen, fraîche et rose comme une fleur de mai, ne put parvenir à dissiper. Après un déjeuner morne, Bernard se mit en mesure d’écrire à sa mère, il était fort en retard de ce côté ; distrait par mille choses, il renvoyait de jour en jour l’accomplissement de ce devoir. Cette fois, faisant appel à tout ce qui lui restait d’énergie, il se mit à l’œuvre ; mais ses idées, lentes et confuses, restaient à l’état d’ébauches informes, et au bout de la première page, Bernard laissant tomber sa plume, se renversa dans son fauteuil, hors d’état d’aller plus loin. Il essaya de son piano, ce fut en vain, la musique ne fut pas plus heureuse que le sentiment filial. Allumant sa pipe de campagne, Bernard, à bout d’expédients, se promenait lentement dans sa chambre, regardant sans les voir, les eaux grises du lac et le ciel à chaque instant plus morne et plus plombé.
Tout à coup une idée surgit dans son esprit : devant la porte de l’hôtel, il venait d’apercevoir un beau chien de chasse ; l’animal, lui aussi, parcourait mélancoliquement la place comme s’il eût été en quête d’un Nemrod de bonne volonté qui consentît à utiliser ses loisirs. Bernard était chasseur ; par une impulsion instinctive, à laquelle il ne songea pas même à opposer de résistance, il descendit à l’office pour s’enquérir de la possibilité d’avoir le chien pour le reste de la journée. L’animal appartenait à l’hôte qui l’avait fait venir de sa ferme, comptant faire un tour de chasse dans l’après-midi, mais l’arrivée de voyageurs avait dérangé la partie, et le chien restait sans emploi. Son maître le mit bien volontiers à la disposition de Bernard, et cinq minutes après, ce dernier sortait de l’hôtel, le fusil sur l’épaule, s’acheminant vers la campagne à la grande joie de l’animal.
Après avoir traversé la route de Gozzano, Bernard monta dans les vignes qui dominent le lac, et se trouva bientôt dans les chaumes qui lui parurent être un bon pays de gibier. En effet, au bout d’un quart d’heure, il abattait sa première caille, bientôt suivie de deux autres ; cent pas plus loin, il donna sur une compagnie de perdrix, et du premier coup de fusil, lui enleva deux pièces. Il continua à la mener devant lui, à travers prés, champs et vignes, en se rapprochant des pentes boisées de la montagne. Le sol devenait plus accidenté, et les dernières perdrix, tout affolées, se réfugiaient derrière les bouquets d’arbres ; mais le chien qui se montrait excellent, les suivait sans hésiter d’un pas, et Bernard, animé par le succès, n’entendait pas s’arrêter avant d’avoir exterminé la compagnie toute entière. Un nouvel arrêt la réduisit à cinq, et les survivantes prenant le vol, disparurent derrière un épais rideau d’arbres. Bernard se lança dans le bois, il hâtait le pas, lorsque, tout à coup, dans un fourré, le chien prit un arrêt magnifique. Bernard, fort surpris, pensa tout de suite qu’il y avait là une bécasse ; la saison était bien peu avancée pour un tel gibier, mais en fait de chasse, tout est possible. Il avait deviné juste ; au départ, le fourré, trop épais, ne lui permit pas de tirer et à peine de voir, mais au bruit et à l’allure, il n’y avait pas à s’y tromper, l’oiseau était un magnifique long bec et il ne s’agissait plus que de trouver la remise. À partir de ce moment, il ne fut plus question de perdrix ; chasseur et chien, comme une seule âme en deux corps, se lancèrent à la poursuite du nouveau gibier. L’oiseau avait fait un grand vol et s’était posé dans un bois à quelque distance ; là, nouvel arrêt suivi d’un coup de fusil infructueux et nouvelle remise. Le terrain devenait à chaque instant plus montueux et plus boisé, il se coupait de ravins et de côtes rapides ; mais la ion de la chasse se joue des difficultés, et Bernard, acharné à la poursuite, marchait, marchait toujours sans s’apercevoir qu’il s’éloignait de sa direction, et que le temps menaçant dès le matin, s’assombrissait de plus en plus. Trois fois encore, le brave chien se mit à l’arrêt, trois fois l’oiseau ensorcelé partit d’une manière si brusque ou dans de tels fourrés, que Bernard ou ne put tirer, ou perdit sa poudre. De larges gouttes de pluie, commençaient à tomber, du fond des ravins, l’obscurité montait et envahissait les futaies. Bernard n’y prenait pas garde et poussait la chasse avec l’ardeur d’un novice exaspéré. Enfin, à un dernier coup de feu, la bête invulnérable franchit une sorte de lit de ruisseau semé de grosses pierres, et se perdit dans des feuillages touffus. Le chien lancé après lui, traversa le fossé, et ant sur un vieux mur en ruine qui surmontait l’autre berge, disparut dans le fourré. Bernard qui l’avait suivi, put le voir pendant quelque temps, battant les buissons avec un acharnement de bon augure, puis peu à peu son ardeur se ralentit, et l’animal finit par revenir piteusement vers son maître. Excitations, encouragements, menaces, rien ne put le décider à quêter de nouveau ; il semblait reconnaître qu’il était à bout de son talent et que la piste était totalement perdue. Force fut à Bernard de s’avouer que la chasse était finie et qu’il fallait penser au retour.
Mais ici s’élevait une difficulté : de quel côté fallait-il se diriger pour regagner Orta ? Autour de lui, les arbres formaient comme une salle de verdure haute et sombre, la nuit approchait, les nuages semblaient s’abaisser, à chaque instant plus épais et plus opaques… Tout était calme ; dans le lourd silence du bois, on entendait les gouttes de pluie tomber, mélancoliquement, de feuille en feuille. Ce monotone murmure, cette obscurité morne et froide causaient à Bernard une impression d’abandon désolé qui lui serrait le cœur. Désireux de s’y soustraire, il marcha vers la brèche par laquelle il venait de er, dans l’espérance que le chien voyant qu’il se décidait à revenir, prendrait la tête et le mettrait dans le bon chemin. Son attente fut trompée, le chien suivait pas à pas, le regardant avec des yeux doux et craintifs, mais sans vouloir se mettre en avant dans aucune direction. Malgré tous ses efforts, Bernard ne pouvait arriver à reconnaître par où il était entré dans ce fourré malencontreux ; au bout de quelques instants, il dut s’avouer qu’il était complètement égaré. La perspective d’avoir à errer pendant des heures, peut-être toute la nuit, par ce temps de pluie, dans ces bois déserts, n’avait rien d’agréable, et Bernard avait besoin de faire appel à toute sa philosophie de soldat fait aux chances du bivouac, pour ne pas s’abandonner à une mauvaise humeur qui touchait de fort près au découragement.
De guerre lasse et sans bien savoir à quoi cela le mènerait, il allait franchir la brèche et reer le fossé ; soudain il s’arrêta : derrière lui, dans l’épaisseur du bois, il lui semblait entendre les sons affaiblis d’une musique lointaine… Puis, de nouveau le profond silence, troublé seulement par le bruit de la pluie sur les feuilles. Après une assez longue attente, Bernard en était à se demander s’il n’avait pas été dupe de quelque illusion, lorsque les sons se firent entendre de nouveau. Cette fois il n’y avait pas à s’y tromper, c’étaient des mesures de valse, jouées sur un mouvement très lent ; le motif était profondément triste. Dans cette demi-obscurité, au fond de ces bois déserts, cette mélodie lente, toute pénétrée d’une émotion douloureuse, serrait le cœur comme l’accent d’une plainte désespérée. Les sons avaient cessé de se faire entendre ; Bernard en proie à un trouble indéfinissable, prêtait l’oreille, espérant ressaisir cette étrange impression, mais ce fut en vain, tout était retombé dans le silence.
L’étonnement de Bernard avait été vif, mais il ne fut pas de longue durée. Le pays n’était pas si sauvage qu’il y eût lieu de trouver surprenant d’entendre un air de valse joué dans quelque maison du voisinage. Bernard ne s’étonnait plus que d’avoir été si ému par une chose si simple, et revenant tout à fait au sentiment de la réalité, il songeait à tirer parti, au plus tôt, de l’indice qui lui venait d’une manière si inattendue. S’il pouvait entendre la musique, c’est que le musicien n’était pas loin ; c’est là qu’était l’abri secourable, et la pluie qui tombait avec une force croissante rendait très nécessaire de le trouver. Ce ne devait pas être chose difficile, puisque la direction était indiquée ; sans hésiter, Bernard s’avança du côté d’où étaient venus les sons.
À ce moment, en regardant autour de lui, il crut voir, chose qui ne l’avait pas frappé tout d’abord, que le bois présentait à cet endroit les traces d’un arrangement auquel la main de l’homme ne pouvait être étrangère. La salle d’arbres dans laquelle il s’était arrêté, s’ouvrait devant lui pour former une sorte d’avenue qui se continuait en se perdant dans l’humide pénombre des hauts taillis. C’était évidemment une ancienne allée de parc revenue à l’état de nature et depuis longtemps envahie par la végétation et les feuilles sèches. Un bloc de pierre informe, tout couvert de mousse, qui en marquait l’entrée, avait dû servir de banc rustique, et les pierres à demi-roulantes qu’il avait franchies, n’étaient autre chose que le mur construit au-dessus du saut-de-loup qui fermait le parc au temps jadis. Tout cela lui apparaissait clairement sans qu’il pût comprendre pourquoi il ne s’en était pas aperçu au premier coup d’œil. Quoi qu’il en soit, la découverte avait sa valeur ; le parc pouvait être mal tenu, mais il devait forcément aboutir à un château ; le château était habité puisqu’on y faisait de la musique, et même de la très bonne musique. Il n’y avait donc qu’à suivre l’avenue, elle devait conduire à bon port. Et déjà Bernard, oublieux de ses préoccupations récentes, cédant à cet esprit d’aventure qui sied si bien à la jeunesse, entrevoyait au bout de son expédition, quelque piquante rencontre ; tout ému encore de la douce et triste mélodie qu’il venait d’entendre, il avait hâte de savoir à qui il était redevable de cette saisissante impression.
Il se mit donc en marche en suivant l’allée à sa droite ; bientôt il la vit s’élargir et former une sorte de promenoir bordé de grands arbres, dont les troncs élancés se détachaient tout noirs de pluie, sur les verdures sombres. À intervalles réguliers, des statues usées par le temps semblaient former la haie, et regardaient de leurs yeux vagues, le promeneur égaré qui venait troubler leur solitude. Au bout du promenoir, un escalier aux larges marches couvertes de mousse, conduisait dans une nouvelle salle d’arbres. Enfin, après quelques détours, Bernard déboucha sur un vaste espace libre qui devait avoir été le parterre, mais depuis longtemps les tapis de gazon abandonnés à eux-mêmes, s’étaient laissés envahir par une végétation désordonnée, fouillis confus de chardons et de ronces, et la pièce d’eau centrale, à demi comblée, n’apparaissait plus que comme une fosse, entourée d’un cordon de marbre. En levant les yeux au-dessus des buissons, Bernard, vit se dresser devant lui la haute toiture d’un édifice, dont les proportions, à travers la pluie et l’obscurité lui parurent imposantes ; c’était une vaste construction genre Louis XIII, bâtie en briques rouges, avec encadrements de pierres de taille, exhaussée sur une large terrasse aux balustres anguleux et massifs. Ainsi vu au milieu du brouillard et de la pluie, ce vieux château avec ses vastes portes et ses hautes fenêtres toutes fermées, se dressait sombre et morne ; on eût dit la personnification de l’abandon et de la solitude. L’herbe croissant jusqu’au pied de la terrasse, avait recouvert l’escalier, et installée dans toutes les fentes de la pierre, semblait prête à envahir les appartements. Un lierre immense appuyé sur la face nord, débordait sur la façade, et hissait jusque sur le toit son noir manteau de feuillage. À l’une des fenêtres du premier étage, le volet arraché de ses gonds, pendait tristement, laissant voir la sombre obscurité de l’intérieur. Autour de cette énorme masse de pierre, rien ne venait annoncer la présence de l’homme ; l’abandon, le silence et la mort semblaient y avoir élu domicile.
Bernard attristé par cet aspect morne, se mit en devoir de faire le tour du château, dans l’espérance de trouver quelque issue qui lui permit de gagner la partie habitée ; mais à sa grande surprise, il se vit arrêté par de grands murs qui, partant des angles de l’édifice, se perdaient dans les arbres pour aller sans doute se relier aux clôtures du parc. Sur la droite, ils se confondaient avec un massif de constructions plus délabrées encore, dominées par une vieille tour ronde, toute noire et presque en ruines. En toute autre occasion, Bernard eût iré l’effet imposant de ces grandes masses à demi enfouies dans les arbres ; en ce moment son attention ne se prêtait pas à la contemplation des beautés de la nature, et il était plutôt disposé à s’irriter de l’obstacle qui venait ainsi l’arrêter. La pluie redoublait de violence, il n’y avait plus un moment à perdre pour trouver un abri ; poussé à bout, Bernard s’approcha d’une des fenêtres du rez-de-chaussée, et se mit en mesure de l’ouvrir, au besoin, de l’enfoncer. Un effort vigoureux fit céder les vieilles ferrures, un coup de crosse eût aisément raison des bois vermoulus du cadre, et d’une enjambée Bernard pénétra dans la place.
À la clarté douteuse projetée par l’ouverture si vivement pratiquée, il reconnut qu’il se trouvait dans une vaste salle haute de plafond, toute lambrissée de chêne, et dont l’état était bien en rapport avec le délabrement extérieur de l’édifice ; une immense table, quelques consoles, deux grands dressoirs, une douzaine de sièges à haut dossier, en formaient l’ameublement ; tout cela usé, vermoulu, enterré sous la poussière, et le cuir des chaises, entrouvert à maints endroits, laissait piteusement échapper de grosses touffes d’un vieux crin grisâtre. L’ensemble était d’un aspect peu hospitalier, mais Bernard, satisfait de se sentir à couvert, n’était pas en disposition de se montrer difficile. Si maussade que fût le gîte, on pouvait là fort bien er quelques heures, la nuit même au besoin ; il en avait enduré de plus mauvaises au bivouac. Philosophe aussi, le chien s’était déjà installé devant l’âtre de la vaste cheminée qui occupait presque toute une des parois de la salle ; gravement assis, il se tenait immobile avec cet air mélancolique des chiens arrêtés devant un foyer vide. Bernard comprenant sa pensée, et désireux de sécher ses habits tout pénétrés de l’humidité froide de cette salle déserte, examinait déjà les vieilles chaises pour décider laquelle serait sacrifiée en holocauste à son bien-être. Cependant avant de porter la main sur le bien d’autrui, il lui vint à l’esprit, qu’il devait tenter un dernier effort pour se mettre en communication avec quelque être vivant. Ce vieux château paraissait peu propre à servir de demeure à d’autres qu’aux chauves-souris et aux chouettes, mais il était vraisemblable que dans son voisinage immédiat, il se trouvait quelque habitation plus confortable ; et c’est là que résidait sans doute le musicien mystérieux qui l’avait attiré dans cette étrange retraite.
Il se mit donc en devoir de pousser une reconnaissance dans les appartements intérieurs. La salle où il se trouvait avait trois portes ; deux s’ouvraient sur des chambres absolument sombres où il était inutile d’entrer ; la troisième donnait sur un corridor au bout duquel on apercevait une clarté maussade, comme celle que fournit une cour intérieure étroite et sombre. L’aspect était peu encourageant, et le premier mouvement de Bernard fut de fermer la porte sans pousser plus loin ses perquisitions. Il revint sur ses pas, décidé à rester là où le hasard l’avait amené. Debout devant la fenêtre, il regardait la ligne sombre des arbres perdus dans un déluge de pluie ; le vent s’était levé, et les hautes masses de feuillages courbées par les rafales, s’inclinaient avec des ondulations désespérées. C’était un spectacle d’une solennité lugubre, et Bernard déjà impressionné par la morne tristesse de son abri, se sentait envahi par un vague malaise contre lequel il était impuissant à réagir : plutôt que de rester désarmé devant cette inertie inhospitalière, il aurait préféré se trouver en présence de quelque danger précis et actif, contre lequel, au moins, il aurait eu la ressource de déployer ce qu’il pouvait avoir d’intelligence et d’énergie…
En proie à ces pensées moroses, il se promenait de long en large dans la salle. Soudain son regard rencontra sa propre figure que lui renvoyait un vaste miroir fixé dans la muraille. L’impression fut étrange, presque pénible ; il eut peine à se reconnaître ; avec son feutre à larges ailes, son accoutrement de chasse trempé de pluie, il lui semblait voir apparaître un de ses ancêtres du temps de la Guerre de Trente ans ; son visage pâle, mélancolique, avait cette expression particulière qu’on dit appartenir à ceux qui ne doivent pas mourir d’une mort paisible… Il resta quelque temps immobile, ne pouvant, détacher ses yeux de cette image fâcheuse ; involontairement il se sentait envahi par des pressentiments sinistres. Il lui semblait qu’il était lancé dans une aventure romanesque qui devait avoir une grande influence sur sa vie. Cette plainte mélodieuse entendue de si loin, résonnait obstinément à son oreille ; c’était comme un appel désespéré auquel il se sentait tenu d’obéir ; et parvenu à deux pas peut-être du but, il éprouvait une véritable humiliation à ne pouvoir l’atteindre. Il cherchait à chasser ces préoccupations, et pour y réussir, il évoquait dans sa mémoire, les images souriantes des dames de l’île et celle plus douce encore de miss Austen ; c’était en vain, il retombait bientôt sous le coup de cette obsession impitoyable. Sa volonté domptée par une force irrésistible, s’épuisait en efforts convulsifs, et le laissait en proie à un trouble d’autant plus pénible qu’il lui était plus impossible d’en deviner la cause…
Il s’était laissé tomber sur un des vieux sièges et restait là, immobile, ne sachant à quoi se résoudre. Il se sentait abattu, humilié ; lui, le soldat rompu aux émotions de la bataille, l’éclaireur hardi fait à tout l’imprévu des reconnaissances hasardeuses, une heure de solitude suffisait pour le réduire à cet état d’agitation fiévreuse. Déjà son imagination surexcitée évoquait d’anciens souvenirs, des impressions de légendes, des récits fantastiques ; quelques moments encore, et il verrait reparaître, lui, l’adepte convaincu des clartés de la science moderne, le grotesque cortège des absurdes superstitions de son enfance… Il fallait réagir ; l’action seule pouvait le soustraire à l’influence énervante qui régnait dans ces vieilles salles abandonnées. Il se lève soudain, prend son fusil, appelle le chien et, ouvrant la porte du corridor, s’avance dans la direction de cette pâle lumière qu’il a entrevue au fond du couloir assombri…
Au bout de quelques pas, il se trouve dans une vaste salle dallée, d’une architecture noble et sévère ; elle est éclairée par une haute porte vitrée dont les carreaux encrassés de poussière, ne laissent er qu’une vague clarté. Soigneusement fermée, du reste, autant qu’il peut en juger, elle donne sur un préau étroit et sans issue, entouré de toutes parts de hautes murailles noircies par le temps ; avec son sol tapissé de longues herbes en désordre, et ses grands murs aux fenêtres toutes fermées comme les paupières d’un mort, il a un aspect particulièrement lugubre. Ce n’est pas là qu’il faut chercher la route qui doit conduire aux habitations des vivants. Bernard se retourne et fait le tour de la salle ; à voir la poussière accumulée, l’aspect vermoulu des rares meubles adossés aux murs, il semble que personne n’y soit entré depuis des siècles. Du reste c’est moins une salle qu’un vestibule ; trois corridors et un escalier y aboutissent : les premiers, sauf celui par lequel Bernard est entré, vont se heurter contre des portes hermétiquement closes. Sous le choc de sa main, les massifs panneaux de vieux chêne rendent ce son sourd particulier aux maisons abandonnées, et d’un effet si lugubre dans cette froide obscurité… Reste l’escalier ; Bernard en gravit les marches en irant le travail délicat de la balustrade en fer ; au haut, il se trouve dans une salle de disposition analogue à celle du rez-de-chaussée, avec les mêmes corridors et le même escalier. Quelques banquettes en bois noir, des fauteuils aux larges dossiers, deux bahuts de grande dimension, tout cela couvert d’une épaisse poussière, en garnissent les murs. Deux armures de fer sont dressées symétriquement au pied de l’escalier, quelques armes, épées et hallebardes, sont empilées dans les coins, misérablement envahies par la rouille et les toiles d’araignée ; au centre, est une vaste table portant deux massifs candélabres de bronze. L’ensemble rappelle ces anciennes estampes où l’on voit des soudarts assis et jouant aux cartes dans l’antichambre de quelque grand seigneur.
« De mieux en mieux, se disait Bernard, maintenant je n’ai plus de doute ; ce château est celui de la Belle au Bois dormant, à part qu’il ne s’y trouve ni belle, ni duègne, ni cuisinier, ni concierge, ni rien en un mot. Vrai dieu ! que tout cela a l’air maussade. Je m’attends à voir sortir de quelqu’une de ces portes, le maître de céans, vêtu en manière de Barbe bleue, qui va m’assaillir par quelque bonne estocade… Je serais curieux de voir la figure qu’il fera en se trouvant en face de mon Lefaucheux chargé de bon plomb de lièvre… »
Tout en plaisantant ainsi, Bernard se sentait de plus en plus sous le coup d’une sorte de malaise fiévreux. Ce profond abandon, cette solitude obstinée, lui pesait comme s’il se fût trouvé en présence de quelque ennemi dont il ne pouvait discerner la véritable nature. Le bruit de ses pas résonnant sur le rouge carrelage du parquet, allait réveiller dans les angles sombres, des échos depuis bien longtemps assoupis. Moins encore que dans les salles du bas, il semblait possible de trouver derrière ces portes fermées, le moindre vestige d’êtres vivants. Depuis bien des années, sans doute, nul n’avait foulé de son pied, la poussière accumulée sur les dalles. Bernard fit le tour de la salle, il entra dans les corridors, interrogeant d’une pression de sa main, la poignée des serrures ; partout il trouva la même immobilité muette. Il se préparait à redescendre l’escalier et à regagner le rez-de-chaussée, là du moins, il pourrait organiser une installation pas trop inconfortable.
En ce moment, il voit son chien sortir d’un corridor obscur dans lequel il ne s’était pas avisé de pénétrer ; l’animal a l’air tout joyeux, il vient vers Bernard, les yeux brillants, l’allure rapide comme s’il était porteur d’une bonne nouvelle ; il semble engager son maître à le suivre, certain de le mettre enfin sur la bonne voie. Bernard, en vrai chasseur confiant dans l’instinct des animaux, obéit sans hésiter. Le couloir est sombre, étroit, avec des détours et des circonvolutions imprévues ; sur le parcours, une fenêtre aux vitres couvertes de poussière permet à peine de voir une nouvelle cour intérieure plus désolée encore que la première. Bernard commence à croire que son chien l’égare plus que jamais, lorsque soudain, l’animal s’arrête court devant une porte cachée dans un recoin obscur ; là, il reste tout frétillant d’une impatience joyeuse ; c’est là qu’il a voulu conduire son maître, à ce dernier maintenant à tirer parti de la découverte.
Quelque confiance qu’il ait dans l’instinct de son chien, Bernard n’en a pas moins des doutes sur le résultat de ses recherches. La porte est haute, lourde, noire ; elle ne laisse filtrer aucun rayon de lumière, aucun bruit qui annonce la présence de quelque être vivant. Quelle probabilité y a-t-il que, seul de tout ce château désert, l’appartement où elle donne accès, soit habité ! Bernard prête encore l’oreille ; partout règne le silence morne des vieilles ruines. Évidemment le chien s’est trompé, il a vu sans doute quelque rat, quelque belette solitaire, et il s’acharne à poursuivre cette proie. Bernard n’est pas d’humeur à lui donner cette satisfaction, il est las de ces recherches infructueuses et ne voit d’autre solution que d’aller s’installer devant un bon feu dans la salle du rez-de-chaussée. Déjà, il a fait un pas dans la direction du retour, mais le chien n’accepte pas cette retraite ; obstiné dans son idée, il s’attache à son maître et cherche à l’arrêter par tous les petits moyens en son pouvoir. Cette persistance réussit ; Bernard, quelque peu étonné, revient à la porte, il veut savoir cette fois ce qu’elle cache qui excite à tel point l’intérêt de son compagnon ; il pèse sur la poignée ; à sa grande surprise, elle cède, une vague lumière, dernier reflet du crépuscule, frappe les yeux de Bernard, il se décide à entrer…
Devant lui, s’ouvre une salle vaste, haute, éclairée par deux grandes fenêtres ; dans la demi-obscurité, il entrevoit de vastes tentures, des tapis, de nombreux meubles, tout ce qui annonce un appartement habité, et voici, dans l’embrasure de la fenêtre de gauche, une femme est assise, à peine visible dans les ténèbres croissantes…
Elle se lève et, avant que Bernard ait eu le temps de lui adresser la parole, elle tire un cordon de sonnette placé tout près d’elle ; sans doute elle est effrayée de cette brusque apparition d’un inconnu…
— Excusez-moi, madame, se hâte de dire Bernard, si je me présente devant vous d’une manière aussi sauvage ; je me suis égaré en chassant, la pluie, la nuit tombante m’ont obligé à chercher un refuge dans ce château… Mais je vois que ma présence vous gêne, et je me retire.
— Veuillez attendre un instant, monsieur, dit la dame en pur italien ; il vous sera répondu tout à l’heure.
Cette petite allocution, bien que faite d’une voix très douce, au son jeune et musical, n’était pas de nature à diminuer l’étrangeté de la situation. Bernard demeurait immobile, assez interdit, ne voyant aucune possibilité de rester plus longtemps, et ne sachant comment faire pour éviter une sortie ridicule. La dame avait repris sa place et ne paraissait pas disposée à renouer la conversation.
La situation devenait embarrassante… en ce moment, la porte s’ouvrit ; Bernard eut comme un sursaut de surprise ; sur le seuil, apparaissait une grande figure noire, dans un costume d’une fantaisie éclatante et superbe : une tunique rouge, un large pantalon bleu serré à la cheville, les pieds nus enfoncés dans des babouches jaunes, sur la tête une petite toque rouge galonnée d’argent, un écusson d’argent brodé sur la poitrine et paraissant figurer des armoiries, enfin, détail caractéristique, une écharpe blanche serrant la taille, soutenait un couteau de chasse à large lame enfermée dans un fourreau d’argent. Dans ce costume étrange et splendide, ses bras d’athlète nus jusqu’au coude, croisés sur la poitrine, le nègre se tenait debout, immobile, comme attendant des ordres ; avec sa haute stature, dans la pénombre assombrie, il prenait tout l’aspect d’un véritable géant… Cette apparition, dans cette vaste salle sombre, au fond de ce château abandonné, avait quelque chose de si fortement imprévu, que Bernard, tout à fait hors de garde, sentait sa pensée s’égarer d’un bond irrésistible dans le domaine des choses impossibles, dans le monde des Mille et une Nuits. Stupéfait, incapable de faire appel à sa volonté, il restait immobile, muet, comme s’il se fût attendu à quelque événement en dehors des prévisions de la vie commune… Mais tout se a de la façon la plus bourgeoisement simple, la jeune femme adressa quelques mots dans une langue inconnue au colosse, et tout aussitôt, sans un mot, sans un geste, tournant sur lui-même comme un automate, le nègre ouvrit la porte et disparut…
Il y eut un silence… dans cette situation sans précédent, sous l’impression de sa brusque entrée, du mutisme obstiné du seul être vivant qu’il eût rencontré dans ce château désert, de l’apparition étrange de ce nègre de féerie, sa disparition non moins bizarre, sans cause connue, ce mystère muet dont il se sentait comme enveloppé, tout se réunissait pour lui faire croire à l’existence d’un parti pris de défiance, d’hostilité même, qui lui rendait difficile de rien trouver à dire qui pût servir de prétexte à une conversation… Toutefois, à garder lui aussi le silence, il se sentait tout près de devenir ridicule ; il se décida à le rompre n’importe comment…
— Je vois trop bien, madame, que je vous gêne, dit-il ; encore une fois recevez mes excuses, et croyez que je suis au très grand regret du dérangement que je vous ai causé…
— Vous ne me dérangez nullement, dit-elle, de sa voix harmonieuse, parfaitement calme ; veuillez vous donner patience, on va vous répondre à l’instant…
Ce disant, elle ait la main sur la tête du chien qui s’était approché tout près d’elle. À l’apparition du nègre, l’animal surpris s’était mis à gronder ; d’un petit geste amical, elle l’avait calmé ; maintenant, il restait là, les pattes presque sur sa robe, fixant sur elle ses doux yeux demi-fermés de bon chien qui se sent dans une compagnie tout à fait selon son cœur. La jeune dame avait posé sur la tête du bon animal, sa petite main blanche ; il y avait dans cette simple caresse, tant de naturel et de bonne grâce, que Bernard qui ne pouvait s’expliquer son refus obstiné d’échanger quelques paroles, même les plus banales, ne pouvait croire non plus qu’elle fût contrariée, encore moins effrayée de sa présence…
Toutefois, cette situation ne pouvait se prolonger davantage, et il prit le parti de se retirer. Il salua, et se mettait en devoir de retraverser la salle, lorsque la porte s’ouvrit, et un nouveau personnage apparut. C’était un homme de moyenne taille, d’aspect robuste, le teint olivâtre, yeux et cheveux noirs, la figure encadrée dans des favoris trop réguliers ; vêtu de noir, cravaté de blanc, correct et imible, il représentait au naturel, le type accompli de majordome de grande maison.
Le nouveau venu s’approcha de Bernard, le regarda un instant, et satisfait sans doute du résultat de l’examen, se courba en un salut respectueux ; puis parlant d’une voix aux intonations chantantes, et en mauvais italien :
— Monsieur voudra bien m’apprendre, dit-il, à qui j’ai l’honneur de parler ?…
Bernard prit dans son portefeuille, une carte de visite, et la tendit au majordome qui fit un nouveau salut en jetant les yeux sur la carte armoriée…
— Monsieur le comte de Claram, mon maître, reprit-il, sera bien contrarié de ne pas être ici pour recevoir monsieur le baron… Peut-être arrivera-t-il pour l’heure du dîner. Si monsieur le baron veut attendre, mon maître sera très heureux de le trouver ici.
En disant ces mots, il remit à Bernard, une carte de visite avec cette inscription « Comte Octave de Claram ». Bernard l’examinait sans se rendre bien compte de l’aventure. Cette invitation faite par un subalterne ne le tentait guère, d’autre part, il ne voyait pas de raisons sérieuses pour ref ; l’heure était avancée, le temps détestable, et le gîte, après tout, en valait bien un autre. Puis l’attrait de l’inconnu, cette jeune femme qui assistait à cette scène sans y prendre part, tout cela lui paraissait piquant, et il se sentait gagné du désir d’éclaircir ce mystère. En ce moment, la dame échangeait quelques mots avec le majordome ; ils se servaient d’une langue sonore, doucement modulée, que Bernard jugea n’être ni l’italien ni l’espagnol. Puis le majordome revenant vers Bernard, lui dit :
— Je vois que monsieur le baron s’est égaré dans les bois… La nuit tombe, il fait grande pluie ; monsieur le comte ne me pardonnerait pas d’avoir laissé partir monsieur le baron par un temps semblable… Si monsieur le baron veut bien accepter le dîner de monsieur le comte, cela me permettra d’aviser aux moyens de reconduire monsieur le baron chez lui, sans l’exposer à se mouiller ou à se perdre.
— Je vous suis très obligé, répondit Bernard ; mais, vraiment, je crains de gêner madame qui n’avait pas compté sur un convive, surtout sur un convive dans un accoutrement pareil… Et ce disant, il promenait des regards piteux sur ses habits tout humides encore et souillés de boue.
— De cela, ne prenez pas souci, dit la jeune femme, de sa voix douce comme un sourire… Ici nous sommes bien à la campagne, et moi-même, voyez, je ne suis guère en habit de cérémonie.
En effet, elle portait une toilette noire qui paraissait fort simple, mais il y avait dans toute sa personne, dans ses moindres gestes, une grâce élégante qui rachetait et au-delà cette imperfection, si la simplicité en est une.
Il était difficile d’opposer un refus à une invitation faite avec cette aimable insistance, et Bernard qui goûtait fort la perspective de dîner en tête-à-tête avec la jeune comtesse, ne résista pas plus longtemps.
— Je remercie monsieur le baron, au nom de monsieur le comte, dit le majordome. Le dîner de monsieur le comte sera prêt à sept heures.
Puis il sortit en faisant un nouveau salut plus respectueux encore que les premiers.
Pendant ce temps, un domestique avait allumé un feu clair et vif dans une haute cheminée sculptée, qui se projetait en puissante saillie sur la muraille. Sur le chambranle, un candélabre massif ait dix bougies dont la lumière te à la flamme du foyer, cherchait sans trop y réussir, à dissiper l’obscurité quelque peu humide de la vaste salle. À l’aide de ces clartés confuses, Bernard jeta un coup d’œil autour de lui. De toutes parts c’était un entassement de meubles, moitié anciens, moitié modernes, dont le désordre pittoresque s’harmonisait à merveille avec ce vieux château et ses bizarres habitants. Contre les murs se dressaient de hauts bahuts noirs et polis dont les angles et les reliefs renvoyaient la lumière en vives étincelles. Des pans de vieilles tapisseries aux tons bleus et jaunes, des draperies d’un rouge sombre, descendaient en grand plis du plafond aux noirs caissons de chêne, et donnaient à toute la salle un aspect d’ampleur majestueuse. Une immense table aux pieds massifs, toute chargée d’infolios aux fauves reliures, de vases de bronze, de bustes, de pots à fleurs, d’une foule d’autres objets perdus dans l’ombre, occupait le milieu. Adossés à la paroi en face de la cheminée, deux pianos, l’un, le type connu du banal palissandre, l’autre, orné de curieuses incrustations en ivoire rouge, paraissaient tout confus de se trouver en si imposant voisinage. Entre la cheminée et la fenêtre de gauche, une table poussée devant un canapé présentait le spectacle d’un pêle-mêle de livres, de petits ouvrages de femme, de portefeuilles, de boîtes, de paniers de toutes formes et de toutes couleurs, même on y voyait un bocal et un petit chevalet d’aquarelle ; devant l’autre fenêtre, une sorte de lutrin porteur d’un cadre, semblait attendre la venue d’un peintre. Tout l’ensemble offrait comme un mélange de bibliothèque, de cabinet d’antiquaire, d’atelier et de salon, vrai champ clos réunissant toutes les armes dont se sert l’intelligence pour lutter contre la solitude et l’ennui.
Le rapide coup d’œil jeté par Bernard sur cet étrange intérieur, n’avait pu lui donner aucune indication sur la position sociale des personnes qui l’habitaient. Étaient-ce de grands seigneurs ruinés, qui mettaient à profit les restes de leur opulence ée, ou des étrangers qui s’accommodaient de leur mieux pour un séjour de courte durée, des seules pièces habitables de ce vieux château, ou bien enfin, un ménage d’artistes plus soucieux du pittoresque que du confortable ? Tout était également possible et tout aussi peu probable, force fut à Bernard de chercher ailleurs le moyen de pénétrer ce mystère, et il ne doutait pas qu’au bout de quelques moments de conversation, il ne trouvât dans les paroles de la jeune dame, des indices qui le mettraient sûrement sur la voie.
Mais la tâche se trouva plus malaisée qu’il ne le pensait, et son interlocutrice, tout en causant avec une parfaite aisance, ne semblait nullement disposée à satisfaire la curiosité de son hôte. Sa figure même ne lui apparaissait pas nettement. Elle s’était placée sous le manteau de la vaste cheminée ; protégée par la forte saillie des sculptures contre la lumière du flambeau, abritée par un écran de l’éclat du foyer, elle ne se laissait voir à Bernard qu’enveloppée d’un double clair-obscur. Il pouvait distinguer toutefois un teint pâle, des traits qui lui semblaient fins et réguliers, de beaux cheveux noirs et de grands yeux sombres. Si ce n’était pas la beauté, c’était tout au moins quelque chose qui s’en rapprochait beaucoup, et Bernard, satisfait de ce premier aspect, se repentait toujours moins d’avoir accepté cette hospitalité imprévue.
Retranchée dans sa forte position, la jeune femme avait tout de suite porté la conversation sur les incidents de chasse qui avaient amené son hôte au château, et elle avait ri de bon cœur en entendant le récit de la poursuite acharnée faite à la bécasse fantastique.
— Cette bécasse, disait-elle, me paraît proche parente de ce fameux chastre qui mena son chasseur tout d’un trait de Marseille à Rome, et vous pouvez vous estimer heureux qu’il ne lui ait pas pris fantaisie de vous conduire encore plus loin.
Bernard crut trouver là l’occasion qu’il cherchait et se hâta d’en profiter.
— Certes, dit-il, j’ai toute raison de me consoler de ma déconvenue, et le résultat de ma chasse me satisfait beaucoup plus que si l’oiseau était dans mon carnier.
— Voilà un propos fort aimable, mais qu’il ne ferait pas bon tenir devant le vieux chasseur du château, dit la jeune dame en s’inclinant avec un léger sourire, et il ne vous pardonnerait que pour la rareté du fait. Une bécasse en plein mois d’août ! Mon digne Maso s’arrachera les cheveux de ne pas l’avoir trouvée. Cela nous promet une bonne journée de chasse, pour rien au monde, nous ne manquerions une si bonne occasion.
— Pardon, madame, mais vous parlez comme si vous chassiez vous-même ; serions-nous confrères en Saint-Hubert ?
— Oui, vraiment, quelque peu. Il m’arrive parfois de suivre la chasse… pourvu toutefois que le plaisir ne dure pas trop longtemps.
— Si peu que ce soit, c’est déjà fort exemplaire, et pour être franc jusqu’à la rudesse, j’avoue que je ne me fais pas aisément à l’idée de vous voir courir les champs et les bois, le fusil sur l’épaule.
— C’est ce que je fais cependant, mais pas trop souvent, s’il faut tout dire. Ce qui m’amuse de la chasse, c’est de suivre le manège des chiens. Puis c’est une bonne manière de voir le pays ; on évite les routes battues, on va droit devant soi sans s’inquiéter des obstacles, et on pénètre dans des retraites écartées tout à fait inconnues au simple promeneur peu soucieux de la fatigue et ami du grand chemin.
— Voilà d’excellents principes, et notre déesse, la noble Diane elle-même, n’aurait pas mieux dit. Je n’ai plus qu’un désir, c’est de pouvoir les mettre en pratique, sous votre conduite, si quelquefois ma bonne étoile vous amenait dans les environs d’Orta.
— Cela n’a rien d’impossible, Orta n’est pas si loin d’ici et j’y vais… quelquefois. J’aime le délabrement pittoresque de cette vieille bourgade ; moi qui m’accommode fort bien de la solitude, je suis là tout à fait dans mon élément…
— Ainsi, vous ne trouvez pas trop ridicule que je m’y laisse attarder depuis un grand mois ?
— En aucune façon ; Orta est un de ces coins privilégiés où la marche du temps semble s’être arrêtée. On s’y croit volontiers en plein Moyen-Âge, mais un Moyen-Âge parfaitement calme qui n’a conservé de sa primitive rudesse que son irrégularité romanesque et son naïf imprévu. C’est plus que la beauté, c’est le charme ; tant pis pour ceux qui ne le goûtent pas !…
— C’est bien cela, tout à fait ce que j’éprouve sans m’en rendre compte aussi nettement ; il y a plaisir à voir sa pensée aussi fidèlement rendue sous cette forme précise que je n’aurais pas su lui donner. Du reste j’aurais dû me douter de votre goût pour le repos de ces vieilles villes si paisibles, rien qu’à voir l’habitation que vous avez choisie, et ce parc désert que vous entretenez dans un si pittoresque délabrement. Certes Orta est poétique, mais ceci l’est bien plus encore, et si vous avez cherché cette impression, vous ne pouviez pas mieux choisir.
— Hélas ! monsieur, la pauvre poésie est bien près ici du pot de fer de la réalité. Vous plaît-il de prêter l’oreille ? Il est sept heures ; dans cinq minutes, si la pluie veut bien le permettre, vous entendrez le sifflet du chemin de fer : c’est le dernier train de Milan qui entre en gare à Arona. À cent pas d’ici, au bout de l’avenue du château, vous vous heurterez contre les poteaux du télégraphe qui s’en va sur Stresa. Chemin de fer, télégraphe, que voulez-vous que la poésie fasse en si mauvais voisinage ? Non, non, restez à Orta si vous cherchez ces impressions douces qui naissent au des témoins du é ; auprès de cette délicieuse retraite, ce château est la réalité même.
— Une réalité singulièrement relevée en tout cas ; tous les télégraphes et les chemins de fer du monde n’ôteront pas à votre résidence, l’élégance de ce style Louis XIII et la fière tournure de ces vastes appartements qui semblent attendre encore une foule toute resplendissante de velours et de dorures.
— Oui, mais l’attente est vaine ; ce que l’on éprouve ici, c’est la tristesse d’une chose non pas vieille, mais abandonnée avant le temps : Orta, au contraire, c’est le repos bien mérité après une carrière noblement remplie. On se croirait en présence d’un vieux grand seigneur ruiné, assis en paix sur sa terrasse au bord du lac, à l’ombre transparente des grands arbres ; il se tient là, digne et calme, mais sous cette apparence sereine, on sent vivre tout un monde de souvenirs dramatiques et ionnés ; dans cette solitude si fièrement ée, il y a une noble grandeur qui s’impose aux plus indifférents. Puis le paysage y a tant de douceur et de charme ! C’est là le secret de cet attrait tout puissant qui retient dans ce désert ces charmantes dames de l’île ; sans s’en rendre compte, elles en subissent l’influence, elles y trouvent je ne sais quoi de nouveau, qui les séduit et les enchaîne.
— Vous connaissez nos belles princesses ! Mais vous venez donc souvent à Orta ! et moi, maladroit que je suis, comment se fait-il que je ne vous y ai point vue ?
— Calmez-vous de grâce, dit la jeune dame avec son gai sourire, je ne vais pas si souvent à Orta ! Une fois, il y a près de deux mois, ma bonne étoile m’a mise sur le chemin de ces belles dames, et je les ai trouvées fort à mon gré. Tout dernièrement encore, il y a quinze jours je crois, j’étais à la grand-messe de votre cathédrale ; il y avait là des chanteurs de Milan ; j’ai revu les princesses venues là pour la musique, en dépit de leur orthodoxie, je vous ai vu aussi, monsieur, ce qui a fait que ce soir, lorsque vous êtes entré ici, un peu à l’improviste, je vous ai reconnu et n’ai pas été aussi étonnée que j’aurais eu le droit de l’être.
— Comment, madame, vous étiez à l’église d’Orta ce jour-là, et je ne m’en suis pas douté ? Mais c’est une vraie fatalité ! À quoi pensais-je donc ? C’est à croire que j’étais frappé d’aveuglement !
— D’aveuglement, non certes, je peux témoigner du contraire, vous voyiez et fort bien ; il y avait dans la deuxième chapelle à droite, une jeune fille qu’on m’a dit être Anglaise et qui est adorablement jolie. Quand on a ainsi sous les yeux miss Austen, à bonne distance et en bonne lumière, je comprends fort bien qu’on la regarde, elle seule et personne autre.
On aurait bien surpris Bernard à ce moment, si on lui eût rappelé qu’il avait entamé l’entretien dans le dessein bien arrêté de découvrir promptement qui était son interlocutrice. Les rôles étaient singulièrement intervertis ; c’était lui qui était interrogé et avec pleine connaissance de cause ; il avait peine à en prendre son parti.
— Ah ! madame, s’écria-t-il, voilà une insinuation bien malicieuse, et je ne peux la laisser sans protestation.
— Mais ne vous en défendez donc pas, disait la jeune dame qui paraissait s’am fort de l’imprévu de la situation. Le péché est fort excusable, miss Austen est si jolie ! Que celui qui, à l’église, ne s’est jamais laissé distraire à moins bon compte, vous jette la première pierre ! Puis, qu’avez-vous dit de la Montesi, cette diva milanaise qui honorait de son chant les échos de la cathédrale ?
— Mais je n’en ai rien dit, je crois ; voix et méthode suffisantes, rien de plus, rien de moins.
— Grand ordinaire, n’est-ce pas, comme disent messieurs les gourmets de et de Navarre. Eh bien, moi qui en fait de chant, n’entends ici que celui de mes bonnes voisines, les corneilles le jour, les chouettes la nuit, j’ai été ravie ; voilà ce que c’est que de suivre un régime de privations !…
À ce moment, une grande draperie qui faisait face à la cheminée, sur l’autre paroi de la salle, se sépara sur toute sa hauteur et laissa voir, dans l’ouverture d’une large porte à deux battants, une vaste chambre brillamment éclairée ; au milieu, en face de la porte, apparaissait une table toute étincelante de l’aimable appareil d’un dîner bien servi. Sur le seuil se tenait M. Erboano, le majordome, l’air de plus en plus solennel ; il s’avança de trois pas, et s’inclinant dans la révérence la plus cérémonieuse, prononça les paroles sacramentelles : « Le dîner de monsieur le comte est servi. » Sans penser à ce que cette formule avait d’insolite, Bernard se leva pour offrir son bras à la jeune dame, mais à sa grande surprise, il vit qu’à l’annonce du dîner, elle s’était levée et avait marché vers la porte. Elle se tenait tout près du seuil, comme pour attendre que Bernard la rejoignit ; en deux pas, il fut près d’elle et lui offrit son bras, mais elle n’eut pas l’air d’y prendre garde et lui dit doucement : Veuillez er, monsieur…
— Mais, madame, dit le jeune homme de plus en plus surpris, veuillez me permettre de vous conduire…
— Pour m’obliger, reprit la jeune dame en accompagnant ces mots d’un demi sourire et d’un regard qui appuyaient la demande avec une si douce insistance, que Bernard se trouva soudain transporté dans la salle à manger, sans savoir comment il pouvait s’être rendu coupable d’une action aussi contraire à tous les usages. La jeune dame le suivit, conservant l’air de parfaite aisance qui lui était habituel, et sans paraître se soucier aucunement de ce qu’il y avait d’anormal dans sa manière de faire. Tous deux se trouvèrent en présence d’une table mise avec un grand luxe, éclairée par quatre élégants flambeaux, et munie de deux couverts ; deux domestiques nègres, poudrés, revêtus d’une riche livrée bleu et rouge à galons d’argent, d’une coupe ancienne, quelque peu solennelle, se tenaient derrière les sièges des convives ; un autre domestique, blanc celui-là, tout vêtu de noir, la chaîne d’argent sur la poitrine, parfaitement correct de tenue et de maintien, était debout près d’un magnifique dressoir adossé à la muraille. M. Erboano jeta sur l’ensemble un coup d’œil qui lui montra sans doute que tout était en bon ordre et que sa présence n’était plus nécessaire, car il ouvrit la porte et disparut. Les deux convives prirent place et le dîner commença.
Tout cela avait grand air, et Bernard, tout habitué qu’il fût aux raffinements du luxe moderne, n’avait rien vu de mieux, même dans les somptueuses réceptions du monde aristocratique anglais. Mais ce n’était pas sur ces détails que se portait son attention, ce qu’il voulait voir avant tout, c’était son hôtesse ; il avait hâte de s’assurer si, au sortir de la demi-obscurité toujours favorable, elle était aussi belle qu’il avait pu le supposer. L’épreuve fut victorieusement soutenue ; sous l’éclatante lumière que versait la flamme des bougies, la beauté qu’il n’avait fait qu’entrevoir dans l’ombre, se montra dans toute son éclatante réalité. La figure était très jeune, de la plus délicate finesse, exquise dans tous ses détails ; mélange harmonieux de régularité classique et de grâce moderne, elle apparaissait comme la réalisation d’un type idéal, saisi et rendu dans son essence la plus subtile, par l’art le plus raffiné. Mais dans cette perfection radieuse, ce qui frappa Bernard, ce ne fut ni la lumineuse pâleur du teint, ni la spirituelle bouche rose, ni l’opulence superbe d’une noble chevelure noire, il n’eut qu’un regard pour les traits aux lignes si pures, pour les petites dents blanches brillant dans un gai sourire, de cet ensemble charmant, il ne vit qu’une chose, les yeux, yeux irables, d’un bleu ardoise presque noir, très grands, profonds, au regard doux, franc et loyal, avec un rayonnement de vie, des éclairs d’intelligence qui semblaient tout illuminer autour d’elle…
Bernard fut ébloui ; il avait rencontré des femmes d’une beauté peut-être plus imposante, plus splendide, chez aucune il n’avait trouvé plus de charme, de suprême distinction. Une fois qu’on l’avait vue, cette figure exquise, si profondément expressive, d’un caractère si nettement individuel, ne pouvait plus s’oublier ; elle s’imposait à la fois aux yeux et à l’esprit, et prenait sans contestation possible, la première place dans ce musée intime de souvenirs qui se conserve au fond du cœur de chaque homme. La toilette de la jeune femme, mélange piquant de simplicité sévère et de goût curieusement original, rendait cette impression plus saisissante encore ; elle se composait d’une robe noire à haut col de velours cerise brodé d’argent ; sur l’épaule droite, un nœud de ruban rouge, retenu par une agrafe gravée, laissait tomber sur l’étoffe sombre deux franges d’argent mat ; une autre agrafe d’argent ciselé sur laquelle Bernard croyait voir des armoiries, fermait la robe au haut du corsage ; autour de la taille, se bouclait une ceinture velours et argent à laquelle étaient fixés, ornement bizarre, quatre larges anneaux qui semblaient attendre des chaînes momentanément absentes ; la jupe curieusement drapée, relevée de galons d’argent, tombait en longs plis disposés avec le goût le plus élégant et le plus original. Avec ce costume quelque peu étrange, sa tête charmante, ses petites mains blanches, ses manières aisées, son accent musical, la jeune femme présentait un type exquis et imprévu, auquel Bernard ne trouvait rien d’analogue dans ses souvenirs ; c’était bien la figure qui pouvait s’accorder avec le cadre dans lequel elle se trouvait placée, dans cette vieille salle, où les nobles débris du é se confondaient avec le riche déploiement d’un luxe tout moderne !…
Comment cette femme dont la place semblait marquée dans les centres de civilisation les plus raffinés, se trouvait-elle reléguée au fond des bois, dans ce château désert, par quels motifs s’exposait-elle à une solitude qui courait grand risque d’être absolue, si la pluie ne l’eût troublée en lui amenant un visiteur inattendu, à quelle société, à quel monde pouvait-elle appartenir, qui était-elle ? En un mot, toutes questions qui se posaient avec une insistance irritante, et auxquelles celle qui y donnait lieu semblait de moins en moins disposée à répondre. Son âge même était un problème ; à en juger par l’exquise fraîcheur de son teint, par la pure sonorité de sa voix, elle devait être fort jeune, seize ans, dix-huit au plus, et cependant, elle parlait avec une sûreté, une connaissance du monde et de toutes choses, qui auraient fait attribuer à toute autre, une bonne dizaine d’années de plus. Tous les sujets de conversation en usage entre gens cultivés lui étaient familiers ; elle avait voyagé et beaucoup : l’Orient, l’Amérique lui étaient également connus, elle parlait de Lisbonne et de Varsovie tout aussi bien que de Naples ou de Paris. Son langage même, ne pouvait fournir aucune indication ; très agréable en soi, son accent avait un caractère très individuel, d’un charme indéfinissable, et elle semait son discours, de quantité de termes empruntés à diverses langues dont elle paraissait se servir avec une égale facilité. Il y avait là un inconnu, presque un mystère, bien fait pour piquer au vif une curiosité même peu excitable, et Bernard sentait à chaque instant la question prendre corps et se poser dans son esprit.
Mais pour le moment, il ne voyait aucune nécessité de lui donner essor ; impressionnable, quelque peu insouciant, il s’abandonnait sans résistance au charme de l’heure présente ; il s’amusait et ne cherchait pas à se rendre compte. La jeune femme s’était mise à ca avec une bonhomie enjouée qui l’avait mis tout de suite parfaitement à son aise, et se laissant aller au courant, il savourait le bonheur présent, pleinement et sans arrière-pensée. Cette atmosphère de grand luxe, ce dîner servi avec tous les raffinements d’une recherche savante, ce tête à tête avec cette gracieuse femme, l’enchaînement bizarre de circonstances qui l’avaient amené, jusqu’au bruit de la pluie qui, fouettée par le vent, battait à grande eau les fenêtres de la salle, tout concourait à produire chez le jeune homme un sentiment de bien-être vivace qui s’emparait puissamment de lui et excitait son esprit un peu lent à l’ordinaire. L’étrangeté de la situation avait disparu, il se sentait maintenant aussi à son aise qu’il aurait pu l’être dans le salon de ses bonnes cousines de Dresde ou de Berlin. Il allait donc, causant, riant et si bien d’accord avec la jeune femme, qu’il semblait qu’ils se fussent connus depuis de longues années. À les voir, à les entendre, nul n’eut songé à se souvenir qu’une heure auparavant, ils ignoraient absolument l’existence l’un de l’autre, et qu’en ce moment même, Bernard eût été fort embarrassé de saluer son hôtesse par son nom.
Le dîner continuait, vrai repas de grand seigneur, exquis comme qualité et comme service ; le maître d’hôtel venait de verser le vin de Champagne, la jeune femme prit son verre et le vida avec une parfaite aisance. Brusquement, Bernard se sentit ramené au sentiment de la réalité ; le contraste entre cette intimité si vite établie, et l’ignorance absolue où il était, sur tout ce qui concernait son hôtesse, lui parut si étrange, que sans transition, par un élan d’instinct dont il n’eut pas même conscience, il donna cours à sa pensée.
— Ah ça, dit-il en se renversant dans son fauteuil, je voudrais bien savoir où je suis et ce que je fais ici… Je vois bien que je suis assis en très agréable compagnie, à une excellente table, dans une vieille salle d’un vieux château qui ne semble pas être habité tous les jours, mais je ne me trouve pas plus avancé pour cela. Je suis entré comme au palais de la Belle au Bois dormant, on m’a reçu fort aimablement, sans me demander d’où je venais à cette heure indue et dans ce négligé sauvage, et me voilà maintenant faisant bonne chère, riant et causant dans une compagnie qui me paraît venir en droite ligne des pays enchantés. Il ne tient qu’à moi de me croire dans la plus féerique des Mille et une Nuits, et je m’attends à chaque instant à voir sortir de derrière ces tapisseries le grand Khalife Haroun, ou le farouche Giaffar, assisté de quatre eunuques noirs, qui vont me demander un compte sérieux de mon impertinence !
Si doucement qu’elle fût posée, la question parut ca à la jeune femme une impression pénible, l’éclat de gaîté de son regard s’éteignit brusquement.
— Rassurez-vous, dit-elle avec un sourire triste, si quelqu’un ici doit être puni, c’est moi qui ai tardé trop longtemps à vous donner l’explication qui vous est due.
Bernard eut l’impression qu’il était allé trop loin.
— Mais, comtesse, se hâta-t-il de dire, je vous en prie, ne prenez pas au sérieux une plaisanterie que je reconnais être peu discrète. Une explication !… Mais je n’en demande point, bien au contraire ! Grâce au ciel, je suis l’homme le moins curieux du monde, et je serais désolé de voir disparaître ce petit parfum de mystère que je suis si heureux de respirer ici !…
— Je ne demande pas mieux que de vous croire, mais cette confiance même, il ne m’est pas permis d’en profiter. Il faut que lumière se fasse, je n’ai ni le pouvoir ni le désir d’y mettre obstacle. L’explication, hélas, est bien simple, elle peut se faire en deux mots. Entendons-nous d’abord sur les termes dont nous allons nous servir : vous me donnez le titre de comtesse, c’est à tort ; je n’y ai aucun droit.
— Mais, madame, ne suis-je pas chez le comte de Claram, et tout à l’heure…
— Vous êtes chez le comte de Claram, cela est sûr, mais il n’y a pas de comtesse de Claram, que je le sache du moins. Autre chose encore, vous me traitez de madame… il faut me parler autrement.
— Comment donc ! Mais la plus vulgaire politesse exige…
— Elle n’exige rien ici, croyez-le bien, désignez-moi comme vous le voudrez, mais ne me dites pas madame.
— Alors, mademoiselle, permettez que…
— Ni mademoiselle non plus.
— Encore faut-il que vous…
— Vous, pas davantage, le pluriel est de trop, le singulier me suffît.
Bernard la regardait avec des grands yeux fixes, démesurément dilatés par une réelle stupeur… Soudain il se dit qu’il ne s’agissait que de répondre à une forte plaisanterie.
— Ah ça, s’écria-t-il, voilà qui est par trop comique, et je commence à n’y plus rien comprendre ; ni comtesse, ni madame, ni mademoiselle, ni vous, ni rien !… Ah ! c’est trop fort, et les Mille et une Nuits sont de bien loin déées, j’entre en plein dans le monde des Fées, des Génies, des Lutins, des Sylphes, et un bon exorcisme ne serait pas de trop !… Je t’adjure donc, ange, femme ou démon, qui que tu sois, de me dire comment je dois te parler, quel est ton nom ? Parlez vite, au nom du ciel, madame, car ma pauvre tête ne sait plus où elle en est !
Cette boutade n’eut pas le don de rasséréner le front pâle de la jeune femme, son sourire mélancolique avait même disparu.
— Voilà qui commence à être raisonnable, dit-elle avec un accent profondément triste. Sachez donc mon nom, on m’appelle Clarice tout court…
— Clarice ! s’écria Bernard, de plus en plus confirmé dans son idée. Clarice ! Tout s’explique, je suis dans un château écarté, où le très honorable sir Charles Lovelace a conduit sa douce victime, et vous êtes cette adorable miss sur les malheurs de laquelle, dans la candeur de ma douzième année, j’ai versé tant et de si grosses larmes, douze gros volumes durant ! Excusez mon erreur, en vérité, je vous croyais morte depuis quelque cent ans !…
— Je suis bien vivante, cependant… si toutefois c’est vivre que de végéter comme je le fais ! Mais vous dites plus vrai que vous ne le pensez et j’ai bien des traits communs avec la pauvre Clarisse. Je ne me suis pas mise comme elle, au pouvoir du perfide Lovelace, mais je n’en ai pas moins un maître, et un maître absolu !
— Un maître ! répétait Bernard, stupéfait.
— Oui, un maître, et je lui appartiens au même titre que cette coupe de cristal ou ces êtres noirs qui nous écoutent sans nous comprendre.
Cette fois, Bernard dut faire appel à toute sa présence d’esprit pour se tenir sur le terrain du badinage.
— L’analogie me paraît quelque peu forcée, dit-il, mais après tout, il y a maître et maître ; on appartient toujours à qui l’on aime.
Un sombre éclair brilla dans le regard de la jeune femme.
— Il ne servirait de rien de prendre le change, reprit-elle, ce que je dis est sérieux, très sérieux, j’appartiens au comte de Claram, voilà la vérité. Tout à l’heure, j’ai refusé de prendre votre bras ; c’est que je suis tenue de savoir que ces procédés ne sont de mise qu’entre personnes de condition égale, de condition libre tout au moins… Et cette condition n’est pas la mienne, je vous en avertis.
Elle disait ces choses énormes avec un calme glacé, une voix lente, mais ferme ; un peu pâle, un sourire triste aux lèvres, les yeux obstinément baissés, elle semblait avoir conscience de ce que ses paroles avaient d’étrange, mais elle paraissait bien décidée à les maintenir jusqu’au bout.
Il y eut un moment de silence. Soudain Bernard, par un mouvement dont il ne fut pas maître, se leva tout droit.
— Mais madame, s’écria-t-il, de grâce que dites-vous ? Tout cela est impossible !… Vous êtes la propriété du comte de Claram !… Vous n’êtes pas de condition libre ? Mais tout cela est absurde, tout cela est insensé ! Finissez, je vous en prie, cette plaisanterie ; vraiment, je vous le jure, elle commence à devenir cruelle !…
La jeune femme ne se troubla pas.
— Il n’y a point-là de plaisanterie, dit-elle, je suis la propriété du comte de Claram, parce qu’il m’a achetée, et je puis vous dire à quel prix.
Bernard la regardait complètement abasourdi.
— À quel prix ? répéta-t-il. Eh bien, je serais curieux de le connaître ce prix ! Ce doit être une belle somme !
— Oh ! c’est bien simple, et je vais vous le dire en deux mots : j’ai été payée trois mille mil réis.
— Peste ! Cela ne m’étonne pas ! Trois millions de réis ! Dans ces chiffres-là, que de gens seraient à vendre !
— Doucement ! Vous rabattrez de votre enthousiasme quand vous saurez que cette somme ne représente pas plus de quinze mille francs.
Bernard fit un haut le corps :
— Alors, s’écria-t-il, vous, vous si charmante, si gracieuse, si spirituelle, vous, l’élégance, la distinction incarnées, vous voulez me faire croire que vous êtes la propriété d’un autre comme mon chien ou mon cheval est à moi ?…
— Je veux vous faire croire ce qui est. Oui, j’appartiens à un autre, comme votre chien et votre cheval sont à vous. Je ne peux ni sortir d’ici, ni parler à personne sans la permission de mon maître ou celle de son intendant qui le remplace. Je ne suis pas une personne, je suis à peine une chose, je suis une esclave, et je dois vous prier de me traiter comme telle, sous peine de m’attirer quelque cruel désagrément !…
Bernard restait atterré ; son esprit assailli par un ouragan d’idées incohérentes, s’agitait éperdu, comme s’il eût été en proie à un rêve pénible. Il se souvenait en effet qu’à son entrée, il avait été accueilli par un mutisme obstiné qui n’avait cessé qu’à l’arrivée de l’intendant. Ce fait étrange, suivi quelques instants plus tard du refus de prendre son bras pour er à la salle à manger, ne lui avait paru, sur le moment même, que des bizarreries auxquelles il avait à peine pris garde ; les assertions imperturbables de la jeune femme leur donnaient maintenant une autorité presque décisive. Puis il y avait l’attitude de l’intendant, ses paroles si cérémonieuses en apparence, si froidement offensantes en réalité ; il n’y était question que du comte de Claram ; Clarice n’y était pas même mentionnée ; il semblait que pour ce subalterne, elle ne comptait absolument pas. Elle aurait donc raison, dans ses affirmations audacieuses, insensées ! Elle, esclave, elle, la propriété d’un autre !… Et il l’entourait d’un regard avide, il la soumettait à l’examen le plus pénétrant, il épiait son attitude, ses gestes, ses moindres mouvements, ses inflexions de voix les plus fugitives, et quand il devait s’avouer que, dans cette jeune femme éblouissante de beauté, d’esprit et de grâce, rien ne venait faire dissonance, tout n’était que charme, distinction exquise et parfaite, quand il se disait que cette scène incroyable se produisait en pleine chrétienté, à quelques pas de ces grandes villes de Milan et de Turin, dans le pays le plus civilisé du monde, sous l’empire des lois les plus avancées, les plus libérales, alors son esprit se révoltait, sa volonté se refusait à ettre la vérité de ce que venait d’entendre ses oreilles, il se persuadait qu’il était soumis par la jeune femme, à quelque épreuve dont il ne pouvait comprendre le sens ni la portée, et une impulsion instinctive où l’étonnement touchait de très près à la colère, lui disait que rien de tout cela ne pouvait être pris au sérieux !…
Pourtant, si c’était un rôle qu’elle jouait, certes elle le soutenait avec une perfection singulière, son attitude, l’expression de son visage, étaient en merveilleux accord avec le caractère inouï de l’aveu qu’elle venait de faire. La tête appuyée sur sa main, elle jouait, sans paraître y prendre garde, avec le manche finement ciselé d’un couteau de dessert qui s’était trouvé devant elle. Ses traits avaient pris l’empreinte d’une résignation âpre et poignante ; c’était bien l’expression du muet désespoir, la sourde fureur d’une âme altière qui se sent écrasée par des forces ennemies contre lesquelles aucune lutte n’est possible ! Quelles ne devaient pas être la douleur, la colère qui bouillonnaient en elle, pour que cette figure si charmante, se fût voilée d’un si noir nuage de haineuse ion ! Se transformant comme à vue d’œil, ses traits avaient pris un caractère de dureté implacable, d’emportement farouche, qui la rendait presque méconnaissable. Devant ces indices imprévus, révélation irréfutable d’une violence qu’il n’aurait jamais soupçonnée sous cette frêle et gracieuse enveloppe, Bernard restait immobile, frappé de stupeur. Machinalement son regard se portait tantôt sur la jeune femme, tantôt sur les noirs valets qui, retirés au fond de la salle, apparaissaient comme des ombres muettes ; son esprit assailli de pensées tumultueuses, de sensations incohérentes, roulait au hasard comme dans un sombre chaos, incapable de distinguer s’il vivait dans la réalité ou s’il était le jouet d’un songe !
Soudain, Clarice releva la tête ; la figure du jeune homme lui apparut si piteuse, si totalement déconcertée, que brusquement sa sombre angoisse s’évanouit.
— Eh bien, s’écria-t-elle avec une vivace expansion de bonne humeur qui rayonna dans la vieille salle comme le soleil du matin, que vous arrive-t-il donc ? Vous voilà sombre comme si vous étiez sous le coup de quelque affreux malheur ! Est-ce donc l’aveu que je viens de faire qui vous attriste ? La chose n’en vaut guère la peine, pour vous du moins ; que vous importe que je sois esclave ou princesse ? Ce qui se e ici en est-il changé ? Le dîner est-il moins bien servi ? Parce que je ne suis pas la femme du maître de céans, ni sa sœur, ni sa fille, ce vin de champagne que l’on nous verse, en est-il moins bon ? Reprenez vos esprits, M. de Rednitz, et ne vous préoccupez pas de ce menu détail ; lorsqu’un fruit a bonne apparence, pourquoi chercher à savoir si l’arbre qui le donne est droit ou tortu ?
Et avec une mobilité singulière, sa figure s’illuminait d’un radieux éclat de gaîté et de jeunesse. Mais l’impression avait été si forte que Bernard avait peine à s’en dégager.
— C’est que, reprit-il, tout ce que j’entends ici, est tellement inouï, tellement monstrueux !…
— Quels gros mots, quels formidables adjectifs ! Certes ils paraîtraient bien trop forts à un Hollandais de Java, à un Américain de Charleston. À Constantinople, au Caire, à la Havane, à Rio, ce qui se e ici, ne surprendrait personne.
— Oui, mais nous sommes en Europe, en pleine Italie, en terre libre, civilisée !…
— Sans doute, et ce sont des scrupules qui ne se rencontrent que dans ces vieux pays. Encore y sont-ils soumis parfois à de rudes épreuves ; moi-même, à Berlin, dans votre grande capitale, cette ville si intelligente, si cultivée, si moderne, n’ai-je pas vu, de mes yeux vu, tout au beau milieu de la salle à manger d’un de vos premiers hôtels, une gracieuse jeune Russe s’agenouiller auprès de la table où dînaient ses maîtres, et rester là, dans cette posture servile, pendant tout le temps qu’a duré le repas !…
— Façons de barbares mal dégrossis, à peine dégagés de leur institution du servage !…
— Peut-être, mais vous voyez qu’il ne faut pas être si prompt à l’étonnement. Puis, encore une fois, que je sois libre ou non, qu’importe ? Ne demandons aux gens et aux choses que ce qu’ils peuvent donner. Que cherchiez-vous en entrant ici ? Un abri contre la pluie, ne l’avez-vous pas trouvé, avec un dîner en plus, et vraiment pas trop mauvais. Et si celle qui s’est mise à table avec vous, n’est pas de condition égale à la vôtre, l’hospitalité que vous avez reçue en est-elle si fort compromise ? Je vous ai dit la vérité, je dois la dire toujours, c’est ma sauvegarde, ma seule force dans la situation qui est la mienne ; mais cela fait, qu’importe le reste ? À quoi bon se créer des soucis, des préoccupations à propos de tout, et si souvent à propos de rien ? Tenez, excusez mon audace, moi, je vous donne l’exemple ; je me fie à l’apparence, encore maintenant, j’ignore absolument qui vous êtes, et je ne m’en inquiète pas ; j’ai vu que j’avais affaire à un homme bien élevé, cela m’a suffi, et je n’ai pas lieu de m’en repentir ; grâce à vous j’ai é une soirée fort agréable ; qu’ai-je de plus à désirer ? Croyez-en ma petite expérience, bien malheureux celui qui ne se dit satisfait de ceux que le hasard met sur sa route, que lorsqu’il s’est assuré qu’ils réalisent ce qu’il s’est marqué comme type de perfection.
— Voilà qui est fort ingénieux comme paradoxe, mais tout à fait incapable de me faire revenir de mon étonnement.
— Eh bien, étonnez-vous, mais pour Dieu, que ce ne soit pas jusqu’à en perdre l’équilibre. À quoi bon donner aux choses plus d’importance qu’elles n’en comportent ? De quoi s’agit-il pour vous ? De er quelques heures le moins ennuyeusement possible, n’est-il pas vrai ? Eh bien, ne soyez pas trop exigeant sur le moyen ; lorsqu’un livre vous intéresse, vous ferez-vous un souci mortel de ce que votre exemplaire n’est pas de la meilleure édition ? Et puis, qu’arrivera-t-il ? Demain, ce qui s’est é ce soir ne sera plus pour vous qu’un vague souvenir ; à quoi bon en altérer le calme, en y mêlant des préoccupations qui n’ont que faire ici ?…
Elle parlait avec une animation si vivace, un si gai sourire, un tel rayonnement de franche amabilité, que Bernard charmé, sentit soudain comme un flot de bien-être lui envahir le cœur.
— Tout cela est juste, après tout, s’écria-t-il, arrière ces méfiances importunes qui ne font que nous rendre la vie difficile ! Vrai Dieu ! si je n’étais content aujourd’hui, quand donc le serais-je ? Voilà un des rêves de ma vie réalisé ; j’ai toujours souhaité de me trouver lancé dans quelque situation poétique, romanesque, ce soir je suis servi à souhait !
À ces mots, un nuage sembla s’abaisser sur la mobile figure de la jeune femme ; elle enveloppa son interlocuteur de son regard pénétrant et profond.
— Situation poétique ! dit-elle. Aventure romanesque ! Non, non, M. de Rednitz, souffrez que je vous arrête ; qu’il y ait ici quelque chose qui prête à ces grands mots, peut-être : cette rencontre imprévue, le soir, au fond des bois, dans ce vieux château désert, ce luxe un peu incohérent qui nous entoure, l’aveu étrange que j’ai dû vous faire, oui, cela n’est pas de la vie de tous les jours ; mais que ce soit du roman, non certes, il n’y a rien ici de romanesque, et moi, surtout, je vous l’atteste, je ne le suis pas.
— Je saisis mal la nuance, je l’avoue.
— Elle est cependant bien sensible, seulement…
Et avec une mobilité singulière, son regard tout à l’heure si sérieux, s’imprégnait d’une sorte d’humilité malicieuse, indéfinissable…
— Seulement ?… répéta Bernard, en accentuant l’interrogation.
— Seulement… il me semble que j’en ai l’impression bien nette… mais que je ne peux pas l’exprimer.
— Ne serait-ce pas la preuve qu’elle est tout à fait chimérique ! Pour parler de ce qui a existence réelle, on n’est jamais embarrassé.
— Oui vous, les esprits cultivés, maîtres de vos pensées, rompus à toutes les subtilités de la parole ; moi, c’est autre chose, ces discussions philosophiques, je n’y entends rien.
— Voilà une modestie que j’ire fort, mais je ne peux la prendre au sérieux ; je suis certain, moi, que vous direz fort bien tout ce qu’il vous plaira de dire, mais en revanche, ce que vous ne voudrez pas dire, c’est qu’au fond, vous ne vous en souciez guère, si tant est que vous le pensiez ; et pour ce dont nous parlons en ce moment, eh bien, j’en étais sûr d’avance.
— Voilà qui se tient en ordre fort logique, mais la logique n’est pas toujours la raison, et en dépit de vos syllogismes, je persiste à dire que poésie et romanesque sont deux, et que l’une peut très bien se er de l’autre.
— En thèse générale je le veux bien, surtout si cela peut vous être agréable, mais pour ce que je vois ici, ce soir, je trouve que les deux se font bonne compagnie et qu’il n’y a aucune raison de les séparer.
— Et moi, je tiens l’association pour fort mauvaise, elle prête à une équivoque qu’il ne faut pas laisser durer.
— Mais pourquoi donc, encore une fois ?… Si vous y voyez un danger si grave, c’est votre devoir de dire ce qu’il est.
— Eh bien, je m’y risque ; si dans l’explication, ma pauvre tête s’embrouille, au moins, j’aurai le mérite d’avoir essayé… Eh bien, voici… comment dirai-je ?… oui… la poésie, pour moi c’est comme une de ces ondes parfumées, subtiles émanations des fleurs, qui parfois le soir, dans une promenade à pas lents, dans un parc désert, soudain vous entourent, vous enlacent, vous enivrent, puis disparaissent tout aussi vite sans qu’on sache d’où elles sont venues, où elles vont, et pourquoi, en ce moment, vous en avez si vivement savouré le charme. À peine avez-vous eu le temps de le respirer, et l’impression vous en reste, exquise et pénétrante, comme celle d’une perfection forte et calme tout ensemble, d’une pureté idéale et qui ne laisse après elle, ni regret, ni trouble, ni arrière-pensée… Voilà pour la poésie ; le roman, c’est tout autre chose : c’est le même parfum peut-être, mais plus violent, plus âcre, obtenu par une science sûre d’elle-même, non plus de la simple fleur, mais de substances hétéroclites, par des procédés connus, classés, infaillibles et qui peut s’acheter à toute heure, chez le parfumeur du coin. Aussi, plus d’impression exquise et fugitive, c’est la distraction certaine, l’amusement à heure fixe, l’agrément facile, à portée de tous, l’amorce banale trop souvent offerte à nos curiosités les moins légitimes. C’est l’éternelle histoire d’amour, la peinture complaisante des égoïsmes, des lâches faiblesses, des emportements brutaux de la pauvre humanité… Oh ! je le sais, cela même, l’art saura l’embellir, le génie pourra le transfigurer, et les chefs d’œuvre qu’ils ont édifiés sur cette base éternellement la même, sont aux premières places parmi vos gloires les mieux consacrées ; mais prenez-y garde, si vous laissez ces fictions prendre autorité sur votre esprit, infailliblement, sous prétexte de vérité, d’observation, d’expérience pratique, elles vous amèneront à croire que vous pouvez retrouver dans la vie réelle, ce que vous aurez lu dans vos romans ; ainsi provoquée, l’imagination se surexcite, s’enflamme, et en tout ce qui l’entoure, même dans les choses les plus innocentes, elle ne voit qu’occasions d’aventures orageuses, de péripéties soi-disant ionnées qui, trop souvent, s’adressent aux impulsions les moins nobles de l’être humain. Le roman ne devrait être qu’un récit captivant, une étude purement psychologique, une analyse des complications de la pensée aux prises avec des situations au-dessus de l’ordinaire ; le plus souvent, sous le réact des mobiles les plus intéressés, il devient une prédication équivoque, pour ne pas dire malsaine, une vraie tentation, d’autant plus dangereuse qu’elle est plus habilement présentée ! Voilà le danger, et contre ce piège, il n’est jamais trop tôt de se mettre en garde. C’est ce que je dois faire, moi surtout, plus que tout autre, et ce devoir, je l’accomplis franchement, vous me rendrez cette justice !…
— Si franchement, que je me sens tout pénétré d’iration, le mot n’est pas trop fort, mais si vous pensez que j’en ai moins l’impression de romanesque, de poésie, puisque vous préférez ce terme, ah ! pour cela, vous faites erreur, une complète erreur, et tous seront de mon avis… vous-même, madame, la toute première… vous ne pouvez le nier !…
— Oui, certes, je le nie, et de toutes mes forces ; ce qui fait le romanesque dans ces rencontres, c’est bien moins les circonstances que l’intention que l’on suppose chez les acteurs de la scène ; réfrénez vos suppositions, vous verrez ce qui restera du romanesque !…
— Voilà qui est bien subtil, et j’ai peine à comprendre…
— Eh bien, je vais vous donner un exemple : si, en entrant ici, vous vous étiez trouvé en présence d’une mère de famille, jeune si vous voulez, jolie aussi, je vous l’accorde encore, désirable même si vous y tenez, mais entourée de ses enfants, leur faisant paisiblement la lecture, ou mieux encore, livrée à quelque honnête travail d’aiguille, en la voyant ainsi calme, sans regrets, sans désirs, heureuse de ce tranquille bonheur qui se respire autour d’elle, eh bien, je vous le demande, si charmante que vous puissiez la supposer, auriez-vous eu quelque impression de romanesque ? Non, n’est-ce pas ?… Eh bien, pour moi, que vous trouvez ici ce soir, il doit en être exactement de même !…
— Mais permettez,… moi, je ne trouve pas…
— Je ne permets rien, rien du tout, je vous le répète, ce sera absolument la même chose, et je vais vous en convaincre. Dans cette jeune mère de famille que j’ai évoquée, vous n’auriez rien trouvé qui prêtât au roman ; parce que rien en elle ni autour d’elle, n’eût éveillé en vous, la pensée de quelque aventure possible où la volonté de la jeune femme pût se trouver d’accord avec votre caprice. Vous le voyez donc, quand il s’agit d’émotions ionnelles, c’est l’intention intime qui est tout, dès qu’elle est rebelle à l’aventure, adieu le roman !
— Oui, mais il y a l’imprévu, ce tout puissant imprévu qu’il faut toujours prévoir !
— L’imprévu ! Vous pouvez m’en croire, il n’a aucun rôle à jouer ici ! Et dès aujourd’hui, je vous le déclare et vous l’affirme de la manière la plus définitive, la plus solennelle, rien dans ma pensée, n’est tourné au romanesque ; l’aventure, l’imprévu, comme vous le dites, n’auront jamais aucune place dans ma vie ! Traitez-moi de moraliste mystique, d’apôtre en jupons, de puritaine ascétique, de visionnaire même, dites que je vais tout droit au ridicule, à l’absurde, le monde, très probablement vous donnera raison ; je le laisserai dire, j’aurai toujours la consolation de penser que j’ai fait ce que je devais faire, que je ne pouvais pas agir autrement ; telle est ma nature et je n’y saurais rien changer ! Voilà ce que je devais vous dire, et le plus tôt n’est que le mieux ; ma position est telle que, puisque le hasard m’a mise sur votre route, il était de mon devoir le plus strict, de vous faire connaître la vérité. Et je vous le répète donc, pour ce qui est de moi, arrière les complications, les intrigues, les crises, les dénouements, tout ce qui sent l’imprévu et l’aventure, j’en ai l’horreur !… Si vous saviez combien j’aime le calme !… Et ici, j’ai réussi à en obtenir, oh ! pas beaucoup encore, mais je n’ai pas le droit d’être exigeante ! Oui, en dépit de ces apparences romanesques, c’est le calme qui règne en maître dans ces vieilles salles, dans le silence solennel de ce vieux château abandonné. Et, je tiens à vous en prévenir, cette mise en scène un peu sévère qui vous étonne, ce n’est pas un simple décor, une apparence calculée ; ce que vous voyez ici, peut avoir un parfum d’étrangeté, au fond, soyez-en certain, vous n’y trouverez que la réalité la plus sérieuse, je devrais dire la plus triste. Et telle vous la voyez, telle elle restera ; jamais, tant qu’il dépendra de moi, il ne se era ici rien de romanesque, rien qui tienne à l’aventure, de près ni de loin ; je suis comme les pauvres bêtes des bois, le souverain bien, je le place dans le calme absolu, l’obscurité et le silence !
— Les bêtes des bois n’ont certes pas à se plaindre de l’assimilation. Mais je ne vois pas en quoi le silence, le calme sont incompatibles avec le poétique, même nuancé d’un peu de romanesque. Moi, par exemple, en ce moment je sens que j’ai un pied dans le réel, l’autre dans l’extraordinaire, presque dans le fantastique, et je n’éprouve nullement la crainte de me voir brusquement englouti dans quelque abîme prêt à s’ouvrir sous mes pas. Je suis comme le lecteur confortablement installé, d’un livre intéressant, comme le spectateur bien assis, d’une très gracieuse comédie ; le corps est dans un calme agréable, l’esprit voyage plus agréablement encore, tout est pour le mieux des mieux, dans la plus charmante des aventures que j’aie jamais pu rêver.
— Fort bien, pourvu que cela dure, mais l’avenir, nul n’en répond. Vous prenez le rôle de spectateur en me laissant celui de l’auteur chargé de vous am. Cela ne me rassure qu’à demi, je me rappelle les marionnettes de Don Quichotte, et n’ai nulle envie d’avoir leur triste sort.
— Et c’est moi qui serais le cerveau fêlé chargé de les mettre en pièces ! Grand merci, je ne m’attendais pas à me voir comparer au chevalier de la Triste Figure !…
— Le mal n’est pas si grand, le digne hidalgo était un homme charmant tout pétri d’esprit et de bonne grâce ; seulement, il avait l’imagination vive, singulièrement facile à confondre ses rêveries avec la réalité. Pensez-vous qu’en prenant place devant le théâtre de Maître Pierre, il eût la plus faible idée de la manière dont le spectacle devait se terminer ! Non certes, il ne songeait qu’à s’am le plus honnêtement possible, et malgré ses belles résolutions, quelques instants plus tard, il fondait d’estoc et de taille, sur les acteurs infortunés !… Il en est de même dans la vie, nous en sommes les pauvres marionnettes, et il n’est pas trop tôt de se prémunir dès le prologue contre la chance de voir le spectacle prendre mauvaise fin.
— Bon, tous les dénouements ne sont pas si lugubres.
— Le meilleur n’en vaut rien, et encore une fois, je vous le dis : arrière tout ce qui sent le roman et le drame, les crises et péripéties, j’en ai l’horreur ! Jamais je n’ai assez de calme ! Voyez, je vis ici depuis tantôt quatre mois, dans tout cet espace de temps, à part les gens de service, je n’ai pas parlé à quatre personnes ! Vous trouvez cela triste ! Eh bien, moi, non ; j’accepte cette vie, je m’en trouve presque heureuse, pour ce repos même, pour ce silence complet qu’elle m’a assuré jusqu’ici.
Bernard la regardait fixement, il avait peine à la croire sérieuse.
— Et tout cela n’est pas poétique ! s’écria-t-il. Cela n’est pas romanesque !… Vraiment il me semble entendre le soleil dépenser gravement des flots d’éloquence pour démontrer qu’il fait sombre en plein midi ! Eh bien, moi, je ne m’arrête pas à ces délicatesses, et je tiens à déclarer bien haut que ma gracieuse hôtesse, quels que soient son nom, son rang, sa position, sa fortune ou sa naissance, n’est pas seulement la plus jolie femme, la plus aimable, la plus spirituelle, la plus charmante, la plus adorable qui se puisse voir, mais qu’elle est encore, avant tout et surtout, la figure la plus poétique, la plus idéale, une péri[1], une fée, le type le plus parfait et le plus pur de l’héroïne de roman !
Le front de la jeune femme s’était de nouveau couvert d’un sombre nuage ; sur cette figure mobile, les plus légères nuances de la pensée se révélaient, s’accusaient, avec une énergie d’expression singulière ; il était visible qu’il y avait, dans les flatteuses paroles du jeune homme, quelque chose qui lui avait déplu, mais quoi ? il était difficile de le dire ; si expressif qu’il fût, le visage de la jeune femme n’était pas de ceux qui livrent aisément tout leur secret. Partagée entre l’intime vivacité de sa nature et l’étreinte d’une tristesse invincible, elle tenait son regard ardent fixé sur celui de son interlocuteur, comme si elle eût voulu pénétrer ses plus intimes pensées ! Puis soudain, sans transition, ses grands yeux s’illuminèrent d’une flamme de capricieuse malice.
— Une figure idéale ! Le type le plus parfait de l’héroïne de roman ! disait-elle avec un sourire indéfinissable… Après tout, vous n’avez peut-être pas tort ; une héroïne comme moi, certes, vous n’en trouveriez la pareille dans aucun de vos volumes à la mode, qu’ils soient rouges ou jaunes, bleus ou café au lait !… Mais c’est tout, continua-t-elle, et, subitement elle était redevenue sérieuse, c’est bien tout, et je suis comme ces belles héroïnes de la Fronde, si je fais des ions, c’est à deux siècles de distance, et mes adorateurs sont sûrs d’être mal récompensés. J’ai horreur du roman, de l’imprévu, des crises et de l’orage, il n’y a pas pour moi d’aventures, il n’y en aura jamais, arrière les imaginations et les chimères ; je tiens à vous le dire tout de suite, de crainte de mécompte, et je suis sincère, croyez-le bien, ce que je dis, je le fais… tenez… aussi vrai que je bois ce verre de Porto !…
Le maître d’hôtel venait de servir à Bernard le vin du dessert. Posée sur un plateau d’argent, au milieu de la table, l’élégante buire de cristal recevait la lumière sur ses vives arêtes, la flamme des bougies, brisée par les facettes, remplissait le rouge liquide d’étincelles ardentes… D’un mouvement rapide la jeune femme saisit le flacon, de la main gauche elle prit un long verre à champagne, et le remplissant jusqu’au bord :
— À la santé de mon hôte ! dit-elle, les yeux étincelants, toute rayonnante de bonne grâce et de mutin caprice…
Et levant son verre, élégante et rieuse, elle apparaissait dans sa beauté enchanteresse, comme un type exquis de simplicité raffinée et de suprême aisance !…
— Oui, répéta-t-elle, à la santé de mon hôte… et à celle de la vérité !
Et d’un trait, elle vida son verre jusqu’à la dernière goutte. Cette maîtresse rasade n’amena aucune rougeur sur la lumineuse pâleur de son teint ; de sa figure mobile, toute trace de tristesse avait disparu ; contraste étrange, il y avait en elle une si pénétrante saveur de vivace jeunesse, tant de radieuse bonne humeur, une gaîté si naturelle et si communicative, que Bernard, brusquement descendu de ses hauteurs poétiques, partit d’un de ces bons éclats de rire bien franc, tout d’expansion et de sève juvénile.
— À la santé de la vérité ! s’écria-t-il… qu’elle vive !…
— Oui, reprit la jeune femme, et de nouveau par un brusque retour, son regard ardent prenait une expression de décision inébranlable, oui, et dussé-je vivre cent ans, je vous en préviens, il en sera toujours de même ; arrière l’imprévu et l’aventure, vive le calme et la bienheureuse tranquillité !…
— Ainsi soit-il, dit Bernard.
Les verres furent vidés de nouveau, et sur cette santé si bien portée, tous deux se levèrent de table, et rentrèrent au salon. Cette fois, Bernard laissa er devant lui, la jeune femme, il ne pouvait se lasser de la voir. Sa taille aux proportions exquises, l’indéfinissable élégance de sa démarche, son gracieux port de tête, ses gestes, ses moindres mouvements, jusqu’aux plis de sa robe disposés dans le goût le plus fin, le plus original, tout en elle portait le cachet de la suprême distinction ; véritable type de la femme capricieuse et raffinée, elle semblait se mouvoir dans une atmosphère parfumée et pénétrante, toute imprégnée de la séduction la plus irrésistible. Enivré par cette beauté sans pareille, légèrement en proie à la douce excitation qui suit un excellent dîner, Bernard avait conscience que ce qui lui restait de sang-froid se trouvait mis à une rude épreuve. Que savait-il, après tout, de cette femme adorable qui posait devant lui comme un sphinx charmant ? Qu’elle vînt du théâtre ou du plus grand monde, qu’avait-il à s’en soucier ? À laisser er l’occasion, ne risquait-il pas de jouer un rôle stupide ? En matière féminine, le caprice n’est pas un vain mot ; qu’il vînt à s’éveiller chez cette nature ardente et mobile, que resterait-il de ces belles déclarations de vertu ? Si, comme il était tenté de le croire, c’était quelque femme de haut vol, égarée momentanément dans quelque escapade amoureuse, ne pouvait-il pas lui convenir d’employer quelques moments de solitude, à faire accueil à cet inconnu que le hasard lui amenait ? En ce moment sans doute, dans cet esprit peu soucieux des petites convenances de la vie, elle s’amusait de son étonnement, peut-être s’étonnait-elle de sa réserve !… Sous l’action de ces pensées tumultueuses, soudain, la tête du jeune homme s’enflamma, sans transition il se trouva lancé dans le domaine de l’aventure…
Clarice se tenait debout devant la cheminée ; le pied appuyé sur le chenet massif, d’un œil distrait elle suivait les évolutions de la flamme et les gerbes d’étincelles jaillissant autour des bûches ardentes. D’un geste ionné, Bernard lui saisit la main et la retenant dans les siennes :
— Madame, dit-il, j’ignore qui vous êtes, je n’ose plus vous le demander… Mais je sais une chose, c’est que vous êtes la femme la plus charmante que mon âme ait rêvée, la plus adorable qui ait jamais fait battre mon cœur ! Et vous êtes seule ici, laissée à vous-même, dans cette ruine morne et sombre ! Ah ! malheur à celui qui possède un tel trésor, et peut consentir à l’abandonner, fût-ce pour le plus court instant ! Cette place vide, je l’occupe, et je défie qui que ce soit de m’en chasser ! Ayez confiance vous dirai-je à mon tour ; je vous aime, madame, je vous aime de toutes les forces de mon âme, mon cœur, mon esprit, ma vie, tout cela est à vous, je le sens, pour toujours ! Soyez à moi, je vous le jure, il n’y aura pas sous le ciel, d’amour, de bonheur comparable au mien !…
Il l’enlaça de son bras et chercha à l’attirer à lui. D’un brusque mouvement elle se dégagea, toute pâle, frémissante, ses yeux dans lesquels il croyait lire de si engageantes promesses, étincelaient tout brûlants de colère, enfiévrés d’une poignante douleur !…
— Ah ! dit-elle d’une voix sourde, ah ! vous me méprisez donc bien !…
— Que dites-vous, madame !… s’écria Bernard ; croyez que…
— Eh ! ne le vois-je pas, poursuivit-elle les dents serrées. Mais que vous ai-je dit, qu’ai-je donc fait pour que vous vous croyiez le droit de me parler de la sorte ! Elle est donc bien visible sur mon front, la marque de ma déchéance !… Ah ! misérable et maudite que je suis !… Il est donc vrai, tout homme, pour si peu qu’il me voie, se croit permis de me traiter comme la première drôlesse venue qui s’offre à lui dans un couloir de théâtre sur l’immonde pavé du trottoir !…
Et elle se tordait les mains dans un paroxysme de désespoir. Devant cette terrible explosion de douleur, Bernard restait muet, hors de sens…
— De grâce, madame, dit-il enfin, de grâce, excusez-moi. Ne prononcez pas ces cruelles paroles qui me déchirent le cœur !…
— C’est qu’elles sont vraies, s’écria-t-elle, avec un accent de souf indicible. Oh ! je ne me fais pas d’illusion. Et moi qui avais tout fait pour éviter d’en venir là ! Je n’ai rien caché de ce que je suis, j’ai été franche et loyale, et voilà ma récompense ! Je ne suis qu’une bohème, un gibier de bonne prise ! Une femme toute seule qui s’ennuie, c’est fragile ; on peut tenter l’aventure, il y a toute chance de succès ! Et vous avez essayé ! Ah ! malheur, malheur à moi ! Il paraît que je n’étais pas encore assez humiliée !…
— Mais, madame, balbutia Bernard, au nom du ciel, écoutez-moi. Vous vous trompez, je vous le jure. Pourquoi ne me croyez-vous pas ? Aussi vrai que j’existe, je vous aime !…
Elle se redressa soudain, l’œil en feu, les lèvres contractées par un hautain sourire.
— Vous m’aimez ? s’écria-t-elle. Eh non, vous dis-je ! N’appelez pas amour ce qui n’est qu’une fantaisie brutale, dont vous ne vous souviendrez plus demain ! Que les femmes se prennent à ces amorces, puisqu’elles ne veulent pas voir que ce n’est qu’une marque de plus du mépris que l’on a pour elles ! Moi je ne suis pas de leur race, une fois pour toutes je vous le dis !…
Bernard restait atterré ; cette violence furieuse chez cette femme tout à l’heure si aimable et si gaie, lui ôtait toute présence d’esprit. Elle s’aperçut de son trouble, le feu terrible de son regard s’éteignit tout à coup.
— Mais je ne vous accuse pas, dit-elle d’une voix triste jusqu’aux larmes. Hélas ! je ne le sais que trop, à votre place, tout autre eût fait de même ; c’est la situation qui s’impose, à quoi me sert de m’en irriter !… Oh Dieu ! qu’il est difficile de vivre en dehors des formules ! Tout à l’heure, vous vous êtes étonné de ma ion pour le calme, la comprenez-vous maintenant ? Ah ! je n’avais pas besoin de cette leçon pour savoir que la vie n’est pas possible pour une pauvre femme qui doit l’affronter toute seule, sans sauvegarde, sans famille, sans parents, sans amis !…
— Eh bien, madame, s’écria Bernard, cet appui qui vous manque, c’est moi qui vous le donnerai ! Ayez confiance, je vous le dis encore, envers et contre tous, je vous le jure, je vous défendrai !
— Ne jurez pas, vous ne savez pas à quoi vous vous engagez ; demain, peut-être, il peut se présenter telle circonstance dans laquelle vous ne pourrez seulement pas avoir l’air de me connaître ! Non, non, seule je suis, seule je dois être ; je serais criminelle si j’acceptais de lier, pour si peu que ce soit, votre sort au mien…
Bernard la regardait fixement, cette résignation désespérée lui était incompréhensible. Soudain, il se sentit mordu au cœur par un âpre soupçon.
— Ah ! dit-il, je le vois bien, mon tort c’est d’arriver trop tard, je me heurte à une influence trop puissante ; votre amour ne veut pas se donner deux fois !…
Le visage de la jeune femme se contracta comme sous le coup d’une mortelle insulte ; elle pâlit, ses yeux flamboyèrent tout imprégnés d’un courroux implacable, d’un altier et irrémédiable mépris…
— Moi, aimer ! dit-elle, d’un accent indicible. Je n’aime ni n’aimerai personne !… Jamais, entendez-vous bien, jamais !…
Et sa voix prenait des intonations violentes, tranchantes comme une lame d’acier.
— Moi, aimer ! répéta-t-elle. Jamais, vous dis-je ! Oh ! on ne m’acca pas d’avoir laissé à quiconque la plus petite espérance ! Tout à l’heure, je vous l’ai dit : de mon gré, jamais le roman n’entrera dans ma vie… Et pourtant il y est entré ; nous venons de jouer une scène, comme il s’en fait au théâtre, pour amusement de la foule, avide d’émotions et de scandales. Eh bien, je vous le demande en grâce, que ce soit la dernière, à tout jamais ; tout ce qui n’est pas le calme absolu, m’est trop douloureux ! La demande est bien inutile, n’est-ce pas ? Nous ne nous reverrons sans doute jamais. Si cela devait arriver pourtant, accordez-moi une grâce… Oh ! peut-être aurez-vous à tenir votre promesse plus de mérite que vous ne pensez… Ne protestez pas, c’est inutile, je sais trop bien, moi, les risques que je cours, et si j’insiste, c’est que j’en ai de trop bonnes raisons ! Oui, je vous le demande en grâce, si nous devons nous rencontrer de nouveau, quoique vous voyiez, quoique vous entendiez dire de moi, n’acceptez pas sans réserve l’impression première que vous pourrez en ressentir ; je ne vous demande pas d’avoir confiance, je vous prie seulement de ne pas me condamner sans m’avoir entendue ! C’est bien peu, n’est-ce pas ? C’est beaucoup, peut-être ; les circonstances vous en feront juge. Oh ! ne vous récriez pas ! Vous ne savez pas quelles choses terribles on pourra vous dire sur mon compte !… Mais si vous accédez à ma demande, croyez-le bien, je vous en serai profondément, éternellement reconnaissante… Tout cela est bien étrange, n’est-ce pas, et je vous devrais une explication ; ne me la demandez pas en ce moment, aujourd’hui je le sens, je ne pourrais vous la donner, je n’en ai ni le courage ni la force.
Elle était si belle et si touchante, sa voix tout à l’heure si âpre, avait pris des inflexions si émues, si pénétrantes qu’il semblait que la haine la plus cruelle n’aurait pu lui résister. Saisi, fasciné, Bernard se sentait sans force pour se défendre, son cœur tout entier s’élançait vers elle, en ce moment, il aurait pris son parti, sans hésiter, envers et contre tous ! Puis, soudain, par un dernier retour de raison, il sentait s’élever au plus profond de son être de sourds murmures de doute et de défiance ; qui l’assurait après tout, que cette humilité si étrange ne fût pas le masque d’une habileté raffinée, du plus subtil calcul ! Et, combattu par ces courants contraires, en proie à une indécision douloureuse, il restait sur place, immobile et muet…
Il sembla qu’elle eût conscience de ce que cette situation avait de pénible ; par un effort énergique de volonté, un sourire, bien triste encore, vint détendre les lignes contractées de son visage.
— Voilà bien des paroles sérieuses, dit-elle, et sa douce voix résonna au cœur de Bernard comme une timide caresse. Il me paraît que pour une hôtesse désireuse de bien recevoir l’hôte qu’un heureux hasard lui amène, c’est une soirée médiocrement récréatrice que je vous fais er. Et quels propos solennels ! Essayez donc, maintenant, d’une toute simple conversation ! Allons, assez de gravité comme cela, n’est-ce pas ? Un peu de distraction sera la bienvenue. Nous allons, faire de la musique, voulez-vous ? Vous aimez la musique, je le sais, je le vois dans vos yeux. Dites oui bien vite, cela me mettra à mon aise ; il est si bon de savoir que l’on aime les mêmes choses ! La musique, mais c’est la magique baguette qui chasse les mauvais esprits ! Et je vais m’en servir sur l’heure, ce n’est certes pas trop tôt !
Elle parlait, et avec une mobilité prestigieuse, son regard, son sourire s’irradiaient d’une gaîté vivace, comme rayonne le soleil après un orage d’été…
— Allons, c’est dit, continua-t-elle, placez-vous là, dans ce fauteuil, le plus confortablement qu’il vous sera possible, et écoutez… ou du moins faites semblant !… Oh ! je vous en préviens, je n’ai pas d’amour-propre, et si vous vous réfugiez dans un doux sommeil, soyez sans crainte, je n’aurai garde de vous troubler.
Et elle allait, vivace et légère, faisant asseoir son hôte, ouvrant le piano, allumant les bougies, insoucieuse et alerte comme si aucune tristesse n’eût jamais fait pâlir son front. Entraîné, enivré, Bernard l’enveloppait de son regard, tous ses doutes, ses méfiances avaient disparu ; facile à distraire, peu porté aux sombres pensées, il se laissait aller sans résistance à ce flot de gaîté si tôt revenue, et porté par cette expansive bonne humeur, il se sentait heureux !
Soudain, une pensée lui vint :
— Madame, s’écria-t-il, à son tour, je vous en prie, de grâce, accordez-moi une faveur…
— Une faveur, dit-elle… et son regard brusquement redevenu sérieux, pesait sur le sien, pénétrant et inquisiteur, comme pour lui arracher son secret. Sans doute elle fut rassurée, car elle sourit.
— Une faveur ! répéta-t-elle… eh bien, si c’est possible, c’est fait ! de quoi s’agit-il ?
— Oh ! d’un simple caprice, mais dont la satisfaction me ferait le plus vif plaisir. Tout à l’heure perdu dans ce parc désert, j’ai entendu au loin, au travers de ces déluges de pluie, une valse adorable ; je l’ai suivie, elle m’a conduit ici ; je voudrais l’entendre encore ; de grâce, Madame, veuillez me la jouer…
Une flamme singulière s’était allumée dans les grands yeux de la jeune femme ; c’était à la fois de l’étonnement et une joie intime et profonde.
— Cette valse, dit-elle, elle est allée jusqu’à vous ? Il est vrai, je l’ai jouée tout à l’heure. Quelle étrange chose ! Ainsi, si vous ne l’aviez pas entendue, vous n’auriez pas eu la pensée de venir ici ?…
— Je ne crois pas ; dans ces bois noyés de pluie, envahis par l’obscurité, rien ne me révélait l’existence de ce château ; j’aurais é cent fois tout à côté sans le découvrir.
Le regard de la jeune femme resplendissait, véritable éclair de bonheur et d’orgueil.
— Aussi, poursuivit Bernard, je lui en aurai, à cette douce mélodie, une reconnaissance éternelle…
— De la reconnaissance ! Oh ! oh ! doucement, c’est un bien gros sentiment, et il faudrait le mériter ; voilà qui n’est pas toujours facile… Ainsi vous aimez cette valse ?…
— Je la trouve charmante, poétique, ionnée, émouvante, adorable pour tout dire en un mot…
— C’est une vieille valse, viennoise, mélancolique, genre 1830, Duc de Reichstadt, etc… bien é de mode, mais non sans mérite. Et je suis heureuse qu’elle vous ait plu. Je l’ai recueillie je ne sais où, il y a bien longtemps, et je l’avais totalement oubliée ; ce soir, elle m’est revenue à la pensée, je l’ai jouée et elle m’a émue, moi aussi ! Allons, va pour la valse ; pourquoi pas après tout ! Et ensuite, autre chose, car je ne vous tiens pas quitte, et il faudra me subir jusqu’au bout.
Elle se mit au piano ; Bernard entendit résonner cette mélodie d’un charme à la fois si pénétrant et si simple ; conjurées comme par un pouvoir magique, toutes les impressions qui l’avaient assailli pendant cette journée, revivaient en lui ; il se voyait lancé à la poursuite d’un gibier fantastique, amené dans ces bois déserts, perdu dans la glauque pénombre des feuillages trempés de pluie, et au plus profond de son être, il se sentait de nouveau saisi de cette émotion inexplicable, comme du pressentiment de quelque événement qui allait dominer toute sa vie. Le pressentiment s’était réalisé ; devant lui apparaissait cette jeune femme si étrange et si charmante, vivante énigme, toute enveloppée de son atmosphère d’indéfinissable mystère, de magique enivrement. Et enlacée dans le rythme ionné et mélancolique, son imagination se perdait dans il ne savait quelles régions étranges d’où il lui semblait que sa destinée, soustraite à l’empire de sa volonté, allait sortir profondément changée, dominée par quelque pouvoir inconnu !…
Soudain les sons s’arrêtèrent…
— Voilà votre valse, dit Clarice ; comme cette inspiration si simple a de vrai charme… pour qui sait la comprendre, du moins… et je suis heureuse de voir que vous êtes du nombre !… Eh ! ne l’est pas qui veut… Mais, après tout ce n’est qu’une valse, et je ne peux vous en saturer plus longtemps. Place aux maîtres maintenant, et au grand art ; si je les maltraite, veuillez me pardonner.
Et sans autre transition ; elle commença une des plus célèbres sonates de Mozart. Jusqu’ici, en proie à cette émotion qui l’enlevait à lui-même, Bernard n’avait pas cherché à juger le mérite de l’exécution ; cette fois, plus calme, il sentit dès les premières mesures, qu’il se trouvait en présence d’un talent exquis. Elle jouait la musique la plus classique, Mozart, Beethoven, Mendelssohn. Amateur ionné, bon exécutant lui-même, Bernard dut s’avouer que, bien rarement, il avait entendu interpréter ces chefs-d’œuvre, avec plus de pureté, de largeur, un sentiment plus profond et plus vrai. Soumis depuis longtemps à une véritable abstinence musicale, il savourait cette exécution irable en vrai dilettante, ravi du fond, plus enchanté encore de la forme. Puis soudain, sans qu’il en eût conscience, son imagination surexcitée s’exalta et le lança de nouveau dans les régions idéales. Soustrait au sentiment du réel, perdu dans une rêverie vague, enivrante, il entrevoyait devant lui de lointains horizons étincelants de lumière, de fantastiques paysages, de nobles ombrages, des étangs limpides, d’éblouissantes façades de palais, et dans les allées de ce parc féerique, se promenaient à pas lents, des femmes belles, magnifiquement parées, vivantes images du charme idéal, de la plus magique séduction. Puis, brusquement, la nuit se faisait ; il se trouvait transporté dans une noble clairière de parc, sous les doux rayons de la lune ; sur les pelouses, les vastes terrasses, toute une foule était répandue, étincelante de soie et d’or, chatoyante et diaprée comme une étoffe d’Orient ; calme, heureuse, elle attendait, comme les hauts seigneurs d’une cour attendent leur souverain. Soudain, un murmure se faisait entendre, un bourdonnement d’innombrables abeilles au sommet des arbres ; le son grandissait, grandissait toujours, se modulant dans une adorable mélodie exquise de grâce, d’aérienne distinction, une clarté phosphorescente apparaissait dans les sombres feuillages, et bientôt, du sein de cette lumière magique, une femme d’une beauté sans pareille, d’une majesté incomparable, véritable reine de noblesse et de charme, lentement, descendait vers ses sujets prosternés… Tout à coup, sur un brusque changement de rythme, la scène se transformait ; c’était de nuit, la sombre façade d’un palais dans une rue déserte ; un homme s’élançait, l’épée à la main, poursuivi par un vieillard et une femme éplorée ; les fers se croisaient ; le vieillard tombait frappé à mort. Les sanglots désespérés de sa fille avaient peine à imposer silence aux ironiques insultes du meurtrier… Tout disparaissait, au milieu du grandiose déploiement d’une noire tempête, dans un tourbillon de grandes ombres et de foudroyantes clartés, on entendait des chocs de guerriers bardés de fer, des cris de haine, de vengeance, de fureur, les clameurs effrénées des héros au cœur indomptable, prêts à braver jusqu’à la colère des dieux… Enfin ces tempêtes s’évanouissaient ; le calme renaissait dans la nature ; tout s’unissait dans un hymne d’ineffable poésie pour célébrer la paix suprême, l’idéal du bonheur éternel. Et, enlevé par une force toute puissante dans les régions sans limite de la fantaisie créatrice, privé de tout contrôle sur les élans de sa pensée, semblable à un Oriental enivré d’opium, Bernard entrait à plein vol dans le monde infini des enchantements et des prodiges ; entièrement soustrait au sentiment des choses réelles, il écoutait, sans même en avoir conscience, comme si ces heures d’extase devaient toujours durer !…
Soudain, la porte s’ouvrit ; du coup les chimères s’évanouirent, la réalité reprenait ses droits. L’intendant apparut ; à pas lents, cérémonieux, il s’avança vers Clarice ; elle avait cessé de jouer, il lui dit quelques mots, adressa un profond salut à Bernard, et se retirant de quelques pas, se tint immobile près de la porte. La jeune femme ferma le piano, puis se levant, moitié souriante, moitié sérieuse :
— Voici, dit-elle, que je me trouve chargée d’une commission pour vous, et je ne sais trop comment m’y prendre pour vous la faire. Je vais avoir l’air de vous renvoyer ; c’est chose fort désagréable, mais vous m’excez, l’excellence du but justifie le moyen. Il pleut toujours à torrents, vous ne pouvez songer à regagner Orta, à pied, par ce noir déluge ; M. Erboano, toujours soigneux de la santé de l’hôte de son maître, a fait préparer une voiture, elle est à vos ordres dès qu’il vous plaira d’en .
— Quelle heure est-il donc ? dit Bernard en se levant en sursaut comme s’il sortait d’un rêve, et il jeta un coup d’œil sur la pendule…
— Deux heures et demie ! Eh bon Dieu, quelle indiscrétion est la mienne ! Je vous impose ma présence sans miséricorde, comme un vrai barbare que je suis ! Ah ! cette musique, cette musique, il me semble que je erais ma vie à m’en enivrer ! Quel dommage qu’il y ait un temps qui s’écoule, et un Orta où il faille rentrer ! Excusez-moi, madame, je vous en prie, et croyez bien que de tous les plaisirs que j’ai eus dans mon existence, c’est cette soirée qui me laisse les souvenirs les plus vifs et les plus charmants.
— J’en suis bien heureuse, et c’est le cas de dire : à quelque chose, malheur est bon. Lorsque cet oiseau fantastique vous emportait à sa suite, au travers de la pluie et de l’orage, peut-être se doutait-il que son procédé, fort contestable en apparence, finirait par lui valoir tout le trésor de nos bénédictions.
— Les miennes en tout cas, je voudrais être aussi sûr qu’il obtienne les vôtres. Pourquoi ne l’avouerais-je pas, je crains de vous avoir offensée, j’ai prononcé des paroles qui vous ont été douloureuses ! Je serais au désespoir si vous en gardiez une mauvaise impression ; avant que je me retire, de grâce, madame, dites-moi que vous m’avez pardonné ?
Et il lui tendit la main, comme il avait coutume de faire avec ses sœurs ou ses bonnes cousines, après quelque discussion un peu vive ; mais elle ne parut pas s’en apercevoir :
— Chut ! dit-elle en faisant le geste de se poser le doigt sur la bouche. Silence ! Ne parlons pas du é ; il n’existe pas pour moi ! Si vous saviez combien j’ai la mémoire mauvaise !
Et elle accompagna ces paroles d’un regard si franc, d’un sourire empreint d’une bonne humeur si cordiale, que Bernard sentit qu’il n’y avait en elle aucune arrière-pensée fâcheuse. Et cependant, elle n’avait pas voulu prendre la main qu’il lui tendait ; dans tout ce qu’elle avait dit, il n’avait pas trouvé un seul mot qui pût l’engager à revenir. Cette contradiction l’étonnait, le froissait presque ; avide d’en découvrir la cause, il ne pouvait se résoudre à finir l’entretien. Pourtant le moment était venu de prendre congé ; rester était impossible, partir sans avoir deviné le mot de l’énigme, c’était emporter avec soi une cause d’obsession acharnée, inable. En proie à ces pensées incohérentes, en vain faisait-il appel à toutes les ressources de son esprit, il ne trouvait aucun fil conducteur qui lui permît de sortir de cette position critique, tous ses efforts n’aboutissaient qu’à accentuer son trouble, un pas de plus, il le sentait, il devenait ridicule.
— Mais, madame, s’écria-t-il enfin sans trop savoir ce qu’il disait, uniquement possédé du désir de rompre le silence, quelle langue parlons-nous donc ? Je suis certain qu’à mon entrée, vous m’avez adressé la parole en italien ; maintenant, je découvre que nous parlons allemand comme si nous n’avions fait autre chose dès l’origine ; aurais-je l’honneur de compter en vous une compatriote ?…
La jeune femme paraissait s’am fort de l’air ahuri de son hôte.
— Non vraiment, répondit-elle, je ne saurais y prétendre, mais j’ai appris l’allemand,… autrefois, dans ma jeunesse… et il m’a paru bon d’y revenir, pour la circonstance. J’ai risqué l’aventure, il m’est fort agréable d’apprendre que je n’ai pas trop mal réussi.
— Comment donc, mais c’est à croire que notre vieux saxon est votre langue maternelle !… Du reste ce n’est qu’un étonnement de plus, depuis longtemps, je n’en suis plus à les compter. Il est temps que je m’en aille, si je ne veux pas perdre le peu de raison qui peut me rester.
Il fit deux pas vers la porte, puis s’arrêtant soudain :
— Je pars donc, dit-il, puisqu’il le faut, mais avant de partir, le moins qui se puisse faire, c’est de savoir où l’on est ; ne me ferez-vous pas la grâce, madame, de me dire le nom de ce château enchanté ?…
— C’est le château d’Orgoyl, dit la jeune femme, et elle ne pouvait s’empêcher de rire, à l’aspect de plus en plus troublé de son interlocuteur.
— Castel d’Orgoyl ! répétait-il, Castel d’Orgoyl ! Ce nom restera dans ma mémoire, dussé-je vivre cent ans ! Adieu pour la dernière fois, madame, et croyez bien que j’emporte gravé au plus profond de mon cœur, le souvenir de votre gracieuse hospitalité !…
— Adieu, monsieur, dit-elle, et elle accompagna ces mots d’un regard si doucement amical qu’il sembla au jeune homme, qu’il était enveloppé soudain d’une atmosphère tiède et parfumée. Arrêté sur place, il éprouvait la plus vive tentation de reprendre l’entretien ; que dire, il ne le savait, mais quitter cette charmante femme, sans doute pour ne jamais la revoir, c’était un sacrifice au-dessus de ses forces. Un incident minime coupa court à son indécision ; il était tout près de la porte, M. Erboano qui le précédait, dans l’attitude la plus cérémonieusement correcte, ouvrit tout grand le lourd battant de chêne ; il n’y avait plus à reculer, Bernard salua encore la jeune femme qui le suivait des yeux, puis il franchit le seuil, et la porte se referma.
Un sentiment pénible serra le cœur de Bernard, il lui sembla qu’il se faisait en lui un déchirement cruel ; cette apparition singulière, cette femme si belle, d’un charme si exquis et si étrange, serait-il vrai qu’elle fût à jamais perdue pour lui ? Il la quittait sans rien savoir d’elle, comme une étrangère indifférente, tandis que son cœur, il le sentait, lui appartenait pour toujours… Et dans son angoisse, il restait immobile, muet ; un désir ionné de rentrer, de la revoir, de lui parler, d’entendre encore sa voix, de s’enivrer du charme répandu en elle, lui étreignait le cœur !… Mais, dans la froide vie moderne, ces orages de ion sont à la merci des circonstances les plus vulgaires ; Bernard avait pris congé, l’intendant était là, pour le reconduire, il fallait obéir sous peine de ridicule ; il obéit !…
— Je vous suis, dit-il ; par où faut-il prendre !
L’intendant s’inclina et se mit en marche ; ils suivirent toute une série de couloirs dont la lampe que M. Erboano tenait à la main avait peine à dissiper l’obscurité opaque, et atteignirent enfin une salle dallée, sorte de vestibule, au haut d’un large escalier. Là, Bernard se reconnut ; c’était cet escalier qui l’avait amené dans le voisinage de Clarice ; il revoyait ces armures rouillées, ces meubles décrépits, ces poudreux candélabres, accessoires mélancoliques de l’abandon et de la solitude.
Il s’apprêtait à descendre, lorsque l’intendant s’arrêta et ouvrit une lourde porte enfoncée dans l’épaisseur du mur ; Bernard le suivit, traversa sur ses pas un nouveau corridor, puis un vestibule qui lui parut être d’un style beaucoup plus moderne que ce qu’il avait vu jusqu’alors. La salle, vaste, ée par trois rangs de colonnes, se terminait par un escalier monumental au bas duquel la même ordonnance se trouvait répétée sur de plus grandes proportions ; l’ensemble était imposant, mais sensiblement froid et lourd. Au fond de la salle éclairée par deux grands candélabres, apparaissait une grande porte ; M. Erboano l’ouvrit ; un courant d’air humide frappa Bernard en pleine figure, et le bruit de la pluie tombant à grands flots dans l’obscurité du dehors, remplit la vaste salle de son retentissement monotone. Une voiture était rangée sous le portique ; un grand nègre en livrée en tenait la portière ouverte ; un autre élevait tout auprès une torche à la lumière vacillante. Au travers du sombre déluge de pluie, Bernard entrevit vaguement une vaste cour toute entourée de corps de bâtiments d’apparence imposante ; c’était bien là une résidence de grand seigneur, tout à fait en rapport avec le luxe de grande allure qui se déployait à l’intérieur des appartements. Mais pourquoi le maître de ce logis somptueux, en laissait-il faire les honneurs par ce subalterne à figure cérémonieuse, pourquoi ces incohérences entre cet extérieur de grand apparat, et cet isolement lugubre dans lequel vivait cette charmante jeune femme, autant d’énigmes qui traversaient l’esprit de Bernard et le laissaient de plus en plus confus et troublé. Du reste ce n’était pas le moment de se livrer à des investigations approfondies ; la voiture s’ébranlait déjà.
— Remerciez M. le comte de Claram de ma part, dit Bernard à l’intendant au moment où il fermait la portière, en attendant, du reste, que je puisse le remercier moi-même. Quand me sera-t-il possible de le voir ?
— Monsieur le comte, dit l’intendant, est en ce moment à Milan ; il ne vient ici qu’à intervalles irréguliers. Monsieur le baron aurait peu de chance de l’y rencontrer.
Sur cette réponse peu encourageante, il ferma la portière, et fit signe au cocher qu’il pouvait partir. La voiture se mit en mouvement et bientôt, bâtiments et lumières, tout disparut dans la nuit.
Bernard roulait vers Orta au milieu de l’obscurité et de la pluie.
« Singulier pays ! Singulières gens ! se disait-il. Si je ne me sentais bien éveillé, vraiment je serais tenté de croire que quelque rêve d’une réalité saisissante, m’a transporté pour une soirée dans le pays de féerie, au milieu de figures enfantées par quelque fantaisie de mon imagination. »
Et dans son esprit déjà quelque peu rasséréné par le froid des réalités extérieures, il revoyait tout le détail de sa journée comme la succession des scènes et des décors de quelque imbroglio théâtral dans lequel il aurait joué un rôle. Ce parc désolé, ce vieux château abandonné accolé à une somptueuse villa moderne, cet assemblage de grand luxe et de délabrement pittoresque, puis dans ce cadre bizarre, cette charmante femme toute seule dans ces appartements déserts, l’étrangeté qui entrait pour une si forte part dans l’extrême distinction de sa personne, ses discours, mélange incohérent de gaîté et de désespoir, les réticences peu intelligibles de ses propos, puis ce maître mystérieux qui semblait la tenir en charte privée, tout en l’entourant d’un état de maison princier, sans qu’il fût possible de deviner si elle vivait sous sa main, en prisonnière ou en souveraine, tout cela tourbillonnait, confusion inextricable, dans l’esprit du jeune homme, et sur ce fond changeant, reparaissait toujours, vision éblouissante, la tête charmante de Clarice, avec ses grands yeux si expressifs, sa grâce radieuse, l’intense mobilité de son esprit, tout ce mélange indéchiffrable de ion et de caprice, de violence et d’exquise amabilité !
Ainsi préoccupé, Bernard faisait route dans la nuit noire, l’esprit à mille lieues de son corps, absolument insoucieux du temps et de la distance. Ce ne fut que lorsque la voiture s’engagea à grand bruit dans l’étroite ruelle d’Orta, qu’il revint au sentiment du réel. L’heure était très avancée ; il gagna sa chambre, et se coucha surexcité tout à la fois, et brisé, comme au soir d’une bataille !…
Il était grand jour quand Bernard s’éveilla. Les contrevents mal ts ne laissaient er qu’une clarté grise et terne ; le temps était couvert ; la pluie s’était arrêtée, mais le ciel restait chargé de gros nuages qui voilaient les montagnes, et donnaient au lac une couleur morne et plombée. En dépit de cette mélancolie de la nature, Bernard se sentait en excellente disposition, et les plus francs rayons du soleil ne lui auraient pas paru plus brillants que la clarté maussade qui l’accueillait à son réveil. Sans transition, son esprit se reporta aux événements de la soirée précédente ; le charmant visage de la jeune femme lui apparut soudain et, comme un foyer de lumière fit tout resplendir autour de lui. Bernard cherchait à fixer dans son souvenir cette gracieuse image ; chose étrange, il avait peine à y réussir. Tantôt il la voyait devant lui dans tout le charme de sa piquante individualité, tantôt elle se transfigurait en un type de beauté moderne, intelligente et raffinée mais usée par l’extrême habitude du monde, jusqu’à compromettre son originalité. Une chose cependant restait en elle inimitable, et qui l’aurait fait distinguer entre mille, c’était son regard, ce regard profond, pénétrant et impénétrable à la fois, tantôt bouillonnant de vie, tantôt profondément triste comme si sous cette séduisante enveloppe, il y avait une âme captive, inquiète de ses faiblesses, hors d’état de lutter contre la violence de ses ions. De tout l’ensemble, il se dégageait une impression exquise, enivrante ; Bernard se complaisait à en savourer le parfum avec une délicatesse de gourmet qu’il ne se connaissait pas encore. Tout naturellement, il en vint à se demander s’il était amoureux ; examen fait, il se prononça pour la négative. Certes il était sous le charme de cette radieuse beauté, mais ce qui dominait en lui, c’était moins l’ardente iration, qu’un sentiment de satisfaction artistique comme on en éprouve à la vue d’un chef-d’œuvre sans défaut, c’était surtout une curiosité avide et intense. Autant que tout autre, il avait eu le désir de voir se dérouler devant lui, avivé par l’émotion de la vie réelle, un roman comme on en voit dans les livres. Son désir était satisfait, le roman était là, sous sa main ; il n’aurait pu souhaiter une scène d’introduction plus imprévue et plus piquante. Avec un tel début, le dénouement avait tout l’attrait d’un mystère. Quel était le é, quel serait l’avenir de cette femme dont le présent était si étrange ? Même sans prendre au sérieux ce qu’il lui avait plu de dire sur ce prétendu esclavage, il restait encore autour d’elle assez d’inconnu et d’obscurité, pour fournir les éléments du plus curieux problème. Avide d’en pressentir la solution, il reprenait avec un intérêt ionné, toutes les circonstances de cette singulière rencontre, il en étudiait les plus petits détails, analysait les moindres mots échappés à la jeune femme. Il lui semblait que de ces rapprochements il allait surgir quelque indication, un trait de lumière qui lui en donnerait le secret. Cette recherche acharnée éveillait en lui une excitation d’esprit qui tout instinctive qu’elle fût, l’amusait autant que n’importe quel plaisir depuis longtemps désiré ; sans qu’il s’en rendît compte, il éprouvait un bien-être actif et vivace, comme s’il eût vécu d’une vie plus intense où toutes ses facultés auraient fonctionné d’un jeu plus sûr et plus rapide.
Il allait ainsi, se promenant dans sa chambre, livré à ses pensées et ne songeant pas à s’apercevoir de la fuite du temps. Soudain il s’arrêta court : une image étrange venait de se présenter à son souvenir.
— Ah ça, dit-il, quel rêve ai-je donc fait ? Oui, je ne me trompe pas…
Et faisant appel à toute sa puissance de mémoire, il vit se dérouler devant lui, une scène d’une impression saisissante : en rentrant à l’hôtel il s’était couché, et presque tout de suite le sommeil l’avait saisi ; puis il s’était réveillé, autour de lui l’obscurité était complète ; une émotion singulière s’était emparée de lui, il en avait eu la perception bien nette, sans pouvoir comprendre ce qui la produisait. Soudain la porte de la chambre sur le lac s’était ouverte, sur le seuil il avait vu apparaître une femme tenant à la main un bougeoir dont la flamme avait éclairé bien distinctement la chambre. La figure de cette femme ne lui était pas étrangère, sans qu’il pût dire où il l’avait vue ; ses cheveux poudrés, ses yeux noirs et brillants, sa taille majestueuse, son costume à la mode de la fin du dernier siècle, tout cela lui était bien connu, familier, sympathique, et l’émotion qu’il avait ressentie tout d’abord s’était soudain dissipée. En entrant, l’apparition avait promené son regard tout autour de la chambre, comme si elle eût voulu s’assurer que tout y était en ordre ; puis elle avait marché vers la cheminée, et avait jeté au miroir ce regard de la femme soucieuse du bon effet de sa toilette. Elle s’était arrêtée à considérer les photographies du comte et de la comtesse de Rednitz que Bernard, en fils pieux, avait installées sur la tablette de marbre, dans de jolis petits s en bois de citronnier ; elle avait même pris celle de la comtesse et l’avait regardée avec attention. Puis, se tournant vers Bernard, toujours immobile et muet, mais bien éveillé et les yeux grands ouverts, elle avait laissé tomber sur lui son regard tout pénétré d’affection et de tendresse, comme le ferait une mère pour son enfant bien aimé. L’illusion était si forte que Bernard voulut parler, elle l’arrêta d’un geste :
— Bernard, dit-elle, d’une voix bien distincte, au timbre ferme et précis, Bernard, mon enfant, au nom de ton père, au nom de ta mère, ne retourne pas à Castel d’Orgoyl !
Elle était restée un moment immobile, les yeux fixés sur lui comme pour accentuer l’autorité de ses paroles, puis elle s’était dirigée vers la porte par où elle était entrée, et sur le seuil, se retournant vers Bernard :
— Ne retourne pas à Castel d’Orgoyl ! répéta-t-elle.
La porte s’était fermée, la chambre était retombée dans l’obscurité, et Bernard, ressaisi par le sommeil, avait perdu conscience de lui-même.
Bien éveillé maintenant, à la pleine clarté du jour, il retrouvait tous ces détails dans sa mémoire, avec la plus vive accentuation.
« Oui, vraiment, se disait-il, voilà un singulier rêve ! Quelle précision, quelle vraisemblance ! Pardieu, au siècle é, cela ce serait bel et bien nommé une apparition. C’est ce vieux château d’Orgoyl avec ses vieux portraits d’ancêtres, qui a évoqué en mon cerveau cette figure poudrée, et par l’enchaînement des idées, la figure poudrée m’a parlé du vieux château. Eh ! mais j’y pense, c’est bien elle ! Cette marquise poudrée, c’est la figure même de la marquise Berenyi, ma malheureuse et mystérieuse grande tante ! Il paraît qu’elle s’inquiète de mes nouvelles relations avec la charmante châtelaine d’Orgoyl ! Quelle singulière combinaison d’idées et comme mon digne professeur, le Dr Helmsdorf, avec sa théorie physiologique du rêve, serait enchanté de pouvoir contrôler ses hypothèses par la description bien étudiée de ce fait particulier ! Et ma bonne mère ! avec quels yeux elle va regarder le portrait de grande tante qui lui fait face au salon, quand elle saura que j’ai reçu la visite de l’original, cette nuit, en rêve, au Lion d’Or, à Orta ! Je vais le lui écrire et tout de suite, cela me fera pardonner le retard de ma correspondance, car je suis en arrière sur ce chapitre, et au moins d’un bon mois. »
Ce disant, Bernard achevait de s’habiller, et sous l’empire de ces préoccupations emmêlées, il allait, marchant au hasard, l’esprit absent, s’arrêtant machinalement aux fenêtres et regardant sans voir. Le spectacle du reste, était peu engageant, la pluie recommençait à tomber, enveloppant de ses rideaux gris et maussades les édifices de l’île San-Giulio et les montagnes de la rive opposée. Puis il reprenait sa marche et parcourait la chambre, la pensée attirée tantôt par l’aimable image de la jeune femme du château, tantôt par l’imposante apparition de son rêve. Soudain, il s’arrêta, il était devant la cheminée, son regard était tombé sur ses photographies de famille. Chose étrange, il se souvenait bien nettement que le jour auparavant, elles se tenaient debout, bien symétriquement placées sur leurs s aux deux côtés de la pendule ; maintenant, il les voyait couchées toutes deux sur la tablette de marbre, à un des angles de la cheminée. Singulière coïncidence, il avait l’impression bien précise que l’apparition avait pris les photographies et s’était arrêtée à les considérer, et voilà qu’il constatait qu’elles se trouvaient déplacées comme si une main inconnue se fût occupée à les manier ! Un esprit superstitieux s’en fût certainement ému, mais Bernard était profondément de son siècle.
« Voilà, se dit-il, et il ne pouvait s’empêcher de rire, voilà qui ferait bien dans une de ces vieilles légendes que nous débite la bonne comtesse Winterfeld dans les soirées d’automne. J’entends d’ici la narration palpitante : un jeune officier égaré à la chasse, trouve au fond d’un vieux château, une jolie femme à l’aspect légèrement diabolique. Vite un avertissement donné au jeune homme par le bon génie de la famille, et pour plus de sûreté, pour donner un gage certain de la réalité de sa présence, le dit bon génie, après avoir contemplé avec amour les portraits de famille, pieusement installés sur la cheminée, les change de place et les empile soigneusement sur le coin de la tablette ! Brrr !… Je vois d’ici le petit frisson d’épaules de ma blonde cousine Christine, les grands yeux fixes de mes chers petits frères et sœurs, la grave figure de mes dignes parents, et le renfrognement de noble demoiselle Ursule de Latzenroth au moindre signe de doute donné par un mécréant qui s’est glissé dans l’assemblée. C’est que je me ferais lapider si je me hasardais à prétendre qu’il n’y a là que l’effet de quelque bonne négligence du sommelier qui ne sait que déranger les choses sous prétexte de les tenir en ordre. Il me tarde de narrer mon aventure à Berlin ; là, les légendes n’ont pas beau jeu, et nous en rirons tout à notre aise. »
Et il riait tout seul, en attendant mieux.
Au dehors, la pluie redoublait, il n’était pas question de sortir. C’était une journée à er dans sa chambre. Bernard en prit bien vite son parti ; avec plus d’entrain qu’il n’en avait eu depuis bien longtemps, il se mit en devoir de reprendre une vue de l’île San-Giulio qu’il avait ébauchée à l’aquarelle dans les premiers temps de son séjour. Il ne s’en était plus guère occupé depuis lors et ce travail lui parut tout particulièrement facile et agréable ; la main était ferme et souple, l’œil trouvait sans peine le ton juste, dans ces conditions le temps e vite et la solitude n’est rien moins qu’un fardeau. Bernard ne s’arrêta que lorsque le crépuscule ne lui fournit plus qu’une lumière insuffisante ; il se sentait content de lui-même, et son esprit doucement excité, se peuplait de riantes pensées. Il dîna du meilleur appétit, et dans la soirée il écrivit une longue lettre à sa mère, vraie lettre de fils affectionné à une bonne et tendre mère, et qui dut lui réjouir le cœur, tant elle respirait de gaîté vivace et de jeunesse heureuse. La journée se trouvait finie, il était dix heures. La pluie tombait toujours à flots, le lac se couvrait d’un brouillard noir et froid ; Bernard, amoureux du confortable, se fit allumer un joli feu clair et s’installa devant sa cheminée en tête à tête avec sa bonne pipe de porcelaine. À quoi pensait-il ? Il est aisé de le deviner ; il se reportait à ses joyeuses aventures de jeunesse, à ces gaies péripéties de sa vie d’étudiant et de soldat. Au milieu des bleus nuages de fumée, il voyait er devant lui de gracieuses figures féminines tourbillonnant sur elles-mêmes dans une ronde fantastique ; les belles dames de l’île, Miss Austen, semblaient mener l’aimable chaîne, puis Clarice apparaissait, et soudain, les autres figures s’effaçaient dans l’ombre. Le rythme de leurs pas s’accentuait, une harmonie douce et ionnée enveloppait, entraînait ces jolies têtes. Soudain une idée mélodique jaillit dans l’esprit de Bernard ; bien caractérisée, vivante, lumineuse… Saisi d’enthousiasme, il se mit au piano, et en moins d’un quart d’heure, il avait composé une valse, une vraie valse, avec une introduction rêveuse, mélancolique, puis un motif entraînant, tout rayonnant de vie et de jeunesse, se déployant et s’enroulant tour à tour, avec cette ampleur vivace caractéristique des œuvres appelées au succès. Surpris, enivré de se découvrir une faculté créatrice qu’il ne s’était jamais connue, il répéta son œuvre, la variant, la développant, lui créant sa forme définitive. Il en composa même les paroles, une chanson douce et poétique, vraie invocation d’un cœur qui sent bouillonner en lui l’heureuse ardeur des vingt ans. Puis sur une belle feuille de papier, il l’écrivit sans rature et au haut de la page, il plaça le titre obligé : Clarice valse. Cela l’avait mené fort tard, il se coucha l’esprit satisfait et allègre. Dans son sommeil, il entendait encore, comme répétée par un orchestre féerique, la douce mélodie désormais inséparable du souvenir de celle qui la lui avait inspirée.
À son réveil, Bernard vit briller à sa fenêtre une clarté de bon augure ; c’était le soleil qui, tout pâle encore, s’essayait à percer le rideau de vapeurs répandu sur le lac. La gaie lueur envahissait la chambre et semblait la meubler de bleus reflets ; le jeune homme avait parfaitement dormi et se sentait dans les meilleures dispositions.
« Ma digne grand tante, se disait-il, n’a pas jugé à propos de me renouveler sa visite. Elle a réfléchi sans doute, et ne veut plus s’opposer à ce que je retourne à Castel d’Orgoyl. C’est que je compte bien y retourner, à ce vieux perchoir où habite un si charmant gibier ; une occasion comme celle-là n’est pas de celles que l’on néglige. Vraiment, c’est une bonne histoire, il faut bien demeurer dans ce gîte perdu d’Orta, pour voir chose pareille. Cette jolie femme qui vit là rembuchée dans cette masure, sous la garde de ces moricauds à figure patibulaire, dans ce mélange baroque de luxe et d’abandon, et qui, à la fin d’un dîner excellent, ma foi, et parfaitement servi, vous dit du plus grand sang-froid, qu’elle est esclave ! Mais je n’oserai pas dire à qui que ce soit, que pareille aventure m’est arrivée ! Ou bien elle est un peu folle, mais certes elle n’en a pas l’air, ou bien elle a voulu voir si j’entendais la plaisanterie. Esclave, esclave ! Que diable, on n’est pas esclave par le temps qui court, ou bien on ne l’est que de son bon gré ! e encore si elle était noire, brune, rouge ou seulement couleur café, avec un turban de soie jaune, des sequins sur le front et aux oreilles ; on saurait à qui l’on a affaire ! Mais elle ! je ne connais personne qui ait autant de distinction, l’air plus grande dame. Et quelle intelligence, quelle merveilleuse activité d’esprit ! Elle sait tout, parle de tout, s’intéresse à tout ! Et il faudrait croire qu’elle se résigne à vivre ainsi claquemurée, de vive force, dans ce vieux castel, sous les ordres de l’intendant Erboano ! Allons donc, c’est absurde ! Et ce comte de Claram qui ne se montre pas, qui se tient à Milan, pendant que cette charmante femme en est réduite à la compagnie des chouettes et des chauves-souris de cette masure ! C’est qu’elle n’a pas l’air de lui vouloir du bien, tant s’en faut ! Il doit y avoir là quelque triste histoire, une bonne brouille de ménage, dont ils ne savent comment sortir. Qui sait même s’ils sont mariés ! Elle s’en défend et bien fort ; ce serait donc quelque vieille liaison qui en est à la période orageuse de la rupture, une femme séduite dont l’heureux vainqueur ne sait plus que faire !… Pauvre femme ! mais alors pourquoi a-t-elle coupé si court à ma déclaration qui était bien sincère, à ce moment ! Ce diable de champagne ! Quels tours diaboliques il m’a déjà joués ! Heureusement qu’elle ne l’a pas prise au sérieux, c’était assez de ridicule comme cela ! Bref, je suis parti de là en véritable sot, ne sachant rien, comme un bon garçon de facile composition à qui l’on dit tout ce que l’on veut et qui n’en demande pas davantage. Je n’ai pas seulement pensé à faire ca l’intendant, pas même le cocher qui m’a ramené ici ; avec un louis bien employé j’aurais appris bien des choses. Mais ce qui n’est pas fait peut se faire, je pousserai une reconnaissance en règle sur la position ennemie et j’aurais bien du malheur si je ne viens pas à bout de ce grand secret. »
Tout en raisonnant ainsi, Bernard s’était remis au travail. Il s’agissait de mener l’aquarelle à bonne fin. Il y réussit, mais non sans peine, le pinceau se montrait plus rebelle que la veille, et ce ne fut que tard dans l’après-midi, que l’œuvre pût être considérée comme terminée. Le soir, Bernard éprouva un véritable désir de voir autre chose que les murs de l’hôtel et de parler avec des vivants. Il se rendit chez les Austen qui le reçurent avec leur bonne grâce habituelle ; toutefois le calme intérieur anglais, le salon si correct et si propre, lui parut quelque peu triste, et Miss Florence elle-même, dans sa fraîche toilette blanche, n’était pas ce soir dans ses grands jours de beauté. Par égard pour le repos du dimanche, Bernard s’abstint de parler de sa chasse, évitant ainsi toute tentation de décrire sa réception au vieux château. Rentré chez lui, il resta encore une heure à fumer sur la terrasse du lac ; en face de lui, sur les façades de l’île San-Giulio ne brillaient que de rares lumières ; évidemment les princesses étaient encore à Milan. Dans le silence de la nuit, Bernard revoyait er devant lui ces figures amies, celle de Miss Florence, puis il en revenait à Clarice. C’était toujours elle qui finissait par supplanter les autres ; debout devant lui, elle le regardait avec son sourire de sphynx moqueur ; à la longue il en éprouva une sorte d’irritation, et n’eut pas d’autre ressource que de chercher l’oubli dans le sommeil.
Le lendemain, le ciel était sans nuages, la chaleur brusquement revenue se faisait sentir aussi forte que jamais. Bernard, retiré dans sa chambre aux volets demi-clos, se souvint qu’il avait ébauché un mémoire sur l’emploi de la cavalerie légère ; le moment paraissait venu de reprendre ce travail depuis longtemps abandonné ; il relut ses notes et chercha à les coordonner, mais son esprit était ailleurs, et au lieu des éclaireurs répandus dans la plaine, il voyait beaucoup plus volontiers des massifs de grands arbres et les pignons aigus du vieux château. Le travail n’avançait pas. Bernard, brusquement, le fourra dans son portefeuille, sortit de l’hôtel et alla chercher quelque air de brise sous les grands pins du Monte-Sacro. Il y trouva une solitude complète, les bons capucins, cloitrés dans leur retraite, ne se hasardaient pas à montrer dans les vertes allées, leurs silhouettes pittoresques. Assis sous le porche d’une des chapelles, le jeune homme se sentait sous le poids d’une sorte de somnolence fort semblable à l’ennui ; le meilleur moyen de s’y soustraire n’était-ce pas d’aller rendre sa visite à la châtelaine d’Orgoyl ? Cela méritait réflexion, la visite serait un peu prématurée pour une simple démarche de politesse ; tout bien considéré, il remit non sans regret la course à un autre jour. Au milieu de ces incertitudes, la nuit était venue ; à sa grande satisfaction, Bernard vit briller les fenêtres de la maison hospitalière de San-Giulio. Ses belles voisines étaient de retour. Il se hâta de se présenter chez elles. La princesse Dadief seule le reçut, son amie, fatiguée du voyage s’était déjà retirée ; Bernard n’en a pas moins une fort agréable soirée toute de bonne caie et de gais propos. Là aussi, il s’abstint de parler de son aventure de la forêt ; il lui semblait voir à l’ouïe de ce récit, le sourire de la princesse se dessiner plus malicieux que jamais et en vrai jeune homme terrifié du ridicule, il redoutait de s’exposer à cette épreuve. Le marquis de Vaunaz, le chanoine Berti étaient aussi présents ; devant eux surtout, Bernard n’avait pas à faire de confidences. Il n’en éprouvait pas moins une vague contrariété et se retira le premier en pestant contre ces importuns, trop bien implantés dans l’intimité des belles princesses. Sans leur assiduité, il se serait décidé peut-être à demander si à Milan, il était question du comte de Claram. Obligé de garder le silence, il trouvait le problème encore plus irritant.
Au matin le temps était d’une beauté irable, la chaleur déjà forte, annonçait une journée brûlante. Bernard prit son bateau et rasant les rives boisées, dépensa deux heures à pêcher sans grand succès. Peu à peu les rayons du soleil réfléchis par le grand miroir du lac vinrent le chercher sous l’abri des grands arbres ; force lui fut de rentrer. Installé dans sa chambre demi-close, il cédait à l’action toujours plus forte de la chaleur, et s’engourdissait dans une molle inaction ; sa mémoire, seule encore vivace, lui présentait impitoyablement le motif de sa Clarice-valse, et par une association toute naturelle d’idées, l’image de la jeune femme surgissait devant lui. De nouveau, il se demandait à quel monde, à quel ordre de choses, elle pouvait appartenir, et l’impossibilité où il était de répondre à cette interrogation obstinée finissait par se transformer en une obsession de plus en plus irritante. Pour s’en débarrasser, il essaya de lire, de dormir ; tout fut inutile ; même l’ardente chaleur de midi ne réussissait pas à chasser la préoccupation importune.
Soudain, Bernard se leva, prit son fusil, siffla le chien, et sans regarder derrière lui, se dirigea par le plus court, sur la campagne. Il marchait d’un bon pas, insoucieux de la chaleur, l’esprit allègre et dispos ; il avait pris sa résolution, et brusquement, comme si on eût écarté le rideau maussade tendu devant ses yeux, il avait retrouvé tout son entrain et sa bonne humeur. Non qu’il entendît se diriger tout droit sur le vieux château et faire sa visite à la châtelaine, il comprenait que ce serait encore trop tôt ; il voulait seulement chasser dans les environs, et se rendre compte mieux qu’il n’avait pu le faire la première fois, du véritable aspect de cette bizarre résidence. Puis, ce qu’il ne voulait pas s’avouer, si le hasard, quelque circonstance complaisante l’amenait dans le voisinage immédiat de la jeune dame, peut-être ne résisterait-il pas à la force des choses et se laisserait-il aller au cours des événements. Ainsi capitulant avec lui-même, il cherchait par des réserves mentales naïves à force de subtilité, à concilier le désir impérieux qui le poussait vers le vieux château, avec son amour-propre et sa timidité coalisés pour l’arrêter en route. Dans cette situation d’esprit il marcha d’un bon pas à travers champs, s’efforçant de se tenir dans la direction qu’il avait suivie trois jours auparavant ; bientôt il se trouva dans le bouquet de bois où s’était levée la fameuse bécasse. Cette fois le gibier s’était montré d’humeur moins complaisante, et Bernard dut se contenter de deux cailles venues étourdiment à sa portée ; du reste il ne songeait guère à s’en affliger ; à mesure qu’il avançait, la chasse devenait de plus en plus pour lui l’élément secondaire de sa promenade. Conservant autant que possible sa direction, il atteignit bientôt les ondulations boisées qui lui semblaient marquer le voisinage du château ; il allait rapidement franchissant bois et ravins, et s’attendant à chaque instant à voir surgir dans les buissons, le vieux mur d’enceinte du parc. Il marcha une demi-heure encore, rien ne parut ; plus il allait, moins il reconnaissait le pays ; les rampes devenaient plus rudes, les plis de terrain s’accentuaient, puis soudain un banc de rochers lui barra la route. Il était certain de ne rien avoir vu de semblable, évidemment il avait manqué la direction et se trouvait trop haut dans les pentes du Monterone ; il redescendit, remonta, poussa sur la droite, puis sur la gauche, sans plus de succès, il semblait que le château se fût évanoui comme un rêve.
Il commençait à se faire tard, le soleil ne projetait plus à travers les arbres que des rayons rouges et rasants. Bernard, de fort mauvaise humeur, s’était assis sur un bloc de rocher et cherchait à recueillir ses souvenirs et à s’orienter dans ce labyrinthe, lorsqu’il entendit des pas dans l’épaisseur du bois ; bientôt il vit paraître un homme vêtu en paysan, le fusil sur le bras, qui descendait la pente de la montagne.
— Eh ! l’ami, lui dit Bernard, quand il fut à portée, peux-tu m’indiquer à quelle distance je suis de Castel d’Orgoyl et quelle direction je dois suivre pour m’y rendre ?
Le paysan s’arrêta et fixa sur Bernard de petits yeux gris fort défiants.
— Castel d’Orgoyl ! dit-il enfin en pesant ses mots, je ne connais pas ça.
— Comment, dit Bernard désagréablement surpris, toi chasseur, habitant le pays, tu ne connais pas Castel d’Orgoyl et son parc avec son enceinte en ruines, c’est pourtant à deux pas d’ici !
— Ah ! dit le paysan avec un redoublement de lenteur, monsieur veut parler du château du parc ? C’est que ça ne s’appelle pas Castel d’Orgoyl et je ne pouvais pas deviner ce que monsieur voulait dire.
Bernard n’y comprenait rien ; le paysan voulait-il se moquer de lui, ou bien était-ce Clarice qui l’avait égaré en lui donnant un faux nom qui devait le mener perdre…
— Eh bien, reprit-il, puisque tu sais ce que je veux dire, que le château s’appelle comme il voudra, mais dans quelle direction est-il ?
— C’est la villa Rezzi, dont monsieur veut parler ? Et les yeux du paysan prenaient une expression de plus en plus matoise. Il y a une bien jolie femme qui y demeure. Monsieur la connaît peut-être ?
— Oui, dit Bernard, qui saisit cette occasion pour tâcher d’apprendre quelque chose sur Clarice. Je la connais et je dois lui faire une visite, malheureusement je me suis égaré dans ces maudits ravins.
— Ah ! c’est une jolie femme, reprit le paysan de sa voix lente. Qui sait ? Monsieur la rencontrera peut-être dans le bois !
Ce propos surprit Bernard, l’idée ne lui était pas venue que Clarice pût se promener dans ces fourrés déserts et il lui sembla que son sournois interlocuteur n’avait pas fait cette ouverture dans une intention très bienveillante.
— Est-ce que cette dame se promène souvent par ici ? dit-il d’un air qui voulait paraître indifférent.
— Oh ! dit le paysan, d’un ton qui devenait risible à force de cauteleuse matoiserie, monsieur la connaît, monsieur doit en savoir plus long que moi.
— Eh ! comment le saurais-je, s’écria Bernard, puisque je n’ai rencontré la comtesse de Claram que par hasard et il y a tout juste deux jours. Parle donc, au lieu de faire le malin, ai-je quelque chance de la rencontrer dans ces bois ? Si elle se promène, elle doit se promener dans son parc et c’est là que je compte aller si tu veux bien te décider à me montrer le chemin.
— C’est que ce n’est pas facile à indiquer, le bois est touffu, avec des crases et des ravins qui empêchent d’aller droit et vous pourriez bien vous perdre. Moi je ne peux pas vous accompagner, il se fait tard, le château est encore loin et il faut que je rentre à la maison.
Bernard comprit qu’il n’obtiendrait rien du rusé compère, d’ailleurs il commençait à se faire obscur et le moment de se présenter au château était bien é. Il pensa qu’il réussirait mieux à se faire indiquer le chemin d’Orta qu’il avait tout aussi bien perdu que celui d’Orgoyl, puis en faisant route avec le paysan, il le ferait ca et obtiendrait sur Clarice des renseignements qui promettaient d’avoir leur intérêt. Il prit donc son parti et se mit en devoir de descendre vers le bas de la montagne.
— Et connais-tu le comte de Claram qui habite le château ou la villa ? dit-il à son compagnon de route.
— Le comte de Claram ! je ne le connais pas. Il n’aime pas la campagne, celui-là, et s’il se promène, ce n’est pas dans les bois.
— Alors, c’est bien curieux qu’il laisse sa femme toute seule dans ce vieux château…
— Oui, c’est curieux, curieux tout à fait. Mais pour la dame, elle ne s’ennuie pas tant je crois, elle sait bien se distraire, et ce n’est pas l’intendant, tout mauvais qu’il est, ni ces moricauds en habits de singe qui l’en empêchent.
— C’est vrai qu’il n’a pas l’air bon, M. Erboano, ni ses valets noirs non plus, et toi tu n’as pas l’air de leur vouloir du bien ; ils t’ont sans doute empêché de braconner dans le parc !
— Braconner ! Je ne braconne pas, je suis en règle comme un autre, et si je braconnais, ce n’est pas eux qui me feraient peur. Et la petite dame aussi, quand elle veut se promener, elle se e bien de leur permission ! Tout cela est curieux, comme dit monsieur. Ce n’est pas que j’y trouve à redire, moi ; on n’a pas été six ans à Turin et à Milan, pour ne pas savoir ce que c’est que le monde. Qu’ils fassent ce qui leur plaît, ça ne me regarde pas, mais enfin on peut trouver ça tout drôle.
— Mais encore une fois quoi ? Qu’est-ce qui se e ? Je n’ai rien vu au château de si extraordinaire, tout y est très bien tenu, et la jeune dame a fort bonne apparence.
Le paysan le regardait en dessous, se demandant s’il ne s’était pas risqué au-delà des limites de la prudence.
— Oui, dit-il enfin, c’est bien vrai, la dame est tout à fait princesse et la maison est sur bon pied, les livrées, les chevaux, les voitures, tout est bien en bon ordre et je m’y connais, moi, tout en étant de la campagne. Oh ! c’est une bonne maison, personne ne dit le contraire !…
Bernard vit qu’il n’en obtiendrait rien s’il ne prenait pas l’initiative des critiques.
— Eh bien, c’est le cas de dire que tout ce qui reluit n’est pas or ; moi, je ne comprends pas qu’avec ce grand état que le comte de Claram tient au château, il soit le seul à n’en pas profiter. Que diable, quand on a une aussi jolie femme, on ne la laisse pas toute seule, comme en prison, sous la garde d’un intendant ! Tout bien compté, ce sont peut-être des gens du grand monde, mais ils ont tout l’air d’être d’un drôle de grand monde.
— Ça, c’est vrai aussi ; le comte est toujours à Milan, à mener un train du diable, l’intendant fait le maître tout comme si la dame n’était pas au château. La dame tantôt reste enfermée pendant des semaines et des mois ; tantôt elle chasse avec le garde chef, et cette petite femme qui a l’air toute frêle, qui tremble la fièvre à ce qu’on dit, pendant des jours et des jours, tout à coup se met à courir en plein soleil, du matin au soir, d’un pas à fatiguer le meilleur montagnard. Et puis ce n’est pas tout et si on voulait ca… Mais bah ! ça ne me regarde pas. Qu’ils s’amusent à leur aise si c’est leur goût !
— Que veux-tu dire ? voyons, parle, que sais-tu ? Avec tes réticences, tu m’enrages ! Ne vois-tu pas que je veux savoir ce qui se e par ici !…
— Eh bien, monsieur, dit le paysan, en s’arrêtant, je ne sais pas grand-chose, mais je peux tout de même vous conter ce qui m’est arrivé. Il n’y a pas de mal à le dire, après tout, et puis je ne suis pas le seul qui l’ait vu. Il y a de ça un mois ; j’étais à l’affût dans ce même bois, à quelques rangées d’arbres de cette place ou nous sommes ; il faisait la lune, mais sous les feuilles, on n’y voyait guère. Voilà que tout à coup j’entends un pas qui monte, monte, et si léger, si vite, que je ne pouvais comprendre ce que ça pouvait être. La côte est rude, comme vous voyez, mais le pas venait, venait, on aurait dit un chevreuil à la course… Tout à coup, à cinq pas de moi, je vois déboucher une figure de femme, et un petit rayon de lune tout à point me fait reconnaître la dame du château ! Je crois qu’elle m’a vu quand même j’étais dans un bon massif d’ombre, mais il y en a qui disent qu’elle voit la nuit ! Toujours est-il qu’elle s’est jetée de côté, leste comme un écureuil, et a continué à monter entre les arbres, si vite, si vite qu’en un rien de temps, je n’ai plus rien entendu. Où allait-elle ?… C’est drôle cela ! Je suis resté encore deux heures tout près du sentier et je ne l’ai pas vue redescendre. Pourtant, le lendemain je me suis trouvé de très bonne heure à la villa, histoire de vendre un peu de gibier, et j’ai su qu’elle y était ; personne n’avait l’air de se douter qu’elle eût é la nuit dehors à courir les bois. Moi, ce n’était pas mon affaire de le dire. Mais enfin qu’est-ce qu’elle allait faire dans la montagne ? Je n’en sais rien, moi, mais quand on est aussi jolie et qu’on e toute sa vie toute seule, il peut vous venir à l’idée de chercher compagnie. Du pas qu’elle marchait, elle a bien pu aller à Stresa, et par là, dans les hôtels, il y a toujours des étrangers qui ne demandent pas mieux que de se promener au clair de lune, avec de jolies dames. Enfin, tout ça ne me regarde pas, je n’en parle à monsieur que parce que ça semble l’intéresser. Moi, je ne suis qu’un paysan mais je sais bien que si cette femme était à moi, je ne souffrirais pas qu’elle ât ainsi les nuits à courir la prétantaine !
— Eh bien, le comte est sans doute un mari qui n’est pas jaloux ; il n’est pas le seul de son espèce…
— Un mari, un mari ! Je n’ai pas vu le prêtre qui a fait le mariage, et m’est avis qu’on aurait de la peine à le trouver.
— Oui dà ! Tu ne les crois pas mariés ! Eh bien, puisqu’ils se détestent, alors qu’est-ce qui les empêcherait de se quitter ?
— Ah ! moi, je ne veux pas me casser la tête à deviner leurs secrets. La femme du garde-chasse qui croit savoir les choses, dit à qui veut l’entendre que dans le temps, par les Amériques, le comte a acheté la jeune dame et qu’elle lui appartient comme mon chien est à moi. Mais c’est une histoire de ce mauvais diable d’Erboano, et il faut bien ne pas avoir quitté son village pour y croire. Si j’avais à hasarder mon mot, je dirais que la dame a probablement quitté son mari ou sa famille pour suivre le comte ; puis l’amour a é et le comte qui ne veut pas la mener avec lui, la laisse dans ce vieux château, où elle reste, elle, parce qu’elle ne sait plus où aller. Puis elle est mal portante, elle a des crises de fièvre terribles, à ne pas pouvoir seulement ouvrir les yeux. Ce qui ne l’empêche pas deux jours après de recommencer ses courses dans la nuit, et je ne suis pas le seul qui l’ait rencontrée. Brasso, d’Orta, dit qu’il l’a parfaitement reconnue l’autre nuit, comme elle entrait dans le Monte-Sacro à une heure du matin, par la brèche près du vieux couvent. Elle y est restée une grande heure, puis elle est repartie de son petit pas que personne ne peut suivre. Avait-elle trouvé quelqu’un, là, qui l’attendait ? Brasso croit bien avoir vu une ombre dans le lointain d’une allée, mais la nuit, on n’est sûr de rien. Vous penserez de cela ce que vous voudrez, moi, je ne lui veux point de mal à cette dame, mais enfin, on n’est pas obligé de fermer les yeux à ce qu’on voit.
Bernard écoutait ce discours sans mot dire ; il se sentait envahi par une irritation qui tenait de fort près à la colère ; évidemment il avait joué, dans son entrevue avec la jeune femme, un rôle ridicule ; elle s’était amusée à ses dépens et toute la mise en scène dont elle s’était entourée était calculée pour le mettre en défaut. Cette tenue si correcte, ces manières si dignes, si élégantes, n’étaient qu’un masque destiné à cacher de mauvais instincts, une profonde dépravation ! Et c’était devant cette bohème faite aux expéditions nocturnes, qu’il s’était agenouillé en lui offrant de lui consacrer sa vie ! Comme elle avait dû rire en voyant le succès inespéré de ses manœuvres ! Tout l’amour-propre du jeune homme se révoltait à cette pensée, et il se promettait de tirer une rude vengeance de l’affront qu’il avait reçu. Il restait à en trouver le moyen, et avant tout, il fallait se renseigner sur le chemin à suivre pour arriver au château sans courir le risque de se perdre. Le chasseur lui conseilla de ne pas prendre par les bois mais de suivre la grande route jusqu’à Arona, et de gagner de là la villa qui n’en était éloignée que d’une demi-lieue ; à cheval, Bernard franchirait rapidement la distance.
Sur ce renseignement bien rétribué, et comme on était sur la route, Bernard se sépara du chasseur et revint à Orta.
Il dîna seul, de fort mauvaise humeur, roulant toujours dans sa tête son projet de vengeance et ne voyant pas nettement comment il devait s’y prendre pour lui donner le plus possible de satisfaction. Fatigué de se sentir en proie à cette obsession, il chercha quelque distraction qui pût l’y soustraire. Il était un peu tard pour aller en visite et il ne se souciait pas de montrer à miss Florence ou aux dames de l’île son visage maussade. Il se rabattit donc sur un but plus modeste, gagna le café de la place, s’assit au fond de la salle, demanda une bouteille de vin d’Italie et se mit en devoir de fumer sa bonne grande pipe. Plongé dans une demi-torpeur, il reait dans son esprit les paroles du paysan ; devant lui se dressait, fantôme moqueur, l’image obstinée de la jeune femme, avec son séduisant sourire tout imprégné de promesses trompeuses. Il était au plus fort de cette désagréable rêverie, lorsque son attention fut attirée par l’approche de deux personnes qui s’installèrent près de lui sur la petite terrasse du lac. Dans l’embrasure de la fenêtre, il voyait leurs figures dont l’une au moins avait un aspect bien caractéristique ; c’était une vieille femme, vêtue de pittoresques haillons, que Bernard avait souvent vue sur la place. Elle ait pour bohémienne ou tout au moins pour diseuse de bonne aventure et un peu folle par-dessus le marché. La personne qui était avec elle, vêtue assez simplement, était sans doute une femme de chambre de quelque famille étrangère en séjour à Orta. La vieille étala sur une table un jeu de cartes et se mit à marmotter dans l’oreille de son auditrice le résultat de son opération. La pauvre femme n’en retira sans doute pas grande consolation, car elle se leva bientôt, mit quelques pièces de monnaie dans la main de la vieille et se retira le visage tout soucieux. Bernard qui regardait machinalement cette scène, vit se fixer, sur lui les yeux noirs et perçants de la vieille. L’oisiveté ennuyée est une médiocre conseillère, il vint à l’esprit du jeune homme de se distraire un instant en recourant à la soi-disant science de cette pythonisse de carrefour ; à tout le moins, il se disait qu’il pourrait peut-être obtenir d’elle quelques renseignements sur le sujet qui lui tenait si fort au cœur.
Il l’appela donc et lui tendant la main ouverte, lui demanda de lui dire sa bonne aventure. La vieille le regarda de ses yeux noirs, à l’expression méchante, puis elle examina les lignes de sa main ; au bout d’un instant, elle dit d’une voix traînante :
— Voilà une main qui n’a pas trouvé ce qu’elle cherche et qui n’en est pas contente.
Bernard comprit immédiatement que la vieille avait eu connaissance de la course infructueuse qu’il venait de faire et qu’elle s’emparait de cette circonstance pour donner créance à ses talents de devineresse : un peu piqué, il répliqua d’un ton ironique :
— Si c’est là tout ton horoscope, il ne vaut guère. Qui est-ce qui trouve tout ce qu’il cherche, et s’il fallait s’en désoler, qui donc aurait jamais un moment de calme ?
La vieille continua de sa voix lente, comme si elle n’eût pas entendu :
— Quand la jeunesse cherche la beauté, si elle ne la trouve pas, c’est qu’elle la cherche mal.
— Vraiment ! Cela non plus n’est pas bien neuf. D’ailleurs cette beauté qu’on cherche, quand on l’a trouvée, on s’aperçoit souvent qu’elle ne vaut pas la peine que l’on s’est donnée pour elle.
— La beauté est comme la neige au sommet des Alpes, de loin, elle rayonne de splendeur, de près elle aveugle et tue ; on la cherche tout de même, et une tentative manquée ne décourage pas d’une seconde.
Évidemment la vieille en savait plus qu’elle ne paraissait vouloir en dire, il ne s’agissait que de la faire parler ; Bernard résolut de brusquer l’aventure :
— Ainsi, dit-il, tu me conseilles de retourner à Castel d’Orgoyl !…
À peine eût-il prononcé ce mot, qu’un bouleversement étrange se produisit sur le visage de la bohémienne, une pâleur livide se fit jour sous la couche épaisse de hâle qui couvrait ses traits, ses yeux agrandis roulèrent convulsivement dans leurs orbites, le regard prit l’expression hagarde de la folie, ses lèvres s’agitaient sans pouvoir proférer aucun son. Elle se leva toute droite comme galvanisée par une secousse électrique, puis se penchant vers Bernard qui restait stupéfait de cette brusque transformation :
— Castel d’Orgoyl ! dit-elle ; qui a parlé de Castel d’Orgoyl !… Pourquoi prononcer ce nom devant moi ! Savez-vous ce que c’est que Castel d’Orgoyl ? C’est une maison maudite, et tous ceux qui l’habitent, comme ceux qui l’ont habitée, sont maudits, maudits, tous à jamais ! Ah ! comte d’Orgoyl, ton crime a si bien pris possession de ton château, qu’il s’impose à tous ceux qui osent y vivre, et que tous deviennent aussi corrompus, aussi criminels que toi ! Savez-vous ce qu’ils ont fait, ces misérables étrangers qui l’occupent, tandis que moi, qui seule ai le droit d’y vivre, je n’ai pas seulement une cabane pour m’abriter ? Ils m’ont chassée, chassée à coups de fouet comme une bête immonde ! C’est ce scélérat d’Erboano, le digne chef de ces Mores infidèles, qui a osé porter la main sur moi, moi à qui il devrait obéir comme à la maîtresse du château ! Mais malheur à lui, malheur à son maître et à tous ceux qui usurpent mon bien légitime ! Ils me méprisent, mais ils sauront ce que pèse ma malédiction ! Oui, répétait-elle d’une voix rauque et sourde, en se tordant les bras dans un accès de rage folle, malheur à Orgoyl, aujourd’hui comme jadis, et maudits soient ses habitants depuis le comte de Claram qui n’y vient que pour continuer ses orgies, jusqu’au lâche et cruel Erboano et à ses vils esclaves, jusqu’à la dame noire, plus méchante à elle seule et plus perverse qu’eux tous ! Ah ! disait-elle, en fixant sur Bernard des yeux ardents, pleins d’une haine et d’une rage indicibles, vous ne l’avez pas trouvée aujourd’hui, et vous croyez peut-être qu’elle est au château, calme et tranquille comme vous l’avez vue la première fois ! Eh bien, allez demander aux pâtres et aux charbonniers de la montagne, ce qu’ils pensent d’elle ! Ah ! c’est bien une digne habitante d’Orgoyl, fourbe et cruelle, ne croyant qu’au mal et se jouant des soufs des autres ! Ne l’ai-je pas vue encore aujourd’hui cachée derrière le mur du parc, me regardant avec ses yeux de démon qui semblent vous percer jusqu’au fond du cœur ! Elle a cru m’effrayer, comme le jour où elle m’a fait chasser par ses misérables nègres… Mais malheur à elle ! Elle ne me fera pas toujours peur, et je dévoilerai ses infamies. Quelle honte ! Ce comte de Claram qui ne voit rien ou ne veut rien voir, et ce vil complaisant d’Erboano, qui ferme les yeux comme s’il pouvait espérer de se concilier un jour ses bonnes grâces ! Mais ils s’en repentiront. Elle est plus forte qu’eux tous, c’est un vrai démon ; oui, je vous le dis, et malheur à ceux qui l’approchent !…
— Ah ça, dit Bernard que ces divagations de folle commençaient à fatiguer, si cette femme est si redoutable, pourquoi veux-tu que je cultive sa connaissance ? Je n’y tiens pas autant que cela, moi !
— Pourquoi ? dit la vieille avec une ardeur étrange. Parce que je veux me venger de ceux qui m’ont chassée d’Orgoyl et qui l’occupent malgré moi, malgré mon droit ! Il faut qu’ils en sortent tous accablés de malheur et de honte ; il faut qu’ils aient le cœur brisé, et ce sera la vengeance du Ciel !
Bernard ne savait plus s’il devait rire ou se fâcher ; heureusement pour lui, il n’y avait plus personne dans la salle ; il lui eut grandement déplu d’être vu en si longue conversation avec cette folle. En ce moment, et comme pour le tirer d’embarras, le maître du café entra, il n’eut pas plutôt vu la vieille qu’il courut sur elle et la saisit rudement par le bras.
— Ah ! sorcière, s’écria-t-il, je t’y reprends encore à venir faire des scènes ici ! Je ne sais qui me tient de te rompre les os ! Excusez, signor baron, si j’avais su que vous étiez exploité par cette maudite vieille, il y a longtemps que je vous en aurais débarrassé. Allons, hors d’ici, gibier du diable, ou gare à ta peau !
Cette allocution énergique produisit l’effet désiré, la vieille se dirigea au plus vite vers la porte. Bernard touché de pitié, lui jeta quelque menue monnaie, elle la ramassa avec avidité et disparut.
— Qu’elle aille au diable, dit le maître du café, monsieur le baron est vraiment trop bon, cette maudite vieille ne songe qu’à mal faire ; si jamais je la rattrape à rôder par ici !…
— Bah ! dit Bernard, elle voulait me dire ma bonne aventure ; ça n’est pas bien dangereux…
— Oui, elle dit la bonne aventure à coups de commérages et de cancans. C’est qu’elle est méchante, et si on croyait ce qu’elle dit !…
Une idée surgit dans l’esprit de Bernard.
— Peut-être, dit-il, mais ce qu’elle dit est assez amusant… Tenez, tout à l’heure, elle m’a fait je ne sais quelle histoire sur un vieux château, là-bas, dans le Monterone, du côté d’Arona ; c’était curieux !…
Le maître du café regarda Bernard avec ses petits yeux fins :
— Un vieux château, du côté d’Arona ! dit-il ; est-ce que M. le baron y a été ?
Bernard ne voulait pas paraître trop au fait de l’aventure :
— J’en ai entendu parler, on en raconte de drôles de choses, surtout sur les habitants. Est-ce que vous les connaissez ?
— Moi, non, mais des gens d’Arona en parlaient ici l’autre jour.
— Eh bien, qu’est-ce qu’ils en disent ?
— Oh ! pas grand-chose, personne n’y comprend rien. La villa est louée à un comte espagnol je crois, fort bel homme, véritable grand seigneur, riche à millions et qui aime à s’am. Il vit à Milan et mène un train du diable. À la villa, il a un intendant et des valets nègres qui sont là on ne sait trop pourquoi, car le comte y vient très rarement ; mais il y a une jeune femme qui vit toute seule dans les anciens appartements, et on ne sait si l’intendant et ses nègres sont là pour la servir ou pour la surveiller. C’est une très jolie femme, à ce qu’on dit, mais d’humeur violente, hautaine, capricieuse, pas commode du tout. Elle se querelle surtout avec le comte ; quand il sort de chez elle, il paraît toujours furieux ; c’est à croire qu’ils se détestent, aussi ses visites sont rares. La jeune dame reste toute seule, pendant des semaines et des mois, et ce n’est pas surprenant si elle cherche à se distraire. On dit qu’elle sort la nuit, qu’elle va courir les bois… C’est drôle cela, car de jour on ne la voit jamais, même à Arona. Une seule fois, elle est venue ici, à la messe, je ne l’ai pas vue, et c’est grand dommage, car on la dit bien belle, les yeux surtout, de ces grands yeux de velours qui tiennent plus encore qu’ils ne promettent !… Aussi ce ne sont pas les occasions qui doivent lui manquer, mais ça ne me regarde pas, et si le comte ne dit rien, tant pis pour qui se mêle de leurs affaires. C’est égal, ça m’a tout l’air d’une aventurière qui a mal tourné ; vrai gibier pour la vieille Angéla, et si elle voulait vous en parler, c’est qu’elle a ses raisons, la maudite sorcière ; car elle ne fait rien pour rien et quand il s’agit d’attraper de l’argent, ce ne sont pas les scrupules qui la retiennent ! Aussi, moi, j’aime mieux qu’elle aille faire son métier ailleurs.
Bernard affecta de rire ; entre hommes, ces sortes de sujets ne se traitent pas au sérieux. Il échangea encore quelques propos avec le maître du café, puis il sortit. La petite place était déserte, dans cette solitude, le calme dont il avait fait parade l’abandonna brusquement.
Cette fois, il n’y avait plus à en douter, il avait été dupe, cruellement dupe ! Non pas que le furieux radotage de la vieille mendiante lui eût fait grande impression ; ce n’était que les propos d’une folle rageuse qui gardait rancune de ce qu’on l’avait mise un peu rudement à la porte du château. Mais ce qui était bien plus sérieux, c’était cette défiance universelle qu’il rencontrait partout, chez tous, dès qu’il était question de cette jeune femme qu’il avait trouvée, lui, si digne et si charmante. Sans la connaître, tous l’avaient en suspicion, et en pareil cas, le doute est bien voisin du mépris injurieux. Cette réprobation unanime devait avoir sa raison d’être ; même en faisant la part de l’exagération populaire, il fallait bien reconnaître que le proverbe « Il n’y a pas de fumée sans feu » a rarement tort. Cette jolie femme n’était donc qu’une déclassée de bas étage, plus habile peut-être que d’autres, experte dans l’art de faire illusion sur sa dégradation irrémédiable. Et lui, qui n’était pourtant pas un novice, il avait pu se tromper à ce point ! Il n’avait rien vu de ces scandales si bien connus de tous, de cette corruption éhontée qui excitait l’ironie, le mépris des paysans de la montagne, aussi bien que des bourgeois d’Arona ! Cela criait vengeance et le jeune homme sentait se soulever en lui, quand il pensait à cette perfide créature, un flot de colère et de dégoût. Si jamais il la revoyait, comme il prendrait sa revanche, comme il lui montrerait le cas qu’il faisait des femmes de son espèce ! Puis il se disait que le mieux était de n’y plus penser, qu’il n’avait aucune occasion de la revoir, que si elle avait pu rire de sa naïveté, son indifférence lui prouverait que son erreur n’avait pas été de longue durée. Ce n’était pas après tout, le premier exemple d’une aventure romanesque en apparence, qui aurait fini en une intrigue d’un goût douteux : l’essentiel, c’était de ne pas s’y laisser prendre en aveugle et il était maintenant trop bien averti pour attacher la moindre importance à ces tristesses calculées, à cette réserve de commande, à ces semblants de vertu !
Ainsi partagé entre l’irritation et le mépris, ant tour à tour de la colère à une froide amertume plus poignante encore, Bernard parcourait la place déserte, comme si l’agitation de son corps dût calmer le trouble de son esprit. Peu à peu, il se sentit ramené à des sentiments plus tranquilles ; son amer désenchantement lui attristait le cœur, mais ce n’était plus cette violence âpre qui lui fouettait le sang dans les veines, et si la figure de la jeune femme était toujours présente à sa pensée, tout au moins elle n’excitait plus en lui ce bouillonnement de colère qui lui rendait tout repos impossible. La soirée était fort avancée, il rentra à l’hôtel, et fatigué sans qu’il en eût conscience, il s’endormit profondément.
Le lendemain, Bernard achevait de s’habiller lorsqu’on lui apporta un billet de miss Austen. Il s’agissait d’une promenade à faire à la Tour de Brussone, et il était convié à s’y dre. La proposition n’était pas de celles qui se refusent ; Bernard fit demander un cheval à la poste, et à l’heure dite, il se trouvait en selle, cheminant vers la tour en bonne et nombreuse compagnie. Miss Florence plus en beauté que jamais, était en tête avec sa jeune sœur et un sien cousin revenu tout récemment, jaune comme un citron, du service de l’Inde ; Bernard, madame Austen et son frère, venaient en seconde ligne avec le jeune comte de Vaunaz, fils du marquis, beau cavalier à figure militaire, arrivé depuis peu de son régiment pour faire visite à son père. Le marquis et Monseigneur Berti devaient redre en bateau, on espérait qu’ils réussiraient à amener les dames de l’île. Le temps était splendide, la chaleur able, le lac et les montagnes étalaient tout leur éclat ; toute la compagnie était de la meilleure humeur et disposée à s’am sans arrière-pensée.
À onze heures, on était au pied de la tour, et on payait un juste tribut d’iration au noble spectacle offert par le bleu miroir du lac, enchâssé dans son noble encadrement de forêts couronnées au loin par les neiges des Alpes. Pendant que le gros de la troupe s’absorbait non sans un bruyant babil, dans cette contemplation, le vieux monsieur Austen assisté de son majordome, surveillait avec un soin jaloux, les apprêts d’une collation qui s’annonçait comme devant être fort bien ordonnée. Au bout d’une heure, on vit paraître les deux dames de l’île, puis le marquis, Monseigneur Berti, plus un gentleman Espagnol de leur connaissance, arrivé le jour précédent à Orta. La princesse Orzoenski irablement mise, jolie à ravir, se fit présenter le jeune comte de Vaunaz, et sous le spécieux prétexte d’opérer une diversion en faveur de Bernard auprès de miss Florence, entreprit une campagne en règle sur les attentions du bel officier italien. Le jeune homme n’essaya pas d’une résistance inutile et laissa miss Florence aux prises avec son cousin, le capitaine indien, Bernard et l’hidalgo. La jeune Anglaise était tout à son avantage ce jour-là, et ses trois interlocuteurs goûtaient fort le plaisir de deviser avec elle. La princesse Dadief s’était emparée du chanoine Berti, lui soumettant une question ardue d’assistance charitable envers une pauvre famille qu’elle honorait de sa protection. Le marquis ainsi délaissé, réduit à la conversation de madame Austen et du vieux bachelor, rongeait son frein et regardait avec impatience ces divers manèges. Enfin, l’arrivée solennelle du lunch porté en triomphe par les valets poudrés de M. Austen, vint réunir les groupes ; la conversation s’anima, les verres se vidèrent, et les vieux échos de la tour retentirent de bons éclats de rire. Au dessert, le jeune comte de Vaunaz prit au fond d’un panier, une guitare qui y était soigneusement couchée, et chanta une fort jolie chanson toute fraîche venue de Naples, qui eut le plus grand succès. L’Espagnol non moins expert dans le maniement du classique instrument, fit entendre une sérénade d’un cachet arabe mélancolique et original ; puis vinrent des mélodies Géorgiennes irablement détaillées par la princesse Dadief. C’était le tour de Bernard ; non sans une certaine appréhension, car la guitare ne lui était guère familière, il entama la ritournelle de la sérénade de Don Juan ; il était bon musicien et sa voix de baryton bien timbrée mena à bonne fin l’entreprise ; des applaudissements de bon aloi récompensèrent son audace, et il se rassit avec le sentiment fort agréable qu’il avait pleinement réussi. Miss Florence chanta avec plus de bonne volonté que de talent, d’agréables chansons irlandaises ; puis la guitare a de mains en mains, au service de tous les idiomes et de toutes les musiques. Elle était revenue à Bernard ; encouragé par son premier succès, il tenta une aventure, presque une improvisation. La valse qu’il avait composée en souvenir de la dame du château, était toute vivante dans son esprit ; sans hésiter il la chanta ; la verve de la création le soutenait, il y mit une émotion sincère qui faisait vivement valoir le rythme tour à tour calme et ionné de la mélodie. L’expérience réussit à merveille ; l’exécution était excellente ; l’assistance saisie par le charme étrange de l’inspiration, gardait ce silence significatif, indice d’une impression réelle et profonde. Mais si forte que fût l’impression produite sur les auditeurs, elle n’approchait pas de celle qui dominait le musicien lui-même. Par un effet habituel aux esprits à imagination vive, Bernard se laissait aller tout le premier à la fascination de son œuvre ; dès la première mesure, il avait vu surgir devant lui le parc désert, puis le vieux château, et dans ce cadre poétique, il voyait se dégager la figure de la jeune femme, ses traits si fins, son élégance exquise et ce regard pénétrant, tour à tour triste et doux, dédaigneux et ironique. À mesure que le chant s’accentuait, la vision prenait plus de réalité et de puissance ; c’était à elle que parlait la mélodie, et elle lui disait ce premier élan si doux de séduction et d’amour, puis ses doutes, la crainte d’être trompé, enfin l’appel d’une confiance qui résistait à cette épreuve et qui ne demandait que bien peu pour revenir aux heureuses impressions du premier moment. Soumis à cet entrainement auquel il se livrait sans en avoir conscience, la voix de Bernard avait acquis une ampleur, une émotion saisissantes, et lorsque à l’expiration de la dernière mesure, soudain la vision disparut, il se réveilla comme au sortir d’un songe, sous une explosion d’applaudissements enthousiastes. Étonné lui-même de son succès, le jeune homme eut fort à faire à répondre aux compliments qui lui étaient adressés de toutes parts, mais semblable épreuve est toujours facile à er, et moitié modestie, moitié bonne humeur juvénile, il s’en tira à son honneur. On ne manqua pas de s’enquérir de l’auteur de cette charmante valse ; force lui fut de s’avouer qu’il était le coupable en personne, et la nouvelle ovation qui salua cet aveu vint caresser fort agréablement son amour-propre.
— Et quel titre les éditeurs vont-ils donner à ce bijou ? demanda la princesse Dadief.
— Ce sera, dit Bernard, si vous le voulez bien, la valse de Castel d’Orgoyl. C’est le nom d’un vieux château que j’ai découvert l’autre jour, perdu dans ces bois que vous voyez ici, à l’horizon, dans la direction d’Arona.
— Fort joli nom et charmante vignette à mettre sur la couverture, reprit la princesse.
— Surtout, dit la princesse Orzoenski, s’il y a une châtelaine au fond du tableau ; si c’est elle qui a inspiré cette adorable valse, ce doit être une vraie sirène.
Bernard s’en défendit en feignant de rire ; heureusement on ne s’aperçut pas de son trouble.
— Castel d’Orgoyl ! dit monseigneur Berti ; ce nom ne m’est pas inconnu. Oui, je me le rappelle maintenant, c’est celui d’une ancienne famille piémontaise, des environs de Novare. J’ai connu un d’Orgoyl, il y a bien longtemps de cela, c’était à Paris, en 1828, j’ai fait une année de séminaire avec lui ; je vois encore sa figure mystique et enthousiaste. Son père, vieux gentilhomme à l’ancienne mode, aussi sec d’esprit que de corps, ait pour avoir dissipé toute la fortune de la famille dans les tempêtes d’une jeunesse plus qu’orageuse et infiniment trop prolongée. Pauvre Massimo d’Orgoyl ! il était fort confit en dévotion, et doit s’être confiné dans quelque couvent bien strict, à moins qu’il n’ait fini comme missionnaire en Chine ou au Japon.
— Voilà bien les gens d’église ! s’exclama le marquis de Vaunaz, ayez de la foi, du dévouement, vous n’irez pas loin avec ce seul bagage. Les saints ont bien fait de vivre au temps jadis, aujourd’hui ils auraient grand peine à se faire nommer évêques…
— Permettez, monsieur le marquis, riposta le chanoine ; l’Église est du ciel, sans doute, mais elle est aussi dans le monde et dans un monde où on ne lui saurait guère de gré des seules vertus antiques. Son troupeau est composé de brebis bien exigeantes, et avec elles, le bouclier de la foi ne peut guère se er de l’épée de l’esprit.
— Ah ! le bouclier de la foi, l’épée de l’esprit ! J’ai horreur de ce jargon, moi, je m’explique et je parle clair. L’Église est chargée de faire notre salut ; voilà son lot et sur ce terrain nous sommes ses sujets très fidèles ; le reste nous regarde et moins elle se mêlera de nos affaires, mieux cela vaudra.
— Vrai propos de grand seigneur, M. le marquis, c’est toujours en d’autres termes, le fameux mot : « Faisons jeûner nos valets. » Eh, bon Dieu ! l’Église veut bien vivre de légumes, mais c’est bien le moins qu’on lui accorde, de lui laisser cultiver son jardin.
— Son jardin, son jardin ! Il est bien grand, le jardin des Révérends Pères, et si grand qu’il soit, les jardiniers trouvent encore le moyen de er par-dessus la haie.
— Miséricorde ! dit le chanoine, en se bouchant les oreilles, voici le noir démon de la controverse qui se prépare à fondre sur nous ! Un peu de musique, de grâce mesdames, pour conjurer sa méchante humeur, sinon je vais être forcé de procéder à un exorcisme en règle ; ce sera beaucoup moins amusant.
Cette petite querelle entre les deux inséparables, égayait fort l’assemblée ; pour complaire aux vœux de monsignor Berti, la princesse Dadief prit la guitare et chanta la dernière romance en vogue à Milan. Le jeune comte de Vaunaz fit entendre de nouvelles chansons siciliennes et napolitaines, puis vint le señor Espagnol avec des boléros andalous d’une couleur caractéristique. On resta quelque temps encore à savourer le charme du beau temps et de l’irable vue, puis comme le soleil s’inclinait vers l’horizon, on leva le camp et chacun se prépara à regagner Orta, qui à cheval, qui en bateau, qui en voiture, non sans s’être donné rendez-vous pour le soir à l’île San Giulio. La bonne humeur des assistants était loin d’être épuisée et la soirée se a fort agréablement, pour Bernard surtout à qui sa nouvelle qualité de compositeur créait un véritable succès ; entre les sourires tout favorables de miss Florence et la piquante coquetterie de la princesse Orzoenski, il ne savait plus à qui se vouer. On se sépara enfin et le jeune homme rentra chez lui, parfaitement satisfait de sa journée.
« Vraiment, se disait-il le lendemain, en montant à pas lents l’avenue du Monte-Sacro, c’est ma toute bonne étoile qui m’a conduit à Orta ; je ne sais où j’aurais pu er plus agréablement mon congé. Le pays est adorable, la saison magnifique, et je trouve réunie ici, une société aussi charmante qu’il peut s’en trouver nulle part. Miss Florence est adorable ; hier, à la lettre, elle était éblouissante. Et la princesse Orzoenski, quelle grâce, quelle vivacité, quelle fine et aimable coquetterie ! La princesse Dadief même, si grave qu’elle soit, comme elle sait vous dire avec à propos les choses les plus justes et les plus agréables ! Ce monsignor Berti est un homme d’esprit dans toute l’acception du terme ; il n’y a que ce marquis de Vaunaz qui ne soit pas toujours de plaisante humeur ; hier, avec ses favoris en buisson et ses gros sourcils froncés, il avait l’air d’un vieil ours en colère ; ce n’est pas ma faute, à moi, pourtant, si miss Florence m’a traité mieux que son grand bêta de fils !… J’ai vu le moment où, de rage, le vieux voltigeur allait se mettre à faire lui-même la cour à cette aimable fille ; ces beaux de la Restauration ne doutent de rien. Allons, vive la cavalerie légère ! On ne lui en remontrera pas, ni pour la guerre, ni pour l’amour ! Parbleu, j’ai de quoi me consoler de mon aventure du vieux château ; les applaudissements de ces vraies grandes dames valent bien les mines et les manèges de cette petite bohème aux yeux noirs !…
« Ah ça, mais… c’est que j’ai été réellement furieux contre elle. Vraiment, je ne me serais pas cru si impressionnable… Qu’est-ce que cela me fait après tout que cette femme coure les bois la nuit ! Qu’elle ait trente aventures, si cela lui plaît, pour moi, cela m’est bien égal. C’était piquant, il est vrai, ce brusque tête à tête avec cette jolie femme au fond de ce vieux château perdu ! Je l’ai trouvée à mon gré, je ne dis pas non, je lui ai fait un doigt de cour, c’est encore vrai, puis je découvre que tout cela n’est que comédie, que cette Belle au bois dormant est une gaillarde peu gênée par les scrupules,… au fond, qu’y a-t-il là de si étonnant ! Aventure de voyage, on en a bien vu d’autres, et autant en emporte le vent. Est-ce que je la reverrai jamais, d’ailleurs ? C’est étonnant comme son souvenir me laisse calme ! En ce moment, elle serait à trois pas, que je n’en ferais pas un pour me rapprocher d’elle. Ah ! si je la rencontrais une fois dans une de ses petites expéditions nocturnes, ma foi, je ne dis pas que je laisse er l’occasion, et je lui montrerai alors que je sais à quoi m’en tenir sur son compte. Voilà justement la brèche par laquelle on dit qu’elle vient se promener ici… C’est que le chemin n’est pas facile et il faut qu’elle ait le pied solide pour grimper ce casse-cou. C’est étrange, ces contrastes, chez cette femme si frêle, presque une enfant… Une enfant fort émancipée en tout cas, et dont l’éducation paraît être singulièrement complète. Mais bah ! encore une fois, qu’elle joue ses comédies comme bon lui semble, et où il lui plaît, ce n’est pas moi qui irai retenir ma place à ce spectacle, et si le hasard m’en rend témoin, je saurai montrer à l’actrice que je ne me prends plus à ses jeux de scène !… »
Ainsi raisonnait le lieutenant Bernard, s’émerveillant lui-même de son bon sens et de sa haute raison, et moins d’une heure après, en dépit de la raison et du bon sens, oublieux de ses belles résolutions, cédant à une impulsion toute instinctive, il faisait seller son cheval et franchissait à grande allure la distance qui sépare Orta d’Arona. Il voulait aller le soir même au vieux château, et prouver à la châtelaine, qu’il ne se laissait pas ab par la poétique pénombre dont il lui plaisait de s’envelopper. Renseignements pris, il s’achemina par la route qui suit le bord du lac dans la direction de Stresa, gravit à sa gauche la route qui conduit à la statue de Saint Charles-Borromée, et laissant à sa droite, le bienheureux colosse, au bout de quelques minutes, il se trouva devant une vaste grille d’entrée derrière laquelle s’allongeait une majestueuse avenue d’ormeaux ; tout au haut, à une distance fort respectable, on apercevait les bâtiments de la villa. L’aspect général était grandiose et sévère, et la bonne tenue de l’ensemble ne laissa pas de surprendre quelque peu Bernard qui s’attendait à voir le caractère équivoque des habitants se trahir par quelques symptômes d’abandon, sinon de désordre extérieur.
L’avenue franchie, il entra dans une vaste cour formée de vastes dépendances ; au fond, tout juste en face de l’entrée, s’élevait la façade de la villa avec le péristyle à colonnes dont il avait iré déjà les belles proportions ; à droite et à gauche, s’ouvraient des cours intérieures avec tous les accessoires d’une grande exploitation rurale. Mais la cour d’honneur était déserte, les fenêtres de la villa restaient fermées ; dans cet imposant décor, il régnait cette impression d’abandon, de froide tristesse, qui résulte de l’absence habituelle du maître du logis. À l’une des portes du rez-de-chaussée, une jeune femme, deux enfants, montraient leurs figures très brunes, demi-sauvages ; deux nègres en livrée se tenaient sous le péristyle ; l’un d’eux vint tenir le cheval de Bernard pendant que l’autre rentrait dans le vestibule sans doute pour prévenir l’intendant. C’était bien ce même mélange de luxe et d’abandon que le jeune homme avait remarqué lors de sa première visite, et la bizarrerie de l’extérieur le confirma dans l’opinion peu bienveillante qu’il s’était faite du caractère des habitants.
Au bout d’un instant, il vit paraître sur le perron la sombre figure de M. Erboano encore plus raide et plus obséquieuse tout ensemble, que la première fois.
— M. le comte de Claram est-il chez lui ? dit Bernard, je serais heureux de lui rendre visite…
— M. le comte est absent, répondit l’intendant ; il sera désolé de manquer pour la seconde fois, la visite de M. le baron.
— J’en suis aux regrets tout le premier et je joue de malheur… Pouvez-vous m’indiquer le jour où j’aurais le plus de chance de le rencontrer ?
— Cela me serait difficile ; M. le comte vient ici fort irrégulièrement.
Toutes ces réponses étaient faites du ton le plus respectueux, mais avec une nuance de contrainte bien marquée. Il n’était pas question de la jeune dame ; évidemment Erboano était peu disposé à donner pâture à la curiosité du visiteur. Bernard resta quelques moments indécis, puis prenant son parti :
— Et madame, dit-il, peut-on la voir ?
Cette demande parut embarrasser l’intendant ; sa figure sombre se rembrunit encore davantage, et n’eût été la toute-puissance de l’étiquette, on sentait qu’il eût bien vite fait une réponse défavorable ; mais ses instructions n’allaient sans doute pas jusque-là et il répugnait à ses idées de majordome correct d’écarter la demande polie du baron ; il répartit en bredouillant :
— C’est Clarice que M. le baron veut dire. Je pense que M. le baron pourra la voir… Si M. le baron y tient, je vais le conduire chez elle.
« Voilà une introduction qui promet, se disait Bernard en descendant de cheval ; le maître du logis n’y est jamais, l’intendant est accueillant comme une chouette sur une porte de grange, on ne sait pas par qui l’on est reçu, ni pourquoi on l’est, ni pourquoi on ne le serait pas !… Drôle de maison, ma foi ! Et dire que je m’y suis laissé prendre ! C’est une leçon et je vais m’arranger pour profiter de l’expérience. »
Tout en faisant ce monologue, Bernard suivait l’intendant à travers une série de vastes corridors et de grands escaliers ; dans ces espaces vides et sombres, le bruit de leurs pas n’éveillait que de maussades échos ; ce silence, cet abandon dans ces immenses bâtiments faits pour recevoir de nombreux habitants, accentuaient d’une manière frappante l’impression de morne tristesse qui semblait y régner sans partage. Bernard se sentait repris de ces sortes de pressentiments mélancoliques, presque lugubres, qui l’avaient saisi lors de sa première visite, et il se confirmait dans la pensée qu’un tel gîte ne pouvait être choisi qu’en vue de dissimuler une existence douteuse et suspecte.
Enfin, au bout d’une sombre galerie, Erboano ouvrit une porte cachée dans le mur. Lorsqu’il l’eut franchie, Bernard se trouva dans un vestibule à parquet de briques d’un tout autre caractère que les salles qu’il venait de parcourir. Un coup d’œil jeté par la fenêtre au vitrage terni, lui fit reconnaître cette cour intérieure tapissée d’herbes et de lierre, qui restait dans son souvenir comme un type de lugubre abandon. Le soleil qui dorait le haut des murailles, ne pouvait parvenir à dissiper la tristesse morne qui semblait avoir élu domicile dans ce préau désert. Le contraste entre l’éclat du ciel et les tons froids de ces grands murs, faisait presque regretter la pluie qui au moins, fondait le tout dans une harmonie grise et calme. En regardant autour de lui, Bernard vit qu’il y avait là deux constructions d’âge différent, accolées l’une à l’autre comme par un bizarre caprice, et sans autre communication que la porte par laquelle il venait de er. Cet examen si court qu’il fût, ne parut pas être du goût de l’intendant, qui manifesta, avec une grande réserve toutefois, le désir d’y mettre un terme, et Bernard qui n’avait aucun motif de le mécontenter, se mit en devoir de continuer sa route. Quelques détours encore les amenèrent dans un corridor sombre, Erboano ouvrit une porte et ils se trouvèrent dans la salle où Bernard était entré lors de sa première visite. Les fenêtres demi-fermées n’y laissaient pénétrer qu’une lumière douteuse, le haut plafond se perdait dans l’ombre ; cette vaste chambre ensevelie dans une demi-obscurité, encombrée de meubles et d’objets de toute nature, revêtait un aspect d’une solennité morne ; seul un esprit d’une tournure étrange, pouvait s’y plaire et y établir sa demeure…
Comme la première fois, la jeune femme était assise près de la fenêtre ; elle se leva imible ; Erboano lui adressa à demi-voix, quelques mots auxquels elle répondit de même, sans bouger de place ni faire un geste ; puis l’intendant se tournant vers Bernard, lui fit un grave salut, et se retira roide et comé comme toujours…
Bernard et Clarice se trouvaient seuls…
La figure de la jeune femme s’illumina d’un doux sourire et de sa voix harmonieuse, elle souhaita la bienvenue au visiteur. Il y avait tant d’expression amicale dans son regard que Bernard ému, oublieux de ses préventions hostiles, allait lui répondre avec la même cordialité sympathique… Soudain, la réflexion lui revint, le piège était là, allait-il s’y laisser prendre ? Il se trouva ridicule, et la colère le gagnant par réaction, au souvenir de tous les griefs accumulés dans sa mémoire, il s’assit brusquement dans le premier fauteuil qui se trouva à sa portée, et prenant une attitude négligée, il dit d’un ton dont il accentua le plus possible l’ironique désinvolture :
— Ouf ! ce n’est pas sans peine qu’on arrive ici ! Eh bien ! comment donc se porte la charmante Clarice ? Je suis impatient de le savoir…
Cette interpellation abrupte, le ton surtout sur lequel elle était faite, parut produire sur la jeune femme, l’effet d’un choc douloureux. Elle pâlit légèrement, son regard s’éteignit, elle s’assit sans mot dire.
— On ne répond pas ? reprit Bernard en se renversant sur son siège. Est-ce qu’on serait aujourd’hui de méchante humeur ? Prenez-y garde, belle dame, la mauvaise humeur, il n’y a rien de pire pour la beauté ; cela plisse les lèvres, cela ride le front, cela vieillit en un mot ; or la jeunesse, rien ne la remplace pour qui sait s’en servir… Allons, un peu de gaîté, de l’animation comme l’autre jour ?… Le public est tout disposé à applaudir ; il avait pris les choses trop au sérieux, à la première représentation, n’est-il pas vrai ? Aujourd’hui, soyez-en sûre, mieux informé il appréciera le mérite du jeu, en toute connaissance de cause…
La jeune femme ne répondit rien, elle semblait ne pas entendre. Bernard de plus en plus envahi par la colère, reprit d’un ton toujours plus âpre :
— Il faut avouer que vous vous êtes bien moquée de moi, l’autre soir ! Et vous avez eu raison… Combien j’ai dû vous paraître niais avec ma bonne foi germanique, et cette sotte habitude de croire ce que l’on me dit !… Aujourd’hui je sais un peu mieux ce qui se e, et je vois clair dans cette mise en scène. Allons, toute belle Clarice, faisons la paix, que le sourire vienne rallumer le feu de ces beaux yeux trompeurs, et animer cette jolie bouche peu sincère ; vous vous êtes amusée à mes dépens, mais je ne vous garde pas rancune, et suis plus que jamais, croyez-le bien, votre adorateur dévoué, et… ma foi, pas trop platonique !…
Pendant que Bernard procédait à cette rude sortie, Clarice n’avait pas changé d’attitude ; sa figure, parfaitement calme, avait pris une expression d’ennui et de dédain, saisissante. Légèrement renversée en arrière, elle semblait fatiguée de ce qu’elle entendait, mais résignée à l’entendre, comme on se résigne à quelque désagrément que l’on ne peut pas éviter. Cette attitude hautaine fit sur Bernard plus d’impression que n’en aurait produit la plus violente explosion de colère ; au lieu de continuer ses accusations acrimonieuses, il voulut avoir une réponse quelle qu’elle fût.
— Eh bien, dit-il, voilà un silence significatif. Qui ne dit mot, consent, et j’ai le droit d’ajouter : qui ne répond pas, avoue !
— Eh, qu’ai-je à répondre ! s’écria Clarice, toute pâle. Je n’avais pas besoin de cette expérience, pour savoir que la seule crainte d’être pris pour dupe, rend féroce l’homme le plus doux !… Il vous plaît de me dire des choses dures, je ne peux vous en empêcher, mais moi, il ne me plaît pas d’y répondre et je me mépriserais si j’essayais, fût-ce par un seul mot, de me justifier !…
— Tout cela peut être très digne et très noble, mais vous le savez, n’est-ce pas, je ne parle pas au hasard, ce que j’ai dit vaut la peine qu’on y réponde, et il y a une chose éternellement vraie, c’est que le silence équivaut à un aveu.
— Comme il vous plaira, condamnez-moi, je ne sais qu’y faire. Vous venez ici, l’insulte à la bouche, à raison de je ne sais quels propos que vous aurez recueillis sur mon compte : faites à votre aise, je m’y résigne ; c’est une nécessité de ma position, et je ne ferai pas le plus petit effort pour me défendre. Je ne m’en indigne pas même, c’est la force des choses ; bien fou qui s’irrite parce qu’il souffre de la pluie ou du vent !…
— À merveille, et la comparaison est charmante. Mais, dites-moi, souffrez-vous souvent de la pluie ou du vent dans vos promenades nocturnes ?…
À ces mots, la jeune femme tourna vivement la tête ; Bernard sentit son regard brusquement enfiévré, intense jusqu’à l’angoisse, frapper directement le sien, il lui sembla qu’un éclair pénétrait au plus profond de sa pensée !… Mais ce ne fut qu’un éclair ; sans doute, la rapide incursion qu’elle venait de faire dans l’esprit de son interlocuteur l’avait entièrement rassurée ; sans transition, sa figure reprit son calme imible et ironique.
— Oh ! oh ! fit-elle lentement, propos de braconniers de la forêt ; ainsi soit-il ! Ces messieurs m’ont, paraît-il, en petite estime… J’en suis vraiment bien contrariée, mais s’il faut pour leur plaire, renoncer à me promener, je crois que je n’en aurai pas la force… On se promène où l’on peut et quand on peut, et pour sortir de nuit plutôt que de jour, on n’en est pas pour cela nécessairement criminelle.
— C’est une fort jolie plaisanterie, mais ce n’est pas une réponse. Le premier bien d’une femme, c’est la considération ; celles qui bravent l’opinion ne doivent pas se plaindre si l’opinion les condamne !
— L’opinion, la considération ! Grands mots qui pour moi n’ont pas de sens ! La considération, pour une femme, c’est le plus souvent celle de son mari, le bon renom de sa famille ; moi, je n’ai ni mari, ni père, ni frère, ni famille d’aucune sorte, personne au monde ne s’intéresse à moi, je ne suis rien, moins que rien !… Pourquoi donc n’aurais-je pas les avantages de ma position, puisque j’en subis les impitoyables conséquences ?
— Quoi ! vous allez reprendre cette fantasmagorie de position inférieure, servile ? Mais vous me croyez donc bien niais ! De grâce, madame, un peu plus de ménagement : que je sois crédule, d’accord, mais encore ne faut-il pas en ab, et vraiment vous vous moquez de moi avec un sans-façon qui e toute mesure !
— Il vous faut donc des preuves ? Vous les aurez !…
Et, étendant la main, elle tira vivement un cordon de sonnette. Presque au même instant, un valet nègre se présenta ; Clarice lui dit quelques mots et il sortit aussitôt. Quelques moments se èrent en silence ; Bernard ne savait comment reprendre l’entretien ; le sang-froid de la jeune femme était sur le point de dompter sa colère. Il restait donc assez embarrassé de sa personne lorsque la porte s’ouvrit et l’intendant entra.
— M. Erboano, dit la jeune femme d’une voix vibrante quoique très calme, M. le baron de Rednitz que vous avez introduit ici, persiste, malgré ce que je peux lui dire, à me parler autrement que ma position ne le comporte et à me donner des qualifications auxquelles je n’ai pas droit. Si Monsieur le comte de Claram venait à le savoir, il pourrait croire qu’il y a de ma faute et je m’en trouverais mal. Veuillez expliquer à M. le baron qui je suis et comment il doit me traiter…
« Elle est folle ! » se dit Bernard, tant l’interpellation lui parut étrange et absurde, mais l’intendant ne manifesta pas le moindre étonnement.
— Monsieur le baron, dit-il de sa voix la plus cérémonieuse, n’a entendu que la vérité ; Clarice appartient en toute propriété à M. le comte de Claram, et elle doit être traitée en conséquence.
Bernard ne put s’empêcher de faire un geste de surprise incrédule. Soudain, il se souvint des paroles de la bohémienne ; il lui parut évident que les deux acteurs de la scène s’entendaient pour le tromper ; dans quel but, c’est ce qu’il ne pouvait comprendre. Aussi ce fut d’un ton assez vif qu’il répondit à Erboano :
— Ah ça ! permettez, monsieur l’intendant, je n’ai pas de motif de douter de ce que vous dites, mais j’en ai de très graves pour me ref à croire qu’ici, en Piémont, au mois d’août 1867, à quelques lieues de Milan, quiconque, fût-il comte, duc, prince ou roi même, puisse se dire propriétaire d’une autre personne et émettre la prétention de faire accepter cette situation comme réelle et sincère !
— Cela peut paraître étonnant à monsieur le baron, mais au Brésil qui est le pays de M. le comte de Claram, cela est tout naturel. Clarice a été achetée et payée par M. le comte à Rio-Janeiro, au mois de novembre dernier : elle ne s’est pas rachetée ; donc elle lui appartient légitimement.
Ces énormités étaient débitées avec un sérieux, un calme, une conviction imperturbables ; Bernard, littéralement abasourdi, ne savait que répondre. L’intendant échangea quelques mots avec Clarice, salua respectueusement et sortit. La jeune femme, la tête appuyée sur la main, paraissait plongée dans une sombre méditation. Bernard fit machinalement quelques pas dans la chambre, puis soudain, reprenant possession de lui-même, la situation lui apparut si parfaitement claire, et en même temps si comique, qu’il ne put retenir un grand éclat de rire, et se tournant vers Clarice :
— Vraiment, s’écria-t-il, toute cette comédie dériderait un mort ! Si cela te fait plaisir, Clarice, ainsi qu’à ce digne M. Erboano qui me paraît être un toqué de la bonne espèce, je te parlerai à la seconde personne, tout à la bonne franquette, comme aux paysannes du marché, mais quant à prendre au sérieux cette histoire d’esclavage, cela, il ne faut pas me le demander. Tu aurais été vendue, achetée et payée à beaux deniers comptant et pour autant de milliers de reïs, qu’il te plaira d’en accumuler, que tu n’en serais pas pour cela esclave, non certes, pas plus que je ne le suis moi-même… Nous ne sommes pas au Brésil, que diable, nous sommes en Europe, en pleine terre libre, et la propriété d’une personne par une autre, n’est ici qu’une monstruosité insensée !… Tu n’as donc qu’à te lever, à sortir et à prendre en plein jour la grande avenue pour t’en aller où bon te semble, personne n’oserait arrêter, ni même te toucher du bout du doigt… Tu le sais aussi bien que moi, n’est-ce pas ! Et je suis bien naïf de prendre la peine de te l’expliquer… Si donc tu restes ici sous la férule d’Erboano et sous la dépendance du comte de Claram, c’est que tu le veux bien ; alors, pourquoi vouloir me persuader le contraire ?
— En êtes-vous absolument sûr ? dit Clarice. Je ne sais si vos lois sont aussi précises que vous le dites ; moi aussi, autrefois, au Brésil, en terre civilisée, je me croyais protégée, j’ai dû reconnaître que je me faisais d’étranges illusions. Puis, M. de Claram a sur moi d’autres droits que ceux de maître à esclave. Il serait trop long de vous l’expliquer ; il me faudrait vous raconter ma vie, et je n’en ai ni le courage ni la force. Ce que je peux vous dire, c’est que je suis, à tout le moins, envers M. de Claram dans les rapports de l’enfant adopté vis-à-vis de celui qui l’adopte, du mineur envers son tuteur ; comme je n’ai que dix-sept ans, il a le pouvoir de me retenir partout où bon lui semble, à sa souveraine volonté ! Oh ! je suis prise et bien prise ! dit-elle en appuyant son front sur ses mains avec un geste poignant de désespoir… Et comment cela finira-t-il ? Oh ! je suis maudite, impitoyablement maudite !…
Elle se tordait les bras dans un paroxysme de douleur si vraie que Bernard, ému jusqu’au fond du cœur, ne se sentait plus envers elle qu’une profonde pitié… Toutefois une mauvaise honte l’empêchait de se rendre ; il tenait à montrer jusqu’au bout qu’il n’était pas crédule.
— Oui, dit-il, tout cela paraît bien étrange, et ton explication est loin de tout expliquer. Tiens, Clarice, je veux tout te dire, bien qu’il m’en coûte de te faire de la peine ; mais au moins, tu ne m’accas pas de manquer de franchise… Comment se fait-il que toi, charmante comme tu l’es, malheureuse et maltraitée comme tu dis l’être, tu voies l’opinion du public se déclarer presque unanime contre toi ? Je suis depuis bien peu de temps dans ce pays, je te connais depuis quelques jours à peine, et je suis obligé de constater à ton égard, chez tous jusqu’au paysan, jusqu’à la dernière vieille bohémienne, des préventions hostiles. J’ai eu tort peut-être d’attacher trop d’importance à ces propos, mais si j’ai été un peu dur tout à l’heure, tu reconnaîtras que mon attitude n’était pas sans quelque raison d’être.
Ces mots parurent faire sur Clarice, l’effet d’un coup d’éperon sur un cheval de race. Un brusque flot de colère chassa l’expression de désespoir empreinte sur sa figure, ses yeux étincelèrent d’une flamme ardente, elle ne réprima qu’avec peine un geste de menace et de défi :
— Eh bien, dit-elle d’une voix âpre, que m’importent les méchantes clameurs de ces malveillants qui me jugent sans me connaître, avec ce penchant stupide de voir le mal, rien que le mal en toutes choses ! Je sais que je suis dans une position fatale, que toutes les apparences sont contre moi, je ne peux demander à personne ni estime ni confiance… Eh bien, j’accepte cette situation, et si je ne peux imposer silence à la calomnie, si elle doit m’écraser, je ne la braverai pas moins, parce que je sens en moi la voix de ma conscience qui me rend témoignage, et si je tente de marcher la tête haute, Dieu qui me voit et me juge, sait que j’en ai pleinement le droit !…
Elle avait prononcé ces mots avec une violence si âpre, un feu si menaçant dans le regard, que Bernard tressaillit presque effrayé de voir quelles violentes ions couvaient sous cette frêle enveloppe. Mais cette surexcitation ne dura pas, la jeune femme s’affaissa sur elle-même, ses yeux s’éteignirent, une pâleur mortelle se répandit sur son visage.
— Tu es souffrante ! s’écria Bernard, touché de pitié. Pardonne-moi, Clarice, je t’ai fait du mal, je le vois bien. Je ne sais pas cacher ce que je pense, et je t’ai traitée comme un grossier soldat que je suis. Ah ! sot animal, que puis-je faire pour réparer le mal que je t’ai fait !…
L’effet était produit. Le pauvre Bernard, sincèrement furieux contre lui-même, oublieux de ses méfiances, aurait donné tout au monde pour effacer le souvenir de ses propos. Clarice n’abusa pas de son avantage :
— Rassurez-vous, lui dit-elle avec son triste et doux sourire. Je suis fatiguée, c’est vrai, mais c’est mon état habituel dès que ma pensée revient sur ces lugubres scènes du é. Ah ! quelle triste chose que de ne pouvoir compter sur sa force, fut-ce pour une heure ! Vous ne pouvez comprendre que j’accepte cette triste vie que je mène ici ! Que voulez-vous donc que je fasse ? Faible comme je suis, à la merci de la plus petite crise, est-ce que je peux songer à affronter les formidables engrenages de votre société civilisée ? Vous ne savez pas ce que c’est que l’existence pour une misérable femme, malade, sans protection, sans famille, sans aucun de ces appuis qui émoussent les chocs de la vie ! J’ai eu une famille pourtant, et elle ne m’a pas préservée de la catastrophe qui m’a réduite au point où vous me voyez ! Comment oserais-je, sans une imprudence folle, recommencer, dans des conditions impossibles, une expérience qui m’a si mal réussi ! Si seulement j’avais encore ma voix, si je pouvais chanter ! oh, je n’hésiterais pas, j’ai bon courage, je ferais tout pour avoir un peu de liberté ! Mais, telle que je suis, que pourrais-je faire, qui me sauverait de cette dépendance abhorrée qui me poursuit en tout et toujours ! Il faut donc me résigner ; ma position présente est cruelle, je n’ose penser à l’avenir, mais au moins ici, j’ai un abri… et j’y reste ! Le montagnard gisant, les membres brisés, au fond d’un abîme, ne tente pas de gravir de nouveau le rocher d’où il vient d’être précipité. Ma chute est non moins épouvantable ; à quoi bon, même si je le pouvais, affronter de nouveau une lutte où je devrais infailliblement succomber !…
Bernard restait muet, profondément troublé, ne sachant à quel parti s’arrêter. Les paroles de Clarice étaient bien faites pour piquer sa curiosité au plus haut point ; quels étaient donc ces événements qui avaient si lourdement pesé sur cette femme si intelligente, et qui paraissait si énergique, quelle main de fer l’avait étreinte et brisée au point de lui ôter même l’espérance ? Il brûlait de le savoir, mais rien n’aurait pu le décider à le demander. Il était trop clair que la jeune femme se trouvait hors d’état de continuer l’entretien ; le cercle noir qui enserrait ses yeux, l’atonie de son regard, l’altération de ses traits la rendaient presque méconnaissable ; de minute en minute elle devenait plus pâle, presque livide ; il semblait qu’elle fût tout près de se trouver mal… Bernard effrayé allait appeler au secours ; elle devina sa pensée, et se dominant par un suprême effort :
— Ne craignez rien, dit-elle, je me sens très fatiguée, il est vrai, mais ce n’est qu’une fatigue nerveuse, et quelques heures de repos me remettront. Excusez-moi si je ne vous retiens pas aujourd’hui ; vraiment, je suis à bout de forces… Un autre jour, si vous revenez, je tâcherai d’être de plus aimable compagnie ; surtout nous ne parlerons pas rien que de moi…
— Clarice, s’écria Bernard avec une effusion dont il ne fut pas maître, Clarice, qu’oses-tu dire ? Pour ne pas parler de toi, il faudrait être d’une indifférence dont je me sens incapable ! Après ce qui s’est é aujourd’hui, si je ne te voyais pas souffrante, crois-tu que je me résoudrais à te quitter sans obtenir de toi le récit de ta vie ? Je veux savoir tout ce qui t’intéresse ; c’est la seule excuse qui puisse m’absoudre de ma brutalité… Oui, en venant ici, j’étais en proie à la méfiance et à la colère. Tu as parlé, je te crois. Il dépend de toi de faire succéder à cette confiance aveugle, une estime éclairée, indestructible ; cela est en ton pouvoir, tu ne peux me le ref. À ton tour accorde-moi ta confiance, à cela je reconnaîtrai que tu m’as tout à fait pardonné.
Clarice restait silencieuse, le front appuyé sur ses mains. Que se ait-il dans cette âme mystérieuse et troublée ? L’élan enthousiaste du jeune homme l’avait-il assez émue pour qu’elle se décidât à écarter pour lui le voile qui cachait son é ? Essaierait-elle de prouver que la confiance qu’il lui témoignait était méritée ? Ou bien reculerait-elle devant l’obligation de mettre au jour des faits douloureux, humiliants peut-être ?
— Eh bien oui, dit-elle enfin, je vous raconterai ma vie ; je sens qu’il faut le faire, et, quelque rude que soit l’épreuve, elle ne me fera pas reculer. Tôt ou tard, vous entendrez dire de tristes choses sur mon compte ; je m’y attends ; c’est une conséquence forcée de la situation qui m’est faite. Entre ces versions de haine et le récit que je vous ferai, vous aurez à choisir ; moi, je vous dirai la vérité quoi qu’il m’en coûte, et, sachez-le bien, tout ce que vous entendrez de contraire sera faux, calomnieux et inventé pour me perdre. J’en jure par le Dieu vivant, et puisse-t-il m’anéantir sur place si c’est à tort que j’invoque son nom !
Bernard s’en allait au pas de son cheval, l’esprit perdu dans le souvenir de la scène à laquelle il venait d’assister. Cette créature étrange, ce mélange incroyable de calme hautain et de violence ionnée, ces alternatives d’énergie à outrance et de faiblesse morbide, ces accès de franchise expansive et de finesse presque divinatoire, cette nature toute de contraste et de mystère, tout cela formait un ensemble qui dominait sa pensée comme ces visions tenaces que la fièvre impose à ses victimes. Quel singulier problème que celui de cette existence ainsi placée en dehors de tout ce qui constitue les relations humaines ! Quels orages devaient avoir bouleversé cette vie pour mettre tant de haine dans cette âme si jeune, pour crisper de ce sourire amer ces lèvres faites pour le sourire, pour allumer dans ces beaux yeux si doux cette flamme sanglante ?
Après ce long entretien comme à la première entrevue, il voyait se poser devant lui toutes ces questions irritantes sans avoir plus de moyens de les résoudre. Son cœur lui disait d’avoir confiance, mais en se dépouillant ainsi de tout soupçon, était-il sûr de ne pas céder à ce charme indicible qui rayonnait autour de cette exquise beauté ? Les circonstances pouvaient être seules coupables, mais était-il impossible que sous ce é orageux il n’y eût pas quelqu’une de ces fautes irréparables dont il est plus commode d’acc la destinée que de se repentir et d’en effacer l’effet !
Obsédé de ces pensées violentes et confuses, Bernard allait machinalement au gré de sa monture, et ce ne fut que longtemps après avoir quitté le château, qu’il put reprendre possession de lui-même. Le silence de la nuit, la douce lueur de la lune brillant à travers les arbres, firent rentrer dans son âme un sentiment de calme et de bien-être ; il aspirait avec délices l’air frais des vastes campagnes, son esprit rasséréné se reprenait avec bonheur aux choses réelles, saines et solides. Et lorsque, par un reste d’excitation nerveuse, il se reportait aux épisodes de la soirée, il lui semblait qu’il venait de s’échapper d’une crypte, remplie d’une atmosphère épaisse et orageuse, avec des alternatives brusques de noires ténèbres et de livides éclairs ; au pied d’une colonne, il voyait avec un sentiment de terreur et de pitié, Clarice attachée comme une panthère captive, bondir en raidissant sa chaîne, puis s’affaisser furieuse, brisée par l’inutilité de ses efforts… Enfin, se disait-il, j’aurai son histoire !… Et au plus profond de son cœur, une voix ironique murmurait : « Oui, tu auras son histoire, mais auras-tu la vérité ? »
En rentrant à l’hôtel, Bernard apprit qu’un voyageur arrivé le soir même, s’était informé de lui, et avait prié qu’on l’avertit dès qu’il serait de retour. C’était un de ses bons amis de Berlin ; son itinéraire de voyage l’avait conduit aux lacs d’Italie, et il était heureux de trouver sur sa route, une figure de connaissance. Bernard, non moins heureux de le revoir, lui fit dans le plus grand détail, les honneurs d’Orta ; tout joyeux de la rencontre, il aurait voulu en prolonger la durée, mais les moments du voyageur étaient comptés ; dès le surlendemain, il regagnait Milan. Rendu à lui-même, Bernard sans plus tarder, prenait le chemin d’Arona. Il s’était exactement renseigné sur la situation du château d’Orgoyl ; son projet était d’y arriver directement, par le parc, sans être obligé de er sous les yeux des subalternes, et surtout de demander, pour voir Clarice, l’autorisation d’Erboano. Il s’arrêta donc à un village à une demi-lieue en avant d’Arona, y laissa son cheval, et s’engageant dans un sentier, à travers les bois, se trouva au bout d’une demi-heure de marche, devant le mur ruiné du parc. Là, son entreprise devenait facile ; franchissant le mur, il s’avança le long des vieilles allées, et déboucha bientôt dans la grande avenue qui lui avait paru d’aspect si solennel lors de sa première visite.
Le temps était chaud, parfaitement calme ; dans le ciel voilé de vapeurs transparentes, le soleil, de moment en moment plus pâle, ne laissait tomber que quelques rayons affaiblis ; cette lumière diffuse, tamisée par le feuillage des grands arbres, enveloppait uniformément les objets d’une atmosphère glauque, aux nuances délicates, insaisissables… Bernard s’avançait lentement ; le bruit de ses pas se perdait dans l’épais tapis de gazon déployé sur le sol ; il se sentait pénétré d’une impression de sérénité mélancolique, comme on l’éprouve dans une cathédrale déserte… Soudain, il s’arrêta ; entre deux vieux frênes aux troncs grisâtres, sur un banc de pierre à haut dossier, exhaussé de trois marches, Clarice était assise, immobile. Il y avait un tel accord entre son aspect et l’ensemble du décor qui l’entourait, qu’un poète d’autrefois n’eût pas manqué de la prendre pour l’Hamadryade de ces bois déserts. Elle portait une charmante toilette claire, d’un jaune cendré très pâle, nuance fleur de tilleul, de la plus exquise finesse ; un petit chapeau de paille de la même couleur, couvrait à demi ses noirs cheveux ; ses gants, ses mignonnes bottines, ses bijoux, son éventail, tout était à l’unisson, dans ces mille nuances que sait si bien assortir un goût sans défaut. Sur son épaule droite, était fixé le nœud rouge, mais l’étoffe éclatante se dissimulait si bien sous les dentelles et les franges d’argent, que, loin de heurter le regard, elle ne faisait qu’aviver, par le contraste, l’extrême distinction de l’ensemble. Ainsi enveloppée de couleur, comme baignée de reflets, le teint pâle et lumineux, les yeux rayonnant d’un doux éclat, la jeune femme apparaissait sous un aspect si caractéristique, avec un charme d’une saveur si délicate, que Bernard, arrêté net sur place, restait muet, immobile, incapable de détourner les yeux de cette vision exquise. Dans la ferveur de son iration, il ne trouvait pas un mot à lui dire… Clarice ait fort bien cet examen, et son regard fixé sur son visiteur, s’imprégnait d’une douceur amicale, de la plus avenante cordialité… Toutefois, voyant que Bernard ne prenait pas la parole, elle jugea bon de rompre la première le silence :
— Eh bien, M. de Rednitz, dit-elle, avec un léger éclat de rire, voilà tous les compliments que vous me faites sur ma jolie toilette parisienne ! J’en espérais un meilleur effet, mais hélas ! elle est vieille de trois mois, et vous êtes furieusement gâté par les élégances de ces belles dames de l’île… Enfin, pour une sauvage comme moi, il ne faut pas être trop difficile…
— Tu es charmante, Clarice ! s’écria Bernard ; avec ta toilette glauque en si harmonieux rapport avec cette douce lumière et ces feuillages d’un vert si fin qui t’environnent, on jurerait voir la fée de ce vieux parc ! Ah ! coquette magicienne, quoique tu aies dit l’autre soir, tu es aussi femme que tes pareilles, et tu n’as pas à apprendre ce qu’il faut faire pour nous ensorceler, nous autres pauvres hommes !…
Elle se mit à rire, le compliment ne lui avait pas déplu.
— C’est vrai, dit-elle… J’ai voulu voir comment je erais le grand jour et les reflets de ces feuillages tout baignés de lumière. Il y a là un bien joli effet de couleur, et je suis bien aise de voir qu’il ne vous a pas échappé ; pour moi, je ne donne qu’une note dans l’ensemble, et tant mieux si je la donne juste… Hélas ? dit-elle en redevenant sérieuse, les choses tristes me ressaisiront assez tôt ; je n’oublie pas ma promesse, et je suis tout à vos ordres pour la tenir… Quand vous le voudrez, nous regagnerons le château…
Elle se leva pour descendre de son piédestal.
— Reste là, de grâce, dit Bernard, je veux me donner le luxe exquis de te voir encore telle que tu m’es apparue tout à l’heure !…
Elle était charmante en effet, d’un charme doux et étrange, agreste et raffiné tout ensemble, et telle était l’élégance harmonieuse de toute sa personne que loin de troubler l’impression mélancolique de ces grandes avenues désertes, sa présence semblait y ajouter un sentiment plus puissant encore de solitude et d’abandon… Un instant, elle resta debout sur les marches de pierre, dans une attitude d’une simplicité parfaitement gracieuse.
— Eh bien, dit-elle en descendant, êtes-vous satisfait du spectacle ? Ai-je bien compris le caractère de cette grande voûte aux clairs feuillages ? Rien n’est plus doucement paisible et je me pénètre si bien du calme de cette douce solitude qu’il ne m’est pas difficile de me mettre à l’unisson de son aimable harmonie. Maintenant, n’abusons pas de l’impression et rentrons dans la vie réelle.
Elle se mit à marcher en suivant l’avenue dans la direction du château. Bernard ne pouvait se lasser d’irer la grâce de sa démarche, l’exquise aisance de tous ses mouvements. Nulle part, il n’avait vu une distinction si naturelle et de meilleur aloi. Comment une telle fleur de civilisation pouvait-elle s’astreindre à vivre reléguée dans cette morne solitude ? Quel attrait mystérieux avait le don de l’y retenir ? Et soudain, un soupçon lui vint au cœur ; Clarice ne lui avait-elle pas dit qu’elle ne sortait pas de jour ! Comment se trouvait-elle, à cette heure, si loin du château, dans cette brillante toilette bien différente de la simplicité qu’elle affectait lors des premières entrevues ? Était-ce pour lui qu’elle avait fait ces frais de parure ? Mais elle ne pouvait prévoir qu’il viendrait par les bois… Un autre peut-être, motivait ce déploiement de luxe, et c’était cet autre, sans doute, qu’elle attendait lorsqu’il l’avait rencontrée !… En proie à ces pensées, il la regardait avec une attention anxieuse, comme s’il se fût attendu à trouver sur son visage, quelque signe révélateur qui viendrait donner corps à ses soupçons. Mais il en fut pour ses peines ; les grands yeux de la jeune femme s’étaient voilés d’une ombre de mélancolie, mais il était impossible d’y surprendre aucune trace de regret ou de contrariété. Elle marchait lentement, avec une aisance exquise, comme si elle eût foulé le parquet d’un salon de cour souveraine ; sous son apparence délicate, tout en elle portait l’empreinte d’une nature vivace, d’une intensité d’énergie qui donnait une impression de confiance, presque de bien-être. Était-ce la sécurité d’une conscience sans reproche, n’était-ce au contraire que l’assurance d’un esprit rompu aux situations douteuses ? Les deux hypothèses pouvaient se soutenir, mais en ce moment, Bernard n’était pas d’humeur à se perdre longtemps dans ces recherches subtiles ; il aurait fallu qu’il fût beaucoup moins jeune et moins impressionnable, pour résister à l’attrait de cette jeune femme si belle et qui lui faisait si bon accueil. Oublieux de ses soupçons, il se laissait enivrer, sans arrière-pensée, du charme indicible qui rayonnait comme une auréole, autour de cette exquise beauté !…
Soudain, au détour d’un bosquet, ils se trouvèrent devant la façade du château. À la lumière du jour, cette grande construction avec ses façades délabrées, ses fenêtres closes, demi-envahie par le lierre et la mousse, présentait un aspect presque aussi désolé que lorsqu’elle était apparue à Bernard, au milieu de l’obscurité de la pluie. Appuyée sur les grands murs qui la reliaient à des constructions plus vieilles encore, elle semblait condamnée à un abandon qui devait bientôt en faire une véritable ruine. Par quel concours de circonstances Clarice avait-elle été amenée à se choisir une telle résidence, si peu en rapport avec le luxe dont elle paraissait entourée, c’était là un de ces mystères dont Bernard avait hâte de connaître l’explication ; il se demandait même comment ils allaient entrer dans ce vaste bâtiment si hermétiquement fermé de toutes parts. Sur ce dernier point, son incertitude fut de courte durée ; Clarice se dirigea vers la partie droite du château, à l’endroit où la muraille d’enceinte perdue au milieu des arbres et des décombres se reliait à la vieille tour d’aspect si rude qui en formait l’extrémité ; là, derrière un rempart de ronces et de pierres roulantes, une petite porte rongée de mousse s’enfonçait dans l’épaisseur de la maçonnerie. Sous la main de Clarice, elle s’ouvrit et laissa voir un préau fort en désordre, envahi par le gazon et les herbes folles. Dominé d’un côté par la sombre tour, de l’autre par une des façades du château, il se fermait par un mur au-dessus duquel on voyait tout un entassement de constructions ; c’était sans doute la nouvelle villa et ses dépendances. C’était sur cet enclos d’apparence déjà plus habité, mais fort maussade encore, que donnaient les fenêtres de l’appartement de Clarice ; Bernard en reconnut les nobles et grandes proportions. Au-dessous, une porte à deux battants, à demi-fermée, protégeait contre le jour et la chaleur une vaste salle basse ; c’était sans doute la seule entrée accessible du vieux château. Elle était occupée par trois nègres, vêtus d’une sorte de costume de fantaisie bleu et rouge, le macheté é à la ceinture, comme s’ils eussent été dans une habitation brésilienne ; à un râtelier fixé au mur quatre fusils appendus montraient que la garnison était prête pour toutes les éventualités. Cet appareil féodal eût, en tout autre lieu, étonné Bernard, mais il avait pris son parti d’accepter toutes les bizarreries de l’aventure, et ces noires figures, cet aspect guerrier, ne faisaient qu’ajouter au piquant de la mise en scène. Clarice leur adressa quelques mots auxquels ils répondirent par un signe d’assentiment qui ne témoignait pas d’un respect trop empressé ; puis, toujours suivie de Bernard, elle traversa la salle, ouvrit une porte tout au fond, et, gravissant un escalier étroit et sombre, amena son visiteur dans un salon carré de fort peu d’apparence malgré les glaces et les restes de dorures qui rappelaient de meilleurs jours. De là, en soulevant une portière de lourde tapisserie, ils se trouvèrent dans la vaste salle déjà connue de Bernard.
— Eh bien, dit Clarice en ôtant ses gants, vous voyez que je suis bien gardée… Que dites-vous de ces échantillons de la race Mina qui surveillent mon antichambre ? Pour des laquais, ne trouvez-vous pas qu’ils ressemblent fort à des geôliers ?
— Il est certain qu’ils ont grand air, dit Bernard, et je connais bien des gens qui donneraient beaucoup pour avoir ces gaillards-là dans leur livrée. Mais, pour des gardiens de si forte apparence, je ne vois pas qu’ils t’empêchent de te promener de nuit comme de jour… quand il te plaît !
— Et si, ce soir, ils reçoivent l’ordre de me tuer, vous verriez s’ils hésiteraient une minute ! Quand vous aurez entendu mon récit, vous pourrez juger que ces détails s’accordent bien avec l’ensemble ; ce sont des figurants, si vous le voulez, mais d’après eux vous pouvez juger de ce que sont les premiers rôles de cette triste comédie.
Elle s’était assise à sa place habituelle dans l’angle de la salle, en arrière de la fenêtre ; comme saisie de sombres pensées, elle se tenait immobile, la tête baissée, la figure cachée dans ses mains… Bernard se sentait dans une position fausse, presque ridicule. Au théâtre ou dans un roman, ces situations se dénouent par une invocation pathétique de celui des personnages qui veut tout savoir et qui jure que le récit, quel qu’il soit, n’altérera en rien les sentiments qui l’animent pour l’autre. Mais dans la vie réelle, il n’en est pas de même ; Bernard, ému par le sentiment de l’angoisse qui s’emparait de Clarice, ne se sentait pas le courage d’insister pour obtenir la confession qui lui avait été promise. Il y eut un moment de silence pénible :
— Je vois que tu es souffrante, dit-il enfin ; pour rien au monde je ne voudrais t’imposer la moindre fatigue ; un autre jour, lorsque tu seras tout à fait en bonne disposition, tu me feras tes confidences.
— Je vous remercie, dit Clarice, mais je me sens aujourd’hui assez de force et je veux tenir ma promesse ; il me tarde que vous soyez instruit des circonstances qui m’ont réduites à l’état où vous me voyez ; vous jugerez si je mérite mon sort, et j’ai hâte de provoquer votre décision, bien certaine qu’elle me sera favorable. Mais, ajouta-t-elle avec une sorte de violence, combien il est dur de raconter sa défaite, et quelle humiliation d’en être réduite à plaider sa cause lorsqu’on se sent innocente !
— Là, dit Bernard qui tenait à détourner l’entretien de la voie quelque peu dramatique dans laquelle il tendait à s’engager, tu n’auras que plus de mérite à me convaincre. Les innocents seuls ont besoin d’avocats, pour les coupables ils savent prendre leurs précautions d’avance.
Clarice ne sembla pas l’avoir entendu :
— Oui, dit-elle avec une violence croissante, même si j’étais coupable, pourquoi m’écraser de ce châtiment sans merci ! Mais non, partout, toujours, je me heurte à une haine implacable ! Oui, s’écria-t-elle en se levant soudain toute droite, la figure pâle, les yeux ardents d’indignation, il n’y a pas sur cette terre, il n’y a pas un être humain qui soit en droit de m’adresser un reproche, pas un à qui j’aie causé volontairement une douleur, un chagrin, l’ombre d’une contrariété !
Elle regardait fixement devant elle, comme si elle se fût adressée à quelque être invisible… Puis, soudain, se laissant retomber, elle resta immobile, la figure cachée dans ses mains, faisant sans doute un effort suprême pour dompter la colère qui bouleversait ce cœur ionné…
— Calme-toi, dit Bernard, si tu commences ainsi, tu seras mille fois consumée par ta propre flamme avant même d’avoir commencé ton récit… Puis, tu le sais, tu as en moi un auditeur sympathique et le juge le plus disposé à te donner raison.
— Ne dites pas cela, ce n’est pas d’indulgence que j’ai besoin, c’est de justice, et c’est la justice qu’on m’a toujours refusée ! Mais vous avez raison, je m’emporte hors de propos, et je ferais mieux de rassembler mes idées, plutôt que de divaguer comme un cheval affolé !… Hélas ! tout est si incohérent dans mon esprit et dans ma vie, que parfois je me prends à douter que ce soit moi, moi seule, qui porte le poids de cette odieuse chaîne d’aventures, contre laquelle je me débats !… Ne vous récriez donc pas lorsque vous vous heurterez à quelque invraisemblance ; tout ici est invraisemblable, et ce que vous avez vu d’étrange dans ma manière de vivre, peut servir de préface pour préparer votre esprit à ce que vous allez entendre.
Elle resta un instant silencieuse, les yeux fixes, les mains convulsivement serrées. Il était visible qu’elle luttait contre l’angoisse d’une confession douloureuse ; au moment de tenir sa promesse, elle sentait que ses forces étaient à peine suffisantes pour une telle entreprise. Puis soudain, secouant la tête comme pour en chasser ces préoccupations amères, elle commença :
— Avez-vous jamais arrêté votre pensée, dit-elle, sur ce que doit être l’existence d’un pauvre être humain qui se trouve lancé sans défense, sans appui, au milieu de l’épouvantable cohue de cet immense monde ? Vous, M. de Rednitz, vous marchez dans la vie, entouré d’une phalange de parents, d’amis, de camarades qui vous soutiennent et vous protègent, vous êtes fait pour l’organisation dont vous faites partie, et l’organisation est faite pour vous. Qu’il vous arrive quelque malheur, quelque difficulté, sans même que vous appeliez à votre aide, des cœurs dévoués prennent fait et cause pour vous, comme vous prendriez fait et cause pour eux, et tous ensemble vous déployez vos efforts jusqu’à ce qu’on vous ait rendu justice. Du plus au moins, tout homme participe aux mêmes avantages ; le dernier des enfants trouvés a une patrie, des amis, des camarades, l’istration même qui l’a recueilli, est tenue de ne pas l’abandonner, de le soutenir dans les es trop difficiles de l’existence. Moi, je suis seule, privée, absolument privée de tout secours. Nul dans cette énorme foule humaine, ne pense à moi, je n’ai droit d’invoquer l’aide de personne !… Pour moi, il n’y a ni amis, ni famille, pas même de patrie ; je ne sais pas où je suis née, j’ignore quelle est la langue dans laquelle j’ai dit mes premiers mots ; mon âge même, je ne le sais pas !… Pas une main ne me soutiendra si je faiblis ! pas une maison ne s’ouvrira devant moi pour me recueillir ! Que je meure demain, je disparaîtrai sans éveiller un regret, une pensée triste dans l’âme de personne ! Que dis-je, dans cette cohue innombrable qui vit d’intérêts et d’affections, je dois m’estimer heureuse, si je ne rencontre que la froide indifférence ; pour le peu que j’ai d’expérience de la vie, je ne me suis heurtée qu’à la plus égoïste hostilité !… Aujourd’hui, je vous le dis sans hésitation, j’ai peur, oui j’ai peur de cette foule d’êtres vivants, agissants, tout à leurs ions, à leurs intérêts ; il me semble que tous n’ont qu’une pensée : celle de profiter sans merci de mon isolement et de ma faiblesse ! Ah ! c’est un sentiment terrible que celui de cette malveillance universelle ! Par moments, il me semble qu’elle m’étouffe, comme le naufragé qui se sent abandonné au milieu de l’immense mer, à la merci de l’écrasement des flots. Je vous ai dit que j’avais besoin de calme ; vous me comprenez maintenant. Mieux vaut la solitude absolue dans cette ruine, au fond de ces bois déserts, que l’isolement au milieu de ces impitoyables ions humaines, féroces comme des tigres affamés !
« C’est impossible, direz-vous ; je décris une situation qui n’est celle de personne ! C’est la mienne pourtant ; ce que je dis, est l’exacte vérité… Ah ! c’est que je ne suis pas née pour être heureuse ; le malheur n’a pas attendu longtemps pour me frapper. J’ai eu une famille, moi aussi ; tout au plus profond de mes plus anciens souvenirs, je trouve l’image bien confuse, il est vrai, d’une femme, ma mère sans doute, qui me parlait doucement, en me serrant sur son cœur ; je vois à côté d’elle, une grande figure, celle de mon père, avec sa grande barbe noire, ses habits de couleur vive et ses armes étincelantes. J’avais un frère aussi qui m’associait à ses jeux ; nous nous ébattions avec un grand chien, notre compagnon fidèle, dans un vaste jardin tout ruisselant de fruits et de fleurs. Puis, tout cela disparaît, dans une obscurité lugubre, je vois s’allumer une lueur rouge, j’entends des cris furieux, des détonations !… D’une étreinte affolée, ma mère me saisit, m’emporte… soudain elle tombe, frappée à mort !… Je me sens saisie par des mains brutales, placée sur un cheval, enlevée je ne sais où, dans la nuit !… Tout se confond alors dans mon esprit et je me retrouve après quelque grave maladie sans doute, une blessure peut-être, au milieu d’une tribu de Kurdes nomades, de ces pillards féroces qui désolent l’Arménie et les confins Turco-Russes. Une de leurs expéditions les avait rendus maîtres de quelque château-fort, résidence de mes parents ; échappée au carnage, je vivais, esclave, bien chétive partie du butin, à la merci des égorgeurs de ma famille.
« Vous dirai-je que je me sois sentie malheureuse en proportion de l’horreur de ces événements ? Ce serait faire étalage d’une sentimentalité trop précoce ; enfant de trois ou quatre ans au plus, mon âge me mettait à l’abri de la souf morale. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris toute l’horreur de ma situation et les conséquences irréparables qu’elle devait avoir sur toute ma vie. À l’époque dont je vous parle, j’avais bien vite oublié le é ; la catastrophe qui, de la fille du riche seigneur asiate, avait fait une misérable petite esclave, ne tenait aucune place dans mon esprit. Toute entière aux impressions du moment, je me préoccupais avant tout d’obtenir un fruit ou quelque morceau de galette et d’éviter les coups de fouet dont on n’était guère avare à mon égard. Vous riez ! C’est à tort ; mon enfance a été rude, croyez-le bien. J’ai mené la vie du chevrier des Alpes, du pauvre petit paysan qui fait paître ses oies dans vos grandes plaines du Nord ; comme eux, j’ai subi toutes les intempéries du grand air, exposée aux orages, aux pluies furieuses, brûlée en été par le terrible soleil d’Asie, glacée en hiver, parfois ensevelie dans les neiges avec mes moutons ; mais au moins vos petits bergers d’Europe trouvent à leur retour un foyer, des parents qui pourvoient à leurs besoins, qui les soignent s’ils sont malades ; moi, pauvre petite esclave sans valeur, rien de semblable ne m’attendait ; les tentes noires ne s’ouvraient pas toujours pour me recevoir. Que de fois j’ai dû me gîter, comme une bête fauve, dans quelque creux de rocher, ou chercher un peu de chaleur dans les froides nuits d’hiver, en me glissant au milieu de mon troupeau ! J’ai eu faim bien souvent ; bien souvent j’ai été frappée, battue par simple brutalité, sans aucune cause. Mais que m’importait cela ? Inculte, sans pensée, vraie petite sauvage, je m’accommodais aisément de cette vie, je n’en concevais pas d’autre ! Bien plus, je peux dire que je n’en conserve aucun souvenir pénible. Que de jours j’ai és, étendue sur le gazon ras, de croupes de montagnes inconnues, dans ces vagues contemplations des grandes solitudes, n’ayant d’autre préoccupation que mes moutons, d’autre société que les chiens qui, comme moi, en faisaient la garde. Mes bonheurs, c’était de voir partir les guerriers de la tribu pour quelque expédition, de les voir revenir poussant devant eux leur butin ; je m’enorgueillissais de leurs victoires et j’aurais voulu être homme, moi aussi, pour prendre ma part de cette existence de meurtres et de pillage. C’était une rude école de philosophie pratique, mais j’aurais eu tort de m’en plaindre, le moment devait venir où je devais comprendre qu’il était bon pour moi d’avoir été aguerrie de bonne heure contre les duretés de l’existence ! J’y ai acquis un fond de santé que je n’ai pas encore entièrement réussi à perdre et une insouciance absolue des conditions matérielles de l’existence. Que me font à moi la solitude de ce château désert, ces ruines, ce délabrement qui m’entourent ? Rien de tout cela ne m’étonne ; je n’y prends pas garde. L’habitude de l’imprévu, cette atmosphère constante de violence, d’abus de la force, l’insouciance du péril, les privations, les fatigues à outrance, les marches, les courses immenses à dos de cheval ou de chameau, les chances des combats même et le risque des balles, tout cela a été ma vie de cinq ou six années. À cette école, j’ai acquis bien des talents dont vous aurez peine à me croire douée ; je dépistais les bêtes féroces, je soignais les animaux malades, je faisais le feu et notre modeste cuisine ; puis je jouais des instruments grossiers qui sont l’orchestre de ces sauvages peuplades, je dansais comme la plus habile Tzigane, je nageais comme un poisson, surtout je montais à cheval avec cette extrême habileté des enfants qui obtiennent tout de leur monture parce qu’ils ont la main douce et qu’ils ne se doutent pas du danger. Telle que vous me voyez, encore maintenant, je tue d’une balle de fronde un oiseau en plein vol, je manie sans risque le serpent le plus venimeux ; aucune ascension de rochers ni de glaces, si longue, si périlleuse qu’elle soit, ne serait capable de m’arrêter. Joignez à cela la connaissance du kurde, de l’arménien, un peu de turc et d’arabe, et vous aurez la statistique exacte de ce que contenait mon esprit. Sur tout le reste, ignorance absolue, vide complet ; tout ce qui est civilisation était pour moi l’inconnu, l’ennemi même : je ne savais des villes que ce que l’on peut en connaître pour avoir vu de loin, du haut de quelque sommet de montagne, ces amoncellements informes de huttes surmontées de quelques minarets qui sont les cités de ces pays sauvages. Jamais je n’y étais entrée, et, avec mes idées de nomade, je n’en comprenais pas l’utilité.
« Je vécus ainsi jusqu’à l’âge de huit à dix ans, je ne saurais le dire au juste. À ce moment il se produit un notable changement dans mon existence ; on me retire le soin des troupeaux pour me mettre sous les ordres d’une vieille femme qui exerçait au milieu de la tribu, un singulier ministère ; elle était chargée de la surveillance et de l’éducation de huit jeunes filles esclaves comme moi, et comme moi, le produit des razzias de nos guerriers. C’étaient des objets de spéculation sur lesquels se basaient de grandes espérances ; on les entourait de soins, on les préservait de toutes fatigues qui auraient pu nuire au développement de leur beauté. Ces filles de treize à quatorze ans avaient déjà toute l’indolence et la futile insouciance de la vie du harem ; il fallait les servir et les am, tel était l’emploi que je devais exercer auprès d’elles. Elles étaient de race Géorgienne, et c’est dans leur fréquentation que j’ai puisé les indices qui me font croire que je suis de même origine. En les entendant parler je retrouvais dans ma mémoire tout un vocabulaire de termes qui m’étaient familiers, et au bout de trois jours, je pouvais ca avec elles comme si j’avais été de tout temps en leur compagnie. Mais si j’avais la même patrie et la même langue, je n’avais pas la même beauté, et c’est alors que je fis une découverte peu flatteuse pour mon amour-propre ; je le dis en deux mots, j’étais parfaitement laide !… Il me semble que je me vois encore dans le premier miroir qui me soit tombé sous la main ; ma taille courte, ramassée, mon teint brun foncé, mes yeux de sauvage, mes cheveux incultes, mes traits grossiers, faisaient le plus piteux contraste avec les figures nobles et régulières de mes belles compatriotes et leur teint de lys et de rose, irablement assorti avec leurs grands yeux et leurs magnifiques chevelures. Du reste, cette infériorité me laissait absolument indifférente, et pour le moment, je me sentais tout heureuse d’être mieux nourrie, moins fatiguée, moins exposée aux privations de tous genres. Ce n’est pas que mon nouvel état fut exempt de désagréments ; mes compagnes et leur surveillante ne m’épargnaient pas les exigences capricieuses, les rebuffades, les moqueries et même les coups. Mais endurcie comme je l’étais par ma rude vie en plein air, je prenais aisément mon parti de ces misères, et je faisais joyeusement mon service sans me demander seulement si j’aurais pu avoir un meilleur sort. Je continuais ainsi mon apprentissage de la vie, et peu habituée aux caresses de la fortune, je marchais allègre et insouciante dans des chemins où les fleurs étaient infiniment plus rares que les cailloux.
« Cette nouvelle période ne fut pas de longue durée ; le moment était venu où nos chefs se disposaient à réaliser cette belle marchandise amenée à si bon point. On forma une petite caravane composée d’une vingtaine de guerriers sous la direction d’un bey, aussi bon négociant que batailleur intrépide ; on nous hissa, qui à cheval, qui à dos de chameau, et nous partîmes. Notre hégire dura dix ou douze jours ; ce fut pour moi une partie de plaisir, mon ancienne vie de nomade combinée avec tous les ménagements qui pouvaient la rendre agréable. Un matin enfin, du haut de ma selle, j’aperçus au loin à l’horizon, entre deux crêtes de montagnes, une longue ligne d’un bleu foncé : c’était la mer ! Combien alors, j’étais loin de me douter, de la connaissance intime que je devais faire plus tard avec cette nouvelle chose qui excitait si fort mon iration ! Nous étions tout près de notre destination, et quelques heures plus tard, nous dressions nos tentes noires dans un repli de terrain arrosé d’un clair ruisseau ; ombragé de cyprès et de platanes. Par l’ouverture du ravin, on apercevait tout au bas de la montagne, au bord de la mer, une petite ville surmontée de quelques minarets. L’endroit était tout à fait idyllique ; ce qui devait s’y er l’était beaucoup moins, bien que fortement empreint de la saveur des temps antiques. Vous allez en juger.
« Dès que l’installation fut faite, notre chef expédia un de ses hommes porter quelque message à la ville. La nuit se a sans incident. Dès le matin, nous vîmes arriver dans notre campement, deux graves personnages, dont l’aspect fut pour nous un objet de vive surprise. Ce n’était plus les guerriers aux accoutrements sauvages, aux vastes turbans, aux armes étincelantes, comme nous étions accoutumées à en voir ; coiffés d’un fez rouge, maigrement revêtus d’habits étriqués, noirs, sans ornements, suivis de quelques subalternes de peu d’apparence, ils avaient triste tournure, et nous étions tentées de ne voir en eux que de pauvres hères sans importance. Notre erreur était grande et ne dura pas longtemps. Nos guides, le chef en tête, firent grand accueil aux nouveaux venus ; on les installa sur des tapis, au pied des arbres, et on se mit en devoir de leur préparer un copieux repas. Puis on amena devant eux les esclaves destinées à être vendues ; ces étrangers de pauvre mine n’étaient autres que les acheteurs auxquels on amenait la marchandise de si loin. Les tractations furent longues, laborieuses, les pourparlers, les interrogations, les examens de toute nature durèrent toute la journée. Vers le soir enfin, après d’innombrables pipes fumées et non moins de tasses de café bues, le marché fut conclu, et le bétail humain dut se préparer à suivre ses nouveaux maîtres. Il y avait des chevaux tout prêts pour les emmener. J’étais là, regardant ces préparatifs, sans trop comprendre ce qui se ait, je voyais qu’on allait me séparer de mes compagnes, et bien qu’elles ne fussent guère bonnes pour moi, je ne laissais pas que d’en ressentir une certaine tristesse. L’un des effendis de la ville me mit soudain la main sur la tête :
« — Et cela, dit-il, en s’adressant au chef, qu’est-ce que ça vaut ? Pas grand-chose, car elle est bien laide, la petite… Allons, nous payons les autres assez cher ; tu peux bien me donner ce petit monstre par-dessus le marché…
« — Elle n’a guère réussi, c’est vrai, dit le chef ; mais elle nous rend des services et elle a bien ses talents… Elle monte à cheval comme personne, et fait des tours comme un jongleur. Allons, me dit-il, à cheval, et montre ce que tu sais faire…
« On amena un cheval, et me voilà toute fière de déployer mes talents devant des étrangers ; je me mets à exécuter tout mon répertoire en fait d’équitation et de voltige. Ce n’était sans doute pas trop mal, et les effendis semblaient s’am fort de voir se trémousser ainsi ma sauvage petite personne. Après m’avoir bien examinée et palpée, l’un d’eux fit une offre au chef, pas brillante à ce qu’il paraît.
« — C’est trop peu, répondit mon maître.
« — C’est beaucoup, reprit l’effendi ; cette petite créature est adroite et agile, mais elle est trop laide ; sauf pour servir les autres, on ne saura que faire de cette espèce de diablotin…
« — Ce n’en est pas moins une princesse Géorgienne, et je peux vous le prouver. Elle est de grande race, voyez ses mains et ses pieds. Si elle était devenue belle, elle vaudrait bien cher… Puis, elle est encore toute jeune et peut s’améliorer. Ajoutez un tiers à votre offre, et elle est à vous.
« L’effendi se récria ; l’autre n’en voulait pas démordre. Bref, on transigea et je fus cédée pour quelques poignées de piastres. Ce n’était guère, mais il paraît que c’est mon lot en ce monde ; pour quatre fois déjà que je suis vendue, jamais je n’ai eu le bonheur d’arriver aux bons prix. C’est une humiliation, n’est-ce pas, mais patience, à la prochaine occasion, je l’espère, je prendrai ma revanche, et j’atteindrai un cours qui me fera honneur ; ce ne sera pas trop tôt !…
« Ma séparation d’avec mes anciens maîtres fut des moins déchirantes ; quelques instants après, toute joyeuse de ne pas quitter mes compagnes, je descendais avec elles, dans la direction de la ville. À la nuit tombante, je voyais pour la première fois, à mon grand étonnement, cet amas confus de rues et de places, de mosquées, d’arbres et de masures, qui constitue la cité orientale. Vous en dire le nom, ce serait au-dessus de mon savoir, mais la mer qui baignait ses murailles était la Mer Noire, et j’avais ainsi fait mon entrée dans le rayon du monde civilisé.
« Au bout de trois jours és dans une maison turque, c’est à dire en prison, on nous conduisit de nuit, à bord d’un navire qui venait d’entrer sournoisement dans le port. L’installation était peu confortable, et en fait de soins, nous n’avions à en attendre que de la part de deux matrones turques plus soucieuses de se garer du mal de mer que de veiller sur notre petit troupeau. Tout vint à bien cependant, la mer ne nous fut pas trop cruelle, et je ais des heures délicieuses à voir les cabrioles des dauphins qui nous faisaient escorte. Le soir du troisième jour, le navire s’arrêta, nous étions à Constantinople. J’avoue que je ne m’en doutais pas ; l’amoncellement de maisons qui s’étageaient sur la rive, les lumières, la foule des navires, l’empressement furieux des gens du port, tout cela ne faisait qu’une confusion dans mon esprit sauvage, et je pensais à toute autre chose qu’à m’inquiéter de savoir où j’étais. Nous débarquâmes et on nous conduisit soigneusement empaquetées dans une maison cachée dans une rue montante du quartier de Pera.
« Il était déjà tard ; on nous installa dans quelques chambres meublées à la turque, avec une certaine recherche qui nous parut merveilleuse, et on nous servit une collation, vrai festin des contes de fées en comparaison des ordinaires plus que modestes auxquels nous étions habituées. Tout cela nous contentait fort, et quand vint le moment du sommeil, nous nous endormîmes dans les meilleures dispositions. Avions-nous tort ? Sans doute, au point de vue des grands principes et de la liberté humaine, mais pour des enfants sauvages, qu’est-ce que cela au prix du bien-être immédiat ? Vous l’avez déjà deviné, nous étions entrées dans un marché d’esclaves et nous devions n’en sortir que bien et dûment vendues.
« C’est une singulière chose que ces maisons. Aucun Européen, aucun chrétien ne les a vues ; les voyageurs les ignorent, beaucoup se refusent à croire qu’elles existent. Il y en a cependant plusieurs et dans le quartier même de la civilisation européenne, mais si bien closes, si bien gardées, que l’accès en est absolument impossible à tout autre qu’aux vrais croyants ; seuls ils y pénètrent, et c’est de là que sortent ces belles esclaves qui vont orner les harems des grands dignitaires et des riches Ottomans. Rien du reste n’y rappelle l’esclavage, ce n’est pas là qu’il faut chercher la vieille mise en scène du marché de créatures humaines, ni les dramatiques horreurs dont les peintres et les poètes ont tant abusé. Tout y est calme, décent, aimable même ; les jeunes filles, très jeunes toutes, qui y sont enfermées, seraient fort étonnées si l’on s’apitoyait sur leur sort. Bien vêtues, bien nourries, traitées comme des choses de grand prix, recevant tout juste assez d’éducation pour pouvoir lire, quelquefois écrire le turc, elles mènent une vie fort douce, n’ont aucun souci de l’avenir et entrevoient sans aucune répugnance la perspective de continuer cette existence dans quelque riche harem, peut-être même dans les palais du Sultan. De temps à autre, paraît un visiteur, quelque turc de haut parage ou mieux encore, un de ces fonctionnaires spéciaux, gras, imberbes, à voix grêle, auxquels les grands seigneurs, les princes, le sultan surtout, confient la haute direction de leurs affections les plus intimes. Ils voient, examinent, débattent le prix, discutent et disparaissent, emmenant l’objet de leur choix. Celles qui restent, raillent ou envient ; un jour se e, tout est oublié ; le tour de chacune viendra. S’affliger, s’inquiéter, à quoi bon c’est la destinée, contre elle on ne lutte pas…
« Pour moi, le présent, pas plus que l’avenir, ne m’offrait de semblables perspectives. De moins en moins, je pouvais espérer le sort de mes compagnes ; ma laideur loin de céder aux années, semblait s’accentuer de jour en jour ; plus que jamais, j’étais noire, trapue, grotesque, et je n’avais pas d’illusions à me faire, mes maîtres et mes compagnes ne m’épargnaient pas les mauvais compliments. Mais moins que jamais non plus, je ne m’en souciais ; d’une bonne santé, d’une bonne humeur imperturbable, je ais tout en vraie sauvage qui en a bien enduré d’autres. Je partageais le service de la maison avec trois ou quatre négresses endurcies comme moi, aux difficultés de l’existence. Puis je devais am mes compagnes, danser, faire de la musique, organiser les jeux, et je dois dire que je m’en tirais à mon honneur. Lors des promenades aux Eaux Douces, à Buyukdéré, à Belgrade, je chevauchais à côté des voitures ; que de fois, j’ai attiré autour de moi, par mes danses et le son de mon tambour à grelots, tout un cercle de curieux et d’Européens, avides de sensations orientales ! Je sortais d’ailleurs beaucoup plus souvent que les autres, les nécessités du service, les achats, les messages, me lançaient dans de longues courses à travers les rues, les quais, les bazars de cette immense ville. Mes instincts remuants et vagabonds y trouvaient largement leur compte et moi, véritable animal sans réflexion, sans pensée, j’étais heureuse, à fort peu de frais, il est vrai.
« Je pense que mon séjour à Constantinople a duré un an ; le temps, à cette époque, était une chose dont je ne tenais pas bien compte. Un soir, on prévint quatre de mes compagnes, fort jolies filles vraiment, d’avoir à se tenir prêtes à partir, sous la conduite d’une de nos matrones, moi, je devais faire l’appoint du convoi. Le départ devait avoir lieu dans la nuit ; comme vous le pensez, notre curiosité était fort éveillée. C’était bien à tort ; à peine fûmes-nous embarquées dans un vapeur tout près du vieux port, que notre directrice nous informa qu’il ne s’agissait que d’une excursion de santé et que nous allions seulement respirer le grand air pendant quelques jours aux îles des Princes. Mes compagnes furent désappointées, je dois le dire, pour moi c’était un changement, et comme tel, il était le bienvenu.
« C’est un de mes bons souvenirs que ce séjour dans cette délicieuse retraite de Prinkipo. Nous étions installées comme un vol d’oiseaux sauvages dans une charmante maison au bord de la mer, dominée par les pentes boisées qui regardent la côte d’Asie. Autour de nous, pas d’habitations, pas de voisins à une grande distance ; la solitude était complète, le calme profond. Devant la maison, un grand jardin terminé en terrasse sur la mer, servait à nos ébats, l’absence de tout regard profane nous donnait une liberté presque complète. Que d’heures, presque de journées, j’ai ées à me rouler comme un petit phoque dans les flots bleus, au pied des falaises dorées, que de promenades en bateau, la nuit, dans ce doux clair de lune d’Orient ! Puis c’étaient des excursions à pied, à âne, parmi les pins, les myrtes, les lentisques, cette végétation du midi aux fines et fortes senteurs, des ascensions jusqu’à ce charmant monastère de Saint-Georges, d’où la vue plane au loin sur cet irable coin du monde. Oui, c’était le bonheur de l’enfance sans arrière-pensée, le charme infini de la vie sauvage dans une contrée bénie, vraiment irable, dont les splendeurs de la nature des tropiques n’ont pas diminué pour moi, l’exquise impression !…
« Ce beau rêve finit brusquement. Un jour, en revenant de la promenade, on nous avertit que nous nous embarquions le soir pour retourner à Constantinople. À l’heure indiquée, une chaloupe montée par des matelots turcs de langage et d’habits, vint nous prendre pour nous transporter à un petit navire qui était venu mouiller devant la maison. Nous y fûmes reçues par une femme grande, sèche, l’air dur, la voix brève, qui nous installa dans une étroite cabine, et se coucha la première en nous ordonnant d’en faire autant et de nous tenir coi. Nous, insouciantes, nous obéîmes. La nuit se a fort calme, le jour venu on nous retint enfermées sans nous permettre de nous hasarder sur le pont. Cela était étrange, et nous n’y comprenions rien. En attendant, nous étouffions, et nous étions fort mécontentes, mais il n’y avait pas à réclamer, notre mégère ne paraissait pas d’humeur à tolérer le plus léger murmure.
« Le navire s’arrêta ; nous pensions que nous étions à Constantinople et que nous allions débarquer. Il n’en fut rien ; au bout d’une heure environ et après qu’il se fut fait sur le pont un assez grand bruit de ballots et de caisses déplacées, nous nous remîmes en marche. La chaleur était très forte ; enfermées dans notre cabine étroite et obscure, nous avions peine à respirer. Enfin la porte s’ouvre, on nous laisse monter sur le pont. À notre grande surprise, nous nous trouvons en pleine mer ; à peine quelques sommets perdus dans la brume nous révèlent-ils la présence d’îles déjà lointaines. Mais des objets plus rapprochés attiraient déjà notre attention ; devant nous vinrent se placer notre mégère d’abord, l’air plus maussade que jamais, et un homme vêtu à la mode des Orientaux frottés de civilisation, redingote noire et fez rouge. Sa barbe clairsemée, nuancée de châtain et de blanc, taillée de près, sa bouche serrée, ses yeux gris clair au regard aigu, composaient un ensemble qui n’avait rien de bien caractéristique. Cependant je m’en souviens fort bien, nous eûmes de lui une impression désagréable ; il nous examinait toutes avec grande attention, mais sans aucune bienveillance ; quand ce fut mon tour et que je vis fixé sur moi ce regard perçant, dur, froidement inquisitorial, j’éprouvais un véritable malaise. C’était l’astuce européenne, l’égoïsme froid, calculateur de l’Occident qui se révélaient à moi. Je n’en avais pas conscience, habituée à la barbarie franchement étalée du Turc, je me trouvais comme en présence d’un danger inconnu, et instinctivement j’avais peur. Pressentiment qui ne m’a pas trompée ; la sauvagerie musulmane m’avait rudement traitée, mais la civilisation européenne devait être bien plus cruelle encore pour moi !
« Comme une bête qui se sent menacée, je me retirais derrière mes compagnes, le nouveau venu vit le mouvement :
« — C’est toi, petit monstre, me dit-il en turc, avec un rire sarcastique… Eh, eh ! tu te sauves ! Tu ne te souviens donc pas de tes danses, aux Eaux Douces !… Allons, donne-nous un échantillon de tes talents ; prends ton tambour, et saute à contre mesure, comme tu le fais si bien…
« En l’entendant parler, un souvenir s’éveilla dans mon esprit, cette figure ne m’était pas inconnue, je l’avais vue certainement, et plusieurs fois même, à Constantinople, nous regardant attentivement lorsque nous faisions le cercle, assises dans quelque promenade, et que je me mettais à danser ; il avait parlé à nos surveillants et semblait s’intéresser fort à notre petite colonie. Par quel hasard se trouvait-il maintenant à bord de notre navire, je ne le devinais pas. Interdite, en proie à un trouble pénible, je persistais à me tenir derrière mes compagnes, et pour rien au monde je n’aurais obéi à l’ordre qui m’était donné.
« Ce fut notre surveillante qui vint à mon aide. D’une voix aigre, elle apostropha le nouveau venu et se mit à lui faire ce qu’on appelle une scène en règle. Elle parlait en grec, et mon séjour à Constantinople m’avait assez familiarisée avec cette langue pour comprendre son discours ; il n’avait rien de flatteur pour moi : la mégère se plaignait vertement de ma laideur, elle ne comprenait pas qu’on eût dépensé un seul sou pour moi et se tenait pour certaine que jamais on ne pourrait tirer parti de ma chétive personne. Son mari, car il paraît que son interlocuteur avait droit à ce titre, n’avait fait qu’une de ces sottises dont il était coutumier, et il n’y avait pas dans la langue d’Homère assez de paroles amères et d’invectives pour lui faire sentir la faute dont il s’était rendu coupable. Fort calme sous cet orage, notre nouveau ager continuait à sourire en me regardant de son œil froid et malveillant ; peu disposé à se justifier, il se bornait à dire à sa femme qu’elle n’y entendait rien, et que je ne lui serais pas plus onéreuse que les autres. Notre mégère trépignait de colère, mais elle ne gagnait rien ; à bout d’arguments et de violence, elle lâcha la partie et redescendit dans l’entrepont ; son seigneur et maître tourna sur les talons, causa un instant avec les matelots, puis il s’étendit sur des cordages et fuma un nombre indéfini de cigarettes. Nous autres, enfants insoucieuses, nous eûmes bientôt fait d’oublier ce débat et, au bout de quelques instants, je faisais le bonheur des matelots en dansant à contre mesure, selon l’expression indéchiffrable alors pour moi de notre ager. Puis les dauphins vinrent de nouveau nous donner le spectacle de leurs tours d’adresse, et entre ces divers divertissements, la journée fut vite ée. La nuit vint et au matin nous nous trouvions en vue de la terre, au milieu de nombreuses îles qui surgissaient de tous côtés. Vers midi, nous âmes devant un promontoire surmonté de colonnes en ruines ; puis avançant toujours dans un golfe de plus en plus encaissé, nous vînmes jeter l’ancre devant un port de peu d’apparence, mais animé par la présence de nombreux navires. Sur la droite quelques petits vaisseaux de guerre montraient leurs flancs noirs et la gueule de leurs canons ; de toutes parts les embarcations se pressaient autour de nous et les interjections, les questions, les clameurs résonnaient assourdissantes, le tout en grec. Décidément, nous n’étions pas à Constantinople et si notre ignorance n’eût été si profonde, nous aurions compris que ce port peu imposant n’était autre que le Pirée. À la nuit tombante, nous descendîmes à terre ; on emballa trois d’entre nous, et j’étais du nombre, dans une voiture qui partit grand train. Le trajet se fit dans l’obscurité ; je n’en ai gardé aucun souvenir. Au bout de quelque temps, les secousses produites par un mauvais pavé nous firent comprendre que nous entrions dans une ville ; ce n’était autre que l’immortelle Athènes qui se révélait ainsi à notre iration. Pour le moment nous ne vîmes que des rues désertes, quelques réverbères peu étincelants, de rares ants de pauvre mine. Enfin notre carrosse s’arrêta, s’engagea dans une ruelle étroite ; on nous fit descendre, et, sous la conduite du mystérieux ager qui semblait prendre tout à fait la haute main sur nos destinées, nous fûmes installées dans une vaste chambre, fort peu meublée, où la fatigue nous fit bientôt trouver le sommeil.
« Je suis restée dix jours à Athènes ; deux souvenirs bien précis marquent cette petite étape de ma vie. Le premier consiste en ceci : un soir, M. Stankowich, c’était le nom sous lequel on désignait notre directeur, nous fit demander. Depuis son arrivée à Athènes, il avait revêtu un costume noir des plus corrects : haut chapeau à l’européenne, col blanc et droit, une vraie tenue d’ecclésiastique civil qui nous paraissait fort imposante ; à côté de lui, sa femme, toute de noir habillée, complétait la puissance de l’impression. Sous leur escorte, nous montâmes en voiture, et nous voilà roulant de nouveau dans les rues solitaires. Nous nous arrêtons enfin et on nous introduit dans un immense édifice, de forme étrange, peu éclairé, lugubre. Des gens en costume bizarre se tiennent devant un autel ; on nous fait prendre place au milieu d’eux ; puis viennent des prières, des chants, des évolutions, des génuflexions bizarres, tout un ensemble de cérémonies qui nous paraissaient amusantes et imposantes à la fois. En un mot, nous sortîmes de là baptisées et chrétiennes, bien sans nous en douter, je vous l’assure. Nos maîtres nous ramenèrent ; ils paraissaient de fort bonne humeur ; je compris vaguement à leurs propos qu’ils avaient été bien payés ; de quoi, je ne m’en rendais pas compte. Puis ils disaient entre eux qu’ils en auraient autant des autres et pour les autres, et enfin M. Stankowich fit remarquer à sa digne moitié, avec un ton assez triomphal, qu’il avait reçu tout autant pour moi que pour mes compagnes. Tout cela était mystérieux et propre à faire travailler nos jeunes imaginations, mais nous n’eûmes pas le temps de nous appesantir sur ces détails ; dès le lendemain, il devait se er un fait qui produisit tout autrement d’effet sur nous.
« On nous costuma à l’européenne !…
« C’était notre grand rêve, notre idéal, à nous sauvages petites niaises. Lorsque dans nos promenades à Constantinople, nous pouvions contempler les toilettes des élégantes de Pera, les ajustements, les modes de ces étrangères à l’allure indépendante, cheminant au grand jour à visage découvert, nous nous sentions toutes honteuses dans nos grandes mantes unicolores qui nous enveloppaient comme des paquets ; il nous semblait que le parfait bonheur devait être de s’encercler d’une pompeuse crinoline. Ce beau moment était arrivé pour nous. On nous laça dans un corset, on nous emprisonna dans des étoffes rigoureusement ajustées, enfin joie suprême, on nous fit disparaître à mi-corps dans une cage à ressorts d’acier recouverte de je ne sais combien de mètres d’étoffe. C’était grotesque, mais peu nous importait, notre ambition était satisfaite, nous étions des Européennes !… Pour moi je dois le dire, mon bonheur ne fut pas long ; mes nouveaux atours me donnaient une figure si baroque, que séance tenante, il fut décidé que je reviendrais à mes premiers habits genre demi-européen, demi-oriental. J’eus un vif accès de désespoir ; il me semblait que j’étais dégradée, déchue, amèrement humiliée… Mes cris, mes pleurs ne servirent de rien ; je redevins la figure de fantaisie, demi-femme, demi-singe, en but aux railleries, trop heureuse s’il ne s’y joignait pas de mauvais traitements. Je finis par m’en consoler ; heureuse enfance qui ne connaît pas les longues douleurs !
« Le but de notre séjour à Athènes était atteint ; on nous ramena au Pirée. Là, nous retrouvâmes nos deux compagnes ; ce fut un grand échange d’impressions. Elles aussi, étaient habillées à l’européenne et avaient été baptisées ; la cérémonie avait eu lieu, comme pour nous, de nuit, comme en secret, avec quelques différences dans le costume des assistants, dans les formes du culte, la langue employée. Je pense aujourd’hui que le baptême s’était fait selon le rite anglican. Notre maître, en homme habile, frappait à toutes les portes et amenait des âmes à toutes les religions ; aussi toutes les bourses lui étaient ouvertes et il y puisait largement. Vous avez deviné sans doute quel était le métier de cet oiseau de proie ! Serbe de naissance, totalement dépouillé par le courant de la vie orientale de tout vestige de morale ou de délicatesse, il avait jugé bon de se vouer à la tâche fort méritoire de combattre l’esclavage, mais il le faisait à sa manière, et son intérêt personnel n’y perdait rien. Largement défrayé par les sociétés religieuses d’Europe, il achetait sur les marchés du Caucase, de Constantinople et du Caire, de jeunes enfants destinées à la vie du harem, les amenait en Europe, et les faisait baptiser ; on lui remboursait ses frais à tant par tête. Le digne homme avec son langage tout confit de dévotion et sa figure béate de missionnaire, y gagnait cent pour cent. Mais ce n’était pas le seul tour qu’il eût dans son bissac ; nous allions en faire l’ample expérience.
« L’éducation des jeunes âmes ainsi sauvées de la corruption lui était confiée ; vous verrez de quelle manière il s’acquittait de cette délicate mission. C’est que c’était un fort habile homme que M. Stankowich, nul mieux que lui ne savait se faire mieux venir du Turc fanatique aussi bien de l’anti-esclavagiste forcené, du Grec orthodoxe, du catholique fervent et de l’anglican le plus pur. Et c’était justice, car ses mesures étaient bien prises, ses plans bien conçus, habilement exécutés… C’est ainsi qu’il avait pu nous faire sortir des maisons si bien gardées de Constantinople, et, poussant la prévoyance jusqu’à ses dernières limites, il avait trouvé moyen de nous faire baptiser à Athènes, à la barbe de l’ambassadeur ottoman dans deux religions différentes, sans qu’aucun soupçon fût venu planer sur sa conduite. C’est cette dernière considération qui explique la claustration rigoureuse qui nous était imposée, les opérations du digne homme eussent été vite terminées, si l’on eût su à Constantinople que, sous ses auspices, on baptisait des esclaves mahométanes achetées en apparence par un vrai croyant ! Pour nous, ces machinations ténébreuses nous préoccupaient peu, façonnées comme nous l’étions à l’obéissance absolue, nous acceptions tout sans mot dire ; seulement, dans l’intimité et malgré notre nouvelle qualité de chrétiennes, nous ne nous gênions pas pour dire que ces chiens d’infidèles étaient de bien drôles de gens…
« Un soir, on nous fit monter sur un petit bateau à vapeur mouillé dans le port, et une heure plus tard, conduites toujours par Stankowich et sa femme, nous partions. Cette fois il s’agissait de gagner Corfou par l’isthme et le golfe de Corinthe ; le voyage fut lent, long et désagréable, voilà tout le souvenir qui m’en reste, je n’en parle donc que pour mémoire. Nous restâmes trois jours à Corfou, toujours bien surveillées, car la terre turque n’était pas loin. Une dernière traversée nous conduisit à Brindisi. Cette fois nous étions en pleine Europe, notre captivité se relâchait un peu ; M. Stankowich redoublait, lui, d’austérité dans sa tenue cléricale, sa femme dissimulait sa froideur méchante sous un extérieur hypocritement dévot. Petit troupeau confié à leurs soins, nous avions tout l’air de jeunes pensionnaires en voyage, sous l’aile tutélaire d’un couple d’instituteurs du meilleur ton. Nous approchions du reste du terme de nos courses ; un court trajet en chemin de fer d’abord, puis dans une mauvaise voiture nous amena enfin à la porte du couvent de Santa-Brigida dans la péninsule du Gargano. On ne pouvait désirer un asile plus sûr, plus à l’abri de tous les bruits du dehors. Construit sur une terrasse de rochers au-dessus de la mer, séparé du reste du monde par les masses sauvages des montagnes, le couvent est l’idéal de la retraite monacale, le séjour le mieux choisi pour l’exercice de la vie contemplative. Je retrouve encore toute fraîche dans mon esprit, l’impression que j’éprouvai lorsqu’un soir, après une montée pénible dans une mauvaise voiture, je vis s’élever sur le ciel, au-dessus des bois d’oliviers, la masse confusément entassée de murs énormes, de grands cloîtres, de clochers et de tours, qui constituent le couvent. C’était d’un effet grandiose et triste ; le sévère génie de l’Europe, la contrainte morale, l’abnégation de soi-même, semblaient s’y incarner sous une forme visible et s’abattaient d’un poids lourd sur nos jeunes imaginations, tout imprégnées encore de la nonchalante insouciance de l’Orient. Cette impression ne fit que s’accroître lorsque les portes du couvent se furent refermées sur nous et que nous nous engageâmes dans le dédale de vastes bâtiments demi-abandonnés, où il nous semblait que l’on allait nous ensevelir toutes vives. L’obscurité se faisait complète ; nous marchions serrées les unes contre les autres, conduites par une sorte de gardien habillé à l’antique ; n’eût été la présence de M. et Mme Stankowich, nous serions je crois, mortes de peur !… Enfin, une seconde enceinte s’ouvrit devant nous, et peu de moments plus tard, nous étions introduites dans le parloir du couvent. Là au moins, il y avait une apparence de vie ; en attendant notre réception officielle, quelques sœurs dans leur beau costume violet et blanc, nous faisaient accueil avec cette bonne grâce italienne si séduisante ; on nous offrait des sucreries, de menues friandises toujours bienvenues d’enfants incultes comme nous. Deux jeunes filles d’un âge un peu au-dessus du nôtre étaient venues se jeter dans les bras de nos maîtres qui leur prodiguaient ces caresses paternelles, réservées aux enfants dont on a été longtemps séparé ; tout prenait un aspect d’amabilité et de bienveillance qui nous gagnait le cœur. Et ce n’était pas une impression décevante, car je dois le dire en toute sincérité, le temps que j’ai é à Santa-Brigida est le plus heureux de mon existence !…
« Au bout de quelques instants, une porte s’ouvrit et on nous introduisit dans une grande salle, toute peinte en rouge, avec une ornementation qui tenait le milieu entre la chapelle et la salle d’étude. Là, se trouvait une des dignitaires du couvent, flanquée de quelques sœurs et d’une vingtaine de jeunes filles vêtues uniformément d’un costume gris, violet et noir d’un aspect fort coquet. M. et Mme Stankowich furent fort bien reçus par la supérieure ; évidemment, on les traitait avec une considération particulière. La bonne sœur, tout aimable en ses beaux habits, nous adressa quelques paroles bienveillantes auxquelles nous ne comprîmes rien, vu notre ignorance absolue de la langue italienne, puis nous fûmes entourées par l’essaim curieux des jeunes pensionnaires. À notre grand étonnement et pour notre joie plus grande encore, quelques-unes nous adressèrent la parole en langue d’Orient ; elles aussi avaient été placées à Santa-Brigida par le couple Stankowich, à titre d’esclaves rachetées et elles finissaient leur éducation au moment où nous allions commencer la nôtre. Nous fûmes très heureuses de trouver à échanger quelques mots, et la connaissance avec nos futures camarades, s’en trouva notablement avancée. Mais nous n’eûmes guère le temps de babiller, car la réception touchait à son terme, et on nous reconduisit aux bâtiments extérieurs où des chambres étaient préparées pour nous donner hospitalité. Toutes nos appréhensions avaient disparu, et la perspective de rester au couvent ne nous effrayait plus, bien au contraire.
« Le lendemain nous fîmes notre entrée officielle à titre d’élèves agréées par la sainte congrégation. M. Stankowich nous fit une petite allocution fort bien sentie sur la reconnaissance que nous devions avoir pour celles qui allaient se charger de notre éducation, puis on nous emmena dans un vaste dortoir où l’on nous fit revêtir l’uniforme du couvent. C’était un costume à la mode des premières années du XVIIIe siècle, d’une élégance un peu vieillotte, mais charmante en somme, et qui allait à ravir à mes jolies compagnes. Pour moi, je ne faisais que paraître plus grotesque en mes nouveaux atours ; mais je n’y prenais pas garde, tant j’étais heureuse de me trouver enfin tout à fait de pair avec les autres. Notre toilette terminée, on nous conduisit en cortège auprès de l’abbesse ; la réception avait lieu dans une salle de cérémonie, décorée à l’ancienne mode, noble et riche tout à la fois. Ce luxe, ces costumes, ces cérémonies, si simples qu’elles fussent, faisaient une vive impression sur nos jeunes esprits et nous prédisposaient à une obéissance toute monacale. Puis nous fûmes introduites dans une salle d’une décoration plus légère, non moins riche, où trônait dans un grand fauteuil, une vieille dame en costume de religieuse quelque peu mondaine, grande, mince, l’aspect digne et souriant à la fois, ayant grand air en somme, et qui nous parut bien plus imposante encore que l’abbesse. Elle nous reçut entourée d’une nombreuse assistance de sœurs et d’élèves, nous examina attentivement tout en prenant du bout des doigts quelques grains de tabac dans une belle tabatière d’or, joua de l’éventail tout en causant avec ses voisines, fit une petite caresse aux plus jolies d’entre nous, puis nous congédia avec un petit geste plein de grâce. Nous nous retirâmes émerveillées, certaines d’avoir vu quelque princesse de haut parage, une reine peut-être, et pénétrées d’un respect tout près d’être superstitieux. On nous mena au dortoir et aux salles de réunion, et après nous avoir servi une fort jolie collation, on nous laissa libres de nous mêler aux autres élèves. Dès ce moment, nous étions officiellement incorporées dans la communauté.
« Le couvent de Santa-Brigida était, et est encore sans doute, en possession incontestée du privilège de faire l’éducation des jeunes filles appartenant aux premières familles du midi de l’Italie. On n’y était ise qu’à très bonnes enseignes et sur de puissantes recommandations. M. Stankowich ne devait la faveur insigne d’y faire recevoir ses filles d’abord, puis nous ses rachetées, qu’à la considération du but si louable auquel il consacrait sa vie ; on ne pouvait assez faire pour le récompenser de ses efforts, des dangers même qu’il était censé courir, pour arracher des âmes à Satan. Et vraiment, nous pauvres enfants sans parents, sans protection d’aucune sorte, nous ne pouvions mieux nous abriter que dans cette maison hospitalière, sous l’aile de ces bonnes religieuses si douces et si dévouées. Sans doute, l’instruction que nous devions y recevoir n’était pas forte, on visait à faire des élèves, nullement des savantes, mais bien des femmes aimables, de manières distinguées, propres à bien remplir le rôle qui devait être le leur dans les classes supérieures de la société. Des exercices religieux, quelques heures de leçons, la musique, des ouvrages de femme, un peu d’équitation, de maintien, même un cours de danse qui, pour plus de décorum, se donnait dans les bâtiments extérieurs du couvent, voilà les devoirs fort peu pénibles qui nous étaient imposés. Le reste du temps se ait en petits jeux, en caies interminables avec les bonnes sœurs, le tout assaisonné de petits repas, de promenades, de lectures, en un mot c’était la vie la plus douce qui se puisse imaginer, pour de jeunes esprits peu soucieux d’efforts et de fatigues. Au moins les élèves de Santa-Brigida en sortaient-elles avec un souvenir très doux de celles qui avaient été leurs maîtresses et cette impression d’une jeunesse heureuse, si propre à former pour la vie réelle des caractères faciles et aimables.
« Je n’oserais dire que j’aie joui de ces avantages au même degré que mes compagnes. Notre origine inférieure, exotique, nos manières étranges faisaient de nous, les Géorgiennes comme on nous appelait, une petite caste à part. Cette différence peu sensible pour mes compatriotes dont la beauté et la grâce asiatique savaient facilement conquérir les bonnes grâces des sœurs, s’accentuait pour moi en raison de mon extérieur grotesque et de l’état en sous-ordre dans lequel j’avais toujours été tenue. La pauvre et laide cendrillon des petites esclaves de Constantinople ne pouvait espérer d’être mieux traitée par les princesses, duchesses et comtesses en herbe qui foisonnaient dans notre troupeau. Là encore, j’avais de tristes moments à er, et bien souvent, abandonnée à moi-même, je devais rester solitaire et délaissée, entendant de loin les rires et le bruit des jeux de mes compagnes sans oser me mêler à leurs amusements. Les bonnes sœurs elles-mêmes, toutes filles nobles et fort entichées de leur origine, me traitaient fort légèrement, comme un être disgracié de la nature qui s’était introduit dans leur giron, quelque peu en contrebande. Toute autre eût vivement souffert de ces différences, mais je n’étais pas gâtée par le é, et ces petites disgrâces n’avaient guère le don de m’émouvoir. J’avais d’ailleurs bien, des causes de distraction et je trouvais à employer mon temps en mille choses plutôt qu’en réflexions pénibles.
« En premier lieu, une nouvelle révolution s’était produite dans nos destinées ; nous avions acquis une religion, bien fixe et stable celle-là, la religion catholique, qui est encore la mienne malgré les changements qui se sont faits dans mon esprit. Le couvent ne pouvait abriter dans son sein, des schismatiques et des hérétiques. N’étant pas trop au clair sur la bonne qualité de notre initiation aux vérités catholiques, à tout événement on jugea bon de nous baptiser à nouveau, puis de nous instruire dans la vraie foi. Baptême, cérémonies, confirmation, ce fut tout autant d’occasions de déployer tout le luxe de l’église, toute la pompe catholique, et nous, les héroïnes de ces fêtes, nous nous sentions, émerveillées et ravies de ces grandioses exhibitions. Les instructions, les catéchismes étaient beaucoup moins de notre goût, nos pauvres esprits, façonnés à la turque, rebelles à toute idée quelque peu complexe, trouvaient bien subtiles ces nouvelles croyances et bien aride l’enseignement qui devait nous les inculquer. Mais nous étions dociles et les méthodes de l’Église sont efficaces ; moi surtout, peu habituée à entendre parler de tendresse et de miséricorde, je sentis soudain mon cœur se fondre à l’idée de ce pardon si libéralement offert, de cette bonté toujours prête à me relever de mes fautes. Je devins bonne croyante ; en ce moment encore, si mon esprit rejette ce qui est formalisme et sujétion aveugle, je peux le dire en toute assurance, je crois au Dieu du Christ, à cet Esprit Tout Puissant, source éternelle et intarissable de toute charité, de toute justice. Ces vérités, je ne les entrevoyais alors que d’une manière bien confuse, mais elles satisfaisaient les besoins de mon cœur ; le reste de la conversion se faisait par les yeux, les beaux spectacles, les nobles cérémonies, puis aussi et surtout par les doux traitements, les aimables prévenances, les bonnes paroles dont on était prodigue envers nous. Vraiment, nous aurions été ingrates et rebelles, si à pareille école, nous n’avions pas livré sans arrière-pensée nos âmes et nos esprits.
« Puis venait l’instruction mondaine, pas bien exigeante comme je vous l’ai dit, mais qui ne laissait pas de nous prendre quatre ou cinq heures chaque jour. C’était beaucoup trop encore pour la plupart d’entre nous, mais combien c’était peu en comparaison de ce que nous devions apprendre ! Jugez donc : je ne savais pas seulement que nous étions en l’an de grâce 1861, ni dans quelle partie du monde, dans quel pays même il m’était donné de vivre. La langue dans laquelle on nous parlait, il fallait l’apprendre… De pauvres sauvages sortant de leurs forêts, ne sont pas plus incultes. Heureusement je recélais sous mon extérieur grotesque, une bonne dose d’application et d’envie de connaître ; l’étude des langues présentait pour moi peu de difficultés. Au bout d’un mois, je comprenais et parlais aisément l’italien, et je pouvais suivre avec fruit les leçons qui nous étaient données. Volontiers délaissée par mes compagnes, je me trouvais avoir beaucoup de temps à moi ; j’en profitais pour lire avidement tout ce que je trouvais à ma portée, et sans en avoir conscience je parais ainsi, tant bien que mal, aux innombrables lacunes de notre éducation. Puis j’avais trouvé une occupation qui s’était transformée en un vif plaisir : c’était la musique. Nous apprenions le chant et un peu le piano ; c’était un vieil abbé Saxon, prodigieusement instruit, d’un goût musical irablement pur, qui nous donnait leçon. Ce fut une vraie révélation pour moi ; ces nobles chants d’église, ces sévères accompagnements d’orgues, ces harmonies si émouvantes dans leur noble simplicité, tout cela me mettait dans un état de ravissement inexprimable. Mon goût ionné pour la musique barbare de l’Orient, se porta tout entier, avec une ferveur indicible, sur les chefs-d’œuvre de l’art chrétien ; je voulais pouvoir chanter dans ces concerts sublimes ; rien ne me rebutait pour y réussir. Mon vieux maître découvrit en moi, les éléments d’une voix able, et une bonne volonté à toute épreuve ; sa science, sa patience imperturbable s’accommodaient fort de mon enthousiasme si inexpérimenté qu’il fût. Je travaillais sous sa direction pendant des heures, des journées entières, et je peux dire que mes efforts n’ont pas été vains. Je sais du piano plus peut-être que n’en possède la moyenne ; vous pouvez en juger puisque vous m’avez entendue. Pour le chant, j’avais assez vite dompté les difficultés du mécanisme ; ma voix trop jeune encore, faible, un peu voilée, avait des qualités d’étendue, de souplesse et d’égalité qui ne demandaient qu’à recevoir leur développement normal ; je pouvais espérer de devenir une cantatrice able. Tout cela est perdu maintenant ; la maladie qui m’a frappée il y a un an, dont je souffre encore, a complètement détruit l’harmonie de ma voix, je ne puis plus chanter une seule note !… C’est une privation cruelle, un grand malheur, le plus grave qui pût me frapper. C’est l’indépendance perdue pour moi, l’impossibilité de me procurer, par moi-même, les moyens de vivre dans ce monde où tout se paie si cher, surtout par les déshérités !… Le piano me reste ; bien pauvre ressource ! Il y a de par le monde des milliers d’excellentes pianistes, plus instruites et plus habiles que moi, quoi qu’elles fassent, leur talent, leurs constants efforts ne peuvent réussir à les dégager de la triste médiocrité dans laquelle elles végètent… Puis qu’est-ce que frapper ces touches inertes, quand on a senti vibrer en soi l’instrument parfait, la voix humaine ! Ah ! je vous le jure, bien souvent encore le désespoir me saisit à la pensée de ce don que j’ai perdu, j’ai besoin de tout ce qui me reste de force pour me résigner à subir cette disgrâce irréparable. Il le faut bien cependant, je sais que mes plaintes sont oiseuses, à quoi bon plus longtemps vous en fatiguer !…
« Une autre branche de mon éducation que je cultivais avec ardeur, c’était l’équitation ; c’est le complément indispensable de l’éducation des jeunes héritières du rang de celles qu’abritait le couvent, et sous ce rapport aussi, nous ne pouvions être en de meilleures mains. Notre instructeur était un vieux marquis napolitain, frère d’une des dignitaires de la communauté ; possesseur d’une grande fortune, brillant officier de cavalerie, amateur ionné de chevaux, il s’était noblement ruiné au service de sa ion favorite ; recueilli par sa sœur au moment où son âge ne lui permettait plus de rester au service actif, il reconnaissait l’hospitalité qui lui était octroyée en donnant aux élèves du couvent les immortels principes de l’équitation, mis en honneur par l’ancienne école française, maintenus et perfectionnés par les écuyers des royales écuries de Stuttgart. C’était un vrai plaisir de lui voir manier un cheval, et il était parfaitement heureux lui-même de pouvoir former des élèves dans la noble science qui avait été la ion de toute sa vie. Nous l’aimions toutes comme un père ; ses grandes manières, sa courtoisie d’un autre âge, sa parfaite amabilité, s’imposaient tout naturellement à ce troupeau de petites têtes folles. Sous sa main ferme et douce, je fis des progrès étonnants ; mon habitude des chevaux, mon aisance sauvage étaient de bons éléments qui ne demandaient qu’à être mis en œuvre par une expérience éclairée ; puis j’avais le goût… Lorsque, fatiguée des longues stations sur les bancs d’école ou devant le piano, je pouvais gagner le manège, il n’y avait plus de raison pour moi d’en sortir. Insensible à la fatigue, ionnée de mouvement, d’activité physique, je montais cinq, six chevaux, essayant les choses les plus difficiles, ne reculant devant rien. Haute école, voltige, tout était mon fait ; notre digne marquis ne demandait qu’à m’encourager dans cette voie. Vraiment, je peux me vanter de mes talents d’amazone ; sauf la force qui me manque, une fois à cheval, je peux tout tenter avec la presque certitude de tout réussir. Hélas ! cela encore ne m’est guère utile ; débile comme je suis maintenant, je ne peux pas même me plaindre de cette claustration qui me prive d’un plaisir que je ne saurais plus goûter. Mais peu importe, si jamais vous me voyez à cheval, je pense que vous reconnaîtrez que là je fais bonne figure et peux soutenir beaucoup de comparaisons…
« À tout cela, il y avait un couronnement, l’originalité et la gloire de l’éducation de Santa-Brigida. C’était le salon de sœur Elphège… Je vous en ai tracé un rapide croquis en vous parlant de notre première réception au couvent ; il vaut la peine d’en faire une description plus détaillée. Et d’abord, qui était sœur Elphège ? Sœur Elphège était une haute et puissante dame, la dernière descendante de l’ancienne famille de San-Fedieri, ces fiers barons qui, au Moyen-Âge, dominaient royalement toute la côte napolitaine de l’Adriatique. Orpheline dès son enfance, elle avait été élevée par deux vieilles tantes qui lui avaient donné les belles manières des cours du XVIIIe siècle ; puis elle s’était mariée au brillant duc Civitelli, la fleur de l’élégance napolitaine. En 1828, à sa mort, elle s’était consacrée, avec une ion toute maternelle, à l’éducation de son fils unique. Retirée avec lui dans son noble château de la Basilicate, elle s’était soustraite à l’influence chaque jour plus rude, de nos temps démocratiques ; idées, habitudes, manière de vivre, tout en elle retardait de cent ans. Lorsque son fils se fut marié, le bruit, l’agitation d’une nouvelle famille, la recrudescence de vie qui montait comme une marée autour d’elle, tout cela lui fut une épreuve au-dessus de ses forces. Elle chercha une retraite où elle put er sa vieillesse paisible et honorée. Le couvent de Santa-Brigida se trouva tout à point pour lui servir d’asile ; de tout temps sa famille y avait exercé une grande influence ; l’abbesse, toutes les dignitaires étaient à sa dévotion. Elle prit son parti et vint s’installer dans ces murs paisibles. La communauté, toute heureuse et fière d’abriter un hôte de cette importance, fit de son mieux pour lui faciliter son installation ; elle ne prononça de vœux que tout juste ce qu’il en fallait pour avoir voix officielle au chapitre, sans pouvoir en être en rien gênée dans sa vie et ses chères habitudes. Active d’esprit dans les petites choses, elle s’intéressait à toutes les menues intrigues, aux petites luttes d’influence qui sont la vie de ces paisibles communautés ; rien ne se faisait sans qu’elle fût consultée, elle avait le pouvoir et le prestige sans en avoir les ennuis ni les responsabilités. Surtout elle trouvait à satisfaire pleinement son goût dominant, celui d’élever et de former les jeunes esprits aux nobles idées et aux belles manières du temps é. Les élèves du couvent fournissaient une ample matière, à l’exercice de son activité ; fort peu exigeante en matière d’éducation, ne sachant pas elle-même plus que ce que l’on enseignait aux jeunes filles de son temps, et c’était bien peu de chose, elle se réservait une autorité absolue sur tout ce qui était d’ordre extérieur. Tenue, maintien, langage, manière de penser et de dire, à ses yeux, il était facile de le voir, c’était là l’essentiel ; le reste, elle le pensait sans l’exprimer, n’était bon que pour les pédants et les cuistres. Est-il bien sûr qu’elle eût tort ? Dans une bouche féminine, le mot le plus insignifiant, lancé avec grâce, vaudra toujours l’observation la plus fine, lourdement dite, gauchement tournée.
« Elle tenait donc cour plénière de bon ton, de belles manières et de beau langage ; confortablement installée dans un corps de logis qu’elle occupait avec ses trois dames de compagnie et les personnes de son service, elle avait ses levers et ses réceptions comme une reine. Les bonnes sœurs, jusqu’aux dignitaires, n’auraient eu garde d’y manquer, c’était là que se créaient les influences et se distribuaient les faveurs. Nous, les élèves, nous y allions ou bien à tour de rôle, par petits groupes destinés à faire nombre dans les appartements, ou bien sur invitation spéciale, et c’était une distinction fort recherchée. Dans la journée, le pas était aux choses sérieuses ; c’était le moment des ouvrages de femmes, des vêtements pour les pauvres, des ornements d’église ; puis on faisait la lecture toujours dans les ouvrages au goût de la maîtresse de céans, romans de chevalerie, la Princesse de Clèves, des contes larmoyants, toute l’effusion sentimentale et fade de la fin du dernier siècle et du commencement de celui-ci. Tel était le répertoire en honneur dans ce cénacle, la littérature moderne n’y avait pas droit de cité, on la trouvait vulgaire, de mauvais goût, illisible, inable… Nous ne songions pas à nous en plaindre, nos vieux livres nous paraissant le type de l’exquis. Le soir, depuis huit heures, c’était le moment des réceptions intimes, toujours nombreuses cependant et très recherchées ; pour s’y rendre on faisait tous les frais de toilette que comportait la règle peu austère d’ailleurs du couvent. L’allure générale était quelque peu mondaine, il le fallait bien ; le devoir des bonnes sœurs n’était-il pas de former les élèves aux devoirs de femmes du monde dans le sens le plus aristocratique du mot ? Sœur Elphège était au plus haut point préoccupée de l’importance de cette mission ; rien ne lui coûtait ; pour l’accomplir elle recevait donc dans tout le déploiement de ses manières d’ancien régime, avec des compliments de bon goût, un choix inépuisable de formules toutes prêtes pour toutes circonstances, de douces petites effusions, des démonstrations amicales adorablement superficielles ; tout cela était de parade, mais paroles, gestes, regards, sourires, tout était mené avec une aisance si correcte, si sûre d’elle-même, que sans se sentir à son aise on éprouvait une sorte de plaisir à se voir si bien reçue, si aimablement accueillie ; il se faisait des jeux d’esprit, un peu de danse même, un peu de musique, un peu de chant, d’anciennes ariettes de l’autre siècle qui reportaient sœur Elphège aux souvenirs de sa jeunesse. Puis on causait, de quoi je ne saurais le dire, des riens, des propos sans consistance, sans méchanceté, il est vrai. Les mots de noblesse, de vertu, de distinction, de sensibilité étaient à l’ordre du jour, sœur Elphège jouait fort bien de ces cordes, jusqu’à l’émotion exclusivement ; sa délicatesse ne lui permettait pas d’aborder cette nuance trop marquée. La soirée ait ainsi ; à dix heures nous nous retirions en baisant la main de la maîtresse du logis, qui nous congédiait avec son plus gracieux sourire. Tout cela était charmant, irablement fait pour occuper doucement l’esprit et laisser le cœur et l’âme dans un repos, une atonie absolus. Si les élèves ainsi formées, ne sont pas devenues des femmes charmantes, élégantes, parfaitement calmes et indifférentes à tout ce qui n’est pas bien-être et bienséance, c’est qu’elles y ont mis de la mauvaise volonté. Quant au sentiment du devoir, à cet instinct énergique de responsabilité personnelle, seule sauvegarde efficace dans les crises de la vie, il ne fallait rien demander de semblable ; de tels scrupules eussent paru à sœur Elphège empreints d’une austérité bonne pour des ermites, ridicules pour nous !…
« Je me suis formée comme les autres élèves, à cette facile éducation ; non que je fusse dans les bonnes grâces de notre directrice, ma tournure baroque, la brusquerie de mes gestes, mes yeux durs et sauvages, ma crinière indocile, tout en moi avait le don de lui déplaire, et elle ne se gênait pas pour dire que je lui représentais au naturel un gnome malfaisant. Si donc elle ne m’écartait pas entièrement, elle y avait du mérite, et je lui dois de la reconnaissance ; elle me parlait très peu, visiblement à contrecœur, mais elle utilisait mes talents de musicienne, et ma facilité de parler le français, sa langue de prédilection. Mais c’était là le terme extrême de ses efforts, et le plus souvent j’étais congédiée avant les autres, ce qui était loin de me déplaire, car j’étais en proie de bonne heure au sommeil exigeant de la jeunesse, et le temps que je gagnais ainsi le soir, trouvait fort bien à s’utiliser le matin au manège ou devant le piano de mon vieil abbé. Mais je ne suis pas ingrate pour l’éducation de sœur Elphège, elle a réussi à faire éclater la rude carapace de sauvagerie dans laquelle mon premier genre de vie m’avait comme emprisonnée. Il faut le dire, j’étais une enfant singulièrement inerte et silencieuse ; l’obligation de soutenir une conversation me paraissait une tâche au-dessus de mes forces ; interdite, je restais immobile, le regard fixe, comme une bête sauvage prise au piège. À force de peine, je finis par rompre le charme, j’appris quand on m’adressait la parole, à répondre autrement que par un grognement indistinct, et toute farouche que j’étais, je réussis à ne pas paraître trop gauche, quand sur l’invitation de sœur Elphège, il me fallait traverser le salon, un livre ou une tasse de thé à la main.
« Je restai près de trois ans à Santa-Brigida, je vous l’ai dit, c’est la période la plus heureuse de ma vie. Dès ce moment déjà j’étais faite pour le calme et quel calme que celui de ce bienheureux couvent ! Je ne sais si, dans le nombre de ses habitants il se trouvait quelque esprit curieux qui s’intéressât aux choses de l’extérieur ; j’en doute fort ; mais pour moi, je peux dire qu’elles n’existaient même pas. La claustration très réelle à laquelle nous étions soumises ne me pesait guère ; au vrai, je ne crois pas y avoir jamais pensé, j’avais assez pour m’ébattre, de nos jardins ruisselants de fleurs, de nos vastes préaux, tout plantés de noirs cyprès, de nobles palmiers, d’orangers aux puissants feuillages. Pour ce que je voulais du monde, il me suffisait de jeter du haut de nos terrasses, un regard distrait sur les flots qui venaient battre le pied de nos rochers, sur les précipices et les forêts de nos montagnes, de suivre les quelques voiles qui apparaissaient au loin sur l’immensité bleue de la mer. Le couvent était tout pour moi ; jamais il ne m’est venu à la pensée d’en sortir ; pour mon orientale inertie, l’avenir était un mot vide de sens. Les jours s’écoulaient sans laisser sur mon esprit la moindre trace. Je ne sais si j’aimais cette existence monotone, mais une chose est certaine, c’est que je ne me suis jamais demandé si elle devait finir, ni ce que serait celle qui pourrait la remplacer…
« Dans ce bienheureux calme, il y avait cependant place pour des événements ; la vie monacale est ingénieuse à se diversifier pour toutes sortes de petits motifs ; anniversaires, fêtes religieuses, cérémonies de toute espèce, viennent à chaque instant fournir à ces têtes faciles à distraire un contingent incessamment renouvelé d’animation, pour ne pas dire d’amusement. Puis il y avait des solennités d’église, les visites des grands dignitaires, de l’évêque, de l’archevêque, venus en grande pompe, avec toute leur escorte officielle et hiératique. Dans la pénombre des sanctuaires, au milieu des saintes harmonies, des nuages d’encens, ces figures solennelles, ces costumes splendides, cette imposante mise en scène frappaient nos jeunes imaginations d’une sorte de terreur sacrée, et fournissaient à nos esprits si accessibles aux impressions extérieures, un sujet d’occupation inépuisable, un aliment à une curiosité à la fois mystique et puérile, qui ne se laissait pas aisément rassasier.
« Mais en dehors de ces solennités religieuses, il y avait un événement qui, pour être d’ordre bien inférieur, n’en était pas moins attendu chaque année avec une impatience presque fébrile ; je veux parler de la visite que, dans les premiers jours de mai, le duc Civitelli venait faire à sa mère, notre souveraine directrice. Dans notre désert, loin de toute ville, accessible seulement par de mauvais chemins de montagne, il n’y avait pas d’étrangers, jamais de voyageurs ; on n’y voyait que les gens du pays, bergers, bûcherons, quelques pêcheurs de la côte. Les parents des religieuses, des élèves, n’y étaient amenés que dans des cas absolument exceptionnels, infiniment rares. À ce titre seul, la venue du duc Civitelli eût été déjà d’une importance considérable ; mais l’appareil dont elle s’entourait, la rehaussait à nos yeux dans des proportions hors de toute mesure, et c’était fort naturel ; pour notre petit monde vivant uniquement des souvenirs du é, étranger à toutes les idées modernes, le descendant des Civitelli, l’héritier des San-Fedieri, le propriétaire de tout le pays qui nous entourait, était encore le suzerain du couvent, le tout puissant protecteur qui avait fait et qui entretenait sa richesse. C’était aussi le fils de notre directrice, et la même auréole le faisait resplendir à nos yeux. Le duc tenait à honneur, il considérait comme son droit, d’apparaître chaque année au couvent, avec une solennité qui rappelait les anciens âges. Sa mère y attachait aussi une extrême importance ; autant par affection que par sentiment d’autorité, elle tenait à voir son fils et à nous le montrer, comme un signe visible de son occulte puissance.
« Aussi pendant toute l’année on parlait de la visite du duc-prince, comme d’un de ces événements qui font époque, auxquels rien ne se compare. Et quand on recevait l’annonce de son arrivée, toute la population du couvent, depuis la vénérable abbesse jusqu’au dernier valet d’écurie, se sentait remuée jusque dans ses fibres les plus intimes. Il fallait se montrer sous son plus bel aspect ; notre vieux couvent nettoyait, sa poussière, réparait ses brèches, ses habitants préparaient leurs plus beaux costumes. On entassait les provisions les plus choisies ; les appartements des visiteurs, situés dans les bâtiments de la première enceinte, étaient mis en ordre ; c’était une activité qui contrastait avec le calme soporifique de notre existence ordinaire. Le grand jour arrivait ; le duc, parti d’une de ses résidences, s’acheminait vers le couvent en traversant la montagne. Le cérémonial convenu depuis des siècles, voulait qu’on envoyât une députation à sa rencontre ; notre maître de manège, en sa qualité de grand écuyer du couvent, réunissait à ces fins notre intendant, quelques tenanciers du couvent, tout ce que notre personnel comportait de gens capables d’enfourcher un cheval ; c’était déjà pour nous une fête de les voir partir en corps et bien armés selon l’antique usage. Trois heures après environ, on signalait dans le chemin des grands bois de châtaigniers la venue du cortège. Avec quelle curiosité avide nous nous pressions sur les murs de la seconde enceinte, pour assister à l’entrée de la petite troupe ! Je dis la petite troupe et j’ai tort, car elle atteignait parfois au chiffre d’une centaine de personnes ; le duc d’abord, sa femme, ses fils, ses filles et leurs maris, ses secrétaires, intendants, médecins, chapelains, toute une série de petits dignitaires, de domestiques de toute sorte attachés à sa personne, puis ses invités, car c’était chose fort recherchée que d’assister à la visite du duc au couvent de Santa-Brigida. Enfin son escorte particulière, composée d’une trentaine au moins de cavaliers, gens à sa solde, tous grands gaillards, bien montés, bien armés, portant brodées au bras gauche, les armoiries des Civitelli et des San-Fedieri, et prêts à tout faire, comme au Moyen-Âge, sur un mot de leur seigneur ; enfin toute une série de mulets et de muletiers chargés d’amener les bagages. Tout ce monde était introduit en grande cérémonie dans la première enceinte, et prenait logement dans les bâtiments dits des hôtes ; c’était alors dans les cours et préaux, toute une animation bruyante, des allées et venues dont notre curiosité se repaissait, en attendant les splendeurs à venir.
« Une heure après l’arrivée du duc, une députation des bonnes sœurs, choisies selon la règle, parmi les plus mûres, allait souhaiter la bienvenue au respecté suzerain. Là, première réception intime avec collation, et lorsque les bonnes sœurs étaient rentrées au couvent, nous entendions le bruit lointain des airs de danse ; les invités du duc trouvaient agréable de finir ainsi gaîment une journée de fatigue dans la proximité sévère des saints édifices.
« Le second jour était consacré à ce que nous appelions la réception laïque ; à dix heures du matin, tout le personnel du couvent réuni en grande pompe, s’acheminait vers la seconde enceinte, terre neutre, soumise déjà aux règles de la discipline sacrée, mais accessible encore au public profane, à certains jours désignés. Cette seconde enceinte contenait de larges préaux, des édifices habités par le personnel laïque du couvent, enfin une fort belle église très ancienne et de grand caractère. C’était là que nous entrions par une porte qui ne s’ouvrait que pour nous ; les religieuses occupaient le chœur, nous les élèves, nous étions placées dans la tribune de l’orgue, loin de tout regard profane, mais par des grillages ingénieusement ménagés, nos regards plongeaient dans l’intérieur de l’église. Avec quelle curiosité avide nous considérions l’entrée du duc et de son cortège ; ces costumes, ces toilettes, ces figures si différentes de nos sévérités monacales, tout cela surexcitait nos imaginations et dans la demi-obscurité du sombre sanctuaire, tout cet ensemble à peine entrevu, prenait un aspect presque fantastique. Nous chantions quelques morceaux de musique ; puis le service fini, nous regagnions le couvent où l’on nous servait pour la circonstance, chose hautement appréciée, un déjeuner dont la recherche contrastait heureusement avec notre modeste ordinaire. À sept heures, par une exception unique à la règle du couvent, les sœurs prenaient part à un banquet officiel offert au duc-prince ; il avait lieu dans une des salles de la seconde enceinte, et là, réunies aux visiteurs, mais placées à des tables différentes, elles exerçaient l’hospitalité due au suzerain dans la mesure qui pouvait se concilier avec les exigences de la vie cloîtrée.
« Après le festin, les deux catégories de convives se rendaient par des voies différentes dans la grande salle de réception. Là, le duc-prince, sa femme et leur fils aîné prenaient place sur une estrade recouverte d’un dais à vastes draperies, comme on en voit dans les anciennes gravures ; ils y étaient reçus et installés par les dignitaires de la communauté ; tout autour se rangeaient dans un ordre strictement déterminé, les invités et les religieuses. C’était le beau moment pour la douairière Civitelli-San-Fedieri ; assise sur un siège d’honneur à côté et à l’égal de son fils, elle trônait en vraie reine entourée de respect, d’égards, de bon ton, d’une atmosphère de petites manifestations amicales, de sympathie doucement superficielle, au milieu d’un calme, d’une sage mesure que rien ne semblait pouvoir troubler. La conversation s’engageait, c’était encore la douairière qui en réglait le cours ; je ne l’ai pas entendue, mais certes, les propos devaient être selon son cœur, tout émaillés de formules de bon goût, de compliments agréables, d’effusions doucement sentimentales alternant avec les saillies très modérées d’un aimable enjouement, en tout cas de l’allure la plus correcte. Il n’en avait pas été toujours de même, à ce qu’il paraît, et il circulait parmi les élèves, tout un cortège d’histoires fort peu édifiantes sur ce qui se ait au bon vieux temps lors de ces assemblées ; mais ce n’était que de vagues légendes, et après tout, si le é n’avait pas la conscience bien nette, certes le présent se montrait sous l’aspect le plus irréprochable.
« Cette phase de la cérémonie durait environ une demi-heure. Nous n’y prenions pas part ; réunies dans une chambre attenante à la salle d’apparat, nous attendions avec une surexcitation fiévreuse, le moment où nous devions paraître. Il arrivait enfin, la porte de communication s’ouvrait toute grande, et les élèves faisaient leur entrée en bon ordre ; elles marchaient jusqu’à l’estrade, aient une à une avec trois belles révérences devant l’imposante assemblée, puis allaient prendre place sur des bancs, des deux côtés de la salle. C’est alors que notre curiosité se donnait carrière ; avec quelle avidité nous regardions cette brillante mise en scène, cet appareil de luxe pompeux, ces figures étrangères, ces costumes si nouveaux pour nous ! Et vraiment le spectacle en valait la peine, même pour des yeux plus blasés que les nôtres. De tout temps, les dignitaires du couvent avaient le droit de porter, lors des cérémonies, les bijoux de la communauté ; notre trésor en était fort riche ; colliers, croix, agrafes, tout était à foison et d’une beauté célèbre ; nos bonnes sœurs couvertes de ces pierreries, nous apparaissaient comme d’éblouissantes idoles. La douairière renchérissait encore sur ce luxe ; à la lettre, elle resplendissait de diamants. Le duc placé à côté d’elle, portait un habit de cour, tout étincelant d’or et de décorations ; ses amis et invités, pour la plupart en uniforme, lui faisaient un brillant entourage, puis il y avait les toilettes des dames, tout l’éclat de la soie, des bijoux, des plumes, des bouquets splendides ; c’était de quoi tourner nos jeunes têtes, nous à qui, pour la circonstance et par faveur unique, on permettait de porter… une seule rose ! et du plus beau blanc !… Aussi, comme nous regardions ! Que d’étonnement, d’iration, d’éblouissement même ! Faut-il le dire ? Ce qui nous ionnait le plus, c’étaient les toilettes des dames. Pour ces jeunes filles qui allaient rentrer dans le monde, la vue de ces costumes qui devaient être les leurs, avait un intérêt, un attrait prestigieux. Et on était au beau temps de la crinoline, les robes s’étalaient en circonférences démesurées, en prodigieux ballons d’où émergeaient des bustes à peine visibles dans ces océans d’étoffes, des têtes qui semblaient, comme les anges de nos vieux tableaux, flotter sur des amas de nuages blancs ou roses ! Quel contraste avec nos maigres habits ! Comme nos fourreaux étroits, nos jupes courtes, nous paraissaient ridicules ! Avec quelle ardeur nos cœurs s’élançaient vers le moment où, nous aussi, nous pourrions arborer ces modes splendides ! Condamne qui voudra ces engouements juvéniles ; moi, je les absous et je les aime ; c’est la nature même qui parle, l’instinct de la parure, c’est à dire de la beauté ; il existe, donc comme ses pareils, il a sa raison d’être. On peut en railler l’abus, en modérer les exubérances, mais le jour où la froide raison aurait réussi à le détruire, à voir ce qui restera de cette pauvre humanité, je ne sais si cette ombre grise, laide et morne, vaudra pour si peu que ce soit, la peine que l’on s’occupe d’elle…
« Du reste, nos contemplations ne duraient guère, un accord de piano se faisait entendre, et les élèves se levaient pour la danse. La danse dans un couvent ! voilà de quoi surprendre ; cela s’explique pourtant ; d’abord nous étions en terre neutre, un divertissement profane pouvait s’y produire sans porter atteinte aux saintes règles du couvent. Puis, rien ne destinait les élèves à la vie religieuse ; appelées à prendre place dans le monde, elles devaient se montrer capables d’y faire bonne figure ; pour ces futures grandes dames de la haute société napolitaine, c’était l’accessoire obligé de toute bonne éducation. De tout temps, la communauté y avait attaché une grande importance, et l’influence de notre douairière-directrice n’était pas pour la diminuer. Aussi pour les élèves, cette première apparition en public n’était pas peu de chose ; on savait que le duc-prince amenait avec lui quelques jeunes gens des meilleures familles d’Italie ; c’était autant de maris possibles ; il s’agissait de se montrer à eux sous le jour le plus favorable. N’eût-elle été faite que pour cela, la danse eût été la fort bienvenue, et le moment où elle se produisait, faisait battre tous ces jeunes cœurs tout autrement vite que ne le faisaient les cérémonies du caractère le plus sacré.
« Le joli troupeau prenait donc place et la danse commençait. L’ordre en était rigoureusement réglé, à l’exclusion, du reste, de tout élément moderne et profane. On nous enseignait bien la valse et le quadrille, mais dans cette auguste cérémonie, ces frivolités n’étaient pas de mise ; on exécutait deux menuets, deux pavanes et deux gavottes, sans plus. Genre suranné peut-être, mais qui ne manque ni de grâce ni de caractère, et quand, au son de ces beaux airs classiques, on voyait ces charmantes jeunes filles dans leurs jolis costumes un peu vieillis, prendre ces attitudes gracieuses, exécuter ces belles révérences, ces chaînes rythmées, ces enroulements, ces pas de si bon goût, de si grande allure, ah ! certes, il fallait reconnaître que c’était là de la véritable danse et que nos sauteries actuelles n’en sont qu’une brutale caricature. Aussi nos hôtes y prenaient grand plaisir, et les jeunes dames de leur compagnie tenaient à honneur d’y figurer ; anciennes élèves du couvent, il leur plaisait de rentrer dans nos rangs, et de retrouver pour ces quelques minutes, les impressions d’autrefois ; puis cela agréait fort à la douairière, et on savait que sa satisfaction se traduisait en cadeaux splendides, tout de suite après la cérémonie. La danse s’exécutait donc avec une animation fort agréable, et les applaudissements des spectateurs venaient témoigner aux exécutantes, du plein succès qu’elles avaient obtenu. Puis toute la petite troupe, les jeunes dames en tête, reait devant l’estrade, avec de belles révérences et regagnait le bas de la salle. À ce moment, la consigne était levée, il y avait un instant de mélange des deux éléments si bien séparés jusque-là ; les anciennes amies se retrouvaient, les parents félicitaient leurs filles, les petits compliments s’échangeaient, une bruyante caie remplissait la salle de ses gais éclats. Au bout de dix minutes, un battement de mains de la supérieure rappelait chacun à sa place ; les élèves reformaient leurs rangs, reaient devant la douairière qui distribuait quelques récompenses à ses favorites, puis le petit cortège reprenait le chemin de l’enceinte sacrée, et rentrait dans ses dortoirs, l’esprit tout bouillonnant de ces magnificences et fourni de sujets de caies pour longtemps.
« Pour moi, mon rôle dans ces cérémonies, se réduisait à fort peu de chose ; la première année même, je me bornai à voir le spectacle du haut de la tribune de musique, en coulant furtivement mon regard au travers du grillage, qui en garnissait le pourtour. La douairière ne pouvait se faire à mon extérieur sauvage ; j’aurais déparé la bonne tenue de l’ensemble, et il fut décidé que je ne paraîtrais pas. Cette exclusion me laissait fort indifférente ; mon amour-propre était fait à ces mécomptes ; pourvu que je pusse voir le spectacle et entendre la belle musique, le reste m’importait fort peu. Je regardais donc et de tous mes yeux ces beaux costumes, ces dames si élégantes, si somptueusement parées, ces évolutions, ces danses, le brillant éclairage ; tout ce déploiement de luxe ravivait mes instincts de petite sauvage et ne laissait aucune place au regret. Une seule chose me choquait, je ne trouvais pas que le duc-prince fût assez imposant pour un aussi grand chef. Sans doute, il était richement vêtu d’un habit tout brodé d’or, et couvert de décorations, mais l’individu était petit, chétif, d’apparence hautaine et efféminée tout ensemble, il ne répondait nullement à mes idées sur ce que devait être un aussi puissant personnage. Mais c’était ma seule déception, le reste me paraissait irable. La seconde année, mon rôle fut plus actif ; grâce aux progrès que j’avais fait sur le piano, je fus ise à seconder notre maître de chapelle dans l’exécution de la musique ; cela valait bien pour moi la part que j’aurais prise au défilé ou à la danse. Notre répertoire était celui de Bach, de Mozart, des grands maîtres en un mot ; avec quel plaisir je faisais retentir dans la vaste salle, ces rythmes si corrects, ces mélodies si amples et si pures dans leur noble simplicité ! Aussi la cérémonie me paraissait bien courte, et ce n’était qu’à regret que je rentrais dans nos dortoirs, parmi mes compagnes tout enfiévrées encore de leurs souvenirs et de leurs espérances. Et tandis que pendant de longues heures, l’excitation et le babil les tenaient éveillées, moi, je dormais câline et heureuse, comme si l’ange de la musique m’eût protégée de ses ailes.
« Le duc-prince consacrait la troisième journée qu’il ait au couvent à rendre la visite que la communauté était censée lui avoir faite la veille. À onze heures, les portes de l’enceinte s’ouvraient, et le puissant seigneur entrait avec tous ses invités et son escorte, à cheval et en armes. C’était pour lui un privilège auquel il tenait beaucoup, il avait été octroyé à l’un de ses ancêtres, à l’occasion d’une tentative d’assassinat dont il avait été victime lors d’une de ses visites au couvent. Comme toutes ces histoires du bon vieux temps, celle-là piquait fort notre curiosité ; un assassinat dans ces murs si calmes, nous voulions à tout prix en connaître les détails et la cause, mais nos bonnes sœurs ne paraissaient guère empressées à nous satisfaire, et leurs réticences avaient à la longue accrédité parmi nos têtes folles une légende qui attribuait le mystérieux événement à quelque vengeance d’une abbesse contre le trop beau et trop volage seigneur. Mais encore une fois, ce n’était qu’une légende, et nous nous en amusions surtout en nous représentant notre digne supérieure, avec sa figure béate et vieillotte, engagée en pareille aventure. D’ailleurs, le jour de la cérémonie venu, nous ne pensions qu’au spectacle, et malgré les solennités auxquelles nous venions d’assister, il ne laissait pas que d’être imposant. Le cortège s’avançait au milieu des bâtiments du couvent, au son de la musique et des cloches ; à la porte de la grande église, il était reçu par la communauté en grand appareil, avec croix et bannières. À ce moment, l’escorte du duc-prince faisait une décharge générale de ses fusils, c’était une sorte de constatation de son droit à laquelle le seigneur attachait une grande importance ; pour rien au monde, il n’y eût manqué, et nous, éprises du bruit comme de vraies enfants, nous nous réjouissions d’entendre ce vacarme. Cet acte solennel accompli, le cortège entrait dans l’église ; c’était un moment d’émotion générale ; cette foule en brillants costumes, les sons puissants de l’orgue, tout ce déploiement de luxe et d’apparat frappaient vivement nos jeunes imaginations. Le duc-prince revêtait pour la circonstance et selon l’antique usage, une sorte de tabar velours et or, d’où sortaient avec peu de grâce ses jambes grêles et sa tête surmontée d’un large chapeau à plumes ; avec sa petite taille et sa figure médiocre, la splendeur du costume faisait un piteux contraste, mais la coutume était maintenue ; c’était ce qui lui importait avant tout. Quand tous avaient pris place, l’évêque de Foggia convoqué tout exprès, disait la messe, nous chantions deux morceaux de musique, puis l’office fini, nouvelle décharge de mousqueterie, et le cortège se rendait dans les appartements de l’abbesse pour y prendre une collation. C’était le dernier acte de la pièce, le duc prenait congé avec ses invités et redescendait immédiatement au port du couvent, où il s’embarquait avec ses invités sur son yacht à vapeur, pour regagner son logis. L’escorte prenait par la montagne, et le soir, toute trace de l’animation des jours précédents avait disparu. Mais ce qui ne disparaissait pas, c’était l’excitation que ces solennités mondaines laissaient dans nos jeunes têtes. Cette échappée sur la vie libre, ces élégances modernes, ces habits aux modes changeantes, puis les quelques propos saisis au vol, si différents de notre ton de couvent, tout cela bouillonnait dans ces esprits impressionnables, et il fallait bien des jours pour nous ramener au calme. Quelques-unes de nos bonnes sœurs y voyaient un mal réel, et peut-être n’avaient-elles pas tort, mais leurs lamentations n’étaient guère écoutées ; l’abbesse et les dignitaires ne comprenaient pas que l’on pût changer ce qui existait de tout temps, et pour la douairière, cette brillante phase de vie extérieure, avec ces démonstrations cérémonieusement expansives, était un parfait régal auquel rien n’aurait pu la faire renoncer. Puis les jours aient et tout rentrait dans sa monotone ornière. Aujourd’hui, ces courtes splendeurs ne me laissent qu’un souvenir aimable, dans les heures tristes, moi que la vie a si rudement traitée, j’ai plaisir à le retrouver.
« Au cours de ces distractions, le temps ait ; l’époque fixée pour notre sortie du couvent approchait ; à ce moment, voici quel était mon bilan physique et moral : au physique, j’étais restée petite, noire avec une grosse tête aux traits mal d’accord, de trop larges épaules et de trop longs bras, laide en un mot, bien franchement laide, mais de bonne santé, robuste sans être forte, adroite et intrépide à tout ce qui était exercice corporel, même à la danse où j’avais encore une certaine grâce venue en droite ligne d’Orient. Au moral, je savais par cœur mon catéchisme, mais je ne m’étais jamais demandée comment ces beaux préceptes s’adaptaient à la pratique de la vie ; je faisais le bien machinalement, par instinct, sans me rendre compte de ce qui le distinguait du mal. Comme instruction, je savais très bien la musique, pas mal l’italien, le français, un peu d’allemand, quelques mots d’anglais même, tout un reste confus de mes anciennes langues d’Orient ; ajoutez à cela quelque teinture de dessin et tout le mince bagage de l’éducation du couvent, bien peu de chose en somme. C’est avec cela qu’il me fallait affronter la vie réelle, et je n’avais pas la plus faible notion de ce qu’elle pouvait être ; toute à mon insouciance asiatique, l’idée ne m’était pas même venue que j’eusse intérêt à m’en informer.
« Voilà au plus juste ce que j’étais, lorsque au mois d’avril 1864, M. Stankowich reparut au couvent ; il venait y déposer trois jeunes néophytes, arrachées comme nous à la vie orientale, et nous reprendre, mes quatre compagnes et moi, dont l’éducation se trouvait terminée. La séparation se fit selon la mode la plus digne ; les bonnes sœurs étaient trop bien habituées à ces départs pour s’en émouvoir beaucoup ; nous, insouciantes, avides de voir le monde, nous pensions à toute autre chose qu’à regretter notre asile. Sœur Elphège déploya pour la circonstance, ses grâces les plus choisies et le plus exquis de sa sensibilité, elle nous fit cadeau à chacune d’un joli bijou, et nous congédia dans la forme la plus correcte. Seul, mon vieux maître de musique fut réellement ému, je ne peux oublier l’expression de vrai chagrin qui se peignit sur sa bonne vieille figure, au moment où je pris congé de lui… Ce fut ma seule impression pénible en quittant cet abri protecteur où j’avais é de douces années, encore ne fut-elle pas bien vive. Les objets extérieurs eurent bientôt fait de me distraire ; et comme mes compagnes, j’entrais dans une nouvelle existence avec cette triomphante audace de l’ignorance, si propre à affermir les premiers pas des têtes folles.
« M. Stankowich nous dirigea sur Naples ; là, nous retrouvâmes sa digne épouse, plus raide et plus froide, si possible, qu’autrefois. Elle était seule, ses filles achevaient leur éducation en Allemagne ; ce fut du moins le prétexte que l’on inventa à notre usage, pour expliquer leur absence. Elle nous fit aussi bon accueil que le comportait sa nature, à mes compagnes du moins, dont la beauté fit éclore une joie visible sur sa sèche figure. Et de fait, il était difficile de voir un bouquet de beauté plus complet et mieux assorti, que celui de ces quatre jeunes filles dans toute la fleur de leurs quinze ans, avec leurs types si divers, et ce charme demi-oriental, demi-européen qui faisait revivre dans l’esprit les Amine et les Zobéïde, ces capricieuses figures des Mille et une Nuits. Pour moi, il n’en fut pas de même, et moins encore qu’autrefois, ma personne trouva grâce devant notre directrice. Mais je ne m’attendais pas à un autre accueil, et j’en pris aisément mon parti. Nous âmes plusieurs jours à Naples ; il s’agissait de constituer l’ensemble de nos toilettes, car nos habits de couvent n’étaient pas de mise pour nos promenades sur Chiaia. Une habile couturière nous mit bientôt à l’ultra dernière mode, et nous eûmes la satisfaction parfaite de nous montrer dans des tenues qui ne laissaient rien à désirer sous le rapport du piquant et de la recherche. Il me souvient encore du sentiment de bonheur parfait avec lequel, le jour de notre départ, je m’installai dans un coin de wagon, avec mon habit de voyage en drap marron tout soutaché et rehaussé de rouge, mes petites bottes, et ma toque espagnole. Quant à mes compagnes, c’était le plus brillant quatuor de voyageuses grand style, nuance légèrement tapageuse, qui pût faire retourner les voyageurs dans les salles d’attente des gares, ou les halls des grands hôtels. Cette brillante exhibition faisait un frappant contraste avec la tenue de plus en plus sévère de M. et Mme Stankowich ; à les voir tous deux si strictement vêtus de noir et de gris, on les aurait pris pour le type le plus correct du vrai clergyman et de sa respectable épouse. Mais cet extérieur imposant s’accordait fort bien avec une facilité de vie qui aurait surpris d’autres que nous. Partout où nous allions, nous logions aux hôtels les plus fashionables, nous fréquentions les promenades, les théâtres, les lieux de réunion à la mode, et partout, l’attention irative dont mes compagnes étaient l’objet, semblait être une récompense suffisante pour les peines et les frais que notre éducation comportait pour nos directeurs. Du reste, tout en jouissant d’une grande liberté apparente, nous n’en étions pas moins très strictement surveillées, et les yeux froids et perçants du couple Stankowich nous enveloppaient où que nous allions, d’un réseau serré qui n’aurait rien laissé er de suspect.
« En cet équipage, nous traversâmes Rome, Florence, Venise, Milan, au milieu du grand courant d’étrangers qui, à ce moment, remontent vers le Nord, et nous vînmes nous reposer quelques jours sur les bords fleuris des beaux lacs lombards. Ce pays n’est donc pas nouveau pour moi ; combien peu, à ce moment, je me doutais que la destinée devait m’y ramener si vite ! Notre séjour ne fut pas de longue durée ; toujours suivant le flot, M. Stankowich nous achemina sur la Suisse par Turin et Genève. Je les rejoignis dans cette dernière ville, mais par une toute autre voie. En montant le Salvador, au-dessus de Lugano, nous avions fait route avec un couple allemand, de calme et honnête apparence, qui s’émerveillait fort de me voir gravir d’un pas délibéré, moi seule en tête de mes paresseuses compagnes, les pentes peu escarpées de cet aimable monticule. Ils devinèrent en moi la montagnarde intrépide, et comme ils se proposaient de franchir les Alpes par les cols du Mont-Rose, ils proposèrent à M. Stankowich de me prendre avec eux pour faire la route. Ce fut l’occasion d’un vif dissentiment entre les époux ; madame dissuadait fortement son mari de me remettre en mains de gens de trop bourgeoise apparence, monsieur riait de sa défiance et n’en tenait aucun compte ; madame s’exaspérait de cette facile condescendance et se répandait en aigres propos. Cette agréable conversation se tenait dans un jargon turco-serbe que je comprenais suffisamment sans qu’ils s’en doutassent :
« — Laisse-moi faire, disait M. Stankowich, tu n’y entends rien. Ces gens sont de Bâle, je les reconnais à leur accent. Tous les Bâlois sont millionnaires. S’ils se toquent du petit monstre, nous pourrons leur demander un bon prix…
« Il paraît que l’argument portait juste, car la mégère termina la discussion et s’en alla en grommelant à la sourdine. Pour moi, je ne fis guère attention au propos ; ce n’est que plus tard que j’en ai compris la portée ; sur le moment même, je n’y vis qu’une chose, c’est que je ferais le voyage des montagnes, cela suffisait pleinement à mon bonheur. Le lendemain donc, on me remit aux Bâlois, et je ais en leur compagnie une montagne assez haute pour redescendre sur une bourgade au bord d’un lac, qui devait être, j’en suis presque sûre, votre résidence d’Orta ; à ce moment, je ne m’en informai guère ; enfant insouciante que j’étais, d’être ici ou là, cela m’était fort égal. À l’épreuve je me montrai bonne marcheuse, serviable, d’humeur égale, trop taciturne toutefois, mais ce défaut n’incommodait pas mes protecteurs ; ces deux dignes époux se suffisaient pleinement à eux-mêmes et entretenaient entre eux une caie intarissable. D’Orta, nous gagnâmes la grande chaîne, par Macugnaga et nous escaladâmes hardiment les gigantesques escarpements du Weiss-Thor. Si peu que j’eusse l’esprit ouvert à ces magnificences de la nature, je n’en reçus pas moins une impression ineffaçable ; il me semblait que dans ces âpres solitudes, je retrouvais mon domaine, ma terre natale, le pays de l’absolue liberté… Il faisait un temps irable et le monde des glaciers et des neiges se montrait à nous sous son aspect le plus splendide.
« Au milieu de ces magnificences, un incident d’ordre plus modeste vint frapper mon esprit et y laisser une impression, dont au milieu de tant de souvenirs pénibles, je me plais à retrouver la trace. Dans les grandes plaines de neige qui s’étendent au pied de la Cima de Jazi, nous rencontrâmes un groupe de touristes, de fort bonne mine vraiment ; c’étaient deux fort jolies dames blondes et un homme de haute taille, de belle prestance, noir de cheveux et de barbe, qui cheminaient allègrement dans la neige amollie par le soleil. L’entrevue fut des plus cordiales, mes compagnons avaient trouvé en eux des compatriotes, de Genève il est vrai, mais Suisses comme eux-mêmes, et on fraternisa en portant la santé de la Confédération, mère commune des touristes. Je n’y comprenais rien, moi sauvage, habituée dans nos montagnes Kurdes, à voir un ennemi dans chaque étranger, et le souvenir de cette rencontre m’est resté vivace, comme une révélation de tout un ordre de choses dont mon esprit inculte, n’avait pas la plus petite notion. Notre course s’acheva sans autre incident. Nous restâmes quelques jours à Zermatt, puis nous descendîmes dans la basse vallée, et nous revînmes par Chamonix à Genève.
« C’est là que, selon les prévisions de M. Stankowich, ma destinée devait se décider. Le fait est qu’elle ne se décida pas du tout. J’avais fait de mon mieux pour être agréable à mes dignes Bâlois, et je pense qu’ils n’ont pas conservé de moi un trop mauvais souvenir. J’ignore s’ils étaient millionnaires, mais il est certain qu’ils ne se toquèrent point du tout de moi, et ne songèrent pas un seul instant à offrir pour s’assurer ma compagnie, les belles sommes qui miroitaient dans l’imagination de mon madré directeur. À la tête déjà d’une nombreuse famille, il n’était pas question pour eux, d’en augmenter encore l’effectif par l’adjonction d’une petite fille d’allure excentrique et orientale. Ils se bornèrent donc à me faire cadeau d’une jolie montre d’argent, me remirent aux mains de M. Stankowich, et regagnèrent bien tranquillement leur home bâlois. Comme tant d’autres personnages qui se sont trouvés sur ma route, je ne les ai pas revus et n’en ai jamais entendu parler.
« Ce dénouement n’avait pas eu le don de plaire à mes directeurs, et j’étais de moins en moins dans leurs bonnes grâces. Ils ne me traitaient pas mal, mais avec une indifférence complète ; tous leurs soins, toute leur affection apparente, étaient pour mes brillantes compagnes. Nous âmes à Genève, les trois mois brûlants de l’été ; le voisinage du lac, l’air vif des montagnes y rendent la chaleur toujours able. Puis on y rencontrait ce courant toujours renouvelé de voyageurs, qui paraissait aussi indispensable au bonheur de M. Stankowich que l’eau à un poisson. Pour la bonne façon je crois, on nous donnait quelques leçons : musique, français, de tout la plus petite dose possible, le reste du temps, et ce reste était presque tout, se ait en promenades, courses, visites, amusements de toutes sortes, surtout en étalage de ces toilettes hardies que se permet le monde bigarré des voyageurs. Cette existence était fort du goût de mes compagnes, et on aurait eu peine à reconnaître dans ces jolies femmes d’une élégance presque audacieuse, celles qui, deux mois auparavant, étaient les timides colombes de notre vieux couvent.
« Pour moi, je participais fort peu à cette existence brillante. On ne tenait pas à exhiber en si bonne compagnie, ma figure baroque, et le plus souvent, j’étais laissée toute seule au logis. La tranquillité y était grande, car nous demeurions dans une de ces rues de la haute ville où l’été crée une solitude et un silence profonds. Je ne m’en affligeais pas ; la lecture, la musique venaient à mon aide, puis quand les heures me paraissaient par trop longues, je prenais mon grand courage et je montais à l’atelier. L’atelier était celui d’un peintre qui voulait bien me permettre de lui amener ma compagnie silencieuse ; je m’installais dans un coin sombre, et je le regardais peindre avec une attention infatigable. Personnage bien intéressant que ce peintre : c’était un homme d’une cinquantaine d’années, de figure et de manières distinguées, esprit élevé, chercheur original, facile à l’enthousiasme et aussi prompt au découragement, ionné pour son art qu’il exerçait en vrai maître, avec des éclairs de génie, mais produisant peu ou plutôt ne produisant rien, tellement il était devenu difficile à lui-même ; son idéal était si élevé qu’il prenait en pitié son œuvre, et la détruisait impitoyablement dès qu’elle commençait à prendre forme. Bien qu’il fût avide de solitude, j’avais trouvé grâce devant lui, beaucoup je crois, pour le silence dans lequel je m’enveloppais pendant des heures entières. Puis il y avait en moi quelque chose d’exotique qui lui rappelait cet Orient qu’il n’avait fait qu’entrevoir. Épris de tout ce qui était individuel, il avait voulu peindre ma figure sauvage ; j’avais revêtu pour la circonstance, une sorte de costume de caractère dont M. Stankowich m’affublait dans les grandes occasions, et l’étude qui en était résultée était une de celles dont le sévère artiste se disait à peu près satisfait. Cette impression était partagée, bien plus, vivement accusée même, par les rares visiteurs qui avaient le privilège de franchir la porte de son sanctuaire. Dans le nombre il en était un auquel je dois une mention spéciale, tout d’abord parce qu’il s’est fait depuis, me dit-on, une place fort en vue parmi les écrivains en possession de la faveur du public, aussi parce qu’il a été pour moi bon et aimable, chose trop rare dans ma vie pour que je n’en conserve pas le plus reconnaissant souvenir. C’était un homme jeune encore, d’une instruction inépuisable, du goût le plus sûr, et unissant à ces forces acquises, une intelligence toujours en éveil, le désir infatigable de tout connaître, et le plus vif sentiment artistique. En lui aussi il y avait du génie, et je souhaite de tout mon cœur qu’il trouve enfin sur sa route cette chance heureuse si souvent nécessaire aux esprits de sa trempe pour leur faire donner tout ce qu’ils promettent. Très finement spirituel et très simple en même temps, il savait éviter, tout ce qui dans la conversation, sent l’effort et la recherche. Loin de vouloir briller aux dépens des autres, ce qui lui aurait été facile, il montrait en toute occasion, l’esprit le plus large, le plus bienveillant, le plus disposé à être agréable à ses interlocuteurs. Avide d’impressions, de renseignements sincères, il se plaisait à me faire parler sur mes premières années, à me faire raconter les incidents, les fatigues et les joies de ma vie nomade. Le peintre, lui aussi, s’amusait de mes propos. Ces esprits saturés de la fiévreuse civilisation occidentale, trouvaient une saveur originale à la naïveté de mes récits. Puis oublieux du point de départ, ils donnaient cours à leurs pensées, et reprenaient carrière comme des chevaux de race tenus trop longtemps au repos. C’était merveille alors de les entendre ca d’art et de philosophie, de politique et de littérature, de tout ce qui intéresse les intelligences cultivées, surtout de ces problèmes sociaux, si actuels, si poignants pour quiconque a quelque vue sur l’avenir. J’écoutais bouche béante, sous le charme de ces analyses si fines, de ces aperçus si élevés, si originaux. Hélas, je ne comprenais guère, et le plus souvent, ces conversations si instructives devenaient bien vite pour moi, lettre absolument close. Alors je me levais sans bruit, et j’allais m’installer devant un chevalet que le peintre avait mis à ma disposition, j’essayais de dessiner, quelquefois même de peindre. On m’avait donné déjà quelques leçons au couvent, je compris bien vite qu’elles ne pouvaient guère m’être utiles. Avec une obligeance inépuisable, vraiment touchante, le peintre s’intéressait à mes tâtonnements ; grâce à lui, à ses renseignements si clairs, d’une méthode si sûre, je pus faire des progrès rapides ; aujourd’hui dans ma vie solitaire, je trouve dans le peu que je sais, des ressources inépuisables pour lutter contre l’ennui.
« D’autres occasions cependant, me permettaient de mener une vie plus mondaine. M. Stankowich, avec cette aisance des gens qui ne sont chez eux nulle part, était promptement entré en relations avec le milieu cosmopolite si bien implanté à Genève. Plusieurs maisons s’étaient ouvertes à lui, et il nous y conduisait fréquemment, désireux qu’il était de nous faire connaître le monde. Deux au moins valent la peine qu’on en parle ; la première était celle d’une douairière française, qui était venue s’établir à Genève, comme les Croisés en pays infidèle, pour animer et soutenir les combattants de la vraie foi, dans leur lutte avec l’hérésie. C’était un peu le salon de sœur Elphège, tout à fait digne et correct, mais avec une sorte de réserve raide, une préoccupation de religiosité, un jargon confit de douceur ecclésiastique, qui nuisait grandement à l’effet des excellentes manières et du parfait bon ton de notre hôtesse. Elle faisait sa société de quelques étrangers porteurs de grands noms et attachés à la même œuvre, de gens du pays légèrement tenus en sous ordre par cette noble compagnie. Surtout elle formait comme une garde prétorienne autour de quelques prélats militants, et de tout un état-major de jeunes abbés, remuants et agités comme un essaim de longues guêpes noires. Je ne sais quel avantage, M. Stankowich trouvait à nous imposer à ce cénacle uniquement préoccupé d’intérêts de propagande ; certainement il en avait un, car notre directeur n’était pas homme à s’imposer le moindre ennui sans correspectif. Pour nous, pour moi surtout, la corvée était sans miséricorde, et je la subissais avec une impatience que j’avais grand peine à dissimuler. Tout autre d’aspect, trop semblable d’effet, était le salon de la princesse Golymine, qui nous faisait aussi l’honneur de nous recevoir ; la princesse était une Russe de grande famille, fort belle et ultra-mondaine dans sa jeunesse, subitement convertie vers la quarantaine, à l’amour de l’humanité, non plus dans l’individu, mais dans l’espèce. Elle avait é par le slavophilisme, toujours pour employer le jargon du lieu, pour se lancer à pleines voiles dans la mer sans limites des doctrines radicales les plus avancées. Dans son ardeur de néophyte, avec l’aveugle assurance que donne l’ignorance de la réalité des choses, elle ne voulait que la nouveauté, ne rêvait que l’inconnu ; tout ce qui existait était condamné à ses yeux, par la seule faute de son existence. Elle croyait montrer une fière indépendance d’esprit en rejetant avec mépris la vérité de la veille pour se donner corps et âme à la vérité du lendemain. Les rêveries les plus extravagantes, les systèmes les plus bizarres, les projets les plus absurdes étaient sûrs de trouver le meilleur accueil auprès d’elle ; incapable d’aucun équilibre, son intelligence, très réelle cependant, ne pouvait en discerner le vide déclamatoire, puis par une incohérence bien fréquente, ce même esprit qui avait rejeté toute croyance religieuse, qui en était au matérialisme pur, se complaisait aux inepties de la superstition moderne, aux tables tournantes, aux excentricités du magnétisme. Elle tirait volontiers les cartes, et consultait sans la moindre vergogne ces pauvres hères que le langage le plus vulgaire affuble du titre de sorciers. Et il fallait voir de quelle ménagerie elle faisait sa société ; révolutionnaires de tous pays et de toutes nuances, nihilistes russes, pessimistes allemands, savants incompris, génies méconnus, médecins sans malades, poètes sans éditeurs, tous aigris, fielleux, orgueilleux jusqu’au délire, sans autre lien moral qu’un instinct commun de révolte et de haine envers et contre tous. Puis venaient quelques aventuriers en quête de bonnes occasions, des étrangers curieux de toutes choses et peu difficiles en fait de distractions, des princesses sans leurs princes, et des comtes affranchis de leurs comtesses, tout cela incohérent, étrange d’apparence, d’allure, de propos, sans attaches dans le présent, absolument insoucieux de l’avenir. C’était le monde de la pensée ultra-libre sous sa forme la plus aventurée. Il fallait voir les figures de tous ces gens-là, ces hommes aux habits négligés, à la barbe inculte, aux longs cheveux flottants, ces femmes d’apparence virile, la chevelure coupée court, et portant volontiers lunettes. C’était la tenue en faveur auprès de la princesse ; elle affectait de n’avoir plus aucun souci de la beauté ni de l’élégance, et je ne sais vraiment pas à quel titre elle consentait à recevoir M. Stankowich et ses pupilles, car ces quatre belles jeunes filles se trouvaient fort déplacées dans l’ensemble ; c’était tout juste l’effet d’un frais bouquet de roses, oublié sur le rayon poudreux d’une bibliothèque en désordre. Certes le salon de la marquise ultra-catholique était ennuyeux, mais celui de la princesse nihiliste était mortel ; c’était le réceptacle des propos absurdes, des déclamations creuses, des utopies vieilles comme le monde, produites par une fausse science comme des trouvailles qui devaient tout régénérer comme par une baguette magique, tout cela dit dans un jargon bourré de néologismes, d’un pédantisme accablant, prétentieux et inintelligible même à ceux qui affectaient de s’en servir. J’avais depuis fort longtemps renoncé à comprendre, et dès que la conversation s’engageait, je me retirais dans une encoignure, derrière les plis d’un rideau, et je me plongeais dans un sommeil vengeur. Ce que je comprenais moins encore, c’était l’obstination de M. Stankowich à nous conduire dans cette galère. Mais notre directeur était un habile homme qui ne faisait rien qu’à bon escient, et il allait nous en fournir la preuve.
« Parmi les habitués des deux salons, nous avions remarqué un personnage qui semblait dépaysé aussi bien dans l’un que dans l’autre ; c’était un marquis portugais, homme d’une cinquantaine d’années, mais qui paraissait bien plus jeune, grâce à une savante peinture accompagnée de cheveux et d’une barbe d’un noir invraisemblable. Il était toujours mis avec la dernière recherche, menait grand train, et paraissait fort riche ; il voyageait seul, la marquise, retenue paraît-il, par les soins d’une santé délicate, ne quittait pas son palais de Lisbonne. J’ai dit qu’il semblait dépaysé au milieu des abbés de la douairière et des tribuns de la princesse : à peine leur parlait-il en effet, et avec un ton de demi-dédain qui les tenait à grande distance. En revanche, s’il se trouvait dans l’assemblée, quelque jolie femme, on était sûr de le voir à ses côtés. Il eut promptement fait la connaissance de M. Stankowich et se déclara l’adorateur assidu de ses pupilles. C’était une grande ressource pour ces pauvrettes, rebutées comme moi par l’atmosphère lourde dans laquelle on les tenait plongées, et par une attraction mutuelle, tous cinq se réunissaient en un petit cénacle dont le marquis faisait le centre et où sa conversation amusante entretenait une facile gaîté. De là il a aux visites, puis aux petites courtoisies, promenades, pique-niques offerts et organisés par lui avec une vraie aisance de grand seigneur. Nous le trouvions fort agréable et nous savions infiniment gré à notre bonne étoile de l’avoir placé si à propos sur notre chemin.
« Cette douce existence durait depuis quelque temps déjà, lorsqu’un jour, me trouvant seule à la maison, j’eus occasion d’entendre une conversation entre le marquis et M. Stankowich. Ce dernier, contrairement à ses habitudes de prudence, avait laissée ouverte la porte de son cabinet, et moi, occupée à lire dans la chambre voisine, je n’avais pas même la peine d’écouter pour recueillir toutes leurs paroles. À ma grande surprise, je vis qu’il s’agissait d’une affaire sérieuse ; le marquis désireux d’assurer à sa digne épouse, une société qui pût charmer sa solitude, avait étudié à ce point de vue, le caractère et les aptitudes de notre compagne Clorinda, la belle Géorgienne blonde aux yeux bleus, et il s’était convaincu qu’il ne pouvait amener à la marquise une compagne plus agréable. Il s’agissait de savoir si M. Stankowich consentirait à se séparer d’une pupille si charmante, qu’il aimait comme l’une de ses filles, et le marquis déployait toute son éloquence pour l’y amener. Il finit par y réussir, car la conversation se porta sur les conditions accessoires, conséquences de ce douloureux consentement. L’éducation de Clorinda avait coûté bien cher à M. Stankowich, il était juste qu’il en fût quelque peu rémunéré ; puis il fallait équiper de pied en cape la jeune fille ; enfin il était indispensable d’assurer son avenir pour le cas où quelque motif difficile à prévoir amènerait la marquise à lui rendre sa liberté. Tout cela était dit avec infiniment de mesure, et on ne pouvait qu’irer la sollicitude avec laquelle notre directeur discutait les intérêts de son enfant d’adoption. Bref, il finit par articuler un chiffre qui me parut d’une rondeur formidable. Le marquis en jugea de même, car il se récria et discuta longuement. Mais M. Stankowich n’était pas homme à lâcher prise, et trop d’éléments militaient en sa faveur pour qu’il n’en vînt pas à ses fins. Il y eut de sa part quelques concessions insignifiantes, puis l’accord fut conclu et la somme immédiatement payée. Les deux interlocuteurs se séparèrent, fort contents l’un et l’autre, si j’en juge par les propos tout gracieux sur lesquels se termina l’entrevue.
« Mes compagnes rentraient à l’instant même. M. Stankowich n’attendit pas une minute pour prévenir Clorinda de l’événement qui se produisait dans son existence. Ce fut un ravissement universel ; nous toutes et l’héroïne de l’aventure en tête, n’imaginions qu’il pût rien arriver de plus heureux que de vivre dans un palais à Lisbonne, entourée de toutes les recherches du luxe et de l’élégance. Ce fut un concert d’exclamations, de félicitations, au milieu duquel disparaissait tout ce qui aurait pu rappeler le chagrin d’une séparation prochaine. Mais la plus joyeuse ce fut Mme Stankowich ; il me semble voir encore la clarté radieuse qui illumina ses yeux gris à l’ouïe de la bonne nouvelle !… Dans un élan de bonheur, elle se jeta sur Clorinda et lui fit plus de caresses en un moment, qu’elle n’avait fait depuis que nous étions sous sa garde. Pour un instant elle crut devoir prendre le ton ému, en disant quelques mots de son chagrin de perdre une de ses filles chéries, mais ce fut court, très court, et l’on n’y revint qu’au moment du départ, lorsque Clorinda fut remise aux mains bien gantées de son nouveau protecteur. Qu’est-elle devenue ? Je ne saurais le dire, nous n’en avons jamais eu de nouvelles. Lorsque aux premiers jours du printemps je ais à Lisbonne, les circonstances étaient telles que je ne pus songer à m’en informer.
« Le départ de Clorinda sembla être le signal du nôtre ; deux jours après, nous prenions la route d’Allemagne en ant par la Suisse et Munich. À Vienne, nous restâmes trois semaines, temps d’enchantement et de fêtes comme on peut le souhaiter dans cette capitale de la vie facile.
« Puis, nouvelle aventure : un riche propriétaire de la Bessarabie dont nous avions fait connaissance au Volksgarten, s’entendit avec notre Herména, l’Arménienne aux grands yeux noirs, pour lui confier le poste tout de confiance, d’institutrice de ses filles. Cette fois encore, M. Stankowich donna son consentement non sans avoir bien pris ses sûretés dans l’intérêt de sa pupille, dans le sien aussi, je pense. Mme Stankowich de son côté, témoigna d’une manière non équivoque, que le brillant avenir qui s’ouvrait devant Herména, faisait taire le chagrin que cette nouvelle séparation causait à son cœur. Notre compagne partit ; comme pour Clorinda, le é s’est refermé sur elle, je n’en ai jamais entendu parler.
« Nous continuâmes notre voyage par Prague, Varsovie, Berlin et Dresde, séjournant peu dans chacune de ces villes, et nous vînmes nous abattre sur Baden-Baden, cet aimable paradis de la Forêt-Noire. Le jeu y trônait dans toute sa splendeur, et autour de cette idole rapace et charmante, toute une foule se pressait, avide d’émotions et de plaisirs. Pour nous, jeunes filles éprises de tout ce qui brille, cette élégance, cette animation, ces salles étincelantes de lumières, ces musiques irables, tout concourait pour nous enivrer !… Nous y âmes trois semaines dans une excitation bienheureuse, indescriptible. Ne me demandez pas, du reste, de vous dire l’emploi de notre temps ; pour mon compte, je n’y ai fait qu’une seule chose, deux si vous voulez, entendre la musique et jouer, jouer sans cesse, avec bonheur, avec, rage, pendant des heures entières, ne pensant à rien, ne voyant rien, rien, sauf ces masses d’or et de billets qu’il s’agissait de gagner ou de perdre… Du premier coup, je me reconnus joueuse, joueuse hardie, habile, heureuse surtout ! M. Stankowich nous avait confié à chacune je ne sais quelle somme, puis il nous avait lâchées dans les salles de jeu. Ce que firent mes compagnes, je ne sais ; moi, quand je me levai de table, chassée par la fin de la séance, je me trouvais avoir devant moi, cent fois au moins ce qui m’avait été donné… M. Stankowich avec le plus grand sang-froid, ramassa mon trésor, me demanda avec un sourire si je m’étais amusée, et sur ma réponse enthousiaste, me dit avec une bonté toute paternelle, que je pourrais avoir ce plaisir tant que je voudrais. Et ainsi fut fait, chaque jour, j’étais la première au jeu, je n’en sortais que la dernière, et chaque jour, je remis à mon guide, je ne sais combien, mais beaucoup, je crois. Aussi il fallait voir l’amabilité croissante de Mme Stankowich, et le progrès rapide que je faisais dans ses bonnes grâces.
« — Dieu soit loué ! disait-elle à son cher époux, sans se douter que je comprenais fort bien ses paroles, Dieu soit loué, le petit monstre a enfin trouvé le moyen de se rendre utile… Elle nous vaudra autant que les autres… Je ne l’aurais jamais cru…
« — Rien d’étonnant, répondait Stankowich avec un sourire cynique, il ne s’agissait que de lui trouver son emploi… Et puis, tu sais, il y a le proverbe, « heureuse au jeu, malheureuse en amour ». Pourvu que cela dure, toutefois !…
« Cela dura tant que nous restâmes à Bade. C’était la fin de la saison ; la jolie ville se dépeuplait à vue d’œil ; nous n’étions pas de ceux qu’attire la solitude. Un jour, notre directeur nous annonça que nous irions à Paris. Paris ! c’était notre rêve : cette ville magique hantait nos têtes frivoles, c’était la flamme brillante qui fascine les crédules phalènes. Elle ne devait pas nous dévorer toutefois, ce n’est pas là qu’elle était marquée, la place de l’écueil où je devais me briser !…
« Nous partîmes. Dans le wagon qui nous emmenait, avait pris place une jeune femme que nous avions pu voir à Bade, étalant des toilettes du goût le plus étourdissant, des bijoux irables, en un mot un luxe fou. Un quart d’heure ne s’était pas écoulé que nous étions déjà de vieilles connaissances. Mrs Marian Allway, c’était son nom, s’était emparée de nous, causant, riant, parlant de tout et de tous, nous disant son é, son présent, son avenir, ce qu’elle avait fait à Bade, ce qu’elle comptait faire à Paris, exactement comme si nous étions de tout temps ses amis les plus intimes. Cette exubérance d’amabilité ne laissait pas que de nous étonner un peu, mais c’était amusant, et nous ne demandions pas mieux que de faire route en si joyeuse compagnie.
« M. Stankowich se prêtait de bonne grâce à l’aventure ; l’habile homme avait vite reconnu dans notre compagne de hasard exactement l’outil qu’il lui fallait pour s’aménager une installation prompte et confortable sur son nouveau champ de manœuvres. Mrs Marian Allway, n’en déplaise à son nom si correctement britannique, était une Française pur-sang ; les hasards de sa jeunesse l’avaient amenée en Angleterre, et au bout de deux ans, elle avait reparu sur le théâtre de ses premiers succès, dépouillée de son nom trop parisien, enrichie en revanche d’une étiquette anglaise toute neuve et de quelques locutions londoniennes dont elle parsemait son discours, à contresens, le plus souvent. À en juger par son luxe, par son chic, cela se disait alors, les folles dépenses devaient être son moindre souci, la vie était pour elle une partie de plaisir dont il s’agissait de profiter largement. Parisienne jusqu’au bout des ongles, elle se sentait toute joyeuse de se rapprocher de sa terre natale. En apprenant que nous comptions y er l’hiver, elle battit des mains, comme si on lui eût dit la nouvelle la plus agréable, et ce fut sans transition un flot de promesses et de projets, tous plus obligeants les uns que les autres. En cinq minutes, tout fut arrangé ; nous allions loger dans sa maison, elle avait tout justement un appartement vacant, fait exprès pour nous recevoir ; ses voitures étaient à notre disposition, elle monterait notre maison, présiderait à nos achats, nous ferait voir Paris, les théâtres, le monde, tous les secrets et les plaisirs de cette capitale du grand luxe, en un mot, il semblait que nous fussions à tout jamais inséparables. M. Stankowich adhérait de grand cœur à tous ces projets, et sa femme à qui ces manières plus qu’aisées n’auraient guère dû plaire, se gardait bien d’en rien témoigner, et montrait autant de bonne grâce que sa froide nature pouvait en comporter.
« Ce qui fut dit, fut fait. En arrivant à Paris, nous nous transportâmes immédiatement, sur les traces du brillant coupé de Mrs Marian, dans la maison où elle logeait, rue de Rivoli, en face des beaux arbres des Tuileries. Tout en haut, était un appartement assez vaste, fort coquet où nous nous installâmes séance tenante. Mrs Marian habitait le second étage ; nous fûmes éblouies du luxe dont elle s’entourait. D’où lui venaient ces richesses, c’est ce qui nous restait à apprendre ; nous n’étions pas assez avancées dans la vie pour comprendre ce que vous avez bien certainement deviné.
« Vous connaissez cette fable de La Fontaine dont l’illustration fait le bonheur des enfants : un grand arbre creusé par les ans ; au bas dans une excavation sombre, on voit la hure terrible d’un sanglier ; au-dessus, l’oiseau rapace chasseur de nuit ; tout en haut la bête puante, vivant sans honte, de rapine et de gains déshonnêtes ; c’est l’image de notre perchoir de la rue de Rivoli. En haut M. Stankowich, toujours à l’affût de toute proie qui pouvait gonfler son escarcelle ; plus bas Mrs Marian, toute douce et soyeuse d’apparence, munie de bonnes serres cependant, et chassant de nuit encore plus que de jour ; tout au bas, le sanglier que je vais vous présenter dans la personne de lord Archibald Glengilvie baron Clonald of Clanronald, Pair du Royaume-Uni, lieutenant-général en retraite du service de Sa Majesté Britannique.
« Le porteur de ces titres retentissants était un magnifique spécimen de cette forte race écossaise qui fournit au vieux chêne britannique ses fibres les plus résistantes. Issu d’une famille exclusivement militaire, enseigne à quinze ans, il avait fait ses débuts sous Wellington, à la bataille des Arapiles. Depuis ce jour jusqu’aux grandes épreuves de la révolte des Indes, il n’y avait guère, de champ de bataille où se fût déployé le drapeau britannique, qui n’eût vu l’officier écossais payer vaillamment de sa personne. Embrassant la vie de trois générations d’hommes de guerre, il pouvait parler de Vittoria, d’Orthez et de Waterloo aussi bien que des es du Khyber, de Mianee et de l’Imâmbarra. Sur toute la surface du globe, de Lisbonne à Hong-Kong, aucun pays, aucune ville de quelque importance ne lui était inconnu. Tour à tour militaire, diplomate, istrateur, tous les secrets de la politique orientale lui étaient familiers. Comme les Napier, les Burns, les Lawrence, il s’était trouvé en présence des subtils généraux Russes, des farouches Persans, des Hindous perfides, des fourbes Chinois, et leur avait prouvé que pour l’énergie, l’intelligence et la finesse, le montagnard d’Écosse pouvait leur en remontrer tous. Organisateur des bachi-bozouks sur le Danube, défenseur intrépide de Kars avec le général Williams, il ne s’était reposé de ses fatigues qu’en contribuant par des efforts surhumains, à la répression de la révolte des Indes, et peu après, il couronnait cette héroïque existence en entrant dans Pékin avec l’expédition de Chine, à la tête d’une brigade où cinq de ses fils et petits-fils servaient sous ses ordres, depuis le grade de colonel jusqu’à celui de simple enseigne. Les dangers de toute espèce, les fatigues sans fin, l’anémie de l’Inde, les fièvres de la Birmanie et de la Dobroutscha, rien n’avait pu entamer cette organisation de fer ; à voir ce colossal vieillard, avec ses yeux perçants, ses traits rudes, son teint de brique, ses épais cheveux et son immense barbe d’un blanc de neige, on comprenait la terreur et le respect qu’un tel homme devait inspirer aux molles races d’Orient. Involontairement on se le représentait, campé sur son cheval de guerre, devant le front de ses régiments, assistant imible, vivante personnification de la justice vengeresse, au supplice des Hindous rebelles attachés tout vifs à la gueule des canons !…
« Comment cet homme de fer acceptait-il de vivre au premier étage, rue de Rivoli, en quasi-communauté avec une femme du genre de Marian Allway, cela paraîtra bizarre à ceux-là seulement qui ne savent pas ce que la nature humaine recèle d’incohérent et de complexe. Dans un intervalle de paix, appelé en Angleterre pour recueillir la fortune et les titres de son frère aîné, il avait trouvé sur son chemin, dans les deux jours qu’il ait à Paris, l’adroite aventurière. Ce fut comme un charme jeté par une magicienne perfide, le rude soldat, l’homme trempé à toutes les épreuves de la vie errante, fut amolli soudain, sans transition, comme une cire flexible, par l’atmosphère tiède et énervante dans laquelle le plongea l’enchanteresse. Il était veuf depuis fort longtemps et la vie de famille avait tenu une trop petite place dans son existence aventureuse, pour le défendre contre de pareilles séductions. Le besoin de repos trop longtemps comprimé, réclama impérieusement ses droits, le bien-être, la vie facile, l’absence de toute gêne, devinrent indispensables à ce vieux soldat pour qui la vie n’avait été que l’accomplissement du plus rude devoir, l’habitude fit le reste. Depuis trois ans, lord Clonald vivait en pleine bohème, avec l’insouciance de la sentinelle qui, relevée de faction, s’étend devant le feu du bivouac, et s’endort. Marian Allway était comme le premier ministre de ce roi fainéant d’un nouveau genre, elle plaisait à sa rudesse, par sa vivacité insouciante toujours en éveil, par sa gaîté facile, sa grâce un peu frelatée, son entrain, son babil inépuisable. De son côté, elle aurait trouvé malaisément à remplacer ce nabab piastreux, comme elle disait en son argot. Lord Clonald était très riche ; il faisait à Marian, une existence qui la rendait un objet d’envie dans le monde follement prodigue où elle vivait. Mais elle savait fort bien que l’exploitation ne devait pas déer certaines limites ; en véritable Écossais de bonne souche, le vieux soldat n’entendait pas transmettre à ses enfants un héritage écorné, et selon l’expression consacrée, il savait fort bien faire régner l’ordre dans le désordre. D’ailleurs, s’il ne voulait être gêné en rien dans le genre de vie qu’il avait adopté, il était encore moins disposé à se mettre en tout au niveau de l’entourage dans lequel il lui convenait de vivre. Au fond du cœur, il restait toujours gentleman de race, foncièrement insulaire, et comme tel, méprisant fort le continent et les faibles races qui y rampent. Que de fois au moment où il riait le plus fort des baroques saillies des invités de Marian, ne lui ai-je pas entendu murmurer entre ses dents « Che canaglia ! » ou tel autre mot analogue puisé dans les huit ou dix idiomes qu’il avait à sa disposition. Marian ne s’y trompait pas : « Mon vieux cipaye, disait-elle, c’est lui qui me tient ! Je l’amuse, c’est vrai, mais je ne suis pas plus pour lui qu’un singe ou un chien savant ; que je claque ce soir, demain il ne pensera pas plus à moi qu’à sa dernière pantoufle ! Oh, les hommes, les hommes ! » et venait alors une prosopopée que je vous épargne, car elle est toujours la même en de pareilles bouches ; c’est ce mélange inamovible de bon sens trop pratique, d’observations très fines, de boutades presque spirituelles, lancées pêle-mêle avec des ignorances énormes, de stupides niaiseries à faire rire un enfant !… Marian n’était ni plus sotte au reste, ni plus mauvaise que toute autre de sa condition ; c’était une nature incohérente, habituée dès l’enfance à considérer le monde comme un vaste tripot où il faut savoir se défendre et profiter sans scrupule de l’occasion. Le hasard lui avait donné un gros lot dans la personne du vieil Anglais, elle entendait en tirer tout le parti possible, et elle le gardait comme on garde un trésor. La première condition pour y réussir, c’était de l’am ; elle n’y épargnait rien : soupers, bals, inventions folles de toute espèce, rien n’était oublié, jusqu’au jeu qui tenait une grande place dans cette vie sans repos. Le vieux soldat aimait à jouer ou plutôt à voir jouer, et il se faisait souvent de grosses parties chez Marian, à ma grande satisfaction, je dois le dire. L’ennui ne trouvait donc pas à se glisser dans cette bruyante maison, et le temps ait sans qu’on s’aperçût de sa fuite.
« Mais quand celui pour qui se donnaient ces fêtes se trouvait suffisamment diverti, il descendait à son appartement, son home ; là, une fois la porte fermée et la consigne donnée à ses vieux valets hindous, il se retrouvait lui-même, le pair d’Angleterre, le vieil officier, le vrai gentleman au blason sans tache, aux habitudes dignes et sévères. Le contraste était saisissant ; j’en étais frappée moi-même, moi, l’enfant insouciante et frivole. Le général recevait assez souvent ses vieux compagnons d’armes en age à Paris, ou bien ses enfants, ses petits-enfants, quelques-uns déjà chefs de famille, venus pour lui rendre visite. On me faisait descendre dans la soirée pour faire une heure ou deux de musique ; je me trouvais en présence de ces grands Anglais si corrects de tenue, de ces jeunes dames aux manières douces et distinguées, de ces délicieux babys ; je me sentais plongée dans une atmosphère toute nouvelle de respect mutuel, d’affection calme et confiante, c’était la famille européenne, solidement constituée sur la confiance et l’estime réciproques. Il y avait là quelque chose de sain et de fort dont je subissais instinctivement l’influence, et je devais y trouver de précieuses règles de conduite lorsque plus tard, mes yeux s’ouvrirent sur l’infect bourbier où j’avais été plongée. Mais à ce moment, il faut que je l’avoue, ce milieu si différent de celui dans lequel j’étais habituée à vivre, me causait plus de gêne que de plaisir, mes goûts me portaient ailleurs, et je voyais avec bonheur arriver le moment, où congédiée, je pouvais reprendre ma place dans le salon de Marian, tout auprès des tables de jeu.
« Telle a été ma vie pendant cet hiver à Paris ; à part les quelques bons exemples que je pouvais avoir sous les yeux chez le vieux lord, le reste n’était qu’amusements, étourdissements, dissipation effrénée. Une ou deux heures de leçons le matin, le reste du jour en promenade, la soirée au théâtre ou chez Marian, ainsi s’employait notre temps. Toute une bohème mâle et femelle, gens déclassés, femmes douteuses, étrangers lâchés dans Paris comme dans un bois qui ensevelit tout dans son ombre complaisante, jeunes gens avides de plaisir, vieux viveurs peu soucieux de respecter leurs cheveux blancs, voilà quelle était notre société habituelle. Comment je ne m’y suis pas perdue entièrement, j’ai peine à le comprendre ; tout y portait, et nos directeurs n’étaient pas gens à nous retenir. Pour moi deux causes militaient pour me protéger, ma jeunesse d’abord, ma laideur ensuite ; rien ne pouvait m’en débarrasser, elle semblait augmenter de jour en jour. Les habitués du salon de Marian, gens aux propos faciles, peu disposés à se contraindre, ne se gênaient pas pour me le faire sentir ; les mots désobligeants, les surnoms ridicules, étaient mon lot habituel. J’en souffrais peu, je dois le dire, mon amour-propre si bien brisé de bonne heure, ne s’était pas relevé de sa chute. Mais de plus en plus, je me repliais sur moi-même et je devenais toujours plus timide, silencieuse, presque farouche ; à la fin je ne serais plus descendue au salon de Marian si je n’y avais eu la certitude d’y trouver un attrait invincible ; ce séducteur tout puissant, c’était le jeu !… Comme à Bade mon bonheur, ma pensée dominante, c’était de jouer, de voir jouer même, et M. Stankowich qui se souvenait de la brillante campagne que j’avais exécutée sous ses yeux, ne songeait certes pas à me retenir. Là aussi mes aptitudes de joueuse se révélèrent dans tout leur éclat ; tous les jeux me devinrent également familiers, à tous, j’étais sinon heureuse, du moins habile, l’écarté surtout était ma gloire, on faisait cercle autour de moi, il venait chez Marian, des amateurs uniquement pour me voir tenir les cartes. Quel beau triomphe n’est-ce pas pour une fille de treize ans ! Je n’en tirais pas vanité, je vous assure ; je m’amusais et me souciais fort peu du reste.
« Mes succès étaient sans doute fort agréables à M. Stankowich ; mais ces satisfactions d’amour-propre le touchaient moins que des résultats plus solides, et sous ce rapport, Paris se montra beaucoup plus rétif que Bade. Aussi mon digne directeur ne perdait-il pas de vue son but final qui était de me caser comme il l’avait fait pour mes compagnes. Il crut trouver à ce sujet, une indication précieuse dans un incident que je vais vous raconter.
« Lord Clonald avait mis très obligeamment son écurie à ma disposition ; le vieil officier, cavalier émérite, se plaisait à me voir manier ses chevaux avec mon audace juvénile. Un jour, par une belle après-midi de février, sèche et froide, il me prend en tiers avec un colonel de ses amis, pour faire une promenade au Bois. Je montais une charmante jument irlandaise, pleine de feu, qu’il avait reçue le matin même. La conversation s’engage sur ses moyens pour le saut ; Lord Clonald parie qu’elle franchira une palissade de clôture le long de laquelle nous cheminions, le colonel tient le pari. Il n’avait pas lâché le mot, que j’étais déjà de l’autre côté de l’obstacle ; animée par cet exploit, je me mets à caracoler sur le gazon, franchissant clôtures et massifs comme si j’avais été au manège. Vous jugez de l’émoi qui s’empare des gardiens du Bois ; en voilà un essaim qui accourt, tant à pied qu’à cheval. Mais j’avais décidé qu’on ne m’arrêterait pas, et il n’est pas facile de venir à bout d’un excellent cheval, résolument monté. Je pirouette, je age, j’esquive, on se serait cru au cirque ; la foule s’amassait, c’était un scandale formidable… À la fin voyant que le nombre des assaillants augmente à chaque minute, je prends mon parti, et franchissant une dernière fois la palissade, je me lance à plein galop dans la direction de Paris. Les voitures étaient déjà nombreuses, j’avais plusieurs gendarmes montés à mes trousses, il fallait gagner du terrain. Je me glisse à travers la file des équipages et des cavaliers ; on croit que mon cheval s’emporte, on crie, les voitures s’arrêtent, les chevaux se cabrent, c’est un tumulte grandiose. Voici venir un de ces paniers d’osier fort à la mode alors ; en me voyant lancée au triple galop, le cocher s’embrouille, se met en travers du chemin et allait m’arrêter ; j’entends les poursuivants qui vont me redre, il n’y avait pas à hésiter, je rassemble mon cheval et allez !… voilà le panier franchi à la barbe des deux messieurs fort élégants qui avaient frété l’équipage. Vous jugez de leur effroi, de leurs clameurs ! sans me retourner, je détale à fond de train, toujours suivie de mon escorte en bonnet à poil, c’était une vraie charge de cavalerie. Mais leurs bons gros chevaux noirs n’étaient pas de force à suivre ma fine irlandaise ; je les laisse loin derrière moi, et j’étais déjà rue de Rivoli, qu’ils n’avaient pas atteint l’Arc de l’Étoile !… L’istration était d’une belle colère, il ne s’agissait rien moins que de me faire er en jugement, mais Lord Clonald s’était royalement amusé, et il était fort bien en haut lieu, il fit les démarches nécessaires, paya vingt fois le dégât, l’affaire fut arrangée, je n’en entendis plus parler. Mais les journaux s’en étaient occupés et m’avaient fait une réputation de casse-cou à tout rompre. M. Stankowich avec son coup d’œil rapide, y vit un filon à exploiter. Deux jours après, il me prenait avec lui, et me faisait faire le tour des cirques ; dans son idée, je devais faire ma carrière comme écuyère en crevant de la tête des cercles de papier. Il y eut des séances d’essai ; je vous jure que je ne m’épargnais pas, tout ce que je savais en fait de haute école et de voltige fut largement mis au jour ; le résultat fut piteux. « La petite va bien, disaient invariablement les directeurs, elle a de l’audace et de la souplesse, mais il lui manque de la force et il nous faut de la force maintenant. » Puis, ajoutaient-ils avec une unanimité touchante, elle est trop laide, le public n’en voudrait à aucun prix. Même réponse fut faite partout où je me présentais, même aux cafés-concerts, on déclara que ma figure était inissible. Il fallut s’incliner ; M. Stankowich me ramena de fort mauvaise humeur ; il n’aimait pas avoir tort, et il lui en coûtait d’avoir à reconnaître qu’il s’était cette fois fortement trompé. Sa femme nous accueillit par une bordée d’aigres reproches, et pendant que le couple de rapaces se querellait, je me réfugiai dans ma chambre, fondant en larmes, de dépit et d’humiliation. À peine osai-je me montrer les jours suivants, jusqu’à ce qu’un événement plus heureux fût venu rétablir la bonne humeur dans le ménage.
« Il s’agissait cette fois de l’établissement de Béatrice, la pupille de prédilection de M. Stankowich. C’était une jolie brunette, indolente et gracieuse comme une créole, heureuse dans le luxe comme un poisson dans l’eau ; elle avait une voix able et se faisait entendre quelquefois chez Marian. Un M. de Nouvielle, vieux gentilhomme français, fort riche, qui comptait parmi nos habitués les plus assidus, s’enthousiasma d’un talent si bien porté ; plumage et ramage, la colombe avait à son dire, tout à souhait. Il ne cessait de répéter à notre directeur qu’il devrait cultiver les dispositions de son élève, qu’elle avait devant elle une brillante carrière, etc., etc. M. Stankowich faisait la sourde oreille, sa confiance dans le talent de Béatrice n’était pas illimitée, et il se souciait peu d’ajouter encore aux frais de son éducation. Sa résistance finit par pousser à bout M. de Nouvielle, et un beau jour, le vieux dilettante offrit à M. Stankowich de se charger de l’éducation théâtrale de Béatrice ; seulement, comme il aurait été difficile à l’élève de suivre ses leçons et ses cours en restant chez son tuteur, elle devait s’aménager une installation particulière, toujours à la charge de son nouveau protecteur. Là encore, M. Stankowich déploya toute son habileté de diplomate pour assurer à sa pupille, et à lui du même coup, des garanties et des avantages capables d’adoucir l’amertume de la séparation ; il y réussit sans doute, car Béatrice nous quitta fort peu après. J’ignore si elle a mené à bien sa carrière théâtrale ; je sais seulement que nous eûmes plus d’une fois l’occasion de la rencontrer, se promenant au Bois en fort élégant équipage ; évidemment ses leçons de déclamation et de musique lui en laissaient amplement le temps.
« Quelques jours plus tard, ce fut le tour de Laure, la dernière du brillant quatuor si bien organisé par notre impresario. C’était une grande fille assez inerte et silencieuse, moins belle que ses compagnes, mais fort bien faite et portant irablement la toilette. Sa bonne prestance, ses manières calmes et réservées, se trouvèrent du goût d’un respectable négociant hollandais établi à Batavia où il menait de fort grandes affaires. Il y retournait en ant par Paris ; le pauvre homme était tout triste, il avait dû pour cause de santé, laisser sa femme et ses enfants à La Haye, et il cherchait à se distraire de ce chagrin. Le hasard l’avait amené dans le salon de Marian, et en voyant les manières si dignes de Laure, il lui vint à l’esprit que cette belle jeune femme était tout justement ce qu’il lui fallait pour lui confier la direction de sa maison de Batavia. Il en parla à M. Stankowich qui fit quelques objections basées sur le lointain voyage, sur la perfidie de ces climats brûlants. Il paraît que le Hollandais sut trouver des arguments persuasifs, car un beau jour, Laure nous quitta sans trop de peine, il faut l’avouer, en route pour la Malaisie.
« Cette nouvelle disparition avait mis le ménage Stankowich en fort bonne humeur, elle n’eut pas le même effet sur tout le monde. Déjà, lors du départ de Béatrice, j’avais entendu quelques observations mal sonnantes sur la facilité avec laquelle son tuteur l’avait remise à M. de Nouvielle. Cette fois, ce fut beaucoup plus grave ; le monde de Marian, peu sévère cependant, se trouva soudain en veine de morale et les propos allèrent leur train, tant et si bien que la chose vint aux oreilles de lord Clonald. Le vieux général n’était pas l’homme des cancans, mais cette fois, il trouva la dose trop forte et se fâcha pour tout de bon. Je le vois encore debout devant la cheminée du salon de Marian, les yeux brillants, les sourcils froncés, disant de sa voix de commandement qu’il ne voulait plus revoir ce coquin de Stankowich, ce vil marchand de chair humaine ! C’étaient ses termes. Nul ne répliqua mot ; quand il avait parlé sur ce ton, Marian elle-même savait qu’à vouloir résister, elle risquait de compromettre son influence. Je me glissais hors du salon et remontais à notre perchoir, toute émue et inquiète sans trop savoir pourquoi.
« Il y avait certainement quelque chose dans l’air ; M. Stankowich n’avait pas paru de la journée, sa femme était soucieuse et préoccupée. Dans la soirée, elle eut une visite, un personnage mystérieux dont je ne vis pas la figure. Que venait-il dire, je l’ignore ; mais à peine fut-il parti que Mme Stankowich m’annonça que nous allions er quelques jours à Saint-Germain, et qu’il fallait faire nos préparatifs tout de suite. Ainsi fut fait et quelques heures plus tard, nous nous mettions en route pour prendre le dernier train. Dans la rue, il se produit un brusque changement d’itinéraire, nous nous dirigeons vers une autre gare ; nous roulons quelques heures, puis nous nous arrêtons pour le reste de la nuit dans je ne sais quelle ville. Mme Stankowich n’était pas communicative, et je n’osais lui faire aucune question. Le lendemain, nous continuons notre route, et après un trajet dont un bon sommeil abrégea pour moi la durée, nous nous trouvâmes dans une fort triste bourgade, au bord de la mer ; ce devait être Saint-Nazaire. Un bateau nous conduisit à bord d’un grand steamer qui faisait ses préparatifs de départ ; la perspective d’une traversée ne m’était pas désagréable. Mme Stankowich me fait descendre dans une cabine ; là, nous nous trouvons en présence de M. Stankowich tranquillement assis, mais la figure anxieuse et sombre. Il se dit peu de chose entre les époux, le temps pressait, ils se séparèrent comme à la veille d’un long voyage ; Mme Stankowich remonta sur le pont et retourna à terre. Je restais en présence de mon tuteur, toujours muet et décidément préoccupé. Que craignait-il ? Je m’en doute maintenant ; ses agissements avaient fini par éveiller l’attention de la police ; il avait jugé bon de disparaître, et avait choisi la voie des transatlantiques pour sortir de . Jusqu’au dernier moment, il était en danger d’être arrêté ; mais, ou bien ses précautions avaient dépisté la police, ou bien d’autres influences avaient détourné le coup dirigé contre lui, toujours est-il qu’il ne fut pas inquiété. Le steamer prit la mer sans incident, et une heure après, lorsque la côte fut à peine visible, M. Stankowich remontait sur le pont, rasséréné, calme, de la meilleure humeur. Nous étions en route pour l’Amérique ; l’argent, sinon l’honneur, était sauf, et dans ces pays de civilisation douteuse, j’avais bien des chances de trouver enfin cette carrière qui me fuyait si obstinément.
« Il ne m’était pas donné de voir la fin de la traversée : un matin, je me réveillai sous le coup d’un malaise général, indéfinissable. Je me traînai sur le pont, cherchant à me réchauffer aux rayons du soleil ; de moment en moment je me sentais plus faible, un violent mal de tête, une fièvre ardente, me saisirent, c’était le commencement d’un typhus du plus dangereux caractère. Je regagnai péniblement ma couchette, vers le soir le délire me prit ; de ce moment, je ne me souviens de rien. On m’a dit que j’avais été si mal, que, pendant trente-six heures, on me crut morte et qu’il fut question de me jeter à la mer. Le retour de quelques indices de vie me sauva ; triste délivrance ! Combien il eût mieux valu pour moi m’ensevelir pour toujours au plus profond des flots ! J’aurais disparu sans bruit, sans laisser derrière moi ni regrets, ni haines, je ne me débattrais pas aujourd’hui sous l’étreinte d’une situation impossible, écrasée par le souvenir du é, et n’osant pas même penser à l’avenir !…
« Mais il fallait que ma destinée s’accomplît ; la maladie lâcha sa proie. Un jour, je me réveillai, ayant un vague vestige de connaissance. J’entendais des voix autour de moi, mais j’étais si faible que je ne comprenais rien aux paroles. J’ouvris les yeux, j’étais dans une chambre aux parois nues, blanchies à la chaux ; près de mon lit, étaient deux femmes, dont l’une en costume demi-monacal, derrière elles, deux hommes se tenaient debout ; dans l’un, il me sembla reconnaître M. Stankowich. Un instant, cette vision flotta devant mes yeux, puis, tout disparut ; j’avais de nouveau perdu connaissance… Il paraît que j’eus une rechute terrible ; pendant dix jours, on me crut perdue. Mais la mort ne voulait pas de moi, la vie impitoyable fut la plus forte ; cette fois, définitivement, j’étais hors de danger.
« Je me souviendrai toujours de ce que j’éprouvai lorsque, sortant de ma torpeur, je me sentis rendue à l’existence… C’était la nuit, j’ouvris les yeux, je me trouvais dans la même chambre, sans meubles, vraie cellule de couvent, la faible lueur d’une lampe en éclairait les parois blanches, à l’aspect indigent et glacial. Il régnait un grand silence, comme dans un tombeau… Je ne savais où j’étais, ma faiblesse était telle que je ne pouvais ni parler, ni me mouvoir, à peine avais-je conscience de moi-même. Soudain, il se fit comme une clarté dans mon esprit ; la mémoire me revint ; je vois devant moi, comme dans un tableau, toute ma jeunesse, ses incidents étranges, ses phases douteuses. Je ne sais quelle voix retentit au dedans de moi ; sans transition, par une vraie révélation, je compris dans quelle abjection j’avais vécu, de quels vils personnages j’avais été entourée, comment ils avaient cherché à m’exploiter tout comme ils avaient exploité mes compagnes… Un spasme d’horreur indicible m’étreignit le cœur, j’étais encore dans leurs mains, qu’allaient-ils faire de leur dernière victime ? Je me sentais perdue, écrasée, noyée dans la honte comme dans un abîme sans fond… Et je n’avais de secours à espérer de personne ! Par un pressentiment qui ne devait pas me tromper, je me sentais fléchir sous le coup du mépris, de la haine universelle ! La sensation fut si cruelle que soudain par un mouvement convulsif, je me tordis sur moi-même en poussant un cri de désespoir… Au bruit, une porte s’ouvrit, une femme s’avança vers moi, je reconnus ce costume que j’avais vu lors de mon premier réveil ; c’était une infirmière à demi-engagée dans un ordre religieux. Elle s’approcha de mon lit et me dit quelques mots à voix basse, dans un langage que je ne compris pas. Il y avait dans ses yeux, dans le son de sa voix, une douceur machinale qui me toucha ; je lui pris les mains, les serrai dans les miennes, il me semblait que sa présence écartait les fantômes atroces qui hantaient mon esprit. Cette crise m’avait épuisée ; je m’assoupis peu à peu ; ce sommeil lourd, sans rêves, me mettait au moins à l’abri de ces cruelles pensées qui me brisaient le cœur…
« Mais au réveil elles reparurent aussi instantes, aussi impitoyables ; il me semblait que j’étais comme prise dans une enveloppe de souillure, dans une forme avilie, abjecte qui me signalait au mépris implacable de la foule. Tout en moi protestait contre l’horreur de ce supplice, j’avais soif de sympathie, d’estime, et je comprenais que je n’en étais pas digne, trop longtemps mon esprit avait été d’accord avec mon corps pour vivre à l’aise dans cette fange ; maintenant, il s’en était dégagé, mais l’autre partie de moi-même ne pouvait suivre son essor ; comme un poids mort, elle restait inerte, enfoncée dans son bourbier. C’était la lutte éternelle entre les aspirations et les instincts, mais dans ce combat qui commençait pour moi, je me sentais d’avance vaincue. J’étais seule, sans appui, sans personne qui m’aimât, qui se donnât la peine de me guider, de me soutenir ; ceux qui m’avaient entourée, qui avaient autorité sur moi, étaient les premiers à vouloir ma perte. Vous ne pouvez croire à quel point je souffrais de ces pensées contradictoires ; beaucoup ont é par la même épreuve, mais chez eux, le travail se fait lentement, peu à peu, la marche vers le bien est préparée par l’éducation des bons exemples, le secours d’une famille, des amis. Pour moi, le retour se faisait brusquement, par je ne sais quelle illumination écrasante qui me montrait ma faiblesse, mon isolement, et la distance énorme qui me séparait du but. Il me semblait que j’étais aux prises avec un danger invisible, inexorable, qui m’étreignait de toutes parts et qu’il était trop tard déjà pour rien tenter qui pût m’y soustraire. Alors je m’indignais, je me révoltais, j’exaspérais ma souf en accusant tous et moi-même de mon malheur. J’ai é de bien terribles moments dans mon existence, aucun ne me laisse de souvenirs plus douloureux que ces quelques jours de désespoir et de larmes, de luttes et de défaillances, pendant lesquels, à la lettre, mon âme se dévorait toute vive. C’était sous sa forme la plus cruelle, la réalisation de cette lugubre légende du Nord qui nous montre un héros luttant contre un autre lui-même ; souffrant et s’ensanglantant des coups qu’il lui porte, et finissant par terrasser en son adversaire les mauvais instincts qu’il sent bouillonner en lui. Mais à l’inverse de ce dénouement glorieux, pour moi le combat était déjà terminé, le bien avait succombé, l’autre, le mauvais esprit, le tenait sous lui, terrassé, hors d’état de se défendre ; prêt à subir tous les malheurs, toutes les odieuses humiliations de la défaite !…
« Cette crise de cruelle souf se traduisait au dehors par des accès de sanglots, une insomnie fiévreuse ou de courts instants de sommeil troublés par d’affreuses visions ; puis des heures entières d’atonie, d’insensibilité absolue, pendant lesquelles on m’aurait crue morte. Ceux qui me soignaient attribuaient ces symptômes étranges, à la faiblesse causée par la maladie ; ils ne voyaient en moi qu’un sujet en proie à une convalescence difficile, et ne pouvaient se douter qu’un mot de bonté, un regard de sympathie m’auraient fait plus de bien que toutes leurs savantes prescriptions. Et je ne pouvais confier à personne le secret qui m’étouffait ; ces indifférents n’y auraient vu qu’un déraisonnement de malade, une de ces fantaisies que l’on amuse par de banales paroles, sans songer un instant à chercher ce qui s’y cache de sérieux. Puis, je dois le dire, mon âme se révoltait contre l’aveu de ces remords sourds, de ces angoisses d’une conscience trop prématurément délicate, et un reste d’orgueil me défendait de m’humilier au point de dévoiler mes soufs à des esprits sans portée, incapables de les comprendre, plus incapables encore de les soulager.
« Un jour pourtant, il se fit comme une lueur dans ma nuit. En me réveillant, je trouvais auprès de mon lit, l’infirmière d’abord, puis une femme, celle que j’avais déjà vue ; elle me regardait avec une expression affectueuse et défiante tout ensemble, d’un effet singulier. Douloureusement émue, sans trop savoir pourquoi, je cachais ma figure dans mes mains ; il me semblait que je ne pouvais er ces regards qui voyaient ma honte. La dame parut le comprendre, et me dit quelques mots en français, avec un accent et une prononciation étranges. Je compris qu’elle voulait me rassurer, mais je ne sais pourquoi, je n’osais pas avoir confiance. À ce moment, parut une troisième figure, une jeune fille de douze ou treize ans petite, presque laide, mais comme elle me parut aimable et charmante ! Ses yeux brillaient d’une sympathie amicale, sans arrière-pensée ; elle se pencha vers moi, me prit les mains :
« — Calmez-vous, Clarice, me dit-elle ; rassurez-vous, vous serez ma sœur, je vous aimerai bien. Tenez, voici ma mère, notre mère, elle vous aime aussi. N’est-ce pas, ma mère ?
« Il y avait tant de franchise en elle, un sentiment si aimable et si bon, que je me sentis émue jusqu’au fond du cœur ; il me sembla qu’un rayon de soleil entrait dans ma sombre existence et que je pouvais une fois être heureuse. D’un mouvement instinctif je me soulevai, et prenant les mains de la jeune fille, je les couvris de baisers et de larmes, sans pouvoir prononcer une parole…
« — Ne pleurez pas, Clarice, reprit-elle ; il ne faut pas pleurer. Il faut vous rétablir et bien vite. Quand vous aurez repris vos forces, nous vous emmènerons avec nous. Vous le verrez, nous serons heureuses. Je vous aime bien déjà, moi !
« Elle parlait en français, je comprenais ses paroles, mais je n’en saisissais pas le sens ; je ne savais à quoi elle pouvait faire allusion, mais qu’importe, je trouvais chez elle sympathie et confiance, mon cœur se dilatait d’une joie profonde. La mère de la jeune fille voulut aussi dire quelques mots ; je ne pouvais répondre, mon émotion ne se traduisait que par des larmes. L’infirmière, craignant de me fatiguer, mit fin à l’entrevue. Je m’endormis plus calme, presque heureuse ; ces quelques marques d’affection m’avaient donné une nouvelle vie.
« Mais je n’en avais pas fini avec mes angoisses. À mon réveil, elles me ressaisirent, moins poignantes peut-être, mais bien douloureuses encore. Ces marques d’intérêt qui m’avaient été données n’étaient-elles pas bien fugitives ? Qui étaient ces personnes qui semblaient avoir pitié de moi ? Pourquoi m’appelaient-elles d’un nom qui n’était pas le mien ? Et leur sympathie pouvait-elle prévaloir contre la froide volonté de mon maître ? À toutes ces questions je ne pouvais répondre, je ne savais rien, pas même où j’étais dans ce moment. L’infirmière, le médecin qui me donnaient leurs soins, ne pouvaient guère me renseigner ; ils ne parlaient qu’espagnol et les quelques mots qu’ils m’adressaient n’étaient compris de moi que dans la mesure du plus strict nécessaire. Je savais vaguement au départ que M. Stankowich comptait aller à la Nouvelle-Orléans en ant par la Havane ; mais où nous étions-nous arrêtés, je l’ignorais et toutes ces confusions emmêlées dans ma pauvre tête faible, y entretenaient un désordre douloureux.
« J’étais dans cet état d’agitation anxieuse, lorsque je vis la porte s’ouvrir et ma cellule se remplir de ce qui pouvait dans cet étroit espace, s’appeler une foule… D’abord le médecin, l’infirmière et une autre femme en costume monacal, qui devait être une dignitaire de son ordre, à en juger par la richesse de la croix suspendue à son cou. Puis venaient la dame que j’avais déjà vue, sa fille, et une autre dame jeune, assez belle, aux yeux intelligents et durs, quelques messieurs au nombre desquels je reconnus celui que j’avais déjà vu lors de mon premier retour à la raison, enfin M. Stankowich. Cette apparition me fit courir un frisson dans les veines, c’était la réalité froide, impitoyable qui venait reprendre ses droits ; qu’allait-il décider de mon sort, cet homme dont toutes les actions, toutes les pensées, n’étaient guidées que par le plus sordide intérêt ? Lui ne parut pas s’apercevoir de mon trouble ; toujours plus correct, imible, d’apparence presque ecclésiastique, il échangea quelques mots avec ceux qui l’entouraient, puis, il s’approcha de mon lit. Sa figure cynique avait pris une expression bonasse, paterne, son œil s’éclairait d’une lueur de sympathie habilement jouée. Il me prit la main :
« — Mon enfant, me dit-il d’une voix aux intonations émues, ma douce Clarice, puisque tel est aujourd’hui ton nouveau nom, je vais te quitter. C’est un cruel chagrin pour mon cœur ; je t’ai eue trop longtemps sous ma protection pour ne pas avoir apprécié ton âme aimante et sensible… Aujourd’hui, et c’est cela seul qui me décide, le Ciel t’a fait la faveur insigne de rencontrer une famille charitable, dévouée, qui te donnera ce que je n’ai pu te donner, une vie normale, calme, heureuse, un avenir de vertu et de bonheur. Sois avec ces cœurs qui t’aiment, ce que tu as été avec moi, douce, docile, bonne, vertueuse ; c’est ainsi que tu pourras te rendre digne d’entrer dans cette famille si profondément respectable qui veut bien t’accueillir dans son sein… À toi de te concilier toujours l’affection qu’ils te témoignent ; jamais tu ne pourras assez reconnaître le bienfait immense qu’ils veulent bien t’accorder !…
« Puis se tournant vers les assistants :
« — Vous, messieurs, continua-t-il, soyez témoins de ceci : moi, Dimitri Mirko Stankowich, de mon plein gré et libre détermination, je cède à Don Affonso Linares y Cerda Saaverde, et à Dona Eusebia Pontos, sa femme, tous les droits que je peux avoir, comme maître et tuteur, sur cette jeune fille dénommée Clarice. Je l’ai rachetée de mon propre argent aux barbares kurdes de l’Asie-Mineure, et je peux disposer d’elle, en l’absence de tous parents et de toute personne qui lui tienne par les liens du sang ou de l’affection. Je l’ai élevée et instruite dès son plus jeune âge, et je suis heureux de pouvoir confier son sort à la famille si respectable qui consent à se charger d’elle. Dès à présent, elle lui appartient comme elle m’a appartenu, c’est le plus grand bonheur qui puisse arriver à un pauvre être isolé, sans parents, sans secours. Et maintenant, ma fille, ma petite Clarice, adieu, et sois heureuse !
« Il se pencha sur moi, d’un air grave et ému tout ensemble, et me baisa au front. J’éprouvais un frisson de dégoût comme au d’un reptile. L’habile homme avait bien joué son rôle ; il avait débité ce discours d’une voix pleine d’onction, du meilleur pathétique, mais je ne voyais en lui que le vil marchand de chair humaine, celui qui, dans son bas intérêt, m’avait tenue de si court dans une abjection repoussante, et tout mon être se soulevait contre lui d’un mouvement de répulsion indicible. Il ne s’en aperçut pas ou ne voulut pas s’en apercevoir, et se tournant vers Don Affonso et Dona Eusebia, leur dit avec un geste digne :
« — Elle est à vous ; je la remets avec toute confiance dans vos mains. Vous lui accordez un bienfait inestimable, mais soyez certains que vous n’aurez pas à vous en repentir.
« Mes nouveaux maîtres s’approchèrent de moi ; Dona Eusebia me baisa au front, puis Dona Inez, la jeune fille qui m’avait si doucement parlé, impatiente, sans doute, de ces froides cérémonies, jeta ses bras autour de mon cou et m’accabla de ses douces caresses. J’étais profondément émue, comme dans un rêve ; vaguement j’entrevoyais le bonheur d’être délivrée du joug de Stankowich, mais je doutais encore de cette fortune inespérée, et mon esprit trop faible encore, incapable de se rendre un compte exact de ce qui se ait, se débattait sous le coup de ces préoccupations douloureuses. Le médecin redoutant pour moi la prolongation de ces émotions, engagea les assistants à se retirer. Je crus voir qu’ils signaient des papiers que l’un d’eux, un notaire sans doute, avait apportés, puis on me laissa seule, et je tombais dans cette torpeur que la fatigue nerveuse substituait le plus souvent chez moi, au sommeil.
« Le lendemain, je reçus la visite de cette nouvelle famille qui devait être la mienne. Sauf les caresses affectueuses de Dona Inez, l’entrevue se a en témoignages un peu contraints d’un intérêt qui n’avait pas encore de profondes racines. Don Affonso affectait de me dire, en un fort mauvais français, des paroles solennellement sympathiques ; sa femme me regardait avec cette expression étonnée, défiante, indécise dont, malgré tous ses efforts, elle ne pouvait se départir. Je ne pouvais guère parler, mais je leur témoignai de mon mieux combien j’étais touchée de leurs attentions bienveillantes. Puis ils se retirèrent, et je restai livrée à mes pensées, bien plus tranquille sans doute, mais obsédée toujours de pressentiments sinistres.
« À quelques jours de là, j’étais seule ; la porte de ma cellule s’ouvrit. M. Stankowich se glissa dans la chambre. Je frémis ; il me semblait qu’avec lui le malheur et la honte venaient me ressaisir. J’aurais voulu crier au secours, la force me manqua…
« — C’est bien moi, me dit-il, avec son sourire cynique. Je viens te faire mes adieux, pour tout de bon cette fois. Je pars demain pour l’Europe. Je pars triste, ma pauvre enfant, le cœur ulcéré de te perdre. Tu étais la seule de ce troupeau qui m’a tant coûté, qui au fond, valût quelque chose. Tu avais du cœur toi, au moins, et de l’intelligence, je n’en ai jamais douté, malgré ta sombre humeur. Les autres n’ont que ce qu’elles méritent ; c’était du gibier de harem, elles y sont rentrées et c’est justice. Mais toi, t’enfouir ainsi dans cette misérable famille de petits bourgeois brésiliens, au moment où tu tiens ce que tu promettais, tout ce que j’avais entrevu du premier jour où je t’ai rencontrée, ah ! cela oui, c’est une mauvaise chance infernale ! J’avais ma fortune faite et ton bonheur aussi, sans cette misérable rechute de cette maladie que le diable maudisse ! Et cet imbécile de médecin qui me dit que tu n’as pas un jour à vivre ! Sans cela jamais je ne t’aurais lâchée, crois-le bien ! Et eux aussi, ne t’auraient pas achetée, sois-en sûre, les ladres qu’ils sont ! Oui, c’est une iniquité et un malheur diabolique ? Me défaire d’une perle comme toi, qui vaux aujourd’hui tous les trésors du monde, et pourquoi ? pour un morceau de pain, à peine ce que tu me coûtes ! Malédiction sur eux et sur moi !
« Il parlait ainsi à cœur ouvert, incapable de s’apercevoir de ce que cet étalage cynique d’égoïsme avait d’odieux.
« Je le regardais toute interdite, ne comprenant rien à ses paroles, il s’en aperçut :
« — Tu t’étonnes n’est-ce pas, continua-t-il. Pardieu, c’est que tu ne sais pas ce qui se e ! Dieu ou le diable, je ne sais lequel, tous les deux, je crois, t’ont fait un cadeau magnifique. Tu es belle, Clarice, belle à ravir, belle comme un ange, une fée, une déesse ! Oui, le vilain monstre que tu as connu, n’était qu’une chrysalide qui a donné naissance au plus beau papillon. Tu en doutes ! Tiens, voilà pour te convaincre ; regarde et juge !
« Et il me tendit un petit miroir de poche.
« J’y jetais les yeux. C’était une figure absolument étrangère ! M. Stankowich disait vrai ; ce masque qui m’avait valu tant de moqueries et de mots cruels, avait disparu ; j’étais ce que je suis. Pourquoi ne pas le dire, la beauté m’avait été donnée, don charmant et redoutable que j’ai cruellement payé. Plût à Dieu que je fusse restée laide, grotesque, ridicule en un mot !
« — Je n’exagère pas, tu le vois, poursuivit-il, sans penser seulement à mon trouble. Et c’est moi, stupide, imbécile, qui t’ai abandonnée, au moment même où tu gagnais cette beauté ! C’est à se casser la tête contre les murs ! Mais ce n’est pas absolument ma faute ; tout semble s’être tourné contre moi. Si je n’avais pas eu le malheur de t’amener ici dans ce couvent de Sainte-Claire, tu serais encore à moi, et bien fin qui te tirerait de mes mains ! C’était dix jours après que tu étais tombée malade. Tu étais au plus mal, sur le bateau on te croyait morte, et deux fois on a été sur le point de te jeter à la mer. Bref, nous arrivons ici, à la Havane ; tu avais encore un souffle de vie, on te débarque au plus vite, et je te fais porter ici, à l’hôpital du couvent. Là, tu continues à agoniser ; tu étais sans connaissance, d’une faiblesse, d’une maigreur de morte ; déjà ta figure avait changé, mais je n’y prenais pas garde, car je désespérais absolument. À deux chambres plus loin, il y avait une autre malade, cette laide petite Brésilienne que tu as vue. Elle avait accompagné ses parents venus ici pour recueillir un héritage ; elle aussi était à la mort. Sa bigote de mère ait son temps à l’église, à prier la Vierge et les Saints pour son salut. Entre autres mômeries, elle avait fait un vœu, un jour, devant je ne sais quelle vieille croûte italienne représentant Sainte-Claire ou Sainte-Clarice, l’une des patronnes du couvent, c’était, si sa fille en réchappait, d’adopter une jeune fille de son âge et de l’élever avec elle. Ne faut-il pas qu’elle apprenne par le bavardage des infirmières que tu es là, à demi-morte, et, chance plus infernale encore, que tu ressembles trait pour trait à ce portrait de Sainte devant lequel elle faisait ses génuflexions ! Cette sotte voit là un trait de lumière, un avertissement du Ciel ; elle vient te voir, constate la ressemblance qui en effet est surprenante, son parti est pris, il faut que tu sois à elle. C’était absurde, mais pas trop mal calculé, malade comme tu étais, tu ne pouvais coûter bien cher. Son amour maternel et son avarice y trouvaient leur compte. Puis, comme par une fatalité, voilà que sa fille se guérit, il fallait accomplir son vœu. Elle me lance son mari, espèce d’hidalgo, ancien bellâtre, nul et suffisant à plaisir. Ma foi, tu n’avais que le souffle ; je ne voulais pas tout perdre !… Je fais un prix, une obole, un morceau de pain ; l’autre crie qu’on l’écorche ; nous négocions, il veut te voir. Voilà que tu reprends connaissance et que tu dis quelques mots en français. Mon hidalgo s’enthousiasme ; parler français pour lui qui croit connaître la langue et qui en tire vanité, c’est une perfection inespérée ; il insiste. Soudain, une nouvelle crise se déclare, le médecin me dit que cette fois, il n’y a plus de ressources. Ma foi, je finis par lâcher un prix : six mille francs ! Un rien, une misère, pas seulement ce que tu me coûtes. Ils s’empressent d’accepter, les vils avares ! Et voilà que tu te remets, que tu deviens belle, adorable, divine ! Et d’autres en profiteront, ceux qui n’ont rien fait pour toi ! Et c’est moi qui en définitive me trouve être leur dupe ! Ah, j’enrage !…
« Il serrait les dents. La bête de proie reparaissait en lui dans toute sa cynique laideur…
« — Mais cela ne sera pas, tu ne peux pas te prêter à une pareille injustice ! Dis un mot, et ce que j’ai fait sera comme s’il n’existait pas. Je connais leurs lois d’ici ; refuse et je fais valoir mes droits. S’ils font des difficultés, fie-toi à moi ; je me charge de te faire disparaître à leur barbe, et ils n’y verront que du feu. Tu le veux bien, n’est-ce pas, ma petite Clarice, ma fille chérie ? Tu ne peux pas vouloir ruiner ton pauvre maître, ton père qui t’a rachetée, qui t’a nourrie, t’a élevée avec tant de soins et de frais ! C’est pour ton bien que je parle ! Je ne peux pas te voir abandonnée dans les mains de ces brutes qui t’emmèneront Dieu sait où, dans leur pays de malheur ! Tu es trop belle, trop charmante, trop parfaite ! Tu ne peux aller t’enterrer toute vive dans leur trou de province, dans leur vie de petite ville, mesquine, renfermée, cloîtrée comme une esclave ! Et tu ne les connais pas, tes nouveaux parents ! Ce sont des gens de rien, des têtes vides, des cœurs secs, étroits, orgueilleux, pleins de préjugés et de prétentions ! La mère se repent déjà de ce qu’elle a fait ; é le péril adieu le saint ! Le père est une bête vaniteuse, tous deux ne veulent que t’exploiter. Ils te feront souffrir, cruellement souffrir ; je te le dis et je le sais ! Et moi, je ne veux pas que tu souffres ; il faut que tu sois heureuse, et tu le seras avec moi. Mais penses-y donc, Clarice, tu es belle à miracle, tu as une voix d’étoile ! Avec cela on règne sur le monde ! Va, je te ferai une belle vie, une vie que tous t’envieront ! Nous irons à Paris, à Bade, à Vienne, partout où tu voudras ; tu aimes jouer, nous jouerons !… Puis, tous les hommes seront à tes pieds, toutes tes fantaisies, tous tes caprices, tout ce que tu pourras désirer, tout se fera à ta volonté, comme pour une déesse ! Je me charge de tout, tu n’auras qu’à te laisser vivre, aimée, courtisée, adorée, bien plus qu’une souveraine !… Allons, c’est fait, n’est-ce pas !… Quand ils reviendront, dis que tu ne peux pas me quitter, que tu aimes bien ton père adoptif ; je serai là ; le reste me regarde, tout ira bien !
« Je ne répondais rien ; cet homme m’inspirait un dégoût invincible !…
« — Eh bien, reprit-il en se penchant sur moi, c’est entendu, n’est-ce pas, tu consens, ma petite Clarice, mon enfant adorée ?
« J’eus peur, il me semblait que cet homme allait m’emporter comme un tigre emporte sa proie ! Je me tournai brusquement en me cachant la figure de mes mains. Il ne se méprit pas sur ma pensée et se redressa avec une imprécation furieuse. Au même instant, l’infirmière entra. Stankowich immobile ne voulait pas lâcher la place :
« — Tu viendras, n’est-ce pas, répétait-il en turc. Tu viendras, je le veux, ou bien !…
« Je restais muette ; il comprit qu’il n’obtiendrait rien. L’infirmière s’était rapprochée ; il ne pouvait rester plus longtemps…
« — Pour la dernière fois, s’écria-t-il, veux-tu venir ?…
« Je ne répondis pas…
« — C’est ainsi ! dit-il, les dents serrées, la voix rauque de rage ; eh bien, malheur à toi, ingrate, misérable, perverse créature ! Mais ta trahison ne te portera pas bonheur ; je te le prédis, la vie te sera dure, plus dure qu’à toute autre ; avec ta beauté et ta sottise, tu as besoin d’être protégée, et quand je ne serai plus là, tu verras de quel prix la protection se paie ! Tu me regretteras alors, tu verseras des larmes de sang à la pensée de ton ingratitude, mais ce sera trop tard, tu seras irrévocablement perdue, et tu l’auras bien mérité !
« Il sortit brusquement ; je ne l’ai jamais revu, mais sa prédiction ne s’est que trop réalisée. Le misérable ne savait pas dire, si vrai, il semble que la fureur de sa rapacité déçue lui ait révélé le sort odieux qui allait être le mien. Oui, j’étais vouée au malheur, au malheur sans merci. Certes mon enfance avait été rude, mais qu’étaient-ce que ces années d’abandon, d’esclavage, de traitements barbares, auprès de l’enfer qui s’ouvrait devant moi ! Je le comprends bien aujourd’hui, je ne savais pas ce que c’était que de souffrir, de ce jour seulement mon supplice allait commencer. Je devais être froidement, lentement, savamment torturée, broyée jusque dans mes dernières fibres ! Ah ! mes puissants persécuteurs, cela, c’est peut-être de la justice, mais qu’est-ce donc alors que le haineux abus de la force, que l’envieuse et impitoyable cruauté ! »
Elle se tut. Immobile, pâle, les yeux fixes, la figure contractée, en proie à une fièvre de fureur qu’elle contenait à peine, elle semblait avoir oublié la présence de ce témoin qui assistait stupéfait à cet orage si brusquement déchaîné. Dans cette explosion terrible, il y avait plus que le souvenir des soufs, des humiliations ées, c’étaient tous les symptômes de la révolte acharnée, aveugle, l’emportement de la haine poussé jusqu’à la folie ! Cette femme si charmante, était-elle donc une de ces âmes excessives chez qui le malheur allume un désir inextinguible de vengeance ! Cette gracieuse beauté ne faisait-elle que servir de masque à une nature effrénée, prête aux derniers excès, aux plus sauvages violences ! Problème effrayant, bien près d’être résolu, à en juger par ce regard de feu qu’elle lançait devant elle, fixe, implacable, comme si ses yeux eussent rencontré la figure abhorrée d’ennemis invisibles ! Ses traits si fins si purs, avaient pris une expression de dureté implacable, de désespoir aveugle, de soif inextinguible de vengeance ! Que fallait-il donc penser de ce caractère étrange, à la fois si séduisant et si terrible, tout en incohérences et en contrastes ! Malheur à ceux qui s’étaient heurtés à ces ions fougueuses jusqu’au délire, malheur à elle surtout si dans l’emportement de ses haines, elle s’était attaquée à plus fort qu’elle ! Dans de semblables luttes on n’est pas vaincu à demi ; sa chute devait l’avoir brisée, elle ne pouvait s’en consoler, pas même s’en distraire !…
En ce moment, la porte de la salle à manger s’ouvrit. Dans l’encadrement lumineux, Erboano parut, correct, comé, vivante incarnation de la plus cérémonieuse étiquette. Debout sur le seuil, il prononça de sa voix la plus froidement imible, cette formule caractéristique :
— Le dîner de M. le comte est servi !…
Ce fut comme un coup de théâtre. Clarice se leva toute droite, d’un mouvement automatique, comme si elle sortait d’un rêve, puis soudain, d’un geste d’une simplicité poignante, elle a sa main sur son front ; on eût dit qu’elle voulait réagir contre elle-même, chasser les noires pensées qui s’étaient si violemment emparées de son esprit. Suprême puissance de la volonté ! Bernard vit son regard s’éclaircir, sa figure reprendre son calme, par un dernier effort, elle redevint elle-même ; se tournant vers soin hôte, elle lui sourit d’un sourire bien triste encore, suppliant et timide comme une muette demande de pardon.
— Je suis folle, n’est-ce pas, dit-elle, pour le moins bien stupide !… Ah ! c’est que je ne me donne pas pour meilleure qu’une autre, non certes, et loin de là… Je ne suis qu’une vraie sauvage, orageuse et violente… je ne le sais que trop !… Mais, à chaque chose son heure ; voici celle du dîner, elle est la fort bienvenue et en vraie sauvage aussi, je compte y faire honneur ; ces grands discours tragiques m’ont mise en appétit, et si vous m’imitez, notre menu n’a qu’à se bien tenir…
Elle se rassérénait à vue d’œil, comme on voit la nature se reprendre et s’épanouir après un orage d’été. Ils èrent dans la salle à manger ; lorsqu’elle s’assit, à la vive lumière des flambeaux, la jeune femme apparut dans tout le charme de sa radieuse beauté ; un spectateur non prévenu, n’eût jamais voulu croire que sous ce front si jeune, ce regard si franc et si calme, une pareille tempête venait de se déchaîner. Le dîner se a fort gaîment ; animé par la conversation, Bernard avait complètement oublié l’étrange scène dont il venait d’être témoin. Clarice n’avait pas eu grand peine à lui en faire perdre le souvenir, il lui avait suffi de laisser libre cours à sa parfaite aisance, à l’exquise amabilité de son esprit. Elle causait de toutes choses avec infiniment de naturel et de bonne grâce, comprenant à demi-mot, prompte à la riposte, entendant fort bien la plaisanterie et se laissant aller sans arrière-pensée, à ce bon rire de la jeunesse, tout d’expansion et de saine gaîté. Puis, sans transition, redevenue sérieuse, avide de connaître tout ce qui intéressait son hôte, elle l’interrogeait sur sa vie, ses études, les dangers qu’il avait courus, la guerre à laquelle il venait de prendre part. Aux récits qu’il en faisait, sa figure mobile s’animait, ses yeux brillaient d’une vive flamme, tout en elle décelait un intérêt profond et vivace ; Bernard, flatté de ces marques d’attention, s’échauffait à son tour et trouvait, pour aviver ses récits, des expressions heureuses, des mots précis et énergiques qui ne lui étaient guère habituels. Peu fait, à ces succès de parole, il trouvait un plaisir très vif à se sentir si bien en possession de son esprit, à faire usage de ces ressources dont il ignorait l’existence, et l’intime satisfaction qu’il éprouvait se transformait envers son complaisant auditoire, en un sentiment de bienveillance, tout rapproché d’une vive affection. Le temps lui parut donc fort court, et lorsqu’il se leva de table, il put déclarer de la meilleure foi du monde, qu’il n’avait pas eu dans sa vie beaucoup d’heures plus agréablement remplies.
La nuit était venue, deux lampes avaient peine à dissiper l’obscurité de la vaste chambre. Clarice reprit sa place, s’effaçant à demi dans la pénombre ; Bernard ne pouvait voir que son teint pâle, et ses grands yeux sombres à l’expression mobile et ionnée. La gaîté dont elle avait fait preuve, avait disparu ; on voyait qu’elle luttait contre l’envahissement d’une douloureuse tristesse. Bernard se sentit sur le point de lui proposer de ne pas continuer, mais elle ne lui en laissa pas le temps et reprit son récit :
« Après le départ de M. Stankowich, je restai fiévreuse, brisée, en proie à un affaissement d’esprit contre lequel je ne pouvais réagir. Toutes sortes de pensées, d’impressions pénibles, m’obsédaient, m’ôtaient tout repos. L’élève de ce misérable, la fille abandonnée sur laquelle pendant tant d’années il avait eu autorité, devait être vouée à je ne sais quelle déconsidération irrémédiable, toute voie devait lui être difficile s’il s’agissait de marcher vers le bien. Puis je sentais dans mon esprit une confusion indicible ; la transformation que j’avais subie était si brusque, si profonde que je ne me reconnaissais pas moi-même, je m’étonnais de mes pensées, de ce corps qui semblait m’être étranger, j’étais comme emprisonnée à la fois dans ce é dont j’avais honte, et dans cette enveloppe nouvelle à laquelle je ne pouvais m’habituer. Intimidée, profondément troublée, j’hésitais à parler, à agir ; parfois oui, je ne sais si vous pourrez me comprendre, je n’osais pas même penser ! Jamais, je crois, créature humaine n’a senti comme moi le dédoublement de sa nature physique et morale. Et c’était bien inconscient, je vous l’assure ; je n’avais pas de prétentions philosophiques, je subissais cette angoisse comme on subit une souf physique, sans en connaître la cause, sans pouvoir en deviner le remède. Il me semblait que j’étais enfermée dans une prison sombre, en tête à tête avec une bête féroce, dangereuse, dont j’ignorais la nature et les instincts, et j’avais peur, car je comprenais que tôt ou tard, il s’engagerait entre nous une lutte dans laquelle, surprise, je serais infailliblement vaincue. En proie à ces angoisses, à ces obsessions acharnées, je tombais dans des accès de désespoir, des crises de sanglots convulsifs qui ne se terminaient que par des anéantissements semblables à la mort.
« Peu à peu cependant, la force de la jeunesse fit son œuvre peut-être aussi mon esprit s’habituant à sa nouvelle situation, réussit-il à écarter quelque peu les sombres pensées qui l’assiégeaient. Les crises s’espacèrent ; j’entrais décidément en convalescence. Mes nouveaux maîtres, je n’osais encore voir en eux ma famille, m’entouraient d’attentions et de soins. Je leur en étais profondément reconnaissante ; cette bienveillance à laquelle j’étais si peu habituée émouvait mon cœur et m’inspirait un ardent, désir de reconnaître ce bienfait, je voulais les aimer, mes nouveaux parents, me dévouer à eux, les récompenser en consacrant tous mes efforts, toutes mes pensées à les rendre heureux. Mais à ce moment déjà, je me trouvais arrêtée par je ne sais quelle barrière infranchissable de froideur et de contrainte. Don Affonso était au plus haut point artificiel, manquant de naturel et de franchise, tantôt trop solennel, tantôt trop familier ; Dona Eusebia, anxieuse, préoccupée, semblait lutter entre ses instincts qui l’éloignaient de moi et le sentiment du devoir, la conscience de ses promesses qui me ramenaient à elle. Je sentais vaguement cette double tendance, et j’en éprouvais une souf que je ne m’expliquais pas. Seule, Dona Inez, avec son expansion aimante, m’enlevait à ces arrière-pensées ; entre nous deux, il y avait, sinon une affection de sœurs, du moins la confiance de deux amies, et j’éprouvais déjà auprès d’elle, ce bien-être, indice certain d’une sympathie réelle et sincère.
« C’est dans ces dispositions que nous quittâmes la Havane pour retourner au Brésil. Cette traversée reste dans mon souvenir comme une page heureuse du triste livre de ma vie. Sur cette mer des Antilles, si douce, si belle, la nature semblait entourer ma convalescence de toutes sortes de délicates attentions ; les journées, les nuits se aient sur le pont, dans une atmosphère tiède, parfumée, à irer silencieusement la magnificence des grandes vagues tout imprégnées de lumière, l’éclat splendide du soleil ou la douce clarté de la lune traçant au loin sur la surface liquide son long sillon argenté. Le retour à la santé, chaque jour plus prononcé, m’inondait d’un bien-être indescriptible. Mes parents, les quelques agers qui étaient à notre bord, luttaient entre eux d’égards et d’attentions envers la pauvre malade. Je me sentais de jour en jour plus de confiance dans ma nouvelle vie, je me disais que l’humanité n’était pas composée seulement des tristes personnages qui avaient exploité mon enfance qu’il y avait aussi des âmes bonnes et dévouées, que le sort m’avait favorisée en me donnant une famille qui me considérait bien comme son enfant et me traitait vraiment comme telle. Mon cœur s’ouvrait devant l’avenir avec une expansion de bonheur ; malgré les épreuves et les menaces du é, il me semblait que, même sur cette terre, dont les premiers s avaient été si rudes, je pouvais encore avoir des chances d’être heureuse. Le pressentiment était trompeur, mais il est si bon d’avoir confiance que je ne regrette pas mon erreur et ne demanderais, chose hélas impossible, qu’à pouvoir m’y abandonner de nouveau.
« Notre traversée fut exempte d’incidents d’aucune sorte et nous débarquâmes en toute tranquillité à Rio-de-Janeiro. Nous y fîmes un séjour d’un mois environ. Don Affonso, employé de l’istration brésilienne, sollicitait de l’avancement et tenait à se rappeler au souvenir de ses supérieurs ; puis le séjour de cette grande ville plaisait à son esprit avide de distraction et de bruit. Enfin il convenait de régulariser la situation qui m’était faite dans ma nouvelle famille. On accomplit les formalités nécessaires pour m’affranchir et en même temps pour me donner une position assez analogue à celle que confère l’adoption. Je devins Dona Clara Linares y Cercla Saaverde, nom plus retentissant que solide, car l’état que j’acquérais n’était que provisoire et je devais reconnaître bientôt que je me trouvais enlacée encore dans le filet de l’esclavage. À ce moment, enfant insoucieuse et confiante, sans aucune expérience de la vie, cette incertitude n’avait pas le don de m’inquiéter.
« Quand tout fut en règle, nous repartîmes pour Saint-Paul, notre destination définitive. Nous prîmes la mer jusqu’au port de Santos, et là, une route à peine suffisante, nous conduisit au terme de notre voyage. Saint-Paul est une ville d’une quarantaine de mille âmes, au sud du Brésil, dans un pays élevé qui participe déjà au climat tempéré du bassin de la Plata ; c’est la capitale d’une province et le siège d’une université. Les Paulistes ont joué un grand rôle dans l’âge héroïque de la colonisation brésilienne ; c’étaient des aventuriers intrépides, grands chercheurs d’or, courageux et cruels comme les Portugais et les Espagnols l’ont été trop souvent. Cette soif d’aventures a dès longtemps disparu, l’inertie a remplacé cette rude ardeur, chacun est propriétaire et vit du produit de sa terre ; l’ignorance est grande, les femmes vivent presque cloîtrées, les étrangers sont rares et peu propres du reste à inspirer le désir d’en attirer davantage dans le pays. Le calme le plus complet est à l’ordre du jour ; une vague torpeur endort les esprits et les soustrait à l’ennui, cette plaie des pays à demi-sauvages.
« Notre maison était une des très rares qui faisaient exception à la monotonie générale. Don Affonso se piquait de réagir contre les anciennes mœurs et leur ennuyeuse gravité ; il avait é quelques années de sa jeunesse en Europe, comme obscur comparse des ambassades brésiliennes ; son goût pour le luxe, les plaisirs bruyants et faciles, sa nature superficielle y avaient trouvé ample pâture. Il y avait laissé, presque tout son patrimoine et s’était trouvé fort heureux en revenant au Brésil, de pouvoir dre à sa paie d’employé du gouvernement et aux débris de sa fortune, celle de Dona Eusebia, sa femme, une Portugaise presque aussi âgée que lui, pas trop belle, qu’il avait épousée en ant à Lisbonne. Ses dernières ressources et les chances du jeu qu’il cultivait avec ardeur, lui permettaient de vivre avec un semblant de luxe, bien précaire assurément. Tout son bonheur était de jouer l’Européen, de parler de l’Europe à tout propos, de regretter tout haut de ne pas y vivre, d’étaler sa connaissance approfondie des mœurs françaises, du langage français, de Paris surtout, de ses merveilles et de ses délices ; il semblait qu’il l’eût inventé, que ce fût sa chose, qu’il le connût mieux que personne. Et cependant qu’en avait-il vu, que connaissait-il d’autre que les mauvais côtés de cette grande ville, les bourbiers que les vraies intelligences effleurent, mais en se gardant bien de s’y arrêter ! Son Paris, c’était les restaurants, les petits théâtres, les bals, les courses, les tables de jeu, le clinquant et le postiche de cette civilisation à outrance ; le reste était pour lui lettre close. Mais cela suffisait pour le placer dans son esprit, bien au-dessus des mortels, auxquels cet Eldorado était inconnu ; du haut de ce piédestal, il prenait en pitié les préjugés de ses compatriotes attachés au sol natal, et se faisait un plaisir de leur rompre en visière toutes les fois qu’il pouvait le faire sans danger. Il recherchait avidement la société des Européens, s’ingéniait à leur faire croire qu’ils trouvaient en lui un esprit apte à les comprendre ; prodigue de bonnes paroles, il déplorait avec affectation que l’état du pays fût aussi arriéré, exaltait les bonnes intentions du Gouvernement, se plaignait des contrariétés qui venaient paralyser ses intentions civilisatrices, en un mot, il couvrait de fleurs les vices du système sans se soucier au fond de contribuer par le plus petit effort à y porter remède. Profondément atteint de ce laisser-aller et de cette incurie qui rendent trop souvent inutiles toutes les bonnes qualités des races du Midi, bureaucrate dans le mauvais sens du mot, il était dur envers les inférieurs, servile et plat envers quiconque occupait un rang quelque peu élevé dans la hiérarchie sociale. S’il lui avait paru si facile de m’ettre dans sa famille, moi, inconnue, d’extraction au moins douteuse, c’est qu’il lui avait paru avantageux, à une époque où l’autorité supérieure favorisait de tout son pouvoir la suppression de l’esclavage, de paraître donner l’exemple et de montrer à tous qu’il considérait comme son enfant une esclave affranchie. Puis je venais d’Europe, je parlais les langues d’Europe, et il était fier de me produire à ce titre devant ces arriérés de Saint-Paul, comme il les appelait ; de m’adresser devant ses invités quelques phrases en mauvais français, de me faire chanter de la musique française, de pouvoir avec mon aide, tenir sa maison sur un pied tout autre que ne le comportent les habitudes du pays. Contrairement aux anciens usages brésiliens ; il forçait sa femme à donner des fêtes, des dîners, des réunions à la Parisienne, comme il les appelait, en un mot il recevait et ce terme sacramentel ait dans sa bouche, avec une emphase qui empiétait légèrement sur le ridicule. Les voisins, Brésiliens de l’ancienne mode, se scandalisaient volontiers de ces façons par trop modernes, mais son amour-propre en était délicieusement flatté, et les fonctionnaires supérieurs de la province, peu gâtés en fait d’amusements étaient tout heureux de trouver chez lui une maison ouverte et hospitalière. Il comptait donc compenser par un avancement rapide, ce qu’il y avait d’exagéré dans ses dépenses ; en tous cas le rôle qu’il jouait flattait sa vanité. À ce titre j’étais une pièce importante dans son jeu, et il me montrait, sinon de l’affection, du moins beaucoup de bienveillance, bonne disposition qui rachetait à mes yeux ce que ses manières et son langage présentaient trop souvent de choquant et de vulgaire.
« Dona Eusebia, sa femme, vieille avant l’âge, jalouse de son mari et non sans raison, vraie Portugaise dans toute l’acception du terme, ne pouvait sans une peine extrême se plier aux fantaisies de Don Affonso. Fortement attachée aux idées du temps, et du pays dans lesquels elle avait vécu, elle nourrissait au fond du cœur une défiance profonde contre tout ce qui était nouveau et étranger. Les mœurs nouvelles, les langues, inconnues, la choquaient, lui étaient pénibles. Esclave de l’habitude, enfouie dans les pratiques les plus strictes de sa religion, hors de là il n’y avait plus pour elle que mal et péril. Jamais, sans l’intervention miraculeuse de Sainte-Claire, elle n’aurait consenti à l’adoption d’une étrangère, d’une affranchie, d’outre-mer surtout. Aussi le premier moment de ferveur é, une fois la maladie de sa fille complètement disparue, elle reconnaissait avec douleur qu’elle avait été dupe d’une surprise, et ne pouvait s’empêcher de voir en moi, la nouvelle venue, une parasite qui venait disputer à l’enfant de la maison, le pain de sa table. Mes habitudes, ma manière d’être, mes façons de vivre, de parler, de penser surtout ; tout lui était répulsif, hostile. Son intelligence inculte se troublait à l’aspect de tant de nouveautés, et ne pouvant résister à la volonté de son mari, elle se laissait aller au cours des choses, en proie à une sorte de trouble, moitié confuse, moitié irritée, ne démêlant dans ses sentiments à mon égard, qu’une malveillance sourde et instinctive. Je comprenais vaguement ce qui se ait en elle et je faisais tous mes efforts pour me concilier son affection. À force d’égards, de soumission, je crus avoir réussi ; en apparence, elle ne me traitait pas trop mal et Sainte-Claire aidant, nous vivions en assez bonne intelligence ; mais au plus intime de son âme il n’y avait en elle que répulsion et mauvais vouloir ; je ne devais m’en apercevoir que trop tôt.
« La personne de la famille qui m’était vraiment sympathique, c’était Dona Inès, ma nouvelle sœur ; elle était plus jeune que moi de deux ans, de petite taille, assez grasse, brune de peau et de cheveux, peu jolie en somme et n’annonçant pas qu’elle dut jamais le devenir. Son éducation était celle que l’on pouvait s’attendre à trouver dans le milieu où elle vivait. Sa mère aurait voulu en faire une vraie brésilienne, habituée à vivre à demi-recluse, dans l’indolence et les pratiques de dévotion. Don Affonso ne rêvait au contraire qu’éducation européenne, et l’avait confiée dans sa première jeunesse à une institutrice française, ancienne femme de chambre, je crois, qui n’avait pu donner à son élève que l’instruction qu’elle avait elle-même c’est à dire le parler de Paris, réduit encore par le peu d’usage, aux proportions les plus rudimentaires. Mais ce qui rachetait ces imperfections, c’était sa bonté native, son cœur aimant exempt de malveillance et de jalousie. Elle me témoignait toute l’affection que comportait sa nature indolente et moi, je l’aimais bientôt comme une sœur, j’eusse été trop heureuse de pouvoir vivre toujours avec elle, mais entre nous, se trouvait une autre personne de toute autre nature et avec laquelle l’affection expansive et sans arrière-pensée n’était pas de mise et bien s’en manquait !
« Cette personne était Miss Grancéis, la nouvelle institutrice chargée de notre éducation. Elle a joué dans ma vie un rôle terrible ; elle s’est perdue elle-même, mais elle n’a pas moins réussi à me perdre, d’une manière irréparable. Le Ciel nous voit et nous juge ; il sait que, de nous deux, c’est elle qui est la coupable ; à son égard, ma conscience ne me reproche rien ; elle m’a poussée dans l’abîme et y est tombée avec moi ! Pour la paix de mon âme, le seul bien qui me reste, je souhaite que l’aveugle hasard ne nous mette jamais en présence ; je le sens, l’une de nous serait de trop !…
« Miss Grancéis était une créole de la Nouvelle-Orléans, d’origine française, mais véritable fille de ce climat de feu qui fond comme dans un creuset, même le métal rebelle dont est faite la race Anglo-Saxonne. C’était alors une femme de vingt-trois ans, d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, le teint pâle, de beaux cheveux châtains et des yeux ardents, vrais miroirs de cette nature excessive. Issue d’une famille ancienne et riche, maintenant profondément déchue, elle avait dû accepter la pénible carrière d’institutrice. ionnée et ombrageuse de nature, aigrie par la pauvreté et l’humilité de sa condition, dévorée d’ambition et d’ennui, elle avait pris le genre humain en haine, tous étaient à ses yeux responsables de son malheur ; le moindre manque d’égards, même la bienveillance témoignée à autrui, lui causaient les plus cuisantes douleurs, d’autant plus douloureuses qu’elle était obligée de les dissimuler avec soin.
« Mon entrée dans la famille de Don Affonso avait été pour elle la cause d’un amer chagrin. La position prééminente qu’elle s’était faite par son éducation et son instruction supérieures à celles des personnes dont elle était entourée, s’en trouvait sensiblement rabaissée ; elle n’avait pas tardé à comprendre que je n’avais rien à apprendre d’elle et l’espèce d’auréole, bien précaire sans doute, dont mon origine lointaine m’entourait, fixait sur moi une attention et me valait des égards auxquels elle se croyait autant et plus de droit que je ne pouvais en avoir. Il y avait là les éléments d’une déchéance que cet esprit malade, ne pouvait er ; la blessure de son amour-propre fut immédiate et profonde ; elle fit tous ses efforts pour la cacher, mais l’épreuve était au-dessus de ses forces, et le ressentiment qu’elle en conçut fut implacable. J’eus comme une vague intuition du mal que je lui faisais, et je m’efforçais de le réparer en l’entourant d’égards, en lui témoignant infiniment de déférence. Tout fut inutile ; son animosité se faisait jour à chaque occasion, quoi qu’elle fît pour se contenir ; je dus me résoudre à vivre vis à vis d’elle sur un pied de grande froideur en évitant à force de patience toutes les chances de conflit. J’espérais gagner du temps et arriver sans secousse au moment où notre éducation serait censée terminée. Ce calcul montrait plus de confiance dans la nature humaine que de perspicacité, je ne savais pas encore, et je l’ai durement appris, que lorsqu’on se trouve en présence d’un ennemi mortel, il ne suffit pas pour se défendre d’éviter les coups, il faut en porter à son tour, sans hésiter et à fond ; tout ménagement est une duperie et l’occasion perdue ne se retrouve pas.
« Tels sont les personnages qui vont figurer dans le récit que vous allez entendre. Je ne crois pas les avoir dépeints sous de trop sombres couleurs. Ils m’ont fait un mal cruel, irréparable ; mais à part Miss Grancéis dont la conduite envers moi est sans excuse, je n’ai pas la force de les condamner. La faiblesse, l’inintelligence, l’absence de sens moral sont de tristes infériorités ; ce serait leur faire trop d’honneur que de les poursuivre de haine.
« Mon séjour à Saint-Paul commença sous de riants auspices. Nous disposions de deux habitations, l’une aux portes de la ville, l’autre à une heure environ dans la campagne, toutes deux vastes et commodes, mais offrant, chose conforme au caractère de leur maître, le contraste d’un luxe de goût douteux juxtaposé à une simplicité fort semblable à l’indigence. Don Affonso y réunissait une société assez nombreuse : des fonctionnaires, des officiers, des professeurs de l’Université, les quelques étrangers établis à Saint-Paul, tous ceux en un mot que l’inertie du terroir ne retenait pas cloués chez eux. Quelques-uns amenaient leurs femmes, leurs filles ; de là un semblant de réception qui ravissait le cœur de Don Affonso. Ce monde n’était pas difficile à divertir, un morceau de piano, une chanson avec accompagnement de guitare, la récitation de quelque poésie portugaise ou française, tel était le menu qui satisfaisait les plus difficiles. Je faisais de mon mieux pour contribuer à l’amusement général, et vraiment je peux dire que devant des gens si peu blasés, je n’avais pas grand mérite à réussir. Mais mes succès n’étaient pas sans avoir leur contrepartie. Don Affonso s’était pris d’enthousiasme pour la musique d’opérette, cette triste mode d’aujourd’hui ; il me fallait chanter sans cesse ces paroles baroques pour ne pas dire plus ; on avait la bonté de trouver cela charmant, mais l’interprète de ces chefs-d’œuvre n’y gagnait rien en considération personnelle. Puis c’étaient des promenades, des parties de campagne, des cavalcades auxquelles il fallait prendre part, au grand scandale des Brésiliens de vieille roche. Le plus souvent le rendez-vous se prenait chez le baron d’Alvoeirim, riche propriétaire des environs, de beaucoup le premier en rang dans le petit monde de Saint-Paul. C’était un petit vieillard, aussi peu Portugais et Brésilien que possible, vif, gai, expansif, ami du plaisir et des modes étrangères, entièrement dégagé des préjugés du terroir. Il avait vécu à Paris de 1823 à 1827 et gardait fidèlement les mœurs de ce temps-là, sa bonhomie, sa jovialité, tes à des manières parfaitement dignes et correctes. Il était veuf depuis de longues années, ses deux filles mariées à des Brésiliens de haute noblesse, vivaient l’une à Para, l’autre à Rio. Le bon vieux baron se trouvait donc assez seul dans sa magnifique fazenda et sociable jusqu’au bout des ongles, il recherchait avidement les occasions de se distraire. À ce titre, il était dès longtemps un des plus fidèles habitués du salon de Don Affonso. Il m’avait prise en affection, et je lui rendais bien volontiers la pareille, car on ne pouvait voir un cœur plus franc, plus bienveillant, plus loyal, et sa parfaite bonté se trouvait encore rehaussée par cette aimable courtoisie à l’ancienne mode qui sait donner du prix aux plus petits égards. Il exerçait lui-même une hospitalité princière et n’était heureux que lorsqu’il voyait son habitation remplie d’invités, de mouvement et de bruits de fête. Vous pouvez penser si Don Affonso profitait largement d’une disposition d’esprit si bien en rapport avec la sienne, nous étions sans cesse les hôtes du bon vieux baron, lui de son côté, ne venait jamais à la ville sans nous faire d’interminables visites. Je lui chantais son ancienne musique, son bien aimé Rossini, Bellini, Auber. Mes manières de couvent et mes révérences à la vieille mode, inspirées par les souvenirs du salon de la douairière de San-Fedieri le ravissaient d’aise. Une pareille intimité rehaussait fort la position de Don Affonso et il me savait grand gré d’avoir si bien pris pied dans les bonnes grâces du baron. Pour moi, j’avais grand plaisir à me trouver dans la société de cet aimable vieillard, et je ne peux penser sans attendrissement à ce digne et excellent homme qui m’a donné tant de preuves d’affection. Hélas ! j’étais loin de penser que cette affection même, par un caprice cruel de la fortune, serait la cause de ma perte, mais eût-elle eu pour moi des conséquences plus terribles encore, je n’en conserverai pas moins au plus profond de mon cœur un sentiment d’amitié éternelle pour cette âme si bonne. La bonté, ah ! c’est bien ce qu’il y a de meilleur au monde ; l’esprit, le charme, le génie même, rien ne peut l’égaler…
« Dans ces conditions que je cherche à vous dépeindre, vous pouvez juger de ce qu’était ma vie, des alternatives de repos peu calme et de plaisirs peu amusants ; maintenant, avec la triste expérience que j’ai acquise, je crois que je ne pourrais m’y soumettre, mais alors, la jeunesse, une sorte d’insouciance, cette confiance inexpérimentée qui ne prévoit pas le danger, m’aidaient à en er le poids. Le plus pénible, c’était l’attention continuelle que je devais apporter à ne pas choquer les scrupules de Dona Eusebia, à ménager l’esprit irritable de Miss Grancéis, à ne donner aucune prise aux propos de petite ville, tout prêts à se déverser sur une étrangère que son origine douteuse et la vie excentrique qui lui était imposée désignaient à leur malignité. Je louvoyais tant bien que mal au milieu de ces écueils, lorsqu’un soir, il y a bientôt deux ans de cela, le baron d’Alvoeirim me présenta le comte de Claram…
« Le comte de Claram ! aujourd’hui mon seigneur et mon maître !
« Il faut que je vous parle de lui. Je veux en parler avec calme, j’y réussirai, fallût-il y employer tout ce qui me reste de forces. Ah ! la tâche est terrible ! Comme au premier jour, tout mon être se révolte, mon âme et mon cœur saignent par tous leurs pores, quand je pense à cet homme qui, de ses mains brutales, dans son sauvage égoïsme, a étreint ma vie et mon bonheur, les a mis en pièces et en foule aux pieds les débris ! Tout cela pour une de ces fantaisies aussi vite oubliées que satisfaites, qui appellent sur celui qui en est le héros, les sourires complaisants de la foule, tandis que la victime disparaît, engloutie dans les flots noirs de la malveillance et du mépris ! Car, voyez, que suis-je maintenant ? Moins qu’une personne, une chose, un être sans nom, brisé, sans défense, sans espoir, sans chance possible de reprendre la lutte, de laver ma honte ! Oh ! je suis maudite, maudite ! Et dire que dans cette humanité si fière de sa religion, de ses lois, de sa civilisation, un homme, parce qu’il lui plaît de décorer du nom de ion, le monstrueux égoïsme de sa brutale nature, a pu impunément, s’arroger le droit de me courber, moi, moi qui suis pour le moins son égale, sous le joug de son caprice, et que je dois m’y soumettre sous peine d’être traitée comme on ne traite pas le dernier des criminels !… Ah ! il faut bien croire, comme j’y crois, à la suprême justice, pour accepter cette impitoyable violence du sort, pour ne pas rejeter le fardeau infâme de cette vie pour laquelle je ne suis pas faite et qui m’écrase de son poids ! »
L’aspect de Clarice était en ce moment étrange et terrible ; elle était pâle, d’une pâleur de mort ; les dents serrées, le front sillonné d’un pli profond, cette figure livide encadrée par les flots noirs de ses cheveux à demi-dénoués, apparaissait comme la personnification vivante du désespoir poussé jusqu’au délire ! Étranglée par une contraction convulsive de la gorge, sa voix prenait des intonations sourdes, rauques comme le grondement d’une panthère, et dans ses yeux démesurément agrandis, profondément cernés, le regard flamboyait d’un éclat fiévreux si intense qu’il semblait s’embraser de rouges lueurs. Effroyable paroxysme que celui qui transformait ainsi cette jeune femme, toute de délicatesse, d’exquise élégance, en une vraie furie de vengeance et de haine ! Saisi par l’imprévu de ce contraste, incapable de ressaisir les rênes de sa pensée, Bernard restait muet, en proie à un trouble indéfinissable, à un véritable vertige ; il lui semblait que sa raison chancelait, qu’il ne retrouvait plus en lui la notion des choses réelles. Clarice, enivrée de colère et de douleur, lui apparaissait comme un être à part, en dehors de cette humanité qu’elle maudissait avec tant d’emportement et de hauteur !…
Elle eut conscience de l’étrange surexcitation dont elle donnait le spectacle, car soudain, d’un mouvement brusque, elle se cacha la figure dans ses mains et resta quelques instants immobile et silencieuse…
— Pardonnez-moi, dit-elle enfin, je veux être calme et du premier mot je m’emporte comme un enfant. C’est que, voyez-vous, je ne suis pas de ces âmes tendres et fières chez qui la haine ne dée pas les proportions du mépris ! J’ai trop souffert, je souffre trop, pour pouvoir étouffer sans une lutte cruelle, ces révoltes de l’être qui vit en moi, tout meurtri, brisé de sa chute ! Ma pensée ose à peine affronter ces odieux souvenirs ; aujourd’hui pour la première fois j’essaie d’en parler ; l’épreuve a failli déer mes forces. Maintenant le premier pas est fait, l’accès de faiblesse est é ; je veux tâcher de mener jusqu’au bout le triste récit qui me reste à faire.
« M. le comte de Claram est un grand seigneur dans l’acception la plus élevée du mot. Son père, le prince d’Anclarès Oreno, de très ancienne famille portugaise établie au Brésil depuis les premières années de la conquête, jouit d’une de ces fortunes géantes qui semblent faites pour justifier le rôle presque fantastique que le roman moderne attribue aux Brésiliens. Ses plantations de Bahia, ses fazendas de Sergipe, ses jardins et ses palais de Rio sont célèbres, même dans cet immense pays où la propriété territoriale est presque sans limites. Erboano vous dira que le prince fait à son fils un revenu annuel de deux cent mille francs, et ce n’est qu’un revenu de disgrâce qui sera triplé ou quadruplé le jour où la mésintelligence aura cessé dans la famille. La princesse d’Anclarès, mère du comte de Claram, sort d’une de ces grandes familles flamandes, anciennement alliées à la plus pure noblesse espagnole ; c’est vous dire qu’en elle se conservent les grandes traditions et l’intraitable orgueil des deux races. À cette noble héritière, élevée dans les idées les plus strictes du temps é, le séjour du Brésil n’était pas fait pour en inspirer de plus modernes ; aussi n’eut-elle d’autre préoccupation pour l’éducation de ses enfants, que d’en faire de grands seigneurs et de grandes dames, dignes continuateurs des plus hautaines aristocraties de l’ancien monde. Quant à dominer leurs ions, à modérer l’impulsion de l’égoïsme personnel, à respecter les intérêts des petits et des faibles, tout cela n’était à ses yeux que des notions secondaires, d’ordre vulgaire faits pour les gens de peu et dont elle aurait rougi de tenir compte. Je me hâte de le dire, sa fille aînée, la duchesse de Souza Simaens a échappé aux suites fatales que devait avoir une telle éducation ; l’excellence de sa nature l’a sauvée du danger, elle a été bonne pour moi, et elle y avait du mérite dans les circonstances terribles où je me trouvais ; elle a eu pitié de la malheureuse abandonnée et honnie de tous ; je lui en suis reconnaissante et au prix de ma vie, je voudrais le lui prouver. Mais le comte de Claram, lui, ah ! il est bien le digne fils de sa mère, le vrai descendant des violents et hautains Espagnols, des Portugais jaloux et cruels ! Il est certes bien difficile à un homme jeune, riche, de tempérament bouillant, habitué à secouer toute contrainte, de traverser la jeunesse sans payer un large tribut aux orages des ions ; peut-être cela est-il plus difficile encore au Brésil qu’ailleurs, grâce à ce hideux fléau de l’esclavage et au mépris absolu de l’humanité qu’il porte avec lui. Que le monde invoque ces circonstances pour absoudre M. de Claram de ce que l’on appelle ses folies de jeunesse, le monde aura raison, il est dans son rôle, je le comprends, je l’excuse ; pardonner, c’est autre chose, l’épreuve serait au-dessus de mes forces, du reste qui donc se soucierait de me le demander ? Mais vous me rendrez ce témoignage, et lorsque vous saurez la suite de mon histoire, il n’en aura que plus de prix, si je me montre violente, vindicative même, je ne le suis pas au point de devenir injuste ; je sais distinguer les causes, et si je dis le mal, je dis aussi le bien. Je m’arrête, j’ai peut-être été trop loin ; je n’ose penser au châtiment que j’aurais à subir si mon maître venait à savoir que je me permets de le juger.
« Le comte de Claram arrivait à Saint-Paul entouré d’une auréole glorieuse qui rehaussait encore sa grande position. On était aux premiers temps de la guerre du Paraguay ; simple capitaine, chef d’un détachement cantonné dans le Mato-Grosso lorsque les troupes de Lopez avaient envahi cette province, M. de Claram avait disputé le terrain pied à pied, déployant dans cette lutte inégale, un courage et des qualités militaires de premier ordre. Dès que les opérations eurent cessé sur ce point, il avait ret l’armée qui attaquait de front les positions ennemies et avait continué à se distinguer de la manière la plus brillante ; on citait entre autres sa conduite à l’attaque d’une redoute, le soir de la bataille d’Estero Bellaco. Vous savez mieux que moi ce que sont ces combats de nuit surtout dans un pays peu connu, hérissé d’obstacles de toutes sortes. Et ce n’étaient pas des adversaires méprisables que ces Paraguayens qui se faisaient tuer sur place plutôt que de lâcher prise. M. de Claram était entré le premier dans la redoute ; à la lettre, il avait fallu en égorger les défenseurs jusqu’au dernier ; tous étaient morts, mais les assaillants avaient payé chèrement leur victoire. Le comte était sorti de cette lutte avec trois blessures, dont une très grave ; se fiant à sa robuste constitution, il n’avait pas voulu s’éloigner du théâtre de la guerre. La fièvre des marais l’avait saisi, force avait été de le transporter à Rio ; là, il avait é plusieurs semaines dans le plus grand danger. Lorsqu’enfin la convalescence se fut déclarée, le climat de Rio, chaud et malsain en avait arrêté les progrès ; il fallut envoyer le jeune officier à Saint-Paul dans un air plus frais et plus tonique ; il était chargé d’y organiser les recrues et les troupes que la province envoyait à l’armée. Ainsi à vingt-six ans il était colonel, en possession d’une des plus belles réputations militaires et en e d’arriver promptement aux plus hauts grades ; joignez à cela sa grande position, son immense fortune, et vous pourrez aisément vous rendre compte de l’émoi que son arrivée causait dans notre pauvre petite ville.
« Je ne vous raconterai pas en détail la succession des incidents qui m’ont mise au pouvoir de M. de Claram. Certes, un romancier y trouverait matière à récits dramatiques, aussi bien qu’à de fines analyses de sentiments, mais le souvenir de ces petits événements, de ces misérables luttes de chaque jour, m’est si pénible, que je répugne à fouiller ma mémoire pour les retrouver. J’y ai toujours joué le rôle de victime et de dupe, et si j’ai eu le mérite de voir le danger et de ne pas reculer devant une lutte désespérée, il n’en est pas moins amer d’avoir à faire l’aveu de mon infériorité et de ma défaite. Et pourquoi ne le dirais-je pas ? La même cause qui m’interdit de vous décrire la personne et le caractère de M. de Claram, m’empêche de vous raconter autrement que de la manière la plus générale, les épisodes de ma vie dans lesquels il joue un rôle. Tout pouvoir lui a été donné sur moi, il peut faire de moi ce qui lui plaît ! Oh ! je n’exagère rien ! il est mon maître dans le sens le plus étendu du mot, il a droit d’exiger de moi non seulement l’obéissance aveugle, mais encore le respect, un respect absolu. Et malheur à moi s’il venait à savoir que j’y ai manqué, même dans la plus faible mesure, je suis apprise à le savoir, le châtiment serait immédiat et cruel ! Je n’ai pas à compter sur l’indulgence, ce mot n’a pas de sens pour moi.
« D’après ce que je vous ai dit du caractère de Don Affonso, vous pouvez penser s’il accueillit avec enthousiasme le nouveau venu ; le sort lui envoyait une occasion inespérée de se concilier un puissant protecteur, il n’épargna rien pour en profiter. Notre maison fut ouverte à M. de Claram comme au meilleur, au plus ancien ami ; il n’y venait jamais assez, au gré de Don Affonso ; ce n’était qu’injonctions de faire tout ce qui pourrait lui rendre le séjour agréable. Invitations, égards, petits services, attentions de toutes sortes, tout lui était prodigué avec un abandon, un manque de dignité qui allait parfois jusqu’à me mettre mal à l’aise, tant il me semblait certain que celui qui en était l’objet, finirait par être dégoûté de ce servilisme. Mais il n’y paraissait pas, et M. de Claram habitué à se voir entouré de l’obéissance la plus ive, mettait largement à profit la bonne volonté de Don Affonso. Il ne se ait guère de jour sans que nous eussions à le voir soit chez nous, soit chez le baron d’Alvoeirim, qui, ancien ami de son père, le choyait comme son enfant, soit dans les mille occasions de réunions que chacun s’empressait de faire naître. J’étais naturellement de toutes ces fêtes ; ma vie devint un vrai type d’incohérence, d’agitation perpétuelle. Ce n’était que promenades à cheval, parties de chasse, parties de pêche, concerts, dîners, réunions, bals, et partout le rôle prépondérant était réservé à M. de Claram, il semblait que tout dût se faire par lui et pour lui ; jamais roi de la mode n’a été entouré d’une faveur plus excessive. Du reste, je dois le dire, à ce moment, et sauf cette nuance, je n’avais aucun motif de le voir avec déplaisir ; on savait qu’il était à peu près fiancé à l’héritière d’une des plus grandes familles de Rio ; toute préoccupation de mariage se trouvait dès lors écartée, et les jeunes filles ne voyaient en lui qu’un jeune officier, très beau, très aimable, très riche, et fort disposé à multiplier autour de lui les occasions de divertissement. Je fis comme les autres, et les recommandations de Don Affonso aidant, je l’accueillais de mon mieux.
« Ma confiance fut mal récompensée. Au bout de fort peu de temps de cette sotte vie, tout le monde s’aperçut, et moi la première, que M. de Claram m’entourait d’attentions toutes particulières. Ce fut un caprice violent comme tous les sentiments de cette nature emportée. Peu habitué à se contraindre, il me poursuivit ouvertement de ses assiduités sans avoir le moindre souci, pas même la pensée, du tort que cette conduite inconsidérée pouvait me ca. L’effet fut immédiat ; je devins l’objet des commentaires malveillants de toute la ville. En vain je m’étudiais à mettre la plus grande réserve dans mes actes, mes paroles, en vain je m’efforçais de montrer que je ne favorisais en rien les poursuites de M. de Claram, tout fut inutile, mon succès bien involontaire excitait trop d’envie pour qu’il me fût possible d’éviter de lui payer le plus large tribut. C’est une triste chose que de se sentir sous le coup de cette hostilité sourde, d’essuyer le feu de ces regards curieux ou ironiques, de voir vos actions les plus indifférentes surveillées, épiées avec l’âpre désir d’y trouver matière aux plus injustes soupçons. Chaque mot est pris dans le sens le plus défavorable, les démarches les plus insignifiantes sont mal interprétées, vous finissez par ne plus savoir que faire, certaine que vous êtes que, quoique vous fassiez, vous donnerez prise aux accusations les plus malveillantes. Voilà quelle a été ma vie, grâce à l’imprudence de M. de Claram, à son manque absolu de ménagements à mon égard. Et j’étais seule, sans appui ; je n’avais personne pour me soutenir, pour me guider, pour me donner un conseil. Dès les premiers jours, j’avais cru pouvoir confier mes inquiétudes à M. d’Alvoeirim ; son affection pour moi était entière, mais sa clairvoyance n’était pas à la hauteur de sa bonté et sa nature facile et légère lui cachait ce que cette situation avait de grave pour moi. Confiant dans la loyauté de M. de Claram, il ne voyait dans ses poursuites qu’une galanterie sans conséquence, fort naturelle entre jeunes gens et à laquelle il ne fallait pas attacher d’importance. Toutefois comme j’insistais, il me promit de faire quelques recommandations, mais le ton sur lequel il me parlait, me montrait assez qu’il ne jugeait pas qu’il y eût matière à de graves remontrances et s’il prit la peine d’en faire, elles ont dû n’être guère sérieuses.
« Déçue de ce côté, je me décidai, après des hésitations bien pénibles, à parler à mes parents. Savez-vous ce qu’il me fut répondu ? C’est à n’y pas croire, et si vous voyez en moi une méfiance trop amère de la nature humaine, ce que je vais dire vous montrera qu’elle n’est que trop justifiée. Mes paroles furent suivies d’un silence de glace ; Dona Eusebia sans mot dire, me regardait en dessous avec une sorte de défiance ironique ; Don Affonso se mit à marcher de long en large dans la chambre, faisant siffler sa cravache d’un air dégagé, puis il eut un petit ricanement. Un haussement d’épaules qu’il croyait de fort grand air et il se décida à parler : c’était moi qui avais tort ; j’attachais une importance exagérée à des bagatelles ; après tout, il n’y avait dans les procédés de M. de Claram rien de répréhensible ; il fallait savoir mettre dans les rapports de société, un peu de cette facilité qui fait le charme de la vie européenne. Pour lui, il ne voyait aucun motif d’adopter une autre manière de faire, et il entendait qu’il n’y fût rien changé, il avait intérêt à ce que M. de Claram trouvât sa maison agréable et ce ne serait pas des susceptibilités de petite fille ou des propos de vieilles dévotes qui le feraient changer d’opinion. Lui, mon père, approuvait ma conduite, cela devait me suffire et je n’avais à m’inquiéter de rien.
« Tel fut le discours étonnant de Don Affonso ! Pendant qu’il parlait, Dona Eusebia restait immobile, silencieuse, les yeux baissés. Sur les lèvres de miss Grancéis, présente elle aussi à la scène, se dessinait un méchant sourire ; plus tard j’en ai compris la portée. À ce moment, irez ma simplicité, il ne me vint pas à l’esprit que ma demande pût être ainsi repoussée, et pensant que je ne m’étais pas bien expliquée, je me mis en devoir de me faire mieux comprendre :
« — Mais, dis-je, n’avez-vous pas remarqué que M. de Claram fait parade de ses attentions pour moi comme il le ferait si je pouvais devenir sa femme ! Cela n’est pas issible, puisque tout le monde sait qu’il doit se marier prochainement.
« — Exagération ridicule ! Tu te flattes, ma bonne Clarice !
« J’insistai…
« — Ah ! que voilà bien du bruit pour rien, s’écria Don Affonso. Je sais ce que je sais et je fais ce qu’il faut faire pour notre plus grand avantage à tous ; pour toi, garde-toi de faire la prude et la mijaurée. On te fait un doigt de cour, que diable, tu n’as pas à t’en plaindre. Tiens cela pour dit et ne m’en romps pas autrement la tête.
« Telle fut la réponse qui me fut faite. Et il était mon père, cet homme, à cette époque, il faut le rappeler, sinon on se refait à le croire ! Plus tard, j’ai tout compris et les ignobles calculs qui lui souillaient ses discours m’ont été révélés. À ce moment je ne pouvais que le taxer de légèreté, et cependant en entendant ces froides paroles, je ne sais quel pressentiment me saisit, il me sembla que je trébuchais au bord d’un abîme, le bras qui devait me soutenir m’abandonnait lâchement ! Mais que pouvais-je faire ? Il fallait attendre l’orage et résister jusqu’au bout. C’est ce que j’ai fait, et si j’ai succombé, au moins ma conscience ne me fait pas de reproches.
« De ce moment, ma vie devint sombre et tourmentée. M. de Claram donnait libre cours à sa ion ; enhardi par le coupable laisser-aller de mes parents, il m’entourait d’obsessions si marquées qu’elles devenaient humiliantes. En vain j’essayai de m’y soustraire ; je lui montrais une grande froideur, je le tenais à distance autant que je le pouvais, tout était inutile ; chaque jour, je me trouvais plus exposée à de ridicules exigences de sa part et aux suppositions calomnieuses de ceux qui en étaient les témoins. C’était sans cesse des cadeaux qu’il me fallait recevoir, mes parents ne me permettaient pas de les ref, des remerciements à lui faire, un bon accueil à lui réserver. Partout où je paraissais, il était à mes côtés, affectant de chercher toutes les occasions de m’entretenir à voix basse, sans témoins, s’irritant si je l’évitais, se répandant en reproches amers ou bien en protestations exagérées si je paraissais mieux disposée à l’entendre, jouant en un mot ce rôle d’amoureux, si charmant lorsque l’affection est partagée, si inable dès qu’elle ne l’est pas. J’en étais excédée, à bout de patience, mais que faire ? Une jeune fille, abandonnée à elle-même, est absolument sans défense ; je ne savais où trouver la force que m’enlevait l’abandon volontaire de mes parents. Puis, pourquoi ne pas l’avouer ? M. de Claram me faisait vivement souffrir, et pourtant, parfois j’avais pitié de lui. Non pas que je l’aie aimé ! Non, j’en jure par la Puissance Céleste, jamais je ne l’ai aimé, jamais je ne lui ai permis de concevoir la moindre espérance. Mais il faudrait avoir un cœur d’acier pour ne pas être quelque peu touchée d’un amour violent, opiniâtre, indomptable. Critiquez la nature féminine, taxez-la d’inconséquence, d’étourderie, de coquetterie damnable même, vous aurez raison, mais les choses sont ainsi. On est ennuyée, excédée, on souffre, mais on ne peut s’empêcher de vouloir quelque bien au coupable. L’amoureux importun ne devient un monstre intolérable que s’il se trouve en présence d’une autre affection. Ce n’était pas le cas pour moi, et parfois j’avais pitié de mon persécuteur. Pitié mal placée, mais que faire ? Ce sont des nuances dont la délicatesse ne se raisonne pas. Alors il me semblait que je devais ne pas lui faire trop mauvais accueil, et je me laissais aller à reprendre avec lui le ton des premiers jours. Je n’eus pas à m’en féliciter ; M. de Claram s’autorisait tout aussitôt de ma faiblesse pour déer les limites dans lesquelles la conversation avec une jeune fille est permise ; il me fallait l’arrêter, et c’était alors une explosion de colère, des reproches de coquetterie, de duplicité, tout l’appareil des scènes de ion, avec des accès de violence, de brutalité même, absolument intolérables. Un jour, cela alla si loin que je dus, sur le moment même et en présence de mes parents, le ramener aux convenances ; il sortit furieux. Savez-vous ce qu’il en résulta ? Don Affonso, troublé, éperdu, courut après lui pour lui faire des excuses et pour moi, il n’eut que des paroles de reproches et d’amertume, jusqu’à me lancer ces grands mots de prude, de bégueule, que sais-je encore ? Tout cela parce que je ne consentais pas à m’abaisser devant un homme qui ne s’observait plus assez pour avoir, envers la fille de son hôte, les égards les plus élémentaires ! Ah ! la nature humaine est une triste chose et si je suis sévère envers elle, j’en ai certes le droit ! Alors, je ne pouvais, je ne voulais pas le croire, maintenant je le sais, j’en ai eu la preuve la plus accablante ; mes parents spéculaient sur l’entraînement aveugle de M. de Claram. Don Affonso, par ses folles dépenses, avait compromis sa position ; il voyait la ruine arriver, chaque jour plus menaçante. Dona Eusebia, au courant de la situation, l’accablait de reproches, il fallait se sauver à tout prix. Cet esprit vain et vil ne voyait son salut que dans une seule chance, c’était d’irriter à tel point la ion de M. de Claram, qu’il en vînt à parler de mariage. Le consentement de mes parents était acquis d’avance ; quant au mien, ils se le procureraient à n’importe quel prix. Donnez à cette expression le sens le plus large, vous resterez au-dessous, j’en ai fait l’expérience, des extrémités prévues par la tête folle et enfiévrée de Don Affonso, par la jalousie maternelle et l’aversion instinctive qui animaient contre moi Dona Eusebia ! Un mariage avec M. de Claram ! Est-il vraiment possible qu’ils aient is un seul instant la chance de le voir se réaliser ! Je voudrais le croire, car le contraire serait trop horrible, mais je ne le peux, c’était trop absurde. M. de Claram n’a jamais eu pour moi qu’un caprice fiévreux et brutal, mélange inintelligible de haine et d’amour ; c’était ma résistance qui me donnait du prix à ses yeux, mais de l’estime, de cette confiance qui peut seule créer l’union éternelle, il n’en avait pas un atome pour moi. Puis, nul ne pouvait s’y tromper, son père, sa mère surtout, dont l’approbation était, je crois, la seule chose qui put avoir prise sur cet esprit de tempête, sa mère, la hautaine princesse, serait morte plutôt que de rompre un mariage fait par elle. Et pourquoi l’aurait-elle rompu ? Pour donner son fils à une fille de rien, une esclave d’origine suspecte ! Et cela ne frappait pas mes parents. Aveuglés, emportés par je ne sais quel vertige, quelle folie, ils n’hésitaient pas à me compromettre, à laisser ruiner ma réputation, à me faire descendre au rang d’une coquette sans vergogne, à qui l’on peut tout dire, de qui l’on peut tout espérer ! Et moi qui leur montrais le danger, qui invoquais à mains tes leur secours ; ils n’avaient pour moi que dureté et mépris ; pour un peu, ils m’auraient traitée de rebelle, d’ingrate, de fille dénaturée !
« Ah ! quels cruels moments j’ai és, quelles angoisses j’ai subies, quels efforts désespérés j’ai faits pour conjurer la catastrophe que je sentais s’appesantir sur ma tête, toujours plus imminente, toujours plus implacable ? Tout mon être se soulève de dégoût et de colère à la pensée des affronts que j’ai endurés, des traitements indignes dont j’ai été abreuvée ! Oui, je me suis humiliée devant les ridicules caprices de Don Affonso, devant les méfiances aveugles de Dona Eusebia, je me suis courbée jusqu’à terre sous l’envieuse malveillance de miss Grancéis, j’ai tout fait pour toucher leur cœur, pour exciter leur pitié, pour leur démontrer que leur véritable intérêt leur commandait de ne pas me laisser exposée sans défense au péril, tout a été inutile, toujours je me suis brisée contre cette opiniâtre sottise, cet endurcissement d’égoïsme, cette haine implacable ! Quel enfer que ma vie ! Entre les exigences violentes, les récriminations, les reproches emportés de M. de Claram et l’insensibilité calculée de mes parents, j’allais de heurt en secousse, sans pouvoir obtenir une heure de relâche, un instant de calme, mesurant mes moindres mots, calculant mes actions les plus indifférentes. Fiévreusement occupée, dès qu’une de ces scènes douloureuses avait fini, à prévoir comment la prochaine serait amenée, je cherchais anxieusement les moyens de la prévenir, je m’ingéniais à trouver des expédients, j’inventais des distractions, des dérivatifs, et quand, avec des efforts, une tension d’esprit infinie, je croyais avoir réussi, soudain, de la manière la plus inattendue, je voyais l’orage se former, m’envelopper, me frapper à outrance et me laisser brisée et meurtrie avec la certitude de le voir recommencer bientôt ! Et il me fallait renfermer en moi ma colère et mon désespoir ; je n’avais personne à qui confier mes angoisses, personne à qui demander un appui, pas un cœur qui pût me comprendre, me consoler, m’encourager dans la lutte, je me sentais perdue dans un désert où je devais marcher, traîner mon fardeau, avec la certitude de succomber d’épuisement et de douleur. Ah ! j’ai souvent pensé à rompre violemment la chaîne dont j’étais enlacée. Mais que pouvais-je faire ? Résister ouvertement à des ordres injustes, mes parents ne s’y seraient pas arrêtés. La fuite ? Il m’aurait fallu avoir des moyens qui me manquaient ; où me serais-je réfugiée ? Qui aurait voulu me donner l’assistance nécessaire ! Moi que ma propre famille traitait si durement, de quel prix les étrangers m’auraient-ils fait payer leur appui ! Je le reconnaissais avec le plus amer désespoir, toute voie m’était fermée, il me fallait rester sur la brèche, faire bonne contenance jusqu’au bout, et compter sur les ressources imprévues de l’avenir ; si je pouvais gagner du temps, M. de Claram finirait par être rappelé à l’armée, et je me trouverais délivrée du plus redoutable de mes ennemis. J’y aurais réussi, je le crois, car il ne me manquait ni la volonté ni le courage, mais le moment était venu où la plus noire trahison allait terminer cette lutte déjà trop inégale !
« Je vous ai parlé de miss Grancéis ; c’est celle qui de ses mains, a consommé ma ruine. Et il semble vraiment que tout ait conspiré contre moi pour envenimer encore les ions hostiles auxquelles je me trouvais en butte ; une circonstance purement fortuite allait, comme à point nommé, surexciter et diriger sur ma tête, l’effervescence terrible de haine jalouse qui couvait dans le cœur aigri de miss Grancéis. Au moment où j’entrais dans la famille de Don Affonso, notre institutrice se trouvait tout près d’atteindre cette position indépendante, objet des rêves de toute sa vie. Elle était recherchée par un officier supérieur en garnison à Saint-Paul, et tout rendait probable qu’elle finirait par l’épo. Toutefois rien n’était encore arrêté, le commandant attendait sa promotion à un grade plus élevé et il ne voulait se prononcer que lorsqu’il pourrait offrir à sa femme une position sûre et honorable. Il venait souvent chez Don Affonso ; c’était un homme instruit, de manières dignes et réservées et dont l’abord froid cachait un cœur parfaitement bon et honnête. J’avais un véritable plaisir à le voir et à m’entretenir avec lui ; de son côté, il me témoignait beaucoup de bienveillance, je dirais même de l’amitié, autant que ce mot peut s’employer entre personnes d’âges fort différents. Il est dur de le dire, le pessimisme est chose si désagréable, mais cela est vrai, ce fut cette intimité cordiale qui me perdit. Avec miss Grancéis, et sa jalouse humeur, les moindres égards témoignés à d’autres, la plus petite marque d’attention se transformaient en manœuvres coupables dirigées contre elle. Dans l’âpre emportement de son cœur aigri, elle en vînt à se figurer que je cherchais à capter l’affection de son fiancé, à le détourner d’elle ! Ce fut instantanément dans cette tête ardente, une certitude et une fureur implacables. Dès ce jour, elle me jura une guerre à mort, et sans autre réflexion, sans attendre une heure, elle se mit à l’œuvre pour me perdre.
« Les circonstances ne se prêtaient que trop complaisamment à la servir ! M. de Claram venait d’arriver à Saint-Paul ; j’étais lancée dans le tourbillon créé autour de lui, de toutes parts l’attention était appelée sur moi. Mes actions, mes gestes, mes moindres paroles étaient en proie à une surveillance envieuse, tout près de devenir hostile. Dona Eusebia, la toute première, ne pouvait se faire à cette vie en dehors, à la facilité avec laquelle j’acceptais ces façons que mon é d’Europe m’avait rendues familières. Puis son amour maternel étroit et aveugle, souffrait de voir la différence qui s’établissait entre sa fille et moi, ce que l’on appelait mes succès, lui portait autant de blessures cuisantes. Les circonstances qui m’avaient amenée dans sa famille étaient déjà bien loin ; de jour en jour, le vœu qu’elle avait fait dans un moment de désespoir, lui paraissait plus que rempli. À voir la manière dont j’en profitais, ce cœur aigri en venait à se persuader que je n’en étais plus digne. Elle se renfermait toujours plus étroitement, vis-à-vis de moi, dans une réserve glacée, presque malveillante ; parfois elle hasardait quelque reproche, avec des mots d’une amertume mal dissimulée, des exhortations indirectes à changer de conduite, faites sur un ton découragé, comme pour bien indiquer qu’elle désespérait de réussir. Miss Grancéis n’eut que bien peu à faire pour exploiter ces dispositions et les porter à leur paroxysme ; avec son adresse perfide, elle s’attacha à représenter Dona Inès, ma sœur, comme sacrifiée à moi, l’étrangère ; c’était moi qui prenais la place de l’enfant de la maison, qui compromettais son avenir, par ma coquetterie, ma légèreté coupable, j’accaparais tous les hommages au détriment de celle qui, seule, en était digne. Puis elle faisait ressortir ce qu’elle appelait mon manque de religion ; chose peu surprenante pourtant, l’élève de M. Stankowich avait peine à se soumettre aux pratiques minutieuses dans lesquelles se complaisait la dévotion de Dona Eusebia ; cela, c’était un grief mortel, et miss Grancéis l’exploitait à outrance. Tous ces leviers mis en œuvre avec une persévérance implacable, eurent l’effet désiré, la résolution de Dona Eusebia fut irrévocablement prise ; je devais descendre de la position à laquelle elle m’avait élevée ; Sainte Claire, elle-même trouverait plaisir à voir châtier celle qu’elle avait protégée et qui s’était si vite rendue indigne de ses bienfaits.
« De ce côté donc, miss Grancéis avait entièrement réussi ; vînt quelque circonstance favorable et mon sort serait fixé. La résistance de Don Affonso n’était pas à craindre ; si ses plans ambitieux échouaient, ce qui était sûr d’avance, je devenais pour lui un instrument inutile et coûteux dont il se débarrasserait au plus vite et sans le moindre scrupule. Ce qui pouvait l’arrêter encore, c’était la crainte de heurter l’opinion publique ; elle ne m’était pas encore entièrement hostile, mais j’avais excité déjà trop de jalousie, de basse envie, pour qu’il fût difficile de la tourner contre moi. Telle était la tâche à laquelle miss Grancéis allait se vouer et le succès lui était assuré d’avance ; cette chose fragile qui s’appelle la réputation d’une jeune fille, ne pouvait résister plus longtemps aux inconséquences forcées, aux démarches aventureuses dans lesquelles me lançaient l’étourderie incurable de Don Affonso et la mauvaise volonté déclarée de celle que je devais appeler ma mère, de Dona Eusebia.
« Ce fut de ce côté que miss Grancéis dirigea son attaque ; les bruits vagues, sans consistance, dont personne ne se souciait de prendre publiquement la responsabilité, elle les recueillit, leur donna corps, grossissant les moindres détails, en inventant au besoin, faisant de tout une véritable montagne sous laquelle je devais infailliblement être écrasée. Elle s’y prit en véritable artiste ; la haine furieuse qui l’animait, aiguillonnait son imagination et lui fournissait sans relâche les inventions les plus monstrueuses, les mieux calculées en même temps pour trouver accueil chez les esprits malveillants dont elle me savait entourée. Insinuations détournées, regrets hypocrites, découragement habilement joué, lamentations sur mon déplorable égarement, rien ne fut négligé par cette hardie comédienne ; de jour en jour, ses accusations rencontraient un terrain mieux préparé, prenaient un caractère plus direct et plus actif. Tantôt il s’agissait de mes projets sur la main et la fortune du baron d’Alvoeirim ; j’étais sa maîtresse ou si je ne l’étais pas encore, je ne résistais que pour mieux assurer mon pouvoir et pour contraindre le pauvre vieillard à faire de moi sa femme légitime, tantôt j’avais tel autre amant tout aussi vraisemblable, mais je les trompais tous, et au fond de tout ce manège, il n’y avait chez moi que corruption et ignoble perversité. Alors apparaissaient des combinaisons plus ténébreuses, des liaisons abjectes avec des dompteurs de chevaux, des bûcherons, des Indiens, des nègres, que sais-je, que j’allais chercher au fond des bois, loin de tous les regards ; habile à dissimuler mes déportements, je n’avais pu être surprise, mais je n’en étais que plus coupable et mes crimes étaient d’autant mieux établis qu’ils étaient plus difficiles à constater ! Tout cela parce que j’avais obtenu de Don Affonso la permission de faire seule quelques promenades à cheval autour de notre habitation de campagne. C’était cette liberté imprudemment accordée dont j’étais censée faire le plus odieux usage ; oublieuse de toute retenue, je ne sortais que pour me rendre aux rendez-vous assignés par moi aux objets de mes viles ions ! Et ces accusations étaient terribles, car dans ces pays où subsiste dans toute sa force le préjugé de race, le seul soupçon de semblables abaissements est une arme qui ne porte que des coups mortels !
« Cet acharnement, cette perversité vous étonnent, n’est-ce pas, et peut-être êtes-vous tenté de croire que c’est moi qui exagère et qui calomnie ; il vous répugne d’ettre qu’une femme à qui j’étais confiée ait pu jouer auprès de son élève le rôle que j’assigne à miss Grancéis ! Sachez bien que tout ce que je dis, je peux le prouver sans laisser la moindre place au doute ; la catastrophe qui a couronné cet entassement de calomnies a fait la lumière sur la conduite de chacun, celle de miss Grancéis lui a valu une condamnation publique à jamais infamante. Mais auparavant déjà une circonstance bien étrange m’avait montré ce que je devais attendre d’elle, et il a fallu l’aveuglement volontaire de ceux qui m’entouraient pour me laisser en butte à ces attaques sans miséricorde. Écoutez ce récit :
« Il y avait à ce moment à Saint-Paul, une dame Anglaise, femme d’un ingénieur du chemin de fer ; elle m’avait prise en amitié, et désireuse de cultiver en moi le peu de connaissance que j’avais de sa langue maternelle, elle me prêtait ses livres. Je les lisais et les lui renvoyais. Un jour je donne un de ces volumes à l’une de nos négresses pour le lui reporter. Le lendemain, Mrs Saunders vint voir Dona Eusebia, demanda à lui parler en particulier et lui remit un billet qu’elle avait trouvé dans le volume ; ce billet était une lettre sans signature, contenant à mon adresse, les protestations de l’amour le plus brûlant et le plus heureux ; évidemment, j’avais laissé par mégarde dans le livre, la lettre de mon amant, et Mrs Saunders en la trouvant, n’avait cru faire que son devoir en la remettant à ma mère.
« Vous jugez du scandale épouvantable produit par une pareille découverte. Je dus comparaître devant la famille assemblée et subir dans toute son horreur l’accusation la plus outrageante et les reproches les moins mérités. Oh ! l’odieuse scène ! Rien qu’à y penser, je frémis de honte et de rage ! Mes protestations étaient inutiles, je ne savais comment me défendre, l’infamie était si bien conçue, si adroitement mise en œuvre que je ne pouvais trouver le point faible de cette immonde perfidie. Pour moi, il n’y avait pas de doute, une main coupable avait glissé le billet dans le livre dans le but de provoquer une découverte inévitable et dont je devais avoir tout l’odieux. Il fut prouvé en effet que le livre remis par moi à la négresse était resté une heure sans surveillance dans le vestibule de la maison. Une heure ! C’était plus qu’il n’en fallait pour inventer la machination et la mettre à exécution ! Je voyais là la main de miss Grancéis, sa haine avait enfin trouvé l’occasion si longtemps cherchée, elle l’avait saisie sans hésiter. Mais une telle accusation n’est pas de celles qu’on puisse lancer sans preuve et dans l’impossibilité où je me trouvais d’en fournir, la simple affirmation de mon innocence fût-elle mille fois répétée, n’avait aucune chance de convaincre personne, surtout Dona Eusebia, si intéressée à me trouver coupable. Je devais donc succomber devant ce fait brutal, inexplicable, mes dénégations désespérées restaient sans force. On me sommait impérieusement de déclarer le nom de mon amant ; je me voyais perdue. Soudain, une découverte imprévue vint renverser tout cet échafaudage de duplicité. En relisant une dernière fois la lettre fatale, je fus frappée d’un trait de lumière ; écrite en portugais, d’une écriture évidemment contrefaite, elle renfermait un anglicisme si marqué qu’on ne pouvait l’attribuer qu’à un Anglais de race ou tout au moins à une personne dont l’anglais était la langue maternelle ; pourquoi donc cette traduction dans une lettre qui m’était adressée à moi à qui les deux langues étaient presque aussi familières ! Il y avait là un calcul singulier, incompréhensible. Qui pouvait en être l’auteur ? M. et Mrs Saunders étaient à l’abri de tout soupçon ; d’autres personnes de langue anglaise, nous n’en connaissions aucune… sauf miss Grancéis. Elle avait vu le livre abandonné sans surveillance ; écrire la lettre, la placer dans les feuillets complaisants, tout cela pour cette intelligence audacieuse n’avait été que l’affaire d’un instant. Mais on ne pense pas à tout et dans sa hâte, elle avait laissé er dans le style la marque indiscutable qui révélait sa nationalité. L’explication n’était pas assez irréfutable pour enlever tout doute, mais elle était assez plausible pour me permettre de me défendre avec toute la vivacité que comporte une accusation aussi odieuse. Je résistais donc et mes paroles avaient, je le sentais, l’accent de la vérité, Dona Eusebia était réduite au silence. Don Affonso saisit avec ardeur le moyen qui lui était offert d’étouffer un esclandre qui dérangeait tous ses plans. Il coupa court au tumulte en déclarant à grand renfort de voix, que la lettre n’était qu’une sottise, qu’il n’y fallait attacher aucune importance et joignant l’action à la parole, il saisit le fatal papier et le déchira net en disant qu’il ne voulait plus en entendre parler. Ainsi se termina cette odieuse crise, mais le calme n’était revenu qu’en apparence, j’avais pu voir à quels ennemis j’avais à faire et un sombre pressentiment me disait que si la première attaque n’avait pas réussi, j’en subirais d’autres contre lesquelles je serais moins heureuse. L’auteur de la manœuvre à laquelle j’avais été en butte n’était pas démasqué ; Dona Eusebia se croyait en droit de conserver ses soupçons hostiles, Don Affonso gardait envers moi une attitude peu bienveillante ; je devais m’attacher plus que jamais à éviter de donner prise à des plaintes ou à des reproches. Puis il en est des atteintes portées à la réputation autrement que pour les blessures physiques, ces dernières peuvent se guérir, mais les autres laissent des traces ineffaçables, et tôt ou tard, celui qui en a souffert s’aperçoit qu’il porte en lui un germe incurable de faiblesse et de mort…
« Quand un pauvre animal est malade, ses soufs, loin d’exciter la pitié, ne font qu’ameuter contre lui l’hostilité de ses semblables. L’humanité qui se croit si supérieure, n’a garde pourtant de contrevenir à cette règle ; je ne tardais pas à en faire l’expérience. L’incident de la lettre avait été bientôt connu de tous ; habilement exploité par miss Grancéis, il était interprété dans le sens qui m’était le plus défavorable. Comment en aurait-il été autrement, lorsqu’on voyait ma mère prendre parti contre moi et affecter de me traiter avec une froideur marquée ? Bientôt je sentis autour de moi comme une atmosphère hostile, toute d’ironie et de mépris, chaque jour plus acerbe et plus glaciale. De ceux qui me faisaient jadis bon accueil, bien peu se souciaient de braver la défaveur qui s’attachait à moi ; on ne me parlait plus que d’un air contraint, ou bien on me traitait avec une réserve hautaine à peine contenue ; c’était chaque jour de nouveaux affronts mal dissimulés, contre lesquels je restais sans moyens de défense. Je n’abordais plus personne sans me demander avec un cruel serrement de cœur si j’allais être en butte à quelque manifestation ouvertement hostile. Saisie d’un embarras invincible, je restais interdite, immobile, donnant corps par mon attitude même aux impressions défavorables attisées contre moi. Comment lutter contre ces ennemis insaisissables, contre ces sourires ironiques, ces chuchotements mystérieux qui s’interrompaient à mon approche ? Je restais isolée, comme séquestrée par mesure de salut public. Mes seuls amis n’étaient pas là pour me défendre. M. d’Alvoeirim se trouvait retenu à Rio par la maladie d’une de ses filles ; le commandant Mendès Gazais était en mission sur le Parana. Bientôt il n’y eut plus que quelques rares personnes qui se hasardaient à me parler en public, et certes il leur fallait du courage, car ce n’est pas peu de chose que de se mettre ainsi en lutte avec l’opinion.
« Mais c’était surtout sur M. de Claram que la calomnie lancée contre moi avait eu le plus funeste effet. Cette nature violente et aveugle, exaspérée de la résistance que j’opposais à sa ion, avait accueilli ces odieux mensonges avec une avidité furieuse. Son amour-propre y trouvait une explication toute faite de ma froideur ; il préférait attribuer son insuccès à ma perversité incurable plutôt que de s’avouer qu’il n’avait pas su se faire aimer. Comme tous les esprits faibles et violents, il trouvait plaisir à inventer, pour motiver ses récriminations, les motifs les plus, étranges, les moins avouables, il eut cru faire acte de sotte duperie en acceptant la simple vérité. L’histoire de la lettre avait été accueillie par lui avec une avidité ridicule, encore plus qu’odieuse ; à ses yeux, j’étais coupable et condamnée. Il s’en autorisait pour s’affranchir envers moi des derniers ménagements que, depuis longtemps déjà, il ne gardait plus qu’avec peine. Ce n’était plus de sa part que paroles blessantes, reproches amers, allusions cruelles et en même temps, des retours de tendresse, des protestations d’amour, car sa folle ion ne l’abandonnait pas, même au moment où il me témoignait le moins d’estime. Par une inconséquence étrange il paraissait m’aimer et me haïr en même temps et avec une égale violence. Depuis longtemps, je ne pouvais plus voir en lui qu’un maniaque en proie à deux idées fixes, contre lesquelles il fallait lutter tour à tour, Dieu sait au prix de quelle fatigue et de quel dégoût. Il en souffrait lui-même et cruellement, car il sentait bien, au fond de son cœur, qu’il dépendait de lui de rompre avec cette ion funeste ; mais la force qu’il déployait pour m’étourdir de ses supplications et de ses violences, il ne la retrouvait plus lorsqu’il s’agissait d’imposer silence à son égoïsme, et, furieux de sa propre lâcheté, il se retournait contre moi comme s’il eût voulu me rendre responsable de la douleur poignante que lui infligeait la conscience de sa faiblesse. Pour moi, j’avais depuis longtemps renoncé à me disculper devant cet esprit tout pétri d’incohérence et de trouble ; ma conscience ne me reprochait rien ; jamais je n’avais donné le moindre encouragement à sa ion, lui seul était cause de son malheur. Toute occasion de discuter avec lui, de lui parler, m’était odieuse, et je ne cherchais plus qu’à me garantir des chocs et des violences auxquels son absence totale d’empire sur lui-même m’exposait à chaque instant.
« Il est fort inutile aujourd’hui de dire que j’avais des raisons de craindre M. de Claram ; demi-prisonnière comme je le suis, surveillée, presque gardée à vue par les gens de mon maître, je témoigne, par ma seule présence, de la vérité de ce que je dis. Mais alors, auprès de qui mes appréhensions auraient-elles trouvé accueil ? M. de Claram, un homme du meilleur monde, un esprit délicat, cultivé, pénétré de ce que la civilisation a de plus complet et de meilleur, qui l’aurait voulu croire capable d’ de violence envers une jeune fille qu’il disait aimer ! Toute crainte manifestée par moi eût été trouvée profondément ridicule ; le moindre semblant de précaution aurait été pris pour une affectation du plus mauvais goût. Ah ! pauvre humanité, si fière de tes progrès, si entichée de ta civilisation, si glorieuse de l’adoucissement de tes mœurs, ah ! tu as bien raison de t’enorgueillir ! Sous tes apparences si dignes, si contenues, il n’est pas besoin d’être perspicace pour voir grouiller la vieille matière, tu es toujours l’esclave des penchants bas et vils. La force est ton idole ; comme le tigre elle se tapit dans l’ombre et reste inaperçue, mais vienne l’occasion, la bête féroce bondit à l’improviste et malheur à la pauvre victime qu’elle a terrassée, nul ne songe à la plaindre ni à la venger !…
« Oui, dès ce moment, j’avais peur de M. de Claram, une peur vague, il est vrai, car il me répugnait de croire qu’il voulût s’abaisser jusqu’à ab de sa force. C’était une confiance stupide et une épreuve décisive n’allait tarder à me détromper. Un soir, je revenais d’une promenade à cheval ; j’étais seule ; M. de Claram me ret, bientôt il donne à la conversation cette allure provocante qui lui était si habituelle envers moi. Je veux presser le pas pour y échapper, il porte la main sur la bride de mon cheval et veut me saisir ; je dois me défendre en faisant violemment cabrer ma monture ; je me dégageai et me mis hors d’atteinte. L’expérience était faite ; je savais désormais que telle circonstance pouvait se présenter où j’aurais tout à redouter de cet homme !…
« Il était de mon devoir d’informer mes parents de l’attaque dont j’avais été l’objet ; j’espérais, nouvelle naïveté, que cette fois leurs yeux s’ouvriraient et qu’ils se décideraient à me défendre. Il n’en fut rien ; mon récit n’eut pas le don de les émouvoir. Dona Eusebia garda son sourire méchant, je lisais dans sa pensée, elle trouvait que j’avais été traitée selon mes mérites ; pour Don Affonso il avait peine à contenir son impatience, je l’entendais murmurer à mon adresse les mots de sotte, prude, bégueule ! Une pensée atroce me saisit ; cet homme et cette femme qui m’avaient prise pour leur fille, en étaient venus à ce point qu’ils n’eussent pas été fâchés de me voir devenir, n’importe comment, la maîtresse de M. de Claram ! C’est effroyable, n’est-ce pas ? Eh bien, j’en suis sûre maintenant, je ne me suis pas trompée ; la suite l’a prouvé. Ils voulaient se débarrasser de moi ; le plus sûr moyen d’y réussir, le plus avantageux, c’était de me voir tomber aux mains de mon persécuteur ; comment expliquer autrement leur monstrueuse indifférence, en présence de l’affront fait à leur fille, car j’étais leur fille, je portais leur nom, mon honneur était le leur ! Et ils subissaient cette ignominie sans mot dire ! Ils continuaient à recevoir celui qui avait porté la main sur moi, j’étais forcée de le voir, de lui parler comme auparavant, sous peine de me heurter à des reproches insultants, à de perpétuelles scènes de violence ! Je dus céder, accepter cette honte. Je l’avoue, du reste, ces mesquines vexations m’avaient brisée ; je n’avais plus la volonté ni la force de résister. J’aurais tenté un violent effort pour échapper à un péril immédiat, mais cette lutte de tous les jours, de toutes les heures, cette persécution sans trêve ni merci, l’énergie me manquait pour y faire face. La colère donne des forces, mais que faire contre le dégoût ! Ah ! quels atroces moments j’ai és ! Que de fois, en me trouvant enfin seule dans ma chambre, j’ai fondu en larmes, de ces sanglots amers, convulsifs, au milieu desquels il me semblait que mon être allait se briser ! D’un état extrême de tension nerveuse, je tombais sans transition dans un accablement mortel, semblable à celui qui pousse le pauvre animal malade à se tapir pour attendre la mort, dans la solitude et la nuit. Vous voyez ma vie, cette demi-prison, cet abandon, ce silence qui m’entourent, c’est presque le bonheur auprès de l’existence atroce que j’étais forcée de subir. J’en étais venue au point que la vue de la figure humaine m’était douloureuse ; elle ne réveillait en moi que tristes souvenirs, ne m’annonçait qu’impressions pénibles, sinon de nouveaux dangers. J’évitais toute occasion qui pouvait me mettre en avec le monde vivant ; brisée, meurtrie, sans force, je n’éprouvais quelque semblant de bien-être que lorsque la nuit venait m’assurer quelques heures de complète solitude. Ma santé s’altérait ; ces secousses continuelles minaient mes forces, j’étais en proie à une fièvre lente dont les accès devenaient toujours plus fréquents. J’avais renoncé à sortir et je restais des journées entières seule, enfermée dans ma chambre, au milieu d’une obscurité que je rendais la plus complète possible, livrée à une faiblesse, à un anéantissement que je prenais parfois pour le précurseur de la mort. Ah ! je vous le jure, je ne m’en effrayais pas, aujourd’hui encore, je la verrais paraître comme une amie qui vient me délivrer d’un odieux supplice ! Alors, et je n’avais pas quinze ans, je l’appelais comme ma dernière sauvegarde, je restais inerte, étudiant le progrès de mon mal ; entre la souf physique et ces horribles angoisses morales, mon choix était fait. Le ciel vous préserve de ces méditations sinistres dans lesquelles l’âme pleine de terreur pour l’avenir, se rejette, toute fiévreuse, vers la pensée d’une prochaine fin ! Quand on a é par ces épreuves, il n’y a plus de bonheur possible, la vie peut devenir plus douce, mais sous les fleurs dont elle se couvre, on voit toujours reparaître la poussière et le néant !… »
Clarice avait cessé de parler ; immobile, les yeux fixes, la tête inclinée comme si elle eut voulu dérober à son interlocuteur la mortelle douleur de son regard, elle présentait l’image la plus saisissante du désespoir morne et irrémédiable. Bernard restait muet, inerte, sans pensée, il se sentait pénétré jusqu’au plus profond de son cœur d’une émotion poignante. Quelle étrange destinée que celle de cette pauvre femme si jeune, si belle, si bien faite pour le bonheur et que la destinée s’était plu à frapper avec un tel acharnement ! Comme elle avait dû souffrir, combien elle souffrait encore ! À mesure que se développait son lugubre récit, il voyait distinctement la fatigue altérer ses traits, sa figure pâle se couvrait de teintes terreuses, sa voix devenait sourde, haletante ; on eût dit que livrée de nouveau aux angoisses qu’elle décrivait, elle allait, succomber dans une agonie de désespoir… Saisi de pitié, il se leva :
— Ne va pas plus loin, Clarice, dit-il, tu t’épuises à revenir sur ces tristes souvenirs du é ! Je serais coupable si je t’écoutais plus longtemps ! Un autre jour, lorsque tu seras remise de ta fatigue, si tu le veux, tu reprendras ton récit.
Une douce flamme vint animer le regard morne de Clarice :
— Merci, dit-elle ; je vous sais gré, croyez-le bien, de cette marque d’égard. Mais je ne veux pas profiter de votre offre amicale, mon récit touche à sa fin, il faut que je l’achève. Si je l’interrompais, la force me manquerait peut-être pour le reprendre !…
« Un soir, il y a près d’un an déjà, je me trouvais seule dans le salon de notre maison de Saint-Paul. Le temps était chaud et lourd, comme à l’approche d’un orage. Mes parents, absents depuis un jour, ne devaient revenir que le lendemain. La journée s’était écoulée pour moi dans la solitude et le calme ; je comptais sur une soirée semblable ; mon esprit s’engourdissait dans une sorte de bien-être inerte ; la fièvre qui ne me quittait plus, semblait diminuer ; j’étais faible et brisée, mais heureuse de savoir que, de quelques heures au moins, on ne me demanderait aucun effort de corps ni d’esprit. La nuit tombait ; l’obscurité se faisait autour de moi. Soudain la porte qui donnait sur le jardin s’ouvre, un homme entre et la referme ; je reconnais M. de Claram ! Un pressentiment sinistre m’étreint, je savais que je n’avais pas de ménagements à attendre de lui et je me sentais seule, sans défense, presque à sa merci ! Que faire ! Je n’osais montrer ma crainte ; je me levai, toute chancelante, il m’aperçut et s’avança rapidement vers moi :
« — Clarice, me dit-il, en tombant à mes genoux et en couvrant mes mains de baisers convulsifs, Clarice, ma bien-aimée Clarice ! Ah ! je le savais bien, malgré les rigueurs dont tu m’accablais, tu m’aimais, tu étais touchée de mon amour ! Ah ! j’ai souvent désespéré, mais aujourd’hui cet aveu efface tout ce que j’ai souffert ! Viens, ma Clarice, viens, fuyons, quitte cette maison où tu es entourée de défiance et de haine ! Confie-moi ton bonheur. Je te le jure, ma vie entière, toutes mes pensées n’auront qu’un seul but, celui de te servir, de t’adorer, de te rendre un culte comme on adore Dieu lui-même !
« Cette explosion ionnée me glaçait d’effroi ; je pressentais une méprise, un piège peut-être et je ne voyais aucun moyen de me soustraire au danger ! Éperdue, je cherchais à me dégager :
« — Que faites-vous ? lui dis-je. Relevez-vous M. de Claram. Pourquoi me parler comme vous le faites ! Je ne crois pas vous en avoir donné le droit ! Je suis surprise…
« Il s’était levé à mes premiers mots, sur sa figure contractée avait apparu cette expression de violence furieuse qui me faisait tout craindre de sa part…
« — Comment ! dit-il, est-ce que cette odieuse comédie va recommencer ! Mais non, et sa voix se radoucit subitement, je le devine, c’est une dernière épreuve que tu veux tenter. Mais rassure-toi, ma Clarice adorée, je suis trop heureux pour douter de ton cœur. J’accepte, ta volonté, je me soumets à tous tes caprices pourvu que tu ne retires pas ces petites mains dont le seul me fait frissonner de bonheur et d’amour !
« Je fis un nouvel effort pour me dégager :
« — Encore une fois, monsieur, m’écriai-je, votre langage m’offense, veuillez me laisser ou j’appelle !
« — Quoi ! reprit-il de sa voix terrible, est-ce donc un parti pris de vous jouer de moi toujours, encore en ce moment ! Je reçois votre lettre, j’accours palpitant d’ivresse et c’est ainsi que je suis reçu !…
« — Ma lettre ? que dites-vous ! Prétendez-vous que je vous aie écrit ? Mais ce serait un mensonge indigne !
« — Un mensonge ! s’écria-t-il. Ah ! ne me poussez pas à bout, Clarice, vous ne me connaissez pas ! J’ai dit votre lettre, je l’ai reçue et la voici…
« Il tenait un papier à la main. Je le saisis et m’approchai fiévreusement de la fenêtre. Un reste de clarté me permit de lire l’écriture : en voici les termes, ils sont gravés en traits de feu dans ma mémoire :
« Ce soir, à sept heures, par la porte du jardin ! Venez, je suis seule et je vous aime. Clarice. »
« C’était une imitation de mon écriture, imitation imparfaite mais suffisante pour me perdre. Cette fois, le piège était bien tendu, je devais succomber. Comme à la lueur d’un éclair, je vis toute l’horreur de ma situation ; je faillis perdre courage, mais la colère me saisit et me prêta des forces. J’avais la tête perdue ; il me sembla que je pourrais rejeter sur mon ennemi inconnu tout l’odieux de sa trahison…
« — Cette lettre est fausse ! m’écriai-je. Elle n’a pas été écrite par moi ; je le jure par tout ce qu’il y a de plus sacré ! C’est une machination odieuse dont vous ne pouvez vous rendre complice. Retirez-vous, M. de Claram, je vous en supplie, votre présence me perd ! Mon Dieu, mon Dieu, que faut-il donc faire pour échapper à cette haine qui me poursuit !
« Il restait immobile ; instinctivement il sentait dans mes protestations, l’accent de la vérité. Mais je n’avais pu le convaincre ; la défiance et la ion étaient trop ancrées dans son âme pour qu’il voulût ajouter foi à mes paroles.
« — Non, Clarice, dit-il soudain, non, je ne partirai pas ! Qu’importe après tout cette lettre ? Qu’elle soit ou non de ta main, elle m’a procuré l’occasion de te parler sans témoins ; il faut que j’en profite, il faut que je sache si mon amour a trouvé grâce devant toi, ou si tu dois continuer à me traiter avec cette rigueur impitoyable qui me désespère, qui me rend fou !…
« — Que puis-je vous répondre ? Voyez, je suis malade, je peux à peine me soutenir. De grâce n’insistez-pas, cette émotion me tue !… Retirez-vous ; si quelqu’un vous voyait ici, je serais perdue !…
« — Et vous croyez, reprit-il avec une explosion de violence farouche, vous croyez que j’accepterai cette réponse évasive, cette misérable défaite ! Oh ! non, mille fois non, mon cœur est trop cruellement déchiré par cette incertitude où tu te plais à le maintenir. Non, ce n’est pas à moi qu’il faut demander de me retirer comme un amoureux de seize ans que l’on paie d’un sourire ! Ah ! prends y garde, Clarice ! Je t’aime de toutes les puissances de mon âme ; mais cet amour touche à la haine quand je me heurte à cette indifférence glacée, quand je pense que tes rigueurs envers moi, font place pour d’autres à des complaisances…
« — Arrêtez, monsieur ! Encore ces mensonges, ces calomnies. Comment osez-vous me tenir un pareil langage ! Grand Dieu, qu’ai-je donc fait pour qu’on se permette de m’insulter ainsi, en face ! Tout cela est faux, sachez-le bien, inventé par des haines implacables. Oui, c’est faux, et, je défie l’univers entier d’articuler le moindre fait qui contredise à ma parole !
« De nouveau l’émotion de ma voix avait fait impression sur lui.
« — Pardonne-moi, Clarice, dit-il. Ah ! si tu pouvais comprendre quelles cruelles soufs j’endure, si tu pouvais te persuader que ces transports de jalousie ne sont que le fruit d’un amour poussé au désespoir, tu aurais pitié de moi et tu te laisserais fléchir !
« Je crus, erreur ridicule, qu’enfin la raison avait trouvé accès auprès de lui ; un dernier effort encore et je pouvais le convaincre !…
« — Écoutez-moi, M. de Claram, lui dis-je, je sens comme vous, que le moment est décisif, je veux vous parler avec une entière franchise. Je crois, je sais que vous m’aimez et je mentirais si je disais que je ne suis pas flattée d’avoir inspiré cet amour. Mais vous pouvez me rendre cette justice : ne vous ai-je pas dit dès le premier jour, que je ne pouvais vous payer de retour, ne vous ai-je pas découragé de vous livrer à aucun espoir ? L’amour est dans la main de Dieu, sans lui notre volonté est sans force. Je n’ai, je vous le jure, d’amour pour personne, je n’en ai jamais eu, je n’en aurai jamais. Pouvez-vous m’en faire un reproche ! Si je cédais sans l’excuse de la ion, ne seriez-vous pas en droit de m’accabler sous un mépris impitoyable ! Ce mépris, je ne veux pas m’y exposer ; je tiens à votre estime. Vous m’avez fait souffrir, cruellement souffrir, mais je vous garde une place dans mon cœur, la première après celle qu’il ne m’est pas permis de donner, parce que je sais tout ce qu’il y a de bonté, de loyauté dans votre âme. Aussi je vais à vous sans défiance. Je suis à votre merci, mais je n’ai pas peur. Voici, ma main, Octave, je vous la donne sans arrière-pensée et croyez bien que s’il y a une chose que je désire, en ce monde, c’est que, au sortir de cette crise, il y ait entre nous, à toujours, une bonne et sincère amitié !…
« Je crus un moment que j’avais conjuré le péril ; M. de Claram prit la main que je lui tendais et la serra dans les siennes ; ce n’était plus cette étreinte ionnée, presque convulsive qui me faisait trembler.
« — Clarice, me dit-il, Clarice, pourquoi ne m’avez-vous pas donné plus tôt cette marque de confiance ? Elle nous aurait épargné à tous deux de cruelles angoisses. Vous ne savez pas tout le ravage que cette lutte, cette mortelle anxiété de tous les instants ont fait dans mon cœur ! Quelquefois, j’en viens à douter de moi-même, à craindre d’avoir perdu la raison ! Mais, je vous le jure, vous pouvez sans crainte vous fier à moi. Je suis violent, emporté, je vous fais souffrir ; mais j’ai tant souffert, moi aussi, j’ai eu de tels déchirements de cœur quand je vous voyais repousser mon amour ! Plutôt que de continuer cette existence d’enfer, je donnerais sans hésiter ma vie, tout mon sang. Oui, je veux mériter votre amitié, Clarice, mais je veux aussi conquérir votre amour ! Sacrifices, efforts sur moi-même, rien ne me coûtera pour m’en rendre digne. Oh ! j’y réussirai, vous ne pouvez m’ôter cet espoir ! Vous ne savez pas ce que serait pour moi la vie, si je devais y renoncer ! Quand je vous vois si belle, si supérieure à tout ce qui vous entoure, il me semble que l’idéal du bonheur s’est incarné en vous ; oui, je vous le jure, si je devais vous perdre, le monde n’existerait plus pour moi ! Sachez-le, Clarice, pour vous j’ai compromis mon avenir, pour vous je me suis éloigné de mon père, j’encours la disgrâce de ma mère, je m’expose même à ce que mes compagnons d’armes doutent de mon honneur, eux qui versent leur sang sur le champ de bataille, tandis que moi, je reste ici dans l’inaction et la honte ! Et c’est à ce moment que je me contenterais de la froide amitié que tu m’offres ; j’accepterais comme une récompense suffisante, une simple pression de ta main ! Non, Clarice, non : ne m’impose pas une tâche au-dessus de mes forces, l’espérance n’est plus assez pour moi ! Tu m’aimes, je le sens, je le vois à travers la réserve de tes paroles ; viens, laisse-toi fléchir ; partons pour l’Europe ; je quitte tout pour te suivre, avec toi, pour toi, je rêve un bonheur que les anges même nous envieront !
« À mesure qu’il parlait, je voyais s’allumer dans ses yeux cette flamme de ion effrénée qui me terrifiait ; à tout prix il fallait conjurer l’orage :
« — M. de Claram, m’écriai-je, au nom du ciel, revenez à vous, que votre noble nature comprime les élans de violence qui vous emportent ! Je sais que vous êtes malheureux, la vue de vos angoisses me déchire le cœur ; mais ce sacrifice que je vous demande, c’est dans votre amour même que vous trouverez la force de l’accomplir. En ce moment je vous en supplie, ne prolongeons pas cet entretien, il me tue. Je ne peux er ces chocs, ma tête est brûlante, mes idées s’égarent, j’ai absolument besoin de calme ! Séparons-nous et emportons la douce pensée que nous nous quittons et que nous nous retrouverons amis !…
« Il hésitait ; j’eus un moment d’espoir. Soudain, sans transition, son regard prit une expression égarée, folle, terrible ; c’était comme le sourire de triomphe du mauvais génie, acharné contre moi…
« — Clarice, me dit-il d’une voix sourde, à quoi servent ces subterfuges, ces paroles trompeuses ? N’en as-tu pas assez abusé envers moi ? Ces délais sans fin, ces retards calculés, crois-tu que je vais les accepter encore ? Ah ! tu rirais trop si je m’y laissais prendre ! Je suis entré ici avec la volonté inflexible de n’en pas sortir sans que notre sort à tous deux soit fixé. Tu es en mon pouvoir, tu ne peux ni fuir, ni appeler ; quelque effort que tu tentes, je t’arrêterais, oui, s’il le faut, par la force ! Sois à moi, Clarice, je t’aime, tu le sais, comme un insensé, comme un esclave, malgré la rudesse de mes paroles. Laisse-toi fléchir, viens, ne laissons pas échapper, pour quelques vains scrupules, le radieux bonheur qui nous sourit !
« Je me sentais perdue, mais je luttais encore…
« — M. de Claram, disais-je dans mon angoisse, M. de Claram, ayez pitié de moi ! Ne vous donnez pas le remords de briser un pauvre être qui vous est livré sans défense par la plus infâme trahison !… Voyez, vous me reprochez souvent mon orgueil ; eh bien, je m’humilie, je fais appel à votre pitié ! Épargnez-moi, au nom de votre mère, au nom de vos sœurs, ayez pitié de moi !
« — Pitié de toi, Clarice ! est-ce que jamais tu as eu de la pitié pour moi ! Ne m’as-tu pas torturé le cœur par tes abominables coquetteries, n’as-tu pas ri de ma confiance, ne t’es-tu pas outrageusement moquée de mon amour ! Pitié de toi, toi qui m’as sacrifié à d’indignes caprices ? Crois-tu que je puisse oublier les mille supplices que tu m’as fait endurer ! N’invoque pas le nom de ma mère, tu le profanes en le prononçant ! Et pourquoi implores-tu ma pitié ! Ne sais-tu pas que je t’aime plus que ma vie, que pour avoir ton amour, je suis prêt à tout sacrifier, patrie, famille, mon honneur même ! Aujourd’hui, sache-le bien, il faut que notre sort se décide ! Tu es en mon pouvoir, Clarice, je t’aime et je te veux !
« Le désespoir me saisit, tout mon être se révolta :
« — Ah ! vous êtes impitoyable, m’écriai-je ! Eh bien, malheur à vous qui voulez mon déshonneur sans reculer devant les plus vils moyens !… Oui, malheur à vous ! je vous le dis en face, votre amour me fait horreur ; je vous méprise et je vous hais !…
« Et d’un mouvement brusque, je me dégageai de son étreinte. Je ne pouvais approcher de la sonnette, il avait toujours eu soin de m’en tenir éloignée ! Il fallait fuir et je cherchai à gagner la porte la plus près de moi, en me faisant un rempart des meubles… Mais… ah ! le Ciel n’est pas juste !… que pouvais-je faire, faible, malade, contre cette force brutale d’un homme fou de colère et de ion ! Ah ! si j’avais eu une arme ! tout redoutable qu’il est, il ne m’aurait eue qu’au péril de sa vie ! Mais je n’avais que mes mains débiles, et je chancelais à chaque pas !… Il se jeta sur moi d’un élan de bête fauve, m’atteignit et me saisit au bras avec une violence furieuse, il me sembla que mon épaule se brisait, j’éprouvai une douleur horrible… et je m’évanouis !… »
Clarice s’était tue…
Elle restait immobile. Bernard ne pouvait voir sa figure qu’elle tenait cachée dans ses mains, mais l’énergie convulsive de l’attitude, les rauques sanglots qu’elle avait peine à contenir, témoignaient de l’effroyable crise qui ébranlait tout son être. C’était bien là le désespoir indicible, la rage impuissante et furieuse de la faiblesse qui se sent foulée aux pieds par un odieux abus de la force ! Profondément ému lui-même, Bernard restait immobile, muet ; sans forces pour recueillir ses pensées, dans son trouble, il n’avait conscience que d’une chose, c’est qu’en présence de ce malheur terrible tout ce qu’il pourrait dire serait insuffisant et banal ; l’intérêt, la sympathie la plus vive restaient forcément au-dessous des exigences de cette situation sans précédent…
Il se fit un long silence. Enfin Clarice releva la tête ; sa figure livide, le cercle noir qui entourait ses yeux, dénotaient une fatigue mortelle. Encore une fois Bernard voulut l’arrêter, elle ne lui en laissa pas le temps :
— Voilà, dit-elle d’une voix sourde, voilà l’histoire de ma jeunesse. Elle est lugubre, n’est-ce pas ? Mais ce n’est pas tout encore. Mon cœur a saigné en vous racontant le triomphe de la force ; eh bien, j’ai besoin de plus de courage encore pour vous faire voir à l’œuvre les âmes basses et sordides, les perfides et vils calculs qui devaient consommer ma perte !…
« Après l’odieux attentat dont j’avais été victime, je fus prise d’un transport au cerveau qui me priva pour longtemps de l’usage de ma raison. Toute autre en serait morte, pour moi ce bonheur aurait été trop doux. J’échappai donc et le délire furieux auquel j’étais en proie fit place à une atonie, à une insensibilité complètes. Puis la vie rentra peu à peu dans ce misérable corps ; son premier effet fut d’y réveiller la douleur. Un jour, j’eus le sentiment d’une vive souf ; on pansait mon bras qui avait subi une luxation violente ; j’eus la vague conscience de mon existence, mais je ne pouvais ni faire un mouvement, ni parler, ni même ouvrir les yeux. Peu après, je commençais à entendre et à comprendre ce qui se disait autour de moi ; j’appris ainsi dans quel danger je me trouvais, mais mon esprit aussi affaibli que mon corps restait inerte, et dès que la douleur physique cessait, je retombais dans mon anéantissement. Puis je pus ouvrir les yeux et prononcer quelques mots, mais il m’était encore impossible de rassembler mes idées et de me rendre compte de ce qui m’était arrivé. J’étais confiée aux soins du docteur de la famille, un vieux praticien allemand aussi brusque que bon ; lui seul s’intéressait à moi ; au milieu du déchaînement de malveillance dont j’étais la victime, lui seul avait pressenti que cette maladie soudaine et mystérieuse avait une cause étrange et terrible. Il s’était appliqué à trouver le moyen d’avoir accès auprès de mon esprit et n’avait pas tardé à reconnaître que la douleur physique m’arrachait momentanément à mon inertie. Pour le moment, uniquement préoccupé du soin de me guérir, il se refusait à tenter aucune épreuve en vue d’obtenir de moi des renseignements ; il ne se prêta à ces recherches que lorsqu’il fut sûr que j’étais en état de les er. Ce jour arriva ; réveillée par une violente pression du poignet droit, j’ouvris les yeux ; comme dans un rêve, je vis autour de moi le docteur, Don Affonso, et un troisième personnage dont la figure m’était inconnue ; j’ai su plus tard que c’était le magistrat chargé de recueillir ma déposition. Le docteur m’interrogeait amicalement sur mon état, j’avais peine à le comprendre et ne répondais que par monosyllabes presque inintelligibles. Soudain il me demanda : Dis-moi donc, Clarice, quel était cet homme qui se trouvait avec toi, le jour où tu as pris mal ? Ce fut comme si on me levait un voile qui me cachait le é ; d’un coup d’œil, je revis toute l’affreuse scène, et ma mémoire brusquement surexcitée me montra mon ennemi prêt à me saisir !… C’est M. de Claram ! m’écriai-je dans un paroxysme de terreur folle. Défendez-moi, sauvez-moi de lui !… À ces mots, il me semble encore voir Don Affonso se lever tout blanc de colère. Et la lettre, s’écria-t-il en s’avançant vers moi, la lettre ! Réponds, misérable, comment t’en justifieras-tu ?
« — La lettre, m’écriai-je, elle est fausse, je le jure par le Ciel !
« C’en était trop pour mes forces ; je retombai anéantie. Le docteur ne voulut pas que l’on poursuivît l’interrogatoire. Ce ne fut que peu à peu, en s’y reprenant chaque jour, qu’il parvint à obtenir le récit complet de ce qui s’était é, et moi, je dus comprendre à quel degré d’abaissement et de honte j’étais descendue ! Vous allez en juger…
« Le soir même où je succombais sous la violence de M. de Claram, miss Grancéis qui était revenue à la ville sous je ne sais quel prétexte et à mon insu, fit demander en toute hâte mes parents. À leur arrivée, elle dit qu’elle avait à leur faire une confidence de la nature la plus grave. D’un ton ému, pénétré, elle leur raconta qu’en rentrant à la maison, elle était venue au salon pour prendre de mes nouvelles ; à sa stupéfaction indicible, elle m’avait trouvée seule avec un homme qui s’était enfui en l’apercevant ; l’obscurité ne lui avait pas permis de le reconnaître. Depuis ce moment, je feignais d’être évanouie, sans doute pour échapper à ses questions et à ses reproches ; cette conduite l’obligeait à les informer tout de suite de ce qui s’était é.
« Vous pouvez aisément concevoir l’effet que produisit une pareille révélation ; c’était un scandale effrayant, irréparable. Don Affonso y voyait le renversement définitif de ses projets. Pour Dona Eusebia, c’était la circonstance tant désirée qui lui permettait de me renier comme sa fille ; désormais elle pouvait le faire en toute sûreté de conscience et avec l’assentiment général. Au milieu de ce tumulte d’exclamations, de cette explosion de colères, seule je gardais obstinément le silence et pour bonne raison, je gisais évanouie, renversée en désordre sur le canapé du salon. Mais ce silence n’était, aux yeux de tous, qu’une feinte, un expédient, le seul que je puisse imaginer pour me soustraire aux conséquences de ma faute. Tout à coup, Don Affonso aperçut à mes pieds la lettre qui avait amené M. de Claram ; comme si le hasard même eût voulu conspirer contre moi, cette lettre oubliée, tombée par mégarde, sans adresse qui montrât à qui elle était destinée, apparaissait tout à point pour consommer ma perte. La lecture qui en fut faite porta au comble l’exaspération de mes parents ; séance tenante, sur la suggestion de Dona Eusebia, habilement appuyée par miss Grancéis, Don Affonso fait venir un notaire et un délégué de police, et on procède immédiatement aux formalités nécessaires pour m’enlever ma qualité de fille adoptive et de personne libre. Je fus jugée et condamnée sur l’heure ; on ne songea pas à s’enquérir si mon évanouissement était réellement une feinte, à s’assurer, par des preuves irréfutables, de ma culpabilité ! Il fallait m’accabler, me frapper sur l’heure, me briser à jamais ; les haines réunies contre moi ne voulaient pas perdre une minute ; sous leur impulsion furieuse, l’esprit affolé de Don Affonso alla docilement aux extrêmes en croyant agir de son chef et venger d’une manière éclatante l’atteinte portée à l’honneur de sa maison !…
« Quand tout fut consommé, la vérité commença à se faire jour, l’état d’anéantissement dans lequel j’étais plongée, prenait le caractère d’un délire furieux. Il n’y avait plus de temps à perdre ; la vie de l’enfant maudite, ce n’était guère la peine de s’en occuper, mais l’esclave avait une valeur ; cela, il fallait le sauver ! Le médecin fut prévenu ; du premier coup d’œil il soupçonna la vérité ; il fallait être aveugle pour s’y méprendre ; mon bras était horriblement foulé et j’avais failli être étranglée par une main qui avait étouffé mes cris. Les meurtrissures étaient visibles pour quiconque voulait ne pas fermer les yeux à la lumière. Mon vieux docteur déclara immédiatement que ma personne présentait tous les indices révélateurs d’un crime, et quand il sut que la seule conséquence de l’attentat auquel j’avais succombé, avait été de me faire descendre au rang d’esclave, il protesta, s’emporta et déclara que si mes parents ne voulaient pas porter plainte, ce serait lui qui se chargerait de le faire. Il y eut une scène violente, on lui produisit la lettre, espérant le réduire au silence, mais il déclara que ce papier ne valait pas, à ses yeux, une seule des meurtrissures de mon corps et qu’imprudente ou non, je n’en avais pas moins succombé à une violence. Il fit si bien qu’il réduisit au silence miss Grancéis et conduisit lui-même Don Affonso devant un magistrat qui reçut sa plainte. Puis, comme mon état exigeait de grands soins et qu’il était douteux que je pusse les trouver dans une famille qui venait de me rejeter comme une criminelle, il me fit transporter dans un hôpital ; c’est là, dans une chambre nue, dépourvue de tout, que seule, abandonnée de tous, sous le coup de la réprobation universelle, je dus me débattre contre la terrible maladie qui m’étreignait. Il paraît que j’eus une semaine entière de furieux délire, puis la faiblesse gagna et me réduisit promptement à un état effrayant d’atonie. Plusieurs fois on me crut morte, mais j’étais condamnée à vivre ; mon malheur n’était pas assez complet !
« Je vous ai dit comment on s’y prenait pour questionner l’esclave Clarice, comment on lui avait arraché le récit de la violence dont elle avait été victime, et quel effet cette révélation avait produit sur Don Affonso. Apprendre que ce coupable, contre qui il avait porté plainte, qu’il exposait à un scandale inouï, c’était M. de Claram, ce tout-puissant protecteur, tant adulé, tant choyé, le pivot sur lequel roulaient tous les projets de son ambition folle, comprendre qu’il fallait renoncer à tous ses beaux plans d’avenir, que c’était désormais une lutte sans merci à soutenir contre le représentant d’une illustre et puissante famille, c’en était trop pour Don Affonso, et si je pouvais m’abaisser jusqu’à souhaiter un châtiment pour cette âme faible et basse, je n’en aurais pas inventé de plus raffiné. Dans son effarement, il n’eût pas mieux demandé que de se réconcilier avec M. de Claram, au prix des plus amères humiliations, mais cette ressource même lui manquait : M. de Claram avait quitté Saint-Paul et se trouvait maintenant sur le théâtre de la guerre, au Paraguay ; chose singulière, il niait hautement qu’il fût l’auteur de l’attentat auquel j’avais succombé et il paraissait prouvé qu’il n’était plus à Saint-Paul le jour du crime. Son amour pour moi avait entièrement disparu, pour faire place à un sentiment tout contraire, et il n’y avait pas de termes assez durs qu’il n’employât pour stigmatiser ma conduite. Don Affonso ne savait donc où se prendre ; de tous ses châteaux en Espagne, il ne lui restait qu’un procès odieux à soutenir dans les conditions les plus fâcheuses, et une esclave malade, presque idiote, dont la beauté avait totalement disparu. L’opinion publique qu’il avait si souvent froissée, se retournait contre lui avec une joie méchante ; il était au dernier degré de l’abattement, incapable de prendre un parti, désireux seulement, s’il en trouvait le moyen, d’abandonner l’attaque si imprudemment dirigée par lui contre un redoutable adversaire. Il y était encouragé par Dona Eusebia et miss Grancéis qui, elles, voyaient leur but atteint, leur vengeance satisfaite et se souciaient fort peu de tout le reste. Mais Don Affonso se savait presque ruiné, et entre la colère d’un côté, la crainte de l’autre, il se perdait en hésitations et se consumait de dépit et d’inquiétude.
« Que se a-t-il à ce moment ? Je ne l’ai jamais bien su ; cet Erboano, l’âme damnée de M. de Claram, ce majordome demi-geôlier qui me tient sous sa férule et dont vous voyez parfois apparaître la figure sinistre, tout en se faisant un méchant plaisir de me parler de ces odieux détails, ne s’est jamais expliqué sur ce point. Un homme puissant, ennemi de M. de Claram ou de sa famille, trouva-t-il dans ce scandale, l’occasion qu’il cherchait de satisfaire ses rancunes, je suis tentée de le croire, mais ce n’est qu’une supposition, à laquelle je ne saurais trouver aucune base. Quoi qu’il en soit, on vit soudain Don Affonso sortir de son inertie et commencer toute une série de démarches énergiques en vue de poursuivre et de frapper le coupable. L’œuvre était difficile, car les précautions avaient été bien prises pour égarer les soupçons. Mais on ne pouvait étouffer l’éclat de mes déclarations, non plus que celles du docteur. Puis miss Grancéis avait eu l’imprudence de tenir des propos contre moi, si haineux, si profondément empreints du plus âpre désir de vengeance, elle avait montré tant de joie au moment de mon malheur, que l’attention même des plus indifférents en avait été frappée. Le Colonel Mendez Cazals tout le premier, son fiancé, disposé plus que personne à prendre son parti, en avait été si profondément révolté, qu’il avait presque rompu avec elle et ne cachait pas la cause de son irritation. Tous ces indices formaient un ensemble redoutable, et Don Affonso entama le procès. Chose étrange, il ne s’agissait plus d’un débat au criminel ; mes parents, en me réduisant brutalement à l’état d’esclave, n’avaient pas prévu qu’ils s’enlevaient cette ressource ; il n’y a pas de crime contre une esclave. Mais on pouvait demander à l’auteur de la violence une grosse indemnité pour le dommage que la diminution de ma valeur causait à mon propriétaire. Voilà la question que les tribunaux de Saint-Paul d’abord, puis ceux de Rio furent appelés à juger. Ce fut un scandale effroyable ; le rang de l’accusé, la position de la victime, celle des personnages accessoires, la nature du crime, tout se réunissait pour lui donner le plus odieux retentissement. Ne m’en demandez pas les détails ; la seule pensée m’en fait horreur ! Et cependant, dans le délabrement de mon esprit, les impressions ne me parvenaient que bien affaiblies, bien émoussées ! C’en est trop déjà pour me faire rougir de honte, mais ce n’est pas assez pour qu’il ne reste pas un grand vague dans mes souvenirs. Ce que je sais toutefois, c’est que la curiosité du public fut largement satisfaite ; le procès se déroula au milieu des péripéties les plus émouvantes. M. de Claram nia d’abord résolument, puis, soudain, comme si cet esprit violent, mais loyal au fond, n’eût pu tenir à ces détours, il se décida brusquement, en pleine audience, à se reconnaître coupable ; mais il affirmait qu’il n’y avait eu de sa part aucune violence, qu’il était venu à un rendez-vous provoqué par moi, et il s’autorisait de la lettre que j’étais censée lui avoir écrite pour m’acc avec des emportements sauvages, d’avoir toujours agi à son égard avec autant de dépravation que de duplicité. Il affirmait qu’il n’avait pas eu de complices et se disait, en termes plus qu’énergiques, victime d’un chantage combiné entre mes parents et moi ! De son côté, miss Grancéis disait ne rien savoir de précis contre M. de Claram ; ses dépositions étaient empreintes à mon égard d’une malveillance perfide d’autant plus dangereuse qu’elle était soigneusement : dissimulée. À l’entendre, on ne pouvait s’empêcher de déplorer le sort d’une institutrice aux prises avec une élève d’une nature aussi perverse. Pour moi, je ne pouvais que protester de mon innocence et raconter, Dieu sait avec quelle honte et quelle douleur, les persécutions et les violences de M. de Claram jusqu’à l’odieuse scène qui les avait si dignement couronnées. Non, il n’est pas de supplice corporel plus atroce que ces interrogatoires, menés devant un public malveillant, par des juges prévenus ; à chaque mot que je prononçais, j’entendais des murmures ironiques ou hostiles, je sentais ligués contre moi, la haine la plus raffinée, le mépris pour l’esclave et la plus insolente curiosité. Comment j’ai pu les soutenir, je ne peux le comprendre ! J’étais de la plus grande faiblesse ; il fallait que le docteur m’assistât sans interruption ; après quelques moments, je tombais dans des crises nerveuses terribles ou bien dans des évanouissements si intenses qu’à chaque instant, l’on me croyait morte ! Mais je ne pouvais mourir, j’étais réservée pour subir un supplice plus cruel encore. Je reprenais vie et l’âpre colère qui me soutenait contre mes persécuteurs me donnait des forces. J’avais au fond du cœur un tenace espoir de vengeance ; le sentiment de l’injustice dont j’étais victime, vivait si fort en moi qu’il me semblait que je finirais par prouver au grand jour l’infamie de mes ennemis. Je ne me trompais pas ; un jour, pendant que miss Grancéis, froidement triomphante, répétait une fois de plus ses accusations venimeuses, soudain une lumière se fit dans mon esprit ; je me souvins que le jour même du crime, une vieille négresse qui venait souvent nous apporter des fleurs des bois, m’avait dit qu’arrêtée à ca dans une maison de je ne sais quelle rue déserte, tout à l’entrée de la ville, elle avait vu miss Grancéis er rapidement, regarder de toutes parts si personne ne l’observait et glisser furtivement un papier dans une boîte aux lettres. Cela m’avait surprise, miss Grancéis était depuis plusieurs jours à la campagne avec ma sœur, rien n’indiquait qu’elle dût revenir si tôt. Cependant elle était rentrée en ville, sournoisement, comme en cachette, et elle apparaissait comme à point nommé, pour constater ce qu’elle appelait mon crime. Et cette précaution étrange d’aller chercher dans une des rues les plus écartées de la ville, une boîte bien à l’abri des regards pour y déposer sa lettre ! Sur l’heure, ces singularités ne m’avaient pas frappée ; plus tard, ma mémoire affaiblie n’en conservait plus le souvenir. Mais à ce moment, l’indignation, la tension nerveuse des débats me les rappelèrent tout à coup ; comme à la lueur d’un éclair, j’entrevis une corrélation entre ce mystérieux billet et la lettre qui avait causé ma perte. Avec une force convulsive, je me lève, j’interromps miss Grancéis et lui demande nettement si le jour du crime elle n’a pas adressé une lettre à M. de Claram. Elle nie. J’insiste et je désigne la rue même où la lettre a été déposée. Surprise, interdite, elle nie encore. Je donne alors le nom de la vieille négresse et je demande qu’elle soit entendue. Sa déposition convainquit miss Grancéis de mensonge. Je rappelle l’épisode de la fausse lettre adressée à Mrs Saunders, c’était la même manœuvre, toujours tentée par les mêmes moyens. Puis ces précautions excessives dont miss Grancéis s’était entourée, ce retour inattendu et furtif, tout concourait à l’acc. L’attention publique était vivement surexcitée. M. de Claram, interrogé de nouveau, répond qu’il a reçu trois lettres ; l’une lui donnant les meilleures espérances pourvu qu’il obéit aveuglement aux directions qui lui seraient transmises ; la seconde reçue deux jours avant le crime, lui prescrivait de partir ostensiblement pour Santos, le port de Saint-Paul, en annonçant qu’il allait s’embarquer, puis de s’arrêter en route et de revenir dans le plus grand secret ; la troisième était celle qui l’avait amené auprès de moi. On lui demande de produire les deux premières ; toutes trois étaient de la même écriture, évidemment contrefaite. Je les examinais avec une attention fiévreuse, il me semblait que le secret du crime était là, caché dans ces feuilles inertes ! Je relisais la troisième lettre, cet odieux appel au rendez-vous… soudain, par un trait de lumière, une vraie révélation, la vérité m’apparaît éclatante, irréfutable ! Cette lettre, une seule personne avait pu l’écrire ; c’était elle la vraie coupable, la cause de ma perte, et j’allais pouvoir la démasquer ! Ah ! mon cœur bondit dans ma poitrine, de joie, de fureur et de haine !… Il faut avoir été en butte à tout un système de calomnies infâmes, il faut avoir succombé au crime le plus lâche, préparé par les manœuvres les plus perfides, pour savoir ce qu’il y a d’âpre, d’indicible volupté, à pouvoir enfin démontrer son innocence, à se venger de ses persécuteurs, de ses implacables ennemis ! Seulement et c’était le plus difficile, il fallait rester calme, parfaitement maîtresse de moi-même, car un tel triomphe ne pouvait s’obtenir sans lutte, sans une lutte terrible. L’adversaire était redoutable et se défendait sans merci ; mais je me sentais une force, une lucidité invincibles et je savais que j’allais l’écraser !
« Voici ce qui s’était é.
« Au retour d’une mission au Japon, le commandant Mendez Cazals avait donné à sa fiancée, miss Grancéis, quelques curiosités, bronzes, laques, porcelaines et autres menus objets d’art local. Dans le nombre, figuraient trois cahiers de papier à lettre, de peu de valeur en eux-mêmes, mais intéressants pour leur extrême rareté ; en effet la fabrique d’où ils sortaient, établie sur les procédés européens pour l’usage exclusif de la famille Impériale, n’avait fonctionné que pendant tout juste un mois, et pour si peu que cela n’en valait pas même la peine. Le commandant s’était procuré ces cahiers à très haut prix et les avait donnés à sa fiancée. Miss Grancéis ionnée pour ces raffinements de luxe, avait fort apprécié le cadeau, et elle mettait un singulier amour-propre à expédier ses billets écrits sur ce papier rarissime ; malheureusement le nombre en était restreint et la provision avait été vite épuisée, bien des mois avant les événements sur lesquels porte mon récit. Et cependant cette lettre qui avait causé ma perte, – je la tenais dans ma main et je ne pouvais m’y tromper, – elle était écrite sur une de ces feuilles introuvables ; l’identité n’en était pas douteuse ; il suffisait de la signaler pour en démontrer l’évidence. À première vue, il est vrai, ce papier ne se distinguait pas d’un autre pour la couleur et la finesse, mais il était infiniment plus tenace, il ne brûlait que fort difficilement, surtout, et ceci ne permettait aucun doute, il était marqué au coin gauche d’un signe caractéristique, une idole japonaise du dessin le plus original et le plus pur, absolument inimitable. À première vue, ce signe ne se remarquait pas, il n’apparaissait que par transparence sur le papier mouillé. Eh bien, sur cette feuille que je tenais dans ma main, je voyais ce signe révélateur ; j’en étais certaine, aucune erreur n’était possible ! Comment donc cette feuille s’était-elle trouvée là, si à propos pour servir d’instrument au crime et aussi pour dénoncer le coupable ! Moi qui étais censée être l’auteur de cette lettre, jamais je n’avais eu de tel papier à ma disposition ; miss Grancéis me détestait trop pour m’avoir donné une chose si précieuse pour elle. Mais si la lettre ne venait pas de moi, qui donc l’avait écrite ? Une seule explication était possible ; par un concours de circonstances dans lequel il est commode de ne voir que le hasard, mais où, moi je serais ingrate et inexcusable de méconnaître l’action providentielle de la Puissance Suprême, ce feuillet, égaré parmi d’autres papiers dans quelque portefeuille, s’était trouvé sous la main de la personne qui avait voulu me perdre. Sans y prendre garde, et l’erreur était facile, elle s’en était servie pour consommer sa perfidie, et maintenant j’avais en mon pouvoir, la preuve irrécusable de la manœuvre infâme pratiquée contre moi ! Il y avait un coupable, et il ne pouvait y en avoir qu’un seul ; c’était miss Grancéis ; nul autre qu’elle n’avait eu de ce papier, seule, elle s’en était servie, cela était connu de tous, sur cette seule preuve, sa scélératesse allait éclater à tous les yeux !…
« Je me lève de nouveau et je demande à miss Grancéis si elle reconnaît le papier. Elle devint livide, car elle comprit que je la tenais en mon pouvoir, mais il fallait payer d’audace. Elle nia !…
« — Eh bien, m’écriai-je, ces lettres viennent de vous, vous seule pouvez les avoir écrites, vous seule avez de ce papier ! C’est le commandant Mendez Cazals qui vous l’a donné ; personne d’autre n’en a jamais eu une seule feuille ! Tous le savent à Saint-Paul, personne ne me démentira !
« Je fais constater l’existence de la marque accusatrice, et je demande que l’on interroge le commandant. Il était à Saint-Paul à ce moment, revenu depuis peu du théâtre de la guerre. Il reconnut le papier et confirma de point en point l’exactitude de mon récit. Miss Grancéis sentait le terrain crouler sous ses pieds, mais elle se débattait avec une audace désespérée :
« — Le papier est à moi, je le reconnais, dit-elle, mais il m’en a été soustrait plusieurs feuilles ; l’une d’elles, sans doute, aura servi pour cette lettre, et l’esclave, comme elle ne cessait de m’appeler, me l’a volée pour pouvoir en même temps amener impunément son amant au rendez-vous et m’acc de lui avoir tendu un piège !
« Elle continuait ainsi, furieuse, les yeux flamboyants, l’écume aux lèvres, comme une bête féroce acculée dans son repaire. L’opinion du public était contre elle, mais il y avait encore de l’hésitation :
« — Alors, dis-je en élevant en l’air la seconde lettre, comment se fait-il que ce papier porte le timbre postal de Loureiro ? C’était le nom de la maison de campagne de Don Affonso. Comment aurais-je pu écrire cette lettre, moi qui n’y étais pas allée depuis un grand mois ? Qui donc l’a écrite, sinon vous qui y étiez le jour même de la date qui y est marquée ?
« Le coup était terrible, un frémissement a dans l’assistance. Le visage de miss Grancéis se décomposa ; elle balbutia quelques mots sans suite ; puis, soudain, se remettant :
« — Que sais-je ? dit-elle. De toi, tout est possible ; de même que tu as volé mon papier, tu as envoyé la lettre à la poste de Loureiro pour mieux t’assurer le secret et détourner sur moi les soupçons !…
« Puis vint un nouveau débordement d’injures, de calomnies, d’accusations atroces ! Il semblait qu’elle eût perdu toute mesure, tout empire sûr elle-même ! La fureur de sa haine faisait explosion au grand jour ; il était aisé de voir à quelles attaques je pouvais m’attendre de la part d’un tel ennemi !
« À ce moment, un allié bien inattendu vint à mon aide. L’avocat de M. de Claram était un homme habile, de décision rapide et de grande expérience ; d’un coup d’œil il vit tout le parti qu’il pouvait tirer de l’incident ; il n’était plus possible de faire croire que les lettres fussent de moi ; s’il était possible de démontrer que miss Grancéis en était l’auteur, que seule elle avait tout prévu, tout préparé, tout organisé, alors tout l’odieux de cette manœuvre retombait en entier sur elle ; M. de Claram, à son insu, trompé lui-même, n’avait fait que servir sa haine ; il pouvait avoir été violent, brutal, il n’était pas complice volontaire d’un crime, d’une odieuse machination, sa responsabilité morale, son caractère en ressortaient intacts.
« L’avantage était inappréciable ; l’habile avocat ne perdit pas un moment pour se l’assurer. Il interroge à son tour miss Grancéis, la presse de questions, enchaîne les détails, rapproche les circonstances, surtout il insiste sur l’emploi qu’elle a fait de son temps dans la fatale journée, et il lui fait préciser l’heure à laquelle elle a quitté la campagne, les motifs qui la ramenaient si inopinément en ville, ceux qui l’avaient engagée à y rentrer furtivement, à me laisser ignorer sa présence, à ne paraître que lorsque le crime était consommé ; elle avait dû entendre mes cris, pourquoi y était-elle restée sourde, insensible ? C’était bien là le point capital, tous le comprenaient. Les questions de l’habile avocat frappaient directes, précises, incisives, comme de vraies lames d’acier ; miss Grancéis, malgré toute sa duplicité et son audace, se débattait en vain sous l’étreinte de cette intelligence perspicace ; bientôt elle se troubla, s’emporta, tomba dans des incohérences, des contradictions visibles à tous. Son adversaire s’en empare, avec un merveilleux à-propos, il rétablit la suite des événements, il montre son client attiré comme malgré lui dans une maison déserte, où il se trouve seul, en présence de la femme qu’il aime, qu’il n’est guère tenu de respecter ; sur la foi de trois lettres il se croit attendu, appelé ; jeune, ardent, éperdument amoureux, il cède à l’entraînement ; qui donc pourrait lui jeter la première pierre ! La coupable, celle sur qui l’odieux doit retomber, c’est celle qui l’a trompé, qui a spéculé sur son amour aveugle, qui l’a jeté, par la manœuvre la plus perfide dans une aventure où dans le fougueux emportement de sa nature, il devait succomber à la tentation !
« Tout cela était dit avec une précision, une vigueur entraînante. L’effet fut pleinement atteint ; l’auditoire, les juges, tous se sentirent convaincus de la culpabilité de miss Grancéis, du rôle infâme qu’elle avait joué ; sans son intervention perfide, la destinée de M. de Claram eût été tout autre ! Rentré au service actif, il aurait bravement fait son devoir devant l’ennemi et eût conquis une nouvelle gloire, tandis que maintenant, en butte à une accusation grave, il se débattait dans un déplorable procès !
« Et moi, dans cette singulière péripétie, quel était mon rôle ? Il semble que cette lumière ainsi faite à profusion, d’une manière si imprévue, devait m’être pleinement favorable ; il était maintenant certain que je n’avais rien à me reprocher, je n’étais que la victime des deux coupables, de la haine perfide de l’une, de la sauvage brutalité de l’autre. L’opinion si longtemps égarée, devait me rendre justice ; mes parents reconnaissant leur erreur, n’avaient plus qu’à réparer les conséquences de leurs injustes soupçons, à me rendre ma liberté dont ils m’avaient si légèrement dépouillée !
« Il n’en fut rien ! Tout l’intérêt se concentrait sur M. de Claram ; de moi, nul ne se souciait. La tache originelle, le préjugé de l’esclavage si puissant dans ce pays engagé encore dans les liens de l’odieuse institution, m’écrasaient ; j’avais été esclave, je l’étais redevenue, c’était chose fort naturelle et je n’avais aucun droit ni à la justice ni à la pitié !
« Le plus étrange, c’est que dans ce débat entre la coupable et la victime, c’était contre moi que M. de Claram prenait parti. La haine qu’il me portait était sans mesure ; l’amour-propre aidant aussi peut-être, il ne voulait pas ettre que ce ne fût pas moi qui lui avais écrit la fatale lettre ! Pendant que je cherchais à démontrer mon innocence, il frémissait d’impatience et de colère. Lorsque son avocat s’en prit à miss Grancéis et mit en lumière le rôle odieux qu’elle avait joué, il avait peine à se contenir. Cette défense si habile, si conforme à la vérité, qui lui était si favorable, il ne voulait pas l’accepter, pour un peu il aurait interrompu son défenseur ; la coupable devait être moi, moi toujours, moi seule et nulle autre !…
« Il fallut presque lui imposer silence ; à force de violence et d’irréflexion, il aurait réussi à compromettre sa cause ! Les débats furent clos après quelques paroles du président, dans lesquelles il flétrissait la conduite de l’institutrice infidèle. La misérable se retira poursuivie par les murmures hostiles du public. Si j’avais tenu à jouir de ma vengeance, mon désir aurait pu se satisfaire sur l’heure, car après un pareil éclat et une telle humiliation, miss Grancéis était à jamais perdue. Mais ces affreuses scènes avaient épuisé mes forces, j’étais tombée évanouie et je restai pendant trois jours, inerte, insensible, vrai cadavre auquel la mort seule manquait !
« Et voici alors ce qui arriva :
« Quand ma pensée s’y reporte, tout mon être se soulève, il me semble que j’étouffe… de dégoût et d’horreur !
« Les juges avaient ajourné à une semaine le prononcé de leur sentence. Le procès avait eu un retentissement terrible ; c’était un scandale sans précédent. L’opinion, bien ouvertement soulevée contre miss Grancéis, se partageait en ce qui touchait M. de Claram. Les uns, c’était le bien petit nombre, croyaient qu’il y avait eu accord entre lui et mon ennemie ; les autres, une immense majorité, séduits par sa belle prestance, ses dehors loyaux et sympathiques, entraînés par l’énergie de ses protestations, étaient presque tentés de l’exc, de dire qu’on faisait beaucoup de bruit pour peu de chose, qu’après tout, une fille coquette comme moi, une esclave perverse avait bien mérité son sort ! Ces divergences gagnaient jusqu’aux juges ; on les disait très divisés. Mais de tout l’ensemble, il résultait un scandale énorme ; le nom de M. de Claram, celui de sa famille étaient compromis, un jugement défavorable pouvait les couvrir d’une tache indélébile. Il fallait trouver un expédient, des négociations furent entamées. Don Affonso n’attendait que ce moment ; malgré l’appui mystérieux qui l’avait soutenu, il tremblait encore à la pensée de cette lutte engagée contre de tels adversaires. Dans ces dispositions, il ne devait pas être difficile de trouver un moyen de se mettre d’accord. Et on y réussit !
« En deux jours la paix fut signée !…
« Ce fut moi, la victime, qui en fit tous les frais !
« Folle stupide que j’étais ! Lorsque ma pensée sortait du chaos où me retenait l’épuisement de mes forces, je me prenais à espérer ! N’avais-je pas démontré mon innocence, prouvé que je n’avais succombé qu’à un lâche attentat, prémédité, préparé par la plus infâme perfidie ? La précipitation de mes parents, la hâte qu’ils avaient mise à me renier, à me chasser de leur famille, n’était donc que le résultat d’une erreur coupable ! Une pareille monstruosité ne pouvait être consacrée. Je sentais bien que jamais je ne pourrais retrouver la place dont ils m’avaient chassée, mais j’espérais que cette sentence qui m’avait dégradée serait cassée, que je redeviendrais, moi-même, une personne libre, non plus une esclave, une chose que chacun peut impunément fouler aux pieds ! Ah ! oui, folle stupide que j’étais ! Je ne connaissais pas la nature humaine, je n’avais pas mesuré à quel degré de bassesse elle peut descendre sous la pression de la peur et de la cupidité !
« Je la fis, cette expérience, et je la fis complète !
« Oui, ceux qui avaient juré devant Dieu de m’associer à leur vie, de me protéger, de m’aimer comme leur fille, ceux qui m’avaient donné le droit de les appeler mes parents, ils trafiquèrent de moi comme d’un animal, comme d’une chose ! Ils traitèrent contre argent de ma liberté, de mon honneur, de mon existence, avec l’homme qui avait déshonoré leur maison, trahi leur hospitalité ! Non seulement ils pardonnèrent au bourreau, mais encore ils lui vendirent sa victime, à lui qui, non content de lui avoir fait la plus cruelle injure, ne cessait pas d’afficher contre elle la haine la plus acharnée, le mépris le plus insultant ! Oui, ils me livrèrent à lui sans hésitation, sans remords, leur conscience faussée ne leur dit pas qu’en recevant le prix du marché, ils commettaient un parjure, un vrai crime ! Et pourquoi m’en indigner, après tout ? C’est l’égoïsme humain, dans toute sa naïve laideur, aggravé encore par l’endurcissement impie que l’esclavage traîne à sa suite ! S’en irriter, c’est lui faire trop d’honneur ; le mépris, le dégoût, voilà ce que mérite cet avilissement, cette dégradation inouïe et incurable !
« Et maintenant j’appartiens à cet homme, à mon maître, au même titre que son cheval ou son chien ! Et que dis-je ? Un chien, un cheval, on les aime, on s’y attache ; moi on ne me garde que pour pouvoir assouvir, à la première occasion, une haine aveugle, insensée ! Lorsque, dans ces heures éternelles de solitude, je me dis que je suis à la merci de cette violence brutale, de ces instincts sans frein, ah ! vous ne pouvez savoir à quels pressentiments effroyablement sinistres je m’abandonne ! J’ai souvent désiré la mort ; maintenant plus que jamais, elle me paraît douce en comparaison de cet avenir noir où j’entrevois je ne sais quels horribles fantômes ! Et je n’ose pas même me plaindre ! Je n’ose penser que peut-être lui, mon maître, pourrait apprendre que j’ai parlé de lui, que j’ai prononcé son nom devant vous ! Oh ! puissances invisibles, soyez satisfaites ! Votre victime souffre ! Oui, vos châtiments sont terribles, implacables comme votre colère ! Malheur à ceux que vous livrez en pâture à la bassesse et à la perversité humaine ; exécuteurs aveugles, elles inventeront des raffinements de torture auxquels vos forces supérieures ne sauraient rien ajouter !
« Je ne vous décrirai pas l’horreur qui me saisit lorsque j’appris mon sort ; si je vis encore, c’est que le désespoir, si atroce qu’il soit, ne tue pas ! Je subis des crises terribles, des convulsions où il semblait que tout mon être dût se briser, puis je retombais dans cet état d’insensibilité qui faisait de moi une chose inerte, une idiote… J’ai conservé peu de souvenirs des derniers moments de mon séjour au Brésil. La position de M. de Claram était intenable, sa famille le fit partir pour l’Europe et il m’emmena avec lui, il ne voulait pas laisser derrière lui, le vivant témoignage de sa criminelle folie. Je ne sais comment se fit la traversée, j’ai seulement l’impression vague d’une scène violente dans laquelle M. de Claram fut au moment de me tuer !… Sa fureur m’épargna, je suis parfois tentée de le regretter. Notre voyage prit fin ; de Bordeaux, notre port d’arrivée, je fus conduite à Paris ; de là, dans ce vieux château désert. J’y suis installée depuis près de cinq mois. La solitude, le grand calme m’ont rendue à moi-même ; je me souviens, je pense ; c’est là toute ma vie ; il ne m’est pas permis de rien désirer de plus…
« Voilà quelle est mon histoire ; elle parle assez d’elle-même pour que je n’aie pas à faire parade de mon malheur. La pitié, la sympathie sont de douces choses, mais je ne puis songer à les réclamer. J’étais confiante autrefois, je suis devenue profondément craintive ; il me semble que j’attire le mal, comme le fer appelle la foudre. Pour vivre, il faut des efforts dont je me sens incapable, la force me manque pour lutter contre ces intérêts, ces ions qui se disputent la vie de l’humanité, je n’ai soif que d’une chose, du calme, d’un calme muet, éternel. Ce qui me le donnera, fût-ce une prison même, je l’accepte d’avance. Le matelot qui, roulé par les vagues furieuses, s’attache d’une étreinte convulsive, au bois inerte qui flotte près de lui, ne songe pas à se demander de quelle partie du navire il a été arraché. Moi, je trouve un abri dans ce vieux château sinistre, dans ce silence de mort que la haine de mon maître maintient autour de moi ; ce serait aller au-devant du malheur que de vouloir quitter ma retraite. Que m’importe le monde et ses joies, la vie, ses agitations et ses plaisirs ! Tout cela n’a plus de sens pour moi. Que d’autres les recherchent et en jouissent ; dans l’abîme où je suis tombée, il ne me reste qu’une seule volonté, qu’un seul désir, c’est de disparaître dans le silence et l’oubli ! »
Clarice avait cessé de parler. Dans la demi-obscurité de la salle, sa figure défaite, livide, semblait être le masque inerte d’une morte. Sa voix s’éteignait, la douleur de ces affreux souvenirs, l’émotion, la fatigue, paraissaient l’avoir réduite à un état d’atonie tout voisin de l’anéantissement.
Bernard comprit que le moment n’était pas venu de reprendre la conversation ; il n’osait risquer, ne fût-ce que pour donner l’expression de sa sympathie, d’ébranler encore la pauvre créature qui semblait agoniser devant lui ; il lui prit la main dans les siennes et la serra sans mot dire. Elle comprit et le remercia par un doux et triste sourire. Il prit congé et se retira.
Un trouble profond dominait tout son être ; il lui avait été donné de voir prendre corps dans la vie réelle, à un de ces enchaînements étranges d’aventures dont les romans semblent avoir seuls le privilège ; celle qui en avait été l’héroïne et la victime s’imposait à son esprit avec une puissance d’impression singulière ; l’émotion terrible qui ait par ondes fougueuses dans son regard enfiévré, dans sa voix brisée, se répercutait dans son souvenir en échos d’une violence presque douloureuse ; surexcitées par cet accent de ion, par ces cris de désespoir à peine contenus, ses perceptions semblaient avoir doublé d’intensité et de puissance, comme s’il eût respiré dans une atmosphère toute chargée de vapeurs excitantes ! Ces personnages que Clarice venait d’évoquer, se présentaient à son imagination avec un relief, une vie extraordinaires, leurs figures, leur individualité lui apparaissaient toutes frémissantes, comme si le récit de leurs actions, l’analyse de leurs caractères, la description implacable de leurs instincts, de leurs ions, de leurs crimes, les eût rendus visibles à ses yeux. Et au milieu de cette foule, au centre de ce tableau tout d’emportement et de violence, la figure de Clarice se détachait en pleine lumière comme la torche vengeresse qui mettait en relief les faiblesses, les hontes des acteurs de ce lugubre drame. Quelle trempe énergique que celle de cet esprit calme et ionné, fougueux et contenu tout ensemble ! Quelle recherche pénétrante, quelle intelligence des mobiles les plus secrets du cœur humain ! Chose vraiment merveilleuse, au milieu des emportements de son désespoir, ce cœur brisé, broyé par la violence et la perfidie, en venait à se tromper lui-même ; par excès de précision lucide, de subtile compréhension, il excusait presque ses ennemis, en expliquant leurs actes par les entraînements de leur nature, en accusant leur imperfection plus encore que leur perversité. Puis, et ce n’était pas la moindre étrangeté de cette nature excessive, dans cette impartialité si fière, il y avait peut-être plus d’orgueil que d’esprit de justice ; au plus profond de son abaissement, la victime se consolait de ses défaites en constatant les faiblesses irrémédiables, l’infériorité morale de ses vainqueurs. Ce n’était pas seulement la douce martyre qui accepte son supplice sans avoir la pensée de maudire les auteurs de ses soufs, c’était bien plus encore le sage de l’antiquité, imible et indomptable, qui, foulé aux pieds par les éléphants du cirque, proteste par la seule supériorité de son intelligence maîtresse d’elle-même, contre la brutale victoire de ses monstrueux bourreaux !…
Le récit de Clarice avait fait sur Bernard une impression profonde. Certes les circonstances qui avaient inauguré leurs relations, l’entourage, la manière de vivre si étranges de la jeune femme donnaient à prévoir que sa vie avait été traversée de singulières péripéties, mais la réalité déait encore tout ce que Bernard avait pu imaginer. Cet isolement absolu, cette absence de toute famille, de toute protection, surtout cet état d’esclavage si impossible à ettre, tout cela se trouvait expliqué, ces incohérences inouïes devenaient vraisemblables, nécessaires même. La destinée, comme dans le plus prodigieux conte féerique, après avoir comblé de ses dons la belle et charmante jeune femme, semblait s’être acharnée contre elle ; le plus lourd entassement de circonstances hostiles, le plus furieux déchaînement de ions mauvaises, de haines implacables, l’avaient écrasée comme à plaisir ; lorsqu’elle se disait brisée, à bout de forces, déliée par l’excès de son malheur, de l’obligation de tenter le moindre effort, elle était rigoureusement dans son droit ; qui aurait fait plus à sa place ? Et Bernard, alors, se sentait ému pour elle, d’une profonde pitié ; il se rendait compte qu’il ne cédait pas au charme prestigieux de sa beauté ; comment aurait-il résisté à l’impression de ce malheur acharné, impitoyable, de cette ruine complète qui n’avait rien épargné, jusqu’à la liberté, à la santé même de la victime ! Dans l’émotion du premier jour, Bernard s’était demandé s’il n’y aurait pas quelque moyen de venir en aide à cette poignante infortune, s’il ne devait pas, même contre son gré, la sauver de cette extrémité inouïe ; une démarche bien calculée, faite à propos, pouvait la décider à réclamer au moins cette liberté à laquelle même elle paraissait ne plus tenir. L’entreprise était de celles qui pouvaient tenter l’esprit curieux et hardi de la princesse Dadief ; s’il pouvait se faire qu’elle embrassât le parti de Clarice, avec son activité infatigable, son influence, ses hautes relations, on pouvait être sûr qu’elle ne lâcherait pas prise avant d’avoir mené le projet à bonne fin. Mais elle était capricieuse, et il n’était pas aisé d’avoir action sur son esprit mobile ; il fallait attendre le moment. Bernard préféra ne pas lui en parler tout de suite, il convenait de préparer le terrain et de saisir l’occasion.
Mais s’il n’agissait pas tout de suite, le jeune homme entendait prouver à Clarice qu’il ne l’oubliait pas ; il retourna à la villa Rezzi pour prendre de ses nouvelles ; on lui dit que la jeune femme, sans être malade, était fatiguée et ne recevait pas. Cela était fort plausible, et il n’y avait pas à s’en alarmer ; toutefois il ne voulut pas renoncer dès la première tentative infructueuse et se mit en devoir de gagner le château par les bois pour échapper, si possible, à la surveillance ombrageuse d’Erboano. Cette fois encore son espoir fut déçu ; le vieux parc se montra plus désert, plus silencieux, plus abandonné que d’habitude, le château hermétiquement fermé, était inaccessible, même les fenêtres de la chambre de Clarice restaient obstinément closes. Bernard eut un instant l’idée d’interroger les gardes nègres stationnés dans la petite cour intérieure, mais il aurait ainsi éveillé l’attention sur l’obstination de ses démarches et il en serait résulté un redoublement de surveillance tout à fait contraire à ses plans. Force lui fut de revenir sur ses pas, découragé, mécontent de lui-même et des autres.
Pendant qu’il se dépensait ainsi en fatigues inutiles, un travail d’un genre tout autre s’opérait dans son esprit. Le charme de Clarice lui apparaissait toujours exquis, incomparable, mais à mesure que le temps s’écoulait, à force de reer cet étrange récit de sa vie, il y découvrait des bizarreries, des invraisemblances qui au premier abord ne l’avaient pas frappé. De ce qu’elle avait dit, rien n’était impossible, mais que de choses improbables, que d’incohérences inconciliables se faisaient jour dans cet enchaînement de circonstances ! Certes, il ne pouvait pas s’attendre à trouver dans la vie de la recluse de Castel d’Orgoyl, un é calme et limpide, mais en faisant la part de l’imprévu, il restait encore une proportion d’événements décidément peu croyables. Ce brusque changement qui de la grotesque petite Asiate, avait fait l’élégante et charmante jeune fille, paraissait relever en droite ligne des contes de fées les plus aventureux. Chose plus singulière encore, l’élève de Stankowich, l’habituée des tripots cosmopolites, l’échappée du demi-monde parisien, se transformait soudain en une beauté chaste et pure comme peut seule en produire la plus saine vie de famille ! Et cette âme exquise, cette créature charmante, poétique, toute d’amabilité, de bienveillance, douée de toutes les grâces et de tous les dons, ne peut réussir à se concilier l’affection ni l’estime d’aucun de ceux qui l’approchent ! Tous la tiennent en méfiance, sinon en haine ; on s’entend pour lui nuire, la calomnie la poursuit, nul ne prend sa défense, au moment du danger, tous ceux qui lui ont témoigné de l’amitié, de la considération, disparaissent, et la laissent livrée vaincue d’avance, à des ennemis sans pitié. Puis, chose plus grave encore, ce procès dont elle fait un tableau si sombre, où elle dit cependant avoir eu la victoire sur son plus cruel adversaire, en définitive il a tourné contre elle ; les juges n’ont pas is son innocence, autrement ils ne l’auraient pas adjugée, comme un vil animal, à celui-là même qui s’était porté sur elle au plus grave attentat. Quelque opinion que l’on puisse avoir sur la justice de ces pays lointains, il n’est pas possible de croire qu’elle ait voulu, de parti pris, après de longs débats et dans deux épreuves successives, consacrer un aussi criant abus. Il y a là des incohérences inexplicables et Bernard, en les examinant avec une attention scrupuleuse, ne pouvait s’empêcher de sentir s’élever de graves doutes dans son esprit, non pas encore sur l’exactitude des faits racontés par Clarice, mais sur les conséquences qu’il devait en tirer quant à la confiance qu’il pouvait avoir dans ses impressions. Était-elle aveuglée par la colère et la haine, exaspérée par la souf, avait-elle mal compris, la maladie l’avait-elle empêchée de se rendre un compte exact de ces lugubres péripéties, il ne pouvait le décider, mais ce dont il était sûr, c’est qu’il ne savait pas tout, qu’il lui manquait des éléments essentiels pour faire la part de la vérité et celle de l’erreur. Et alors, les paroles ambiguës du braconnier, les imprécations de la bohémienne lui revenaient à la pensée. Cette malveillance acharnée, impitoyable, contre laquelle elle s’était brisée jadis, se reproduisait dans un milieu tout autre, sans aucun rapport avec le é, nullement influencé par lui. Tous se trompaient donc ou bien y avait-il réellement sous cette forme si charmante, une duplicité innée, un esprit de dissimulation, tout au moins une absence de franchise qui indisposait contre elle-même les plus indifférents ! Ce ne pouvait être de l’envie, de la jalousie encore moins ; ces sentiments n’étaient certes pas les mobiles dirigeants de ces personnages inférieurs qui s’entendaient pour l’acc ; il y avait donc quelque chose en elle qui inspirait irrémissiblement le doute, et une méfiance hostile.
Et cependant combien il y avait de charme en elle, de charme réel, de bon aloi, franc et sans détour ! Au milieu de ses indécisions, Bernard s’interrogeait, il reprenait un à un les épisodes de ses visites, il pesait les paroles de Clarice, sa manière d’être jusque dans les plus petits détails, et il ne pouvait réussir à y voir aucune coquetterie, aucune manœuvre, aucun calcul, qui pût jeter une ombre défavorable sur son caractère. Sans doute, on ne pouvait voir en elle l’analogue exact d’une jeune allemande toute fraîche sortie du giron de la famille. Il y avait eu dans cette vie trop d’orages et de péripéties douloureuses pour qu’il ne fût pas resté dans cet esprit des traces bien marquées d’une expérience, cruellement acquise ; mais encore moins pouvait-on trouver en elle ce cachet douteux des femmes dévoyées, ce parfum subtil, mais qui ne trompe pas, de la bohème, ce manège de la créature déchue qui accepte sa destinée, parce qu’elle sait bien qu’elle mérite son abaissement. Non, il y avait en elle une distinction native, ineffaçable, quelque chose de noble, d’élevé, de profondément digne et estimable. Les défaillances de ses premières années, la mauvaise éducation les déplorables exemples dont elle avait été entourée, n’avaient pu lui enlever cette auréole du meilleur aloi. Mais ce n’était là qu’une impression, Bernard le reconnaissait au fond de son cœur, et qui ne pouvait effacer l’effet de ces incohérences trop évidentes, de ces choses inexpliquées, de ces faits trop réels, si souvent constatés. Il était donc plus que difficile de conclure avec une certitude quelconque et Bernard, après des heures entières de réflexion, finissait par se retrouver toujours plus indécis, toujours plus perplexe.
Au bout de quelques jours ainsi employés, il se décida à faire une nouvelle tentative pour se présenter à la villa. Il partit dans la matinée et s’arrêta à Arona pour laisser er la grande chaleur du jour. À l’hôtel on ne put lui donner aucun renseignement de quelque valeur sur ce qu’il avait à cœur de savoir. On connaissait M. de Claram comme un étranger fort riche, de grande mine, jeune et paraissant mener fort grand train ; du reste, on ne le voyait qu’à de longs intervalles. Les gens de la villa aient pour des sortes de sauvages et n’avaient que très peu de rapports avec le dehors ; on savait vaguement qu’il y avait une femme qui vivait à demi-confinée dans les vieux bâtiments du parc. L’opinion du public ne se prononçait pas sur elle, mais à coup sûr elle ne lui était guère sympathique, ces existences mystérieuses prêtent trop facilement aux méchants propos. En somme, Bernard n’en apprit pas davantage qu’il n’en savait lui-même.
Vers trois heures il partit à pied et suivit le bord du lac ; peu avant d’atteindre le chemin qui conduit à Saint-Charles, il fut frappé de l’aspect grandiose des rochers qui surplombent la route ; l’idée lui prit de les dessiner, et pour ce faire, il descendit sur la rive, derrière un groupe de saules d’où il avait une bonne vue d’ensemble de son sujet. Là, tirant son album, il se mit en devoir d’exécuter son œuvre. Il était en plein travail depuis un quart d’heure lorsque devant lui, dans la direction d’Arona, il vit venir à quelque distance sur la route, deux cavaliers, un monsieur et une dame. Ils s’avançaient lentement au pas de leurs montures et, sans doute, se trouvaient engagés dans une conversation fort intéressante, car ils ne paraissaient prendre garde ni à lui ni à personne. Il était difficile de voir un plus beau couple et Bernard, bon connaisseur en matière d’élégance, paya un juste tribut d’iration à la parfaite distinction de leurs manières, au bon goût de leurs habillements et à la beauté de leurs chevaux ; derrière eux, deux grooms de bonne mine, suivaient à correcte distance. Pendant que Bernard régalait ses yeux de ce spectacle d’high life, il entendit derrière lui le bruit de pas de chevaux, et se retournant, il ne put réprimer un brusque mouvement de surprise : à la rencontre des cavaliers s’avançait une voiture légère, très élégante, attelée de deux beaux chevaux, conduits par un cocher en livrée bleu et rouge ; dans la voiture était une femme en fort belle toilette, drapée dans une grande mantille blanche ; cette femme, c’était Clarice, Clarice en plein jour, en grand équipage, entourée d’un luxe princier, c’était à n’y pas croire ! Mais Bernard n’était pas au bout de ses surprises.
Caché derrière les buissons, il pouvait tout voir sans être vu. Clarice ait en ce moment devant lui ; elle était très pâle et ses traits expressifs, ses grands yeux troublés, portaient l’empreinte de la plus poignante angoisse. Les cavaliers venaient à sa rencontre à une très petite distance ; la voiture n’était plus qu’à quelques pas d’eux ; elle s’arrêta. Bernard eut l’impression qu’il allait se er quelque chose d’étrange.
La voiture s’était rangée au bord de la route ; les cavaliers occupaient le milieu de la chaussée. Sous leurs regards fixement arrêtés sur elle, Clarice, visiblement interdite, baissait les yeux ; elle tenait son mouchoir pressé sur sa bouche ; toute sa personne portait l’empreinte d’une émotion convulsive. Le cavalier du bout de sa badine, la désigna à sa compagne :
— Comtesse, dit-il en italien, voilà celle que vous avez voulu voir ; contentez votre désir ; le monstre est devant vous.
La comtesse, fort belle jeune femme, au type italien bien caractérisé, semblait ne pouvoir se lasser de contempler Clarice. Cette dernière, de plus en plus pâle et déconcertée, soutenait cet examen sans mot dire, sans lever les yeux.
— Ôte donc ce mouchoir, dit le cavalier d’un ton rude ; madame ne voit que la moitié de ta figure, et je ne veux pas la priver du reste.
Clarice obéit machinalement ; on voyait distinctement ses mains agitées d’un tremblement convulsif.
— Eh bien, qu’en pensez-vous, comtesse ? dit le cavalier.
— Elle est belle, dit celle-ci, à demi-voix, bien belle. Quoique vous en disiez, comte, c’est une tête irable.
— Vraiment ! reprit le cavalier avec un rire où se sentait une nuance d’amertume. Remercie donc pour le compliment, Clarice, tu n’en reçois pas souvent de semblables, en ma présence, du moins. Mais que fais-tu là, étendue dans cette voiture ? Ne vois-tu pas cette poussière qui couvre l’amazone de madame la comtesse ! Allons, lève-toi et viens l’enlever, ce devrait déjà être fait ; je ne sais à quoi tu penses !
Il avait prononcé ces mots d’une voix brève, avec un accent d’irritation croissante, mal contenue. Clarice se leva et descendit de voiture, son émotion était telle qu’elle chancelait et semblait avoir peine à se soutenir. Péniblement, par un mouvement machinal, elle s’approcha du cheval de la comtesse comme pour obéir à l’ordre qui lui était donné. Il y eut un moment d’attente ; puis elle recula d’un pas et dit d’une voix presque indistincte :
— Je ne sais comment faire…
— Fais comme tu voudras, mais fais vite dit le comte avec une inflexion menaçante. Ton écharpe, tes mains, les crois-tu donc trop bonnes pour ce que je te commande ?…
Clarice eut un brusque mouvement, sa tête se releva, ses yeux lancèrent une flamme de révolte ! Mais ce ne fut qu’un éclair ; le comte avait poussé son cheval sur elle :
— Misérable, dit-il d’une voix altérée par la colère. Veux-tu donc me braver toujours et en tout ? Obéis ou sinon…
Il fit un geste de menace, Clarice chancela, son visage avait pris une pâleur livide, elle semblait tout près de se trouver mal…
C’en était trop pour Bernard ; il s’élança sur la route et poussa droit au comte :
— Monsieur, dit-il, j’ignore quels sont vos droits sur cette femme, mais quels qu’ils soient, je ne peux er de la voir traiter ainsi en ma présence et je vous déclare que je la prends sous ma protection !
Bernard était homme d’énergie et de courage, il en avait donné des preuves nombreuses, mais jamais de plus sérieuses que celle-là ; brusquement il eut conscience qu’il était devant un danger terrible. Le visage du comte s’était contracté soudain sous une explosion de fureur à effrayer même les plus résolus, mais l’orage fut instantané, un puissant effort de volonté en effaça soudain jusqu’à la dernière trace. La comtesse effrayée voulait s’interposer.
— Permettez, lui dit le comte, tout cela n’est rien, votre douce influence n’est pas nécessaire. Monsieur, continua-t-il en s’adressant à Bernard, vous êtes sans doute le baron de Rednitz dont m’a parlé mon intendant Erboano ; vous voyez en moi le comte de Claram. Je suis heureux de faire votre connaissance même dans ces circonstances par trop maussades. Je sais que vous connaissez Clarice, et je me doutais bien que quelque jour j’aurais des difficultés avec vous à son sujet. Heureusement qu’il est encore temps de tout réparer, et ce qui s’est fait ou dit dans l’ignorance de la réalité des choses ne doit pas laisser de traces. Vous avez eu là tout à l’heure un mouvement généreux qui vous vaut toute mon estime, et il me tarde d’avoir aussi la vôtre. Vous étiez dans votre droit en intervenant comme vous l’avez fait ; moi j’étais dans le mien en obligeant cette femme qui m’appartient, à exécuter mes ordres. Lorsque vous saurez ce qu’elle est et ce qui se cache sous cette apparence, vous ne serez surpris que d’une chose, c’est que je ne la traite pas plus durement. Le tout est de s’expliquer et de s’entendre. Pour cela, le mieux est que vous me fassiez le plaisir de venir dîner aujourd’hui à la villa Rezzi. Madame la comtesse Oriani et quelques-uns de nos amis ont bien voulu faire cette petite partie de campagne ; je leur ai promis de leur expliquer le mystère, oh ! bien peu mystérieux, de cette femme ; vous serez des nôtres, et quand nous aurons fait meilleure connaissance, il ne dépendra pas de moi, que je ne vous compte au nombre de mes amis.
Tout cela était dit avec une si loyale franchise, une distinction si mâle et si énergique, l’extérieur de M. de Claram parlait si fort en sa faveur, que Bernard, séduit, ne trouva dans son esprit aucun motif pour ref une invitation si cordialement offerte ; d’ailleurs il désirait vivement entendre ce que le comte devait dire de Clarice. Pour la forme, il fit un semblant de résistance en s’excusant sur le négligé de sa toilette, mais il fut victorieusement réfuté et convaincu par la belle comtesse qui lui fit remarquer qu’elle était, elle aussi, en habit de campagne. Bernard céda donc, prit le cheval d’un des laquais et quelques instants plus tard, la petite cavalcade entrait dans la cour de la villa. Pour Clarice, sur un signe du comte, la voiture l’avait déjà emmenée, on ne la revit pas.
La villa Rezzi ne présentait pas ce jour-là, cet aspect morne qui avait désagréablement frappé Bernard à ses premières visites. Le château dans le meilleur ordre, les hautes fenêtres grandes ouvertes, des fleurs en abondance, de nombreux domestiques en grande livrée, deux ou trois nègres de haute stature et magnifiquement vêtus, tout formait un ensemble de grand luxe et donnait une haute idée de la manière de vivre du maître. Le comte introduisit ses hôtes dans un vaste salon décoré dans le goût solennel de l’Empire ; l’ameublement était somptueux quelque peu lourd peut-être. Dans un rentrant de la salle, un salon plus petit séparé du reste de la pièce par deux doubles colonnes, présentait, agréable contraste, tous les raffinements du goût moderne le plus élégant. Les fenêtres et deux grandes portes s’ouvraient sur une vaste terrasse exposée au Nord et dominant de toute la hauteur d’un escalier à double rampe, huit grandioses avenues d’ormeaux ; à droite, par une percée pratiquée dans les grands arbres, on voyait la nappe bleue du lac Majeur. Détail bizarre, au-dessus d’un rideau de verdure, une sorte de bloc noir se dessinait dans le lointain empourpré de soleil : c’était la tête de la statue de Saint-Charles. On eût dit que le colosse se haussait sur son piédestal pour jeter son regard, témoin imprévu, dans la solitude de la villa. Bernard fit quelques pas pour s’orienter dans ce paysage tout nouveau pour lui ; en s’avançant à gauche, il reconnut que le prolongement des bâtiments cachait d’autres constructions d’apparence plus ancienne ; c’était là sans doute que demeurait Clarice. De hauts murs, de grands massifs d’arbres, isolaient entièrement ce coin de parc, si pittoresque dans son délabrement, qui semblait assigné à la jeune femme pour lui servir de promenoir pour ne pas dire de prison. La séparation était si complète qu’il n’était pas possible aux hôtes de la villa de se douter de l’existence du vieux château, et l’hôte étrange qu’il recelait pouvait mener là une vie absolument solitaire.
Bernard en était là de son examen, lorsqu’il vit paraître sur la terrasse huit ou dix personnes qui devaient être les invités du comte de Claram ; il s’approcha et se fit présenter ; il y avait là, outre la comtesse Oriani, trois dames, jeunes, fort jolies et aimables, de cette amabilité italienne toute imprégnée d’aisance et de bonhomie. Parmi les hommes, Bernard remarqua un M. de Bergemont, Français, acclimaté en Italie, notablement plus âgé que le reste de la compagnie, mais fort vert et alerte encore, joyeux causeur et homme du meilleur monde ; un colonel Ivantelly, d’accent et de tournure espagnols, grand et maigre, aux traits accentués, teint jaune, barbe et moustache rares et noires, qui ne lui plût guère, le comte Oriani, mari de la belle jeune comtesse, petit homme vieillot, ridé, portant perruque, soigneusement peint, teint, mis à l’extrême dernière mode ; les autres étaient des Milanais de fort bonne compagnie, très élégants, trop élégants peut-être. Le comte de Claram faisait, au milieu d’eux, un puissant contraste ; jeune, grand, de haute mine, irablement bien fait de toute sa personne, il offrait le type le plus complet de la force unie à la distinction ; sa noble et mâle figure, au teint naturellement clair, relevé de ces nuances bronzées que le plein air donne aux chasseurs et aux soldats, s’encadrait à merveille dans une barbe brun-fauve à reflets dorés, d’une coloration chaude et superbe ; ses grands yeux d’un bleu sombre s’éclairaient d’un regard énergique et loyal. Du premier coup d’œil on reconnaissait en lui le gentleman de haute race habitué à toutes les élégances de la vie, et l’officier fait à tous les dangers, prêt à les braver sous quelque forme qu’ils se présentent. Bernard le trouvait très à son gré ; sous un pareil chef, pensait-il, il ferait bon se trouver devant l’ennemi, en pleine bataille. Il lui semblait qu’il avait déjà vu quelque part cette mâle figure ; soudain la mémoire lui revint ; c’était à Varallo, et le comte n’était autre que ce touriste de bonne apparence qui avait si lestement istré aux deux voituriers brutaux, une leçon aussi rude que bien méritée. L’iration de Bernard ne fit que s’accroître, et comme le hasard de la conversation l’avait rapproché du comte, il se hasarda à lui rappeler cet épisode déjà lointain.
— C’est ma foi vrai, répondit le comte en riant, vous avez la mémoire bonne. Eh bien, si c’est un exploit de ma façon, je suis heureux de l’avoir accompli en votre présence ; ces deux drôles ont été sur le point de me faire un mauvais parti, heureusement je connais la parade du couteau, les Paraguayens ont singulièrement perfectionné mon éducation à cet égard.
Il parlait avec tant de franche simplicité, et si peu de désir de se faire valoir, que Bernard sentait s’accroître à chaque moment sa sympathie pour cette nature aimable et loyale. Le comte l’avait pris par le bras et marchait avec lui sur la terrasse :
— Du reste, dit-il, on pare un coup de couteau, peut-être vaudrait-il mieux en être atteint droit au cœur et que tout fût fini…
En disant ces mots, ses yeux s’étaient assombris et sa voix prenait une inflexion triste.
— Mes paroles vous étonnent, n’est-ce pas ? continua-t-il ; c’est que moi aussi, j’ai mes heures noires, bien noires, je vous assure, et non sans raison. C’est alors que l’on est heureux de déposer ce masque que le monde vous impose, et de rencontrer un peu de sympathie. J’ai confiance en vous, M. de Rednitz, je vous l’ai dit tout à l’heure, et depuis que je vous vois de plus près, je me confirme dans ma première impression, pourquoi ne vous le dirais-je pas ? Vous êtes un véritable homme, vous, franc et résolu, vous l’avez prouvé tout à l’heure sur le chemin, à l’occasion de cette malheureuse créature. Peut-être aviez-vous et vous devez avoir encore, des préventions contre moi ; ne vous en défendez pas, elle a dû vous en inspirer, je sais ce dont elle est capable dans ce genre de manœuvres ; je suis heureux de pouvoir les dissiper. Tout à l’heure je vais être obligé de raconter ce qui s’est é entre elle et moi, et d’expliquer pourquoi je me conduis avec elle comme je le fais. Ce récit, vous pouvez m’en croire, m’est pénible ; je ne me reproche rien cependant, et j’ai, je vous le jure, la conscience nette, mais je me suis laissé tromper, et il est dur de raconter les circonstances et les détails de son erreur. D’ailleurs je ne peux pas tout dire ; devant vous, oui, je le dirais, devant la comtesse Oriani aussi, c’est une âme droite et loyale, mais les autres, ce sont de charmants convives sans doute, mais il y a des degrés dans la confiance. Après que j’aurai fait ma confession, s’il vous reste quelque doute sur mon compte, dites-le moi franchement, je vous le demande en grâce, demandez-moi toutes les explications que vous voudrez ; j’ai horreur des arrière-pensées et je ne veux pas qu’il reste la moindre ombre entre nous. Excusez-moi de vous retenir ici pour ne vous parler que de moi, c’est que le sujet me tient au cœur, vous pouvez voir à quel point. Mais voilà que l’on annonce le dîner ; prenez le bras de la marquise Nadda, c’est une charmante femme, et vous aurez en elle une voisine de table qui vous fera bien vite oublier tout l’ennui que je viens de vous donner.
Tout cela était dit avec une sincérité loyale et expansive, d’un effet irrésistible ; Bernard se sentait convaincu, il voyait dans le comte une nature bouillante que la ion pouvait lancer bien loin des routes battues de la vie normale, mais qu’il était impossible de taxer de méchanceté ou de calcul. Comment concilier cette impression avec celle qui résultait du récit de Clarice, Bernard sentait que cela était bien difficile, et sans qu’il voulût se l’avouer, la confiance qu’il avait donnée aux paroles de la jeune femme, s’en trouvait fort ébranlée. Mais ce n’était pas le moment de réfléchir, on avait pris place autour de la table, et la marquise Nadda était une trop séduisante voisine pour que Bernard pensât à autre chose qu’à profiter de l’occasion qui le rapprochait d’elle.
Le dîner était servi dans une de ces vastes salles à l’italienne, disposées en vue de l’air et de la fraîcheur, haute comme une maison, portée sur colonnes, avec des peintures à fresque, des fleurs en abondance, un murmure d’eaux jaillissantes et une tribune pour les musiciens, comme on en voit dans les tableaux des anciens maîtres ; le tout formait un ensemble de grande tournure et de noble magnificence du meilleur effet. Le service répondait à l’ampleur du décor, et Bernard put se convaincre que le luxe qu’il avait remarqué à la table de Clarice, était peu de chose auprès de celui dont le comte se plaisait à s’entourer ; l’argenterie qui couvrait la table était magnifique ; derrière les convives circulaient de nombreux domestiques vêtus de leur somptueuse livrée, bleu, rouge et argent ; dans le nombre, quatre nègres de haute stature portaient, avec une gravité quelque peu sauvage, leurs splendides accoutrements orientaux. Dans la tribune un orchestre se faisait entendre, diversion très bienvenue auprès des convives, à l’exception toutefois de M. de Bergemont qui, en sa qualité de brillant causeur, n’aimait guère ce qui détournait de la conversation. Bernard partageait presque son opinion ; le babil de la jolie petite marquise, sa voisine, lui plaisait fort et il ne voulait rien perdre de sa malice sans fiel et de sa coquette bonhomie.
— Eh bien, monsieur, lui disait-elle, comment trouvez-vous la situation ? Dramatique, n’est-ce pas ? On se sent entouré d’une atmosphère de mystère et de violence, à se croire dans le plus farouche roman ! Nous voilà tous ici, paisiblement occupés à savourer un dîner exquis, et derrière ces murailles, à deux pas de nous, cette femme que M. de Claram tient en chartre privée, est seule, abandonnée, elle souffre peut-être !… Tout cela n’est pas de notre temps prosaïque, c’est de la fantaisie ou de la féerie, et nous allons bien sûr assister à quelque spectacle inouï ! C’est qu’elle est charmante, cette prisonnière, à ce que dit Laura Oriani ! Mais j’y pense, vous la connaissez, vous l’avez vue ; il paraît que vous avez eu tout à l’heure un mouvement magnifique, digne d’un Amadis ou de Renaud de Montauban, lorsque, là, sur la route, vous vous êtes jeté entre elle et M. de Claram ! Et vous n’en parlez pas ! Mais vous êtes d’une modestie, d’une discrétion désespérantes !
— Oh ! madame, répondit Bernard, tout cela paraît beaucoup plus curieux de loin que de près. Et ce que vous dites m’effraie, oui, vraiment ; si j’ai été si près du sublime, à quelle distance étais-je bien du ridicule ? Mais que faire. La scène était si romanesque qu’il aurait fallu avoir un cœur de triple philistin pour garder son sang-froid.
— N’est-ce pas, monsieur, le sang-froid, que de méchantes choses il fait faire ! Oh ! j’aurais voulu me trouver là ! Mais, moi, je n’ai aucun bonheur en ce monde ; voir deux vrais gentlemen se défier et se menacer sur la grande route, au coin d’un bois, à propos d’une femme jeune, belle, malheureuse, qui est à genoux devant eux, dans la poussière, oh ! cette pensée m’excite à un point que je ne saurais dire ! Enfin, vous voilà réconciliés et dans les meilleurs termes, à ce que j’ai vu. M. de Claram vous a dit sans doute le secret de la vie de cette femme ; comme il me tarde de le savoir ! Quelle chose bizarre ce doit être, car enfin, s’il n’y a pas là un mystère et un mystère très émouvant, comment expliquer que M. de Claram qui méprise et déteste cette femme, à ce qu’il semble, la tienne ainsi si soigneusement sous sa garde, sans la montrer à personne,… et cela dure depuis longtemps, paraît-il…
— Mais il y a tantôt cinq mois qu’elle est au château !
— Cinq mois ! Elle vit toute seule ici, depuis cinq mois ! dans cette villa déserte ! Comme cela est étrange ! Et nous qui connaissons M. de Claram depuis ce printemps, nous n’en avons rien su ! Comment donc l’avez-vous appris ?
— Eh bien, il se trouve que je demeure assez près d’ici, à Orta, et l’on finit toujours par connaître les secrets du voisinage.
— Qui dit voisinage, dit voisins ; que disent les voisins de cette aventure ?
— Ils n’en disent guère de bien, je dois le reconnaître.
— Vraiment, cette femme ne vaudrait donc pas l’intérêt que je lui porte ! Ah ! cela m’étonne et beaucoup, n’en déplaise à ces propos de voisinage. Je suis sûre qu’elle est malheureuse et persécutée ; toutes les femmes le sont ! Puis, je suis physionomiste, et tenez, regardez bien M. de Claram ; il est très beau, n’est-ce pas ? Il a des yeux magnifiques, un regard de lion, droit, franc, ionné, tout à fait sympathique, mais au fond, tout au fond, on voit quelque chose de triste, de mécontent, une violence cachée, prête à éclater ; est-ce l’effet d’un malheur immérité, ou bien quelque sourd reproche de la conscience ; je ne sais, mais si j’étais Laura Oriani, il me semble que je ne serais pas tranquille avant d’avoir pénétré ce mystère.
— Si elle le veut, elle n’y aura pas beaucoup de peine. M. de Claram paraît fort peu disposé à lui cacher les secrets de son cœur. Ah ! je comprends bien la ion qui brille dans ses yeux, elle est charmante, la comtesse Oriani !
— Oh ! oui, n’est-ce pas ? Et elle est aussi bonne qu’elle est belle ! Ne prenez donc pas cet air malicieux comme font tous les hommes quand ils voient une femme qui paraît écouter avec complaisance les propos d’un de leurs semblables. Qui tient l’oreille est près du cœur, je le sais ; mais les meilleurs proverbes se trompent, et souvent même ; je connais Laura, c’est ma meilleure amie et j’en suis bien sûre, les envieux, les envieuses surtout, n’auront pas raison contre elle. Eh, bon Dieu, il est toujours facile d’attaquer la réputation d’une femme, mais je voudrais voir, de toutes ces harpies, laquelle saurait résister comme elle ! Et quand on pense au sot personnage qui a le droit de se dire son mari ! Tenez, le voyez-vous, cette sorte de momie toute peinte, avec sa stupide perruque ! Cela ne se plaît qu’au jeu, en compagnie de drôlesses ; si sa femme le trompait un peu, franchement il n’aurait que ce qu’il mérite !
— Voilà qui est très juste, à chacun selon ses œuvres, c’est une maxime qu’il faudrait inscrire partout en lettres d’or… Et quand on a la chance d’être le mari d’une aussi jolie femme que la comtesse, je trouve, moi, que c’est un bonheur qu’il est bien difficile de mériter.
— Ah ! je vois le serpent caché sous les fleurs ! Pour un Allemand de pure race, je vous trouve bien peu sérieux en matière de sentiment. Il faut laisser cela à ce bon vicomte de Bergemont, ce vieux papillon français, le plus brave homme et le plus grand causeur du monde, mais ne lui parlez pas de la vertu des femmes, il croirait faire la plus grande injure à notre sexe, s’il paraissait y ajouter foi. Que voulez-vous ? C’est une de ces vieilles formules du temps du Directoire, stéréotypées dans son esprit et dont pour rien au monde il ne voudrait démordre. Ah ! il m’impatiente avec ses sourires moqueurs et je lui fais de belles querelles, mais il est si poli, si bon, si amusant, que nous finissons toujours par être les meilleurs amis du monde.
— Vous n’aurez pas à prendre ce souci avec moi, marquise, je peux vous assurer que nul plus que moi n’est disposé à croire à la vertu universelle. Cependant on aime à prendre ses petits renseignements et par exemple, je suis curieux de connaître votre opinion sur ce personnage jaunâtre et décoré, que j’entends nommer le colonel Ivantelly.
— Ah ! pour celui-là, ce n’est pas à moi qu’il faut demander des détails. Tout ce que je peux dire, c’est qu’en lui, vous voyez l’ombre inséparable de M. de Claram, et c’est bien sa plus grande recommandation, car, pour moi, je le crois un assez malin diable, plein d’esprit du reste, grand causeur et qui a bien son charme, car beaucoup de femmes en raffolent. Je leur en laisse bien ma part ; cette grande figure d’inquisiteur ne me revient guère, non plus que cet esprit qui semble tirer un continuel feu d’artifice pour masquer un fond bien noir d’ironie et de cynisme. On ne sait ce qu’il est d’ailleurs, il vient de Buenos-Aires ou de Montevideo ; il a servi en Espagne, au Brésil et e pour très brave, grand duelliste surtout ; pourquoi est-il ici, que fait-il, on l’ignore. Il vit avec M. de Claram et à ses dépens, sans doute. Comment ces deux natures si contraires s’entendent-elles si bien ensemble, je ne me charge pas de l’expliquer. Du reste c’est à lui que nous devons de nous trouver ici, il a parlé à Laura de cette femme mystérieuse et n’a pas eu de repos qu’il ne lui ait inspiré le désir de la voir. M. de Claram ne voulait pas la montrer, mais ce que femme veut, Dieu le veut ; cette résistance a fini par donner une certaine jalousie à Laura ; il a fallu céder et c’est aujourd’hui que le mystère se dévoile. Mais qu’est-ce qui se e ?…
Bernard tourna la tête ; il se ait en effet quelque chose d’étrange. L’orchestre venait de commencer l’introduction de Rigoletto ; la vaste salle résonnait de cette mélodie âpre, toute imprégnée de menace et de violence. Près de la porte d’entrée, entre les colonnes, une femme se tenait debout ; c’était Clarice ! Elle était vêtue d’un costume levantin, tout argent et velours rouge, relevé de dentelles, de broderies, de torsades, de perles de la plus extrême richesse, mais la splendeur de cette toilette bizarre et théâtrale, ne servait qu’à faire mieux ressortir le trouble indicible de celle qui la portait. Elle était affreusement pâle et semblait être l’image vivante de l’effroi et du désespoir ; ses grands yeux égarés n’avaient pas de regard, il était évident qu’elle n’avait pas la perception de ce qui se ait devant elle. Immobiles, comme s’ils eussent vu une apparition, les convives restaient muets, en proie à un étonnement, à une émotion dont ils ne pouvaient être maîtres…
L’intendant se tenait à deux pas en avant de Clarice ; il lui dit un mot à voix basse, elle s’avança, d’une démarche lente, incertaine, comme si elle n’eût pas eu conscience de ce qu’elle faisait. Quand elle fut à quelques pas de la table, sur un nouveau signe d’Erboano, un des domestiques nègres lui plaça dans les mains, un plateau d’argent surmonté d’une aiguière de cristal remplie d’un vin à chaude couleur ; elle le prit d’un mouvement automatique et s’approcha des convives ; Bernard comprit ; M. de Claram voulait qu’elle servit à table ; cet acte fait en public, dans un tel appareil, affirmait solennellement aux yeux de tous, une position irrémédiablement inférieure ; c’était le complément de la scène de la route. Si la comtesse Oriani avait conservé le moindre doute, l’humiliation solennelle à laquelle était soumise sa prétendue rivale, était bien faite pour le dissiper entièrement.
Ce que devait éprouver la malheureuse femme, Bernard en jugea en un instant. Cette nature hautaine, révoltée, indocile au malheur, devait se sentir comme broyée par la plus injuste, la plus impitoyable fatalité ; cette souf indicible se lisait sur sa figure livide, décomposée, il semblait que la vie fût sur le point de l’abandonner ! Mais elle était encore irablement belle, il y avait autour d’elle, une telle auréole de distinction et de charme, l’étrangeté même de son costume donnait à la scène, un caractère si singulièrement dramatique, que cette humiliante épreuve devenait presque pour elle une occasion de triomphe. Il se produisit même un incident imprévu : la disposition de la table l’obligeait à servir le premier, M. de Bergemont ; le digne vicomte, de vue fort basse, tout occupé de la conversation et de son assiette, était le seul de tous les convives qui ne l’eût pas vue entrer. En voyant er près de lui cette petite main enserrée d’une manche de drap d’argent, il tourna vivement la tête et son impression fut si forte qu’il se leva brusquement et fit mine de retirer son verre, comme s’il n’eût osé se faire servir par cette inconnue en costume éblouissant. Il fallut que M. de Claram le mit en deux mots au courant de la situation, et le vicomte, tout interloqué pour la première fois de sa vie, se décida à reprendre sa place ; muet, immobile, il suivait des yeux Clarice de l’air, ébahi, d’un oiseau de nuit atteint à l’improviste par un rayon de soleil…
Clarice n’avait pas paru prendre garde à l’incident, tout en elle n’était que terreur et angoisse. Elle marchait machinalement, s’arrêtant auprès de chaque convive et s’acquittant de son humiliant office avec une sorte de roideur automatique d’un effet saisissant. Ce fut surtout lorsqu’il lui fallut servir M. de Claram, que la force parut lui manquer ; elle tremblait si fort que l’intendant fut sur le point de lui venir en aide. Cette émotion convulsive surprit vivement Bernard ; d’après ce qu’il croyait savoir du caractère de Clarice, il pensait qu’elle pouvait haïr son maître, mais il n’aurait jamais cru qu’elle se laissât subjuguer par la crainte, au point où il le voyait. Involontairement, il en tira une conclusion défavorable pour elle ; il lui semblait qu’elle laissait voir, sans doute possible, l’appréhension d’une conscience coupable, interdite et tremblante à l’aspect du témoin irrécusable de sa perversité.
Mais le moment n’était pas propice pour se livrer à des analyses psychologiques ; l’étrangeté de la scène dominait tout. Les convives restaient muets ; sur leurs figures se peignait un étonnement sans limites, qui détruisait jusqu’au sentiment de la pitié. Chez la comtesse Oriani, toutefois, il y avait plus encore ; pâle, le regard fixe, elle paraissait en proie à une vive émotion. Tout près d’elle, Ivantelly dévorait des yeux Clarice ; le masque d’indifférence railleuse à demeure sur son visage, avait fait place à une expression violente, une iration ionnée ; quand Clarice s’approcha de lui, il eut un mouvement comme pour retirer son verre, puis, soudain, il se reprit et se laissa servir. Bernard, lui aussi, eut un instant d’hésitation ; mais il comprit que le moment n’était pas venu de donner une leçon de convenance à son hôte. Ces sentiments divers quelque accentués qu’ils fussent, n’approchaient pas de la violence de ceux qui possédaient M. de Claram ; sa figure contractée prenait une expression de dureté et de colère à peine contenue ; ses grands yeux de lion invariablement fixés sur Clarice, lançaient de sauvages éclairs de menace et de haine comme à l’aspect du plus mortel ennemi. Mais elle ne semblait plus s’apercevoir de rien de ce qui se ait autour d’elle ; son regard nageait éperdu dans le vide ; quand elle eut servi chaque convive, il fallut qu’Erboano l’arrêtât et lui prit des mains l’aiguière et le plateau ; d’un pas mal assuré, elle marcha vers le fond de la salle, a sous l’arceau des colonnes et disparut.
Tout, aussitôt, la conversation, comme un torrent qui reprend son cours, éclata de toutes parts :
— Le voilà donc connu, ce secret plein d’horreur ! s’écria le colonel Ivantelly, d’une voix ironiquement tragique. Eh bien, je l’avoue, je suis déçu ! Ah ! l’attrait du mystère, je m’y laisserai toujours prendre ! Mesdames et messieurs voici ma profession de foi, et je l’ai mûrement méditée ; il n’y a pas de véritable esprit pour les hommes, il n’y a pas de véritable beauté pour les femmes, ailleurs que dans les villes, et les toutes grandes villes encore, bien entendu ! Croie qui veut aux beautés champêtres, aux nymphes de la solitude et des bois ; pour moi, je n’en tiens aucun compte, cela n’existe pas !
— Blasphème ! exclamait M. de Bergemont ; déplorable erreur ! La beauté, mais elle est partout, dans le plus petit village, comme au cœur du boulevard des Italiens, partout elle est reine, partout elle est toute puissante, irrésistible !
— Comme voilà bien un propos de Parisien ! reprit Ivantelly, de sa voix mordante ; parce qu’ils ont toujours nagé dans l’abondance, ils ne veulent pas croire qu’il y ait nulle part de la disette ! Mais moi, je vous dis ceci : quand j’avais l’honneur de figurer comme lieutenant dans l’armée de S. M. Catholique, je me suis trouvé, moi et deux cents Tagals sous mes ordres, bloqué dans je ne sais quel fortin perdu de l’île de Luçon, aux Philippines ; le capitaine-général nous avait tout simplement oubliés ; il en oubliait bien d’autres ! Au bout de quinze jours, plus de provisions ; il a fallu vivre de rats et de grenouilles ; c’était un mélange de musc et de marécage à faire reculer un Chinois !… Eh bien, nous avons vécu, et quand arrivait l’heure du dîner, parbleu, nous attaquions notre fricot avec autant d’entrain que j’en avais tout à l’heure en prenant place à cette bienheureuse table. Ah ! la disette, quels miracles n’opère-t-elle pas ! Eh bien, je le maintiens, cette femme, c’est une femme de disette ! À Saint-Paul, dans ce pays de misère, on pouvait lui trouver du charme ; ici, où les vivres frais abondent, serviteur, on n’y regarde plus, n’est-il pas vrai, Octave ?
— Mais non, dit la comtesse Oriani. Colonel, votre comparaison est beaucoup trop militaire pour nous ; je la trouve très belle, moi, cette mystérieuse Clarice, bien suffisamment certes pour exciter des ions !…
— Elle en a causé, c’est vrai, on en cite des exemples ; donc je m’incline ; mais à mon tour, je le déclare, je m’attendais à autre chose, à voir une de ces splendides métisses de la Nouvelle-Orléans, de ces femmes irables qui réunissent les charmes des deux races et dont la beauté s’épanouit dans les orages des ions, comme le magnolia dans les marais empestés de la Floride ! Au lieu de cela, qu’est-ce que je vois ? Une créature frêle, anémique, triste produit de ces races d’Europe, très pures et très fines sans doute, mais si vieilles qu’elles se subtilisent, s’évaporent et qu’il n’en reste rien ! Et dire que cet être immatériel, cette livide apparition a donné lieu aux récits les plus dithyrambiques, aux descriptions les plus enthousiastes ! Tous ces dignes officiers de Saint-Paul, voyaient en elle une Cléopâtre, une Tallien, le résumé des merveilles du monde ; oui, tous, jusqu’à ce brave commandant Mendez Cazals, que vous avez si galamment perforé, mon cher Octave, la veille de votre départ de Rio…
Le comte fit un mouvement de contrariété…
— Bon, il n’y a pas à s’en défendre, continua Ivantelly, le commandant n’était pas à plaindre, il a reçu un des plus jolis coups d’épée que j’aie vus sur le terrain. Ce qu’il y a de désagréable c’est d’être sottement embroché par un maladroit ; cela, je n’en prendrais pas mon parti ! Du reste il s’en est parfaitement remis, notre digne commandant, tout est donc pour le mieux. C’est qu’il était fou de cette femme, complètement fou malgré son air gourmé de mathématicien, et il n’était pas le seul ! Ah ! pauvres hommes que nous sommes, et combien, mesdames, vous devez nous prendre en pitié ! Conclusion : notre curiosité est un peu calmée, nous avons vu le corps du délit ; s’il n’est pas aussi surprenant que cela pouvait se supposer, il faut avouer pourtant qu’il a quelque chose d’étrange. Cette ombre de femme, je le maintiens, est européenne ; comment une européenne a-t-elle pu se laisser vendre comme esclave, que ce soit à la Havane ou ailleurs, voilà la grande, l’unique question. Octave, mon cher ami, voici le moment de nous narrer votre histoire ; sinon prenez garde, vous pourrez jouer le triste rôle du seigneur Orphée qui, vous le savez, fut fort mal mené par un public trop curieux.
On se leva de table ; le café était servi dans une élégante rotonde à coupole ouvrant sur le petit salon ; le pourtour formé de larges panneaux vitrés, disparaissait derrière une profusion de grandes plantes et d’arbustes en pleine floraison ; au centre une blanche statue se reflétait dans l’eau transparente d’une vasque en forme de coquille ; des lampes d’albâtre rose portées par de belles torchères de bronze répandaient sur ce noble ensemble, une lumière douce et abondante à la fois ; par trois vastes portes ouvertes sur la terrasse, l’air frais de la nuit entrait sans obstacle et venait tempérer ce qu’il pouvait y avoir de trop fort dans les senteurs puissantes des fleurs et des feuillages. En tout autre moment, on se serait récrié sur le luxe et le bon goût de cette charmante retraite, mais on n’avait en tête que la mystérieuse apparition, et les dames surtout voulaient que leur curiosité fût satisfaite sur l’heure.
— Eh bien, bel enchanteur, disait la marquise Nadda, en s’adressant à M. de Claram, maintenant que vous avez montré votre Péri, nous direz-vous par quel cabalistique secret vous avez réussi à l’enfermer dans votre boîte magique ?
— Je vous entends, malicieuse marquise, répondait Octave ; et votre allusion n’est que trop bien trouvée. Moi aussi j’ai lu les Mille et Une Nuits, et je me souviens de l’aimable rôle que joue ce grand vilain géant qui porte partout avec lui sa maîtresse bien enfermée dans un coffre. Et je suis bien tenté de prendre son parti, à ce pauvre géant, car, tout grand et fort qu’il est, il est abominablement trompé et dupé par cette perverse créature. Mais vous me rendrez au moins cette justice, tout vilain géant que je suis, je ne recours pas aux petites mesures, et si j’ai un trésor, je ne crains pas de le montrer.
— Cela, c’est bien vrai, et je vous sais bon gré de nous avoir produit cette étrange personne sous ce joli costume qui lui va si bien ; ce petit bonnet argent et velours si coquettement posé, ce corsage d’argent, ces mignonnes bottines d’argent aussi, ces manches pendantes de velours, tout cela est parfaitement romanesque. En vérité, à côté d’elle, nous avions l’air de femmes de chambre endimanchées, et si le grand vilain géant avait pareille maîtresse, je ne m’étonne plus qu’il la tînt si soigneusement bouclée dans son escarcelle.
— Oui, et il n’en était pas moins dupe et encore plus ridicule !… Oh ! je le sais, je suis absurde ; au lieu de traiter cette femme comme une misérable créature qu’elle est, je l’entoure d’une sorte d’auréole, je la pose sur un piédestal !… Que voulez-vous. Je ne suis pas un Européen, moi, je viens de loin, d’un pays demi-sauvage, et nous autres gens de l’Équateur, nous aimons tout ce qui brille. Aussi elle en profite ! Avez-vous vu tout à l’heure comme elle a joué la comédie de la victime innocente et persécutée, comme elle s’est fait la figure du malheur et du désespoir ! C’est une habile comédienne, soyez-en sûrs ; le docteur Cerise, à Paris, me le disait bien ! Sous ce masque tragique si bien ajusté, je vous le dis, au fond elle est tout heureuse, elle mène la vie qui lui plaît, tout le jour à ne rien faire, la nuit à courir le pays en quête d’aventures ! Cela vous étonne, n’est-ce pas ? Vous ne croyez pas à tant de corruption ? Je vous en donnerai dix preuves pour une ! Oh ! elle est fort adroite, rouée, ce n’est pas moi qui le nierai ; le vaincu a mauvaise grâce à rabaisser le mérite de son vainqueur ; mais j’ai bien le droit, je l’ai chèrement payé de dire que sa vue m’est odieuse, elle me cause un sentiment indicible de colère et de dégoût !… Dieu préserve vos fils et vos filles de rencontrer sur leur chemin un être pareil ; sa beauté, sa force sont celles d’un de ces kriss malais, si finement ciselés, tout ruisselants d’or et de pierreries ; ils séduisent la main et enchantent la vue, mais, prenez garde, cette lame si finement gravée est pénétrée d’un poison mortel, la moindre piqûre de cette exquise merveille cause infailliblement une blessure dont il n’y a pas de guérison !…
M. de Claram s’était animé en parlant ; sa figure avait pris cette expression puissamment dramatique qui avait déjà frappé Bernard lors de la scène du dîner ; sous l’empire de cette émotion si profonde et si vraie, les convives émus eux-mêmes gardaient le silence.
M. de Claram reprit :
— Voici le plus brièvement possible le récit des faits que vous voulez connaître. Il y a près de deux ans, je faisais avec notre armée la campagne du Paraguay ; j’eus la sottise de me laisser blesser et celle plus grande encore de prendre les fièvres ; on dut m’évacuer sur Rio. Là, le climat ne me convenait pas ; on m’envoya plus au sud, à Saint-Paul ; dans cette station plus tempérée, je pouvais, tout en prenant des forces, me rendre utile en surveillant le recrutement et les envois de vivres. J’étais recommandé à un ancien ami de mon père, digne homme de bonne nature et de franche humeur, le baron d’Alvoeirim. Pauvre baron, il se serait mis au feu pour me rendre le plus petit service, et la fatalité a voulu qu’il fût la cause directe de ma perte, c’est lui qui pour me distraire et me fournir une agréable compagnie, m’introduisit dans la famille de Clarice. Il eût mieux valu qu’il me plantât tout de suite un couteau entre les deux épaules ; mais Dieu me garde de lui faire aucun reproche, certes, il agissait dans les meilleures intentions.
« J’ai dit la famille de Clarice ; n’allez pas en conclure que Clarice ait une famille ni même qu’elle soit brésilienne ; ce qu’elle est, je n’en sais rien ; nul n’en sait plus que moi. Celui qui l’avait vendue à son père adoptif d’alors prétendait qu’il l’avait achetée toute jeune sur la côte d’Asie, près du Caucase, et qu’elle devait être Circassienne. Plus tard, lorsque mon père eut intérêt à savoir la vérité sur son compte, il fit faire des recherches en Europe, et le résultat fut qu’il pouvait y avoir du vrai dans cette version fantaisiste, mais qu’en tous cas, ce libérateur d’esclaves était un drôle de la pire espèce rompu aux ruses du plus honteux métier et dont les dires ne méritaient aucune confiance. Le é de cette femme reste donc absolument obscur ; on peut tout supposer et tout croire ; une seule chose est certaine, c’est qu’elle a été achetée à la Havane, peu de jours après y être arrivée sur un paquebot français. S’il est permis de faire des conjectures sur son compte, moi, j’adopterais l’opinion que vient de soutenir Ivantelly : cette femme est européenne ; c’est un des plus tristes produits de cette vieille civilisation qui enfante tant de choses irables, mais aussi tant de mauvaises. Une Orientale aurait bien cette dépravation complète, incurable, mais elle l’aurait plus franche, surtout elle ne présenterait pas le spectacle odieux de ces raffinements de corruption et d’hypocrisie, ce mélange d’audacieuse perversité et d’élégante culture d’esprit qui caractérisent cette femme. Des gens qui connaissent bien l’Orient, m’ont assuré que les harems de Turquie et d’Égypte abritent des européennes qui acceptent sans trop de dégoût cette abjecte existence esclave ; il m’est impossible de ne pas voir dans Clarice la fille d’une de ces misérables créatures amenée en Orient dès son enfance, développée dans ce milieu malsain et réunissant avec une odieuse intensité, ce qu’il y a de plus mauvais dans la corruption européenne et la barbarie orientale.
« Maintenant, comment a-t-elle échappé à cette vie de recluse qui devait être la sienne, comment a-t-elle é sa jeunesse, quels événements l’ont soumise si complètement à cet homme qui a fini par la vendre à la Havane, supposez tout ce que vous voudrez, jamais vous ne pourrez être sûrs d’avoir atteint le fond de cet abîme ! Inutile de l’interroger, elle vous racontera toute une série d’aventures baroques, invraisemblables jusqu’à l’absurdité, dans lesquelles elle s’attribue le rôle d’une enfant ignorante et insoucieuse ; elle vous dira qu’elle a été préservée du vice par je ne sais quel concours de circonstances tutélaires ! Tout cela est pitoyable, il faudrait ne pas savoir quel triste renom elle a laissé à Saint-Paul pour ajouter foi à ces inventions ! Elle a é par un milieu profondément corrompu, voilà l’essentiel ; elle le reconnaît elle-même ; quant aux détails, au point où nous en sommes, nous serions vraiment trop naïfs de nous en préoccuper. Son âge même, celui qui l’a vendue disait ne pas le savoir, jamais elle n’a voulu le dire d’une manière précise. Pour moi, je suis convaincu qu’elle est bien plus âgée qu’elle ne veut le dire et qu’elle ne le paraît ; son absence de scrupules, l’absolue immoralité de son esprit sont d’une vieille femme ; il faut avoir beaucoup vécu pour avoir cette expérience cynique qui ne recule devant rien, qui ne respecte rien, ne croit à rien !… Mais, je le répète, aujourd’hui, tout cela est bien secondaire ; je ne ferai pas un pas et ne dépenserai pas une parole pour savoir la vérité.
« Mais assez de ces préliminaires ; voici quelle était la situation de cette fille quand j’arrivai à Saint-Paul : après l’avoir achetée à la Havane, ses parents, mûs par je ne sais quels motifs religieux, l’avaient adoptée comme leur fille ; toutefois, vu sa première condition d’esclave, elle ne pouvait devenir définitivement libre que lorsqu’elle aurait atteint l’âge de vingt ans. Or on lui en donnait quinze ; c’était donc cinq années à er dans une position douteuse, inférieure, impossible à er pour l’orgueil démesuré qui fait le fond du caractère de cette créature ; mais elle n’était pas maîtresse de rompre sa chaîne ; un sujet grave de mécontentement donné à ses parents, pouvait les autoriser à la replacer dans sa condition servile. Il fallait donc attendre et louvoyer, c’est ce qu’elle faisait avec un art incomparable ; malgré ce que sa position d’affranchie et son é obscur lui créaient de difficultés, elle avait réussi en fort peu de temps à se faire à Saint-Paul une situation tout exceptionnelle. Dans cette petite ville, à peine dégagée des vieilles mœurs locales, de la défiance contre les étrangers, où la réclusion presque absolue des femmes était encore la règle, elle apportait la facilité de vie, l’élégance à ciel ouvert de l’Europe ; c’était une œuvre ardue que de les implanter sur ce sol rebelle, mais elle n’était pas femme à reculer devant les obstacles. Les circonstances ne lui étaient pas toutes défavorables ; son père adoptif ne demandait qu’à la suivre dans cette voie ; c’était un homme sans portée, essentiellement frivole et banal, irateur enthousiaste de tout ce qui venait de l’autre côté de l’Atlantique, et trop superficiel pour savoir discerner dans cette importation étrangère ce qui était acceptable et ce qui devait être rejeté comme mauvais. L’essor de la colonisation, la construction d’un chemin de fer, les événements du Paraguay amenaient au même moment à Saint-Paul toute une société d’étrangers peu difficiles en fait de divertissements ; bien des nationaux ne demandaient qu’à frayer avec eux et à suivre leurs exemples. Il fallait un centre à ce mouvement ; Don Affonso, le père adoptif de Clarice fut heureux et fier de le fournir ; sa maison fut ouverte à ce monde incohérent et ce fut Clarice, toute imprégnée encore des bonnes traditions de Paris et de Vienne, qui en fit les honneurs ; elle s’en acquittait brillamment, on peut lui rendre cette justice.
« C’est dans ce milieu que je la rencontrai ; je ne chercherai pas à nier qu’elle ait fait sur moi une vive impression. Je venais de mener durant deux années entières, une vie presque sauvage ; cette aisance parfaite, ces raffinements d’élégance avaient pour moi tout l’attrait de la nouveauté. Cette jeune fille à l’esprit cultivé, parlant toutes les langues, excellente musicienne, belle d’ailleurs et bien plus qu’aujourd’hui, apparaissait comme une véritable étoile dans le monde médiocre qui l’entourait. Dans le voisinage de ces natures inférieures, il n’était pas facile de remarquer les incohérences qui décelaient sa douteuse origine ; avec un art infini, elle les dissimulait sous des dehors de franchise, d’abandon juvénile, qui ne permettaient pas de soupçonner quel était le fond odieux de ce caractère. Orgueilleuse à outrance, d’une sécheresse de cœur sans égale, elle sauvait les apparences grâce à une faculté qu’elle possédait au plus haut degré et contre laquelle il est presque impossible de se défendre, c’est l’art de paraître s’intéresser à ce qui intéresse les autres, de s’animer pour ce qui les ionne, de partager leurs pensées, de vivre de leur vie, d’avoir l’air de s’oublier soi-même pour eux ! Que de fois elle a joué avec moi cette perfide comédie, et pendant que moi, naïf, je lui donnais toute ma confiance, je ne m’apercevais pas que je ne faisais ainsi que répéter le rôle ridicule qu’elle me destinait dans la pièce à grand spectacle dont elle préparait le dénouement !
« Oui, j’ai été séduit, j’ai été sous le charme, et quand je me reporte à cette pitoyable phase de ma vie, une seule chose me console, c’est que j’ai su réagir par moi-même et me dégager à temps de cet odieux esclavage ! Et aujourd’hui, j’en viens à me demander à moi-même, si j’ai vraiment aimé cette femme ; quelquefois j’en doute, et avec quel bonheur je recueille dans ma mémoire les faits les plus insignifiants qui viennent à l’appui de mon hésitation ! Et je peux le dire en toute assurance : si l’aveuglement est le grand critère de la ion, si l’on en vient à ne plus voir les défauts de la femme qu’on aime, eh bien, non, je n’ai pas aimé Clarice, car j’ai eu bien vite conscience des mauvais éléments de sa nature, et je me suis révolté contre le joug qu’elle prétendait m’imposer ! Ma position à son égard était étrange, horriblement dangereuse et difficile : je ne pouvais pas être son mari, jamais je n’aurais eu le consentement de mon père et l’idée ne m’est même pas venue de le demander. Reçu dans sa famille sur la présentation et la garantie en quelque sorte de M. d’Alvoeirim, il me répugnait de devenir son amant ; j’aurais voulu rester son ami, lui donner des directions, des conseils, lui tendre la main, la soutenir, l’aider à franchir le pas difficile dans lequel je la voyais engagée ; tout cela m’a été rendu impossible ; cette nature perverse ne me comprenait pas ; tantôt elle me rebutait par quelque éclat d’orgueil, quelque déploiement insensé de sécheresse et d’ironie, tantôt par un excès contraire, elle m’imposait des épreuves au-dessus de mes forces. Mobile, capricieuse, égoïste à un degré inouï, elle ait à chaque instant par les extrêmes les plus invraisemblables ; aux accès de violence les plus irritants, succédaient sans transition la coquetterie la plus savante, la fascination dans ce qu’elle a de plus raffiné, de plus irrésistible. Bien souvent, à voir ces contrastes, ces caprices excessifs jusqu’à l’absurde, j’ai été bien tenté de croire qu’elle n’était pas en possession de son bon sens ; aujourd’hui que je la connais mieux, que je sais tout ce qu’il se cache de calcul sous ces apparences expansives, je ne vois plus dans ces odieux manèges qu’une série d’épreuves savamment combinées pour amener insensiblement mon esprit à se courber pour toujours sous son joug. Mais j’ai su me dégager de l’étreinte ; toute cette habileté perfide s’est trouvée dépensée en pure perte. Ah ! quand je vois aujourd’hui l’odieuse créature se poser en victime, jouer l’innocence et le désespoir, ah ! je l’avoue, j’ai peine à contenir l’explosion de mon mépris, de ma juste colère ; comment celle qui a déversé le malheur et la ruine sur tous ceux qui l’ont approchée, ose-t-elle se plaindre d’être à son tour frappée par la tempête dont elle a déchaîné les coups !
« Au moment dont je vous parle, c’est à dire dans les premiers mois de mon séjour à Saint-Paul, ces vérités que je vois si évidentes, ne me frappaient que faiblement ; en somme je me trouvais fort bien dans ma nouvelle résidence, le temps y ait fort agréablement et fort vite. Mon digne baron d’Alvoeirim s’était pris d’une belle affection pour Clarice et ne songeait qu’à lui procurer tous les plaisirs que comporte la grande existence du propriétaire brésilien. Il était depuis longtemps veuf ; ses filles, toutes deux mariées, demeuraient fort loin de lui ; la solitude lui pesait, et il cherchait à se distraire en réunissant autour de lui sous sa magnifique hospitalité, tous les oisifs de Saint-Paul. Un des plus empressés était naturellement le père de Clarice, et il éprouvait un plaisir extrême à voir sa fille s’emparer peu à peu de la première place dans la maison du baron. Courses, chasses, dîners, réceptions, c’était elle qui en faisait les honneurs, et il faut dire qu’elle s’en acquittait avec une aisance sans pareille ; le baron, tout à fait sous le charme, la laissait faire. Elle en profitait et allait loin ; c’est dans ces réunions qu’elle nous initiait aux nouveaux usages de la haute bohème parisienne, et je me souviens encore de l’audacieuse désinvolture avec laquelle elle nous chantait le répertoire salé d’Offenbach. Son père était ravi, le public mêlé qui prenait part à ces fêtes applaudissait avec fureur, le pauvre vieux baron lui-même avec sa bonne humeur intarissable trouvait cela charmant. En Europe, de tels triomphes de la part d’une jeune fille, auraient paru à peine ables : au Brésil, où, il y a fort peu de temps encore, les femmes ne jouissaient que de très peu de liberté, quiconque n’était pas absolument inféodé à l’enchanteresse, trouvait ces démonstrations insolites, pour ne pas dire inconvenantes. De là aux commentaires malveillants il n’y avait qu’un pas ; les propos hostiles commencèrent à circuler, la situation y prêtait ; il fallait tout l’aveuglement orgueilleux de Clarice et la niaise légèreté de son père pour ne pas comprendre que cette excessive intimité entre un vieillard riche, ami du plaisir, et une jeune fille de situation pour le moins modeste, ne serait pas aisément acceptée par le public.
« À ce moment, j’étais en fort bons termes avec Clarice, je crus de mon devoir, de l’avertir le plus doucement possible du danger auquel elle s’exposait. Ma sollicitude fut la très mal venue ; la scène de Gil Blas et de l’archevêque de Grenade se reproduisit au naturel, et j’eus un aperçu de ce que ce caractère renfermait d’âpre violence et d’intraitable orgueil. Mais elle se calma vite, elle avait trop intérêt à ne pas m’éloigner ; nous restâmes bons amis en apparence du moins. En public, elle se montrait aimable et enjouée avec moi, comme aux premiers jours, mais dès que nous étions seuls, la méfiance et l’hostilité se faisaient jour, je ne trouvais plus en elle que froide réserve et ironique amertume. Je lui en fis quelques reproches, du ton le plus amical, elle affectait de ne pas comprendre ; à l’en croire, c’est moi qui avais changé, c’était moi qui la traitais avec une dureté inaccoutumée. Nous eûmes quelques explications orageuses ; je ne me donne pas pour patient, mais à moins d’être un ange, on ne pouvait rester calme en présence de cet orgueil inouï, de cette violence hautaine, opiniâtre, aveugle, qui ne faisait que s’exciter par la contradiction et s’exaspérer par les obstacles. Enfin, un jour la lumière se fit, je vis clair dans son jeu ; il me semble encore que je sens au dedans de moi l’horreur et le dégoût que me causa ma découverte !…
« En un mot, voici ce qui se ait : Clarice voulait se faire épo par le baron d’Alvoeirim ; non certes qu’elle l’aimât, l’affection était pour elle une considération tout à fait nulle, mais elle voulait avoir un nom, la fortune et l’indépendance. Le bon vieux baron avait soixante-dix ans bien sonnés, bien peu d’années devaient suffire pour faire de sa femme une toute jeune veuve absolument libre et dans une splendide position de fortune ; affranchie de tous liens, elle pourrait retourner en Europe et se replonger dans cette vicieuse atmosphère des vieilles capitales, véritable patrie de cette nature de bohème, la seule où elle pût se développer à son aise et vivre selon ses goûts. Il fallait donc s’emparer du vieillard, l’enlacer dans ces mille liens de l’habitude, aviver le feu de son affection paternelle et la transformer en une de ces ions séniles qui ne comptent plus avec les obstacles. Elle n’épargnait rien pour arriver à son but, douces prévenances, flatteries, attentions de toutes sortes, tout était mis en œuvre et avec quelle adresse perfide, quelle profonde connaissance de la pauvre humanité ! Jamais homme ne fut plus habilement tenté que le pauvre vieux baron ne le fut par cette femme, et il eût fallu être plus qu’un saint pour y résister… Mais le succès n’était pas assez prompt au gré de son impatience, elle s’avisa d’un expédient pour y remédier. Il s’agissait d’inspirer au vieillard un peu de jalousie, de lui faire croire qu’il avait un rival qui pouvait lui être préféré ; c’était à moi qu’elle réservait de jouer ce rôle et l’amabilité, pour ne pas dire la coquetterie, dont elle se mettait en frais envers moi, n’avait pas d’autre but que de me désigner à l’attention jalouse du baron. Voilà la haute comédie que je lui ai vu jouer devant moi, avec un art incomparable, une ténacité que rien ne pouvait rebuter. Il s’agissait de faire le malheur irréparable de deux êtres qui n’avaient pour elle que bienveillance et affection ; peu lui importait, elle n’y songeait même pas, sa volonté, son caprice tout puissant étaient en jeu, rien, aucune considération quelconque ne l’aurait fait reculer ! Et c’est là que je pouvais constater le trait le plus caractéristique de cette effrayante nature : un mépris pour l’humanité, absolu, irrémédiable, incompréhensible chez un être de cette espèce, mais si réel, si complet, qu’il faut pour se l’expliquer en venir à y voir une infirmité, une monstruosité morale. Quiconque l’approche n’est autre chose pour elle qu’un élément dont elle a le droit de disposer pour son plaisir ou son avantage ; heureux encore qu’il est si elle veut lui faire bonne mine, mais en tout cas, destiné à être rejeté, brisé, anéanti s’il cesse d’être nécessaire ou agréable. Quand on se trouve en présence d’une telle perversité, quand il faut tenir en bride une telle puissance malfaisante, on peut, selon les moyens qu’on emploie, être taxé d’impitoyable et de brutal, mais quoiqu’on puisse penser de moi, et dussé-je périr à la peine, je suis parfaitement décidé à traiter comme elle le mérite, cette infâme créature ; sous ma main, tout au moins elle sera, je le jure, dans l’impossibilité de nuire !
« Aussi n’étais-je pas dupe de ses manèges et de ses jeux de scène, et je le lui fis comprendre. Ce furent de nouveaux éclats de fureur, des paroxysmes effrayants à voir chez une femme de cette apparence frêle et raffinée… Puis elle voyait qu’elle se trahissait, alors c’étaient des scènes d’attendrissement, de désespoir, de réconciliation jouées avec une perfection sans pareille. Et je ne m’en cacherai pas, le plus souvent je m’y laissais prendre, je croyais à un retour au bien ; j’étais dupe ! Qu’y faire ; il faut er par de bien rudes épreuves pour en venir à ne plus se laisser toucher par les pleurs d’une femme !
« Mais le coup était porté, la méfiance, une fois née, ne disparaît jamais. Elle se sentait devinée et soudain, une transformation singulière se fit en elle. Jusqu’à ce moment, à part ses manèges de coquetterie, à toute rigueur excusables chez une jeune fille dont l’éducation avait laissé fort à désirer, elle n’avait pas donné prise sérieuse à la médisance ; il y avait encore beaucoup d’indulgence et de faveur pour elle. Il semblait qu’elle se sentait soutenue par l’opinion et y trouvait la force pour résister à ses mauvais instincts ; mais lorsqu’elle comprit que ses odieux calculs étaient dévoilés, ce fut comme l’écroulement d’une digue longtemps victorieuse des flots : la première pierre se détache, tout tombe à la fois. Brusquement, sans transition, la vieille nature de bohème reprit le dessus, ce ne fut plus de la coquetterie, ce fut de la vraie et mauvaise corruption à peine dissimulée. Et il arriva ce qui devait arriver ; les rumeurs fâcheuses commencèrent à circuler sur son compte ; même en faisant la part de l’exagération, elles étaient trop répandues, trop affirmatives pour qu’il fût possible de croire qu’elles ne comportaient pas une large part de vérité. Pour elle, elle faisait bonne contenance ; payer d’audace a toujours été son fort ; la confiance sans borne qu’elle avait dans ses ressources d’intrigue, dans ses savantes roueries, son mépris prodigieux pour tout ce qui n’est pas elle, lui faisaient croire qu’elle était de force à jouer ce double et ce triple jeu, à endormir, pour ne pas dire à aveugler l’opinion publique. En cela elle se trompait ; autant la fascination avait été grande, autant le réveil fut violent et universel.
« Chaque jour les bruits fâcheux répandus sur son compte allaient se précisant, s’accentuant dans une proportion formidable. C’était la clameur irritée de la vérité ; il est prouvé aujourd’hui qu’abusant de la liberté que lui laissaient ses parents, elle entretenait des relations suspectes avec des gens de la dernière espèce. Les promenades à cheval qu’elle faisait seule se transformaient en rendez-vous avec les demi-sauvages, habitants des bois qui avoisinaient la résidence de son père. C’est à ce point de dégradation qu’elle en était venue ; pendant qu’elle spéculait sur la ion d’un vieillard, elle allait demander à des gens sans aveu, des bandits d’occasion, la satisfaction brutale de ses mauvais instincts ; l’obscurité même de ses complices lui paraissait une garantie contre le danger d’être découverte. Et ce ne sont pas des bruits sans consistance que je rapporte ; il a été question de tous ces faits dans les procès où elle a figuré ; ils y ont reçu une confirmation irréfutable. Moi-même je l’ai surprise dans ses excursions clandestines et quelles que fussent son audace et sa puissance de dissimulation, j’ai pu voir clairement le vice et la dépravation empreints sur sa figure. Quiconque a quelque peu l’expérience de la vie, ne peut pas s’y tromper.
« Que fallait-il faire ? Lui adresser des reproches, lui montrer l’abîme dans lequel elle se précipitait ; au point où elle en était venue, c’était bien inutile, il n’en résultait que des dénégations effrontées, des scènes de violence, qui m’étaient odieuses. Et cependant, j’étais tellement dans le vrai que ses parents eux-mêmes prenaient mon parti et me donnaient raison quand j’essayais de la ramener à une conduite moins déraisonnable. Alors elle jouait le désespoir, l’innocence persécutée, affirmant qu’elle était la victime de machinations hostiles, d’inventions calomnieuses. C’est stupide à dire, mais il y avait tant de persuasion dans sa parole, tant de fascination dans sa feinte douleur, que ses parents, son père surtout, esprit faible, vaniteux, tout enivré des succès de sa fille, le plus souvent cédaient. Et moi, comment aurais-je résisté ? Oh ! je le sais, j’aurais dû imiter la réserve de sa mère, vieille portugaise rigide sur les convenances ; depuis longtemps elle avait reconnu qu’elle ne pouvait rien sur le caractère hautain et opiniâtre de sa fille, et elle la traitait avec la plus froide rigueur. Mais je n’avais pas cette fermeté inflexible et un regard, un sourire, un mot amical de l’enchanteresse me faisaient oublier mon juste courroux. Ah ! la coquetterie féminine ! quelle arme puissante et dangereuse quand elle est maniée avec cette complète absence de tout sens moral, ce mépris absolu du calme et du bonheur des autres ! Jusqu’au fiancé de son institutrice, un grave et digne officier contre lequel, toujours grâce à ses manèges, j’ai dû jouer ma vie, ne l’avait-elle pas ensorcelé au point de lui faire différer, puis rompre son mariage ! Voilà les hauts faits auxquels se plaisait cette odieuse créature, et je me prends en véritable pitié quand je me reporte à ce temps de malheur pendant lequel, sans avoir d’illusions, du reste, je tolérais sa duplicité et son insolence ! Puis il faut que je l’avoue, je conservais toujours un vague espoir ; malgré la répulsion qu’elle me témoignait habituellement, je ne pouvais oublier ces premiers jours où elle me montrait tant d’amicale bonne grâce, je comptais sur sa mobilité, mon heure pouvait venir ! Elle ne me l’avait pas caché ; si jamais son caprice se tournait vers moi, ni les scrupules de conscience, ni les convenances sociales, ni nos querelles ées ne l’empêcheraient de le satisfaire ! En ce moment, rien ne m’appelait ailleurs ; j’attendais donc et je prenais patience ; le dénouement ne pouvait tarder et j’étais curieux de savoir à quelle catastrophe aboutiraient les égarements de cette détestable nature.
« Sa position devenait de plus en plus difficile ; son protecteur en titre, le vieux baron, était absent pour longtemps ; son autre appui, le commandant Mendez Cazals, avait dû redre l’armée devant Humaïta ; sa mésintelligence avec ses parents s’accentuait toujours plus ; à tous les sujets de plaintes qu’elle leur donnait, venait s’en ajouter un nouveau, celui des dépenses exagérées auxquelles elle poussait son père au risque de l’entraîner à sa ruine. Malgré son étourderie, il commençait à s’en émouvoir et avait résolu de couper court à ces divertissements dispendieux. Enfin sa réputation était tellement compromise qu’elle était en quelque sorte au ban de l’opinion publique et se voyait exposée à subir des affronts mérités. Elle en avait si bien conscience qu’elle ne se montrait presque plus, sous prétexte de maladie, elle se tenait cloîtrée, couvant dans l’ombre les plus amers ressentiments. Du reste, plus hautaine, plus emportée que jamais, elle ne voulait pas convenir qu’elle eût aucun tort et n’écoutait aucun conseil ; elle n’aurait jamais daigné se plaindre, mais elle n’avait pas assez de mépris et d’ironie pour renvoyer aux autres les reproches si mérités qu’ils lui faisaient !
« Ce fut à ce moment que je reçus l’ordre de redre l’armée. Le jour qui précéda celui où je devais partir, on me remit un billet non signé me disant que j’eusse à m’arrêter le lendemain à une certaine distance de Saint-Paul et à y attendre dans le plus grand secret un nouveau message. Cet avis venait de Clarice, il n’y avait pas à en douter. Que voulait-elle de moi ? Je pouvais tout espérer et comme tant d’autres l’eussent fait à ma place, je me conformai au mot d’ordre.
« Le second message me parvint à point nommé, beaucoup plus explicite celui-là ; Clarice m’avertissait qu’elle était seule et qu’elle m’attendait. Je reviens à Saint-Paul sans être vu de personne, et à l’heure indiquée je me présente. Les mesures étaient bien prises, parents et domestiques étaient à la campagne, laissant la maison déserte. Je trouve Clarice seule dans un salon que la nuit toute prochaine remplissait déjà d’obscurité. Et il se a alors une scène vraiment incroyable ; avait-elle changé d’idée, son caprice avait-il fait place à quelque autre, ou bien n’avait-elle voulu que s’assurer du degré de pouvoir qu’elle avait sur moi, espérait-elle m’arracher quelque promesse, je ne me charge pas de le décider ; avec un esprit de cette trempe, toute supposition est également issible ; une seule chose est certaine, c’est qu’une fois de plus elle tenta de jouer sa grande comédie de mensonge et de duplicité. Elle affectait la surprise, l’effroi, niait m’avoir écrit, se disait malade, me suppliait de me retirer ! C’était irable comme scène de comédie et bien m’en eût pris d’ajouter foi à ces prodigieuses déclamations, mais je ne me donne pas pour être de nature patiente, l’imprudence et la fourberie ont toujours eu le don de m’exaspérer ; il aurait fallu être de pâte trop molle pour traiter avec ménagement une créature qui se jouait de moi avec tant d’audace ! Elle vit que je ne serais pas sa dupe ; ce fut alors une scène de drame dans toute la perfection du genre ; elle m’adjurait de ne pas la perdre, invoquait les sentiments les plus sacrés, m’offrait son amitié son estime, que sais-je ? C’était odieux, pitoyable, insensé. Je perdis patience, la comédie avait assez duré ; je brusquai quelque peu le dénouement… Avais-je déé les intentions de l’auteur ? Je l’ignore, de sa part, encore une fois, tout est croyable, et je ne serais pas surpris si, à force de tromper les autres, elle en fût venue à se jouer la comédie à elle-même. Mais que celui qui eût agi autrement me jette la première pierre ; j’avais trop souffert, et j’ai trop souffert depuis pour me reprocher d’avoir un peu vivement démontré à cette perverse créature, que si l’on joue avec le feu, il ne faut pas se plaindre des brûlures !
« Après ma victoire, si victoire il y a, je partis et rejoignis l’armée ; j’avais hâte de regagner le temps perdu et d’oublier la sotte manière dont j’avais su le perdre. Mais il était écrit que je n’échapperais pas aux conséquences de cette stupide aventure. Bientôt il me revint de divers côtés qu’il se ait à Saint-Paul, d’étranges choses : il y avait eu rupture complète entre Clarice et ses parents. Comme je vous l’ai dit, depuis longtemps ils désespéraient d’elle, et n’acceptaient plus qu’avec la plus extrême répugnance, de l’appeler leur fille ; la loi leur donnait le droit de la réduire à la condition d’où ils l’avaient tirée, et certes ils avaient, pour en venir à cette extrémité les motifs les plus sérieux. Quelque nouvelle escapade avait comblé la mesure, leur parti fut pris ; Clarice redevint la fille esclave achetée à la Havane ! Tel était le résultat auquel aboutissaient ses savantes roueries ! Elle faillit en mourir de rage et resta fort longtemps à se remettre du choc. Mais voici ce qui m’intéressait davantage :
« Don Affonso, grâce à son luxe absurde, avait fini par compromettre sa fortune ; il fallait à tout prix en réparer les brèches ; il imagina de s’en prendre à moi pour y réussir. Je ne sais comment, la scène que j’avais eue avec Clarice avait fini par se savoir ; au premier moment, on n’y avait vu que ce qui était vrai, savoir une preuve de plus de son immoralité sans limites. Plus tard sous l’empire de la nécessité, Don Affonso crut y trouver le prétexte qu’il cherchait pour m’exploiter ; il m’accusa d’avoir maltraité son esclave, d’avoir usé de violence envers elle. Elle se trouvait depuis lors malade, donc dépréciée ; et la perte qui en résultait retombait sur le propriétaire qui demandait à être indemnisé ; il réclamait à ce titre, une somme monstrueusement exagérée ; bref, c’était un vrai chantage !… Du reste, ce n’était pas Don Affonso qui était le vrai coupable dans cette odieuse manœuvre, il y était poussé par des gens de moi connus, avec qui je me promets de régler mes comptes plus tard !
« Il fallait me défendre, quelque absurde que fût l’accusation. Il y avait procès contre moi ; je dus quitter l’année, et revenir à Saint-Paul d’abord, à Rio ensuite pour y faire face. Quand je pense à tout ce que j’ai enduré pendant ces infâmes débats, à ce qu’il m’a fallu entendre d’accusations méchantes et stupides, à ces confrontations, à ces discussions que je devais soutenir avec cette misérable créature, à l’art perfide avec lequel d’un côté elle jouait la malade pour captiver l’intérêt des juges et du public, de l’autre, elle s’emparait des moindres paroles, des circonstances les plus insignifiantes pour me faire considérer comme un coupable qui avait satisfait à l’aide d’un vrai complot, sa haine et sa vengeance, quand je me reporte à ces abominables scènes, où ma réputation, mon honneur étaient en jeu, devant une foule qui s’amusait de mon supplice, ah ! je me sens pris d’une colère, d’un dégoût indicibles, je ne comprends pas comment je n’ai pas anéanti ce monstre de perversité !… Et par surcroit d’ignominie, je dus assister à des débats dans lesquels son immoralité, sa basse corruption furent établis avec la dernière évidence ; en plein public de nombreux témoins vinrent en déposer, je me sentais couvert d’un ridicule ineffaçable, moi qui avais dû obtenir presque par la force ce qui se donnait si facilement au premier venu ! Bref, c’était navrant, désastreux, lamentable, et il vint un moment où il fallut en finir à tout prix !
« Il se fit une transaction, et la justice qui, après tout, reconnut que j’étais bien loin d’avoir tous les torts, m’adjugea le corps du délit, moyennant une somme pas bien forte, il est vrai, que je dus remettre à mes adversaires. Cette femme était donc à moi, on me la donna comme on attache un boulet au cadavre que l’on va jeter par-dessus bord ! Je me soumis, mais j’en suis encore à comprendre, comment j’acceptai cette solution stupide ; quel que fut l’acharnement de mes ennemis, jamais il ne se serait trouvé des juges capables de me condamner !
« Du reste, je n’eus guère le temps de réfléchir ; je ne pouvais plus rester au Brésil, le scandale était trop grand, il fallait laisser à l’opinion le temps de se calmer, ma famille était au désespoir et me suppliait de m’éloigner ! Je pris age sur le premier transatlantique en partance et me voici. Certes, je ne regrette pas d’avoir pris ce parti ; l’Europe me plaît fort et je compte y rester longtemps. Une seule chose m’a été vraiment douloureuse, c’est l’obligation d’abandonner mon poste à l’armée, mes soldats et mes camarades devant l’ennemi ; mais la guerre est si mal menée, il se perd tellement de temps, il se gaspille tant de ressources en pure perte, que je me console après tout de rester inactif plutôt que de pourrir sur place dans les marécages du Paraguay.
« Vous vous étonnez peut-être de ce que j’ai amené cette femme avec moi ; j’aurais certes mieux fait de m’en débarrasser, n’importe comment ! Mais il me répugnait de la laisser derrière moi au Brésil, je veux l’avoir ici sous ma surveillance immédiate, comme une bête dangereuse qui doit être tenue de très près. Du reste, je n’abuse pas de mon pouvoir, son sort est très doux, elle a beaucoup de liberté, et rien ne l’empêcherait de disparaître si elle en avait vraiment le désir. Mais elle reste, c’est qu’elle y trouve son avantage. Pour moi, je ne m’inquiète pas de ce qu’elle fait, pourvu qu’elle ne me cause pas d’ennuis et que je n’entende pas parler d’elle. Mais ce que je ne tolérerai jamais, c’est qu’elle revienne à son esprit d’intrigue, je veux qu’elle obéisse quand j’ordonne, j’entends qu’elle plie sans murmurer ; il faut qu’elle comprenne sa position, qu’elle se sente inférieure, dépendante, et qu’elle agisse en conséquence. Au Brésil, c’eût été impossible, elle attirait trop l’attention. Sous prétexte qu’elle est faible, délicate, malade, qu’elle est de race blanche d’ailleurs, esclave seulement d’occasion, on lui aurait bien vite pardonné, on lui aurait é toutes ses fantaisies. Ici, sous ma main, cela ne sera pas ; il faut qu’elle obéisse ! Je mâterai son infernal orgueil, comme je l’ai fait ce soir, je lui inculquerai la conviction qu’elle n’est rien, moins que rien ; il faut qu’elle devienne docile, humble, souple, et elle le deviendra, sinon !… Mais assez sur ce sujet il m’est profondément pénible et j’ai honte d’avoir pris tant de temps pour vous entretenir de ce qui me concerne. Maintenant, ma confession est faite, tout ce que je souhaite, c’est de ne plus avoir à revenir sur ce misérable é !…
M. de Claram avait cessé de parler. Ses invités comprenaient sa pensée et changèrent de conversation. Peu après les dames se retirèrent, on organisa quelques tables de jeu. Il était fort tard quand Bernard revint à Orta.
La soirée de la villa Rezzi laissait dans l’esprit de Bernard un souvenir agréable ; ces Italiens aimables, faciles à vivre, ces femmes gracieuses, d’un esprit si naturel et si franc, étaient de bonne rencontre pour sa nature expansive toute au premier mouvement, et il se promettait un vrai plaisir de leur rendre visite lorsqu’il se rendrait à Milan. Puis il avait trouvé dans le comte de Claram un caractère qui lui était tout à fait sympathique ; cette distinction simple et de bon aloi, cette mâle franchise, cette ion même, qui vibrait si naturellement dans sa parole, tout prévenait Bernard en sa faveur ; il ne pouvait y avoir dans ce cœur de gentilhomme et de soldat, ni hypocrisie, ni même la moindre affectation. Le récit qu’il n’avait pas craint de faire, quelque pénible qu’il dût lui être, portait au plus haut point le cachet de la vérité ; c’était la contrepartie de celui de Clarice, mais maintenant qu’il pouvait comparer les deux versions, Bernard se sentait instinctivement porté à croire que celle du comte méritait toute confiance ; elle était faite sans art, sans souci de la mise en scène, mais elle avait la force de la logique, elle faisait entrer la vraisemblance dans cette aventure confuse et violente. Dans le récit de Clarice, au contraire, il avait surpris au age bien des incohérences, des contradictions même, que le charme exquis de la narratrice ne pouvait dissimuler. À moins d’être d’une crédulité par trop naïve, on y voyait surgir des arrière-pensées, des sous-entendus, des impossibilités qu’on ne pouvait ni écarter, ni résoudre. Des deux côtés, sans doute, il y avait une exaspération profonde, incurable, presque une haine aveugle, mais combien il était plus facile d’expliquer l’explosion de ces ions furieuses, par les faits reprochés à Clarice que par ceux qu’elle tentait de mettre à la charge du comte ! Comme le disait ce dernier, il y a des épreuves auxquelles une nature de femme ne peut pas résister ; une enfance abandonnée, une jeunesse ée dans de détestables milieux, des exemples, pour ne pas dire des excitations déplorables, sont les plus sûrs précurseurs d’une corruption précoce, d’une perversion irrémédiable ; Clarice avait cédé à ces influences fatales, il aurait fallu un miracle pour qu’il en fût autrement. Et, à l’inverse, comment retrouver dans le comte, chez ce loyal officier, ce gentleman d’excellentes manières, celui qu’on avait tenté de représenter comme un homme grossier, brutal, tout entier à ses instincts, ne reculant devant aucune violence pour les satisfaire ? Certes, c’était une nature ardente, ionnée, excessive peut-être, mais dans ses yeux brillaient la flamme de la générosité, la franchise loyale, la vraie bonté du cœur. Le parallèle était tout à son avantage, et devant ce témoignage qui ne pouvait faillir, l’accusation lancée contre lui retombait de tout son poids sur celle qui s’en faisait l’auteur.
Et pourtant, quand il revoyait dans son souvenir, celle qu’il devait juger si sévèrement, Bernard ne se sentait pas le courage de porter contre elle une condamnation irrémissible ; il se devait, envers elle aussi, de faire la part des circonstances, de ne pas accepter sans réserve, les inculpations enflammées du comte ; Clarice, après tout, n’était pas un monstre de scélératesse ; il fallait voir en elle une femme de fâcheuse réputation sans doute, on ne pouvait lui demander de grands efforts de moralité et elle n’avait pas droit à plus de ménagements que ses semblables, mais c’était tout et c’était déjà bien assez. Aussi se savait-il bon gré de l’avoir devinée à temps ; lui aussi, au sortir de cette première soirée ée avec elle, il avait eu son moment d’aveuglement, mais l’illusion avait été de courte durée et il se promettait bien de ne plus y retomber ; sa conviction était faite à toujours ; plus de ces doutes, de ces hésitations, de ces désirs vagues de venir en aide à cette infortune d’apparence si touchante ; tout cela avait disparu ; descendue du piédestal sur lequel elle s’était si habilement placée, Clarice n’apparaissait plus que comme une jolie femme, au é plus qu’orageux, à l’avenir plus ténébreux encore, et dont il se proposait de cultiver la connaissance avec ces vagues espoirs qui prennent si aisément naissance dans le cœur de tout homme de l’âge de Bernard. Si ce n’était pas tout à fait de l’indifférence, c’était tout au moins un sang-froid bien maître de lui-même, sûr du terrain sur lequel il marche et bien préparé à profiter de toute bonne occasion. Cette liberté si bien reconquise avait son charme et Bernard s’estimait heureux que sa bonne étoile l’eût conduit si à propos sur le chemin du comte, comme pour lui permettre d’atteindre si vite et si complètement la vérité.
Le premier effet de ce nouveau courant d’idées fut de ramener Bernard à ses anciennes affections ; délivré de cette vague obsession qui le poussait à se rapprocher de Clarice, il reprit avec ferveur ses relations avec les dames de l’île et la famille Austen. On lui fit faire amende honorable et pas trop dure pour ses nombreuses absences dont il n’eut pas même à dire le motif, et tout se retrouva sur l’ancien pied ; de nouveau, le cœur impressionnable du jeune homme oscilla entre la coquetterie capricieuse de la princesse et la naïveté suffisamment expérimentée de miss Florence Austen.
Ces quelques jours avaient introduit de nouveaux éléments dans la composition des deux petits cénacles ; la retraite de l’île San-Giulio avait fini par être découverte ; la proximité de Milan, le voisinage des lacs amenaient aux deux recluses de nombreux visiteurs, et ce surcroît de compagnie n’était pas pour leur déplaire. Les Austen aussi, tout en proclamant leur goût pour la retraite, n’étaient pas fâchés de la voir quelquefois s’animer et ils faisaient de leur mieux pour attirer et retenir les touristes de leur connaissance que leur itinéraire amenait à Orta ; les soirées autrefois si calmes étaient devenues peu à peu de véritables réceptions ; Bernard ne songeait pas à s’en plaindre ; fort sociable de nature, il aimait le bruit et la distraction ; ce petit regain de mondanité élégante était pour lui le très bien venu. Et quand, au sortir de ces réunions confortables, après ces conversations où l’on se divertit sans peine à ca de tout sans s’émouvoir de rien, il se reportait à ces soirées du château d’Orgoyl, il lui semblait que, sorti pour quelques instants de la vie réelle, il avait assisté à quelques scènes dramatiques jouées sur un théâtre désert par de puissants acteurs ; certes l’intérêt était grand, mais il s’achetait au prix d’une tension d’esprit qui déait les limites de l’agréable et l’expérience n’était pas de celles qui doivent se renouveler souvent. Il trouvait donc que pour le moment tout allait pour le mieux et il savourait le charme de l’heure présente avec la vivace insouciance de la jeunesse. Parfois, il lui venait à l’esprit de rendre visite à la recluse d’Orgoyl, mais le désir n’était pas assez vif pour comporter une mise à exécution immédiate, et bientôt distrait par d’autres occupations, il ne pensait même plus à ce qui n’était pour lui qu’une fantaisie sans consistance.
Un jour, comme il rentrait à l’hôtel, vers les trois heures de l’après-midi, il vit arrêté devant la porte, une sorte de voiture rustique ; sur le siège était un homme de tenue négligée, tournure de domestique en promenade ; en voyant Bernard, il souleva son chapeau avec un geste de grand respect. Le jeune homme reconnut en lui le cocher qui l’avait amené de Castel d’Orgoyl dans cette mémorable soirée de pluie qui avait signalé son entrée au vieux château ; machinalement il lui demanda des nouvelles de Clarice :
— Elle va bien, dit le cocher, très bien maintenant, mais il y a quelques jours, elle allait bien mal !
— Et qu’avait-elle donc ? reprit Bernard.
— Eh, que sait-on ? C’était après le dîner que M. le comte a donné il y a une dizaine de jours à la villa. Elle a eu des évanouissements. Il y a comme cela des jours où elle reste plusieurs heures sans connaissance, et puis elle devient si faible qu’elle ne peut ni manger ni parler. L’intendant a pris peur ; il voulait faire venir un médecin, mais elle s’est remise et à présent elle est tout comme avant. Est-ce que M. le baron voudrait venir à la villa ? continua le cocher qui se souvenait de l’excellent pourboire que lui avait valu la visite de Bernard ; je suis venu faire une commission pour le garde-chef et je vais repartir ; si M. le baron veut profiter de la voiture ?…
Bernard n’avait aucun emploi de son temps, il se laissa aller à l’impulsion du moment, et montant dans le char, partit dans la direction d’Arona.
— A-t-elle souvent de ces crises, la jeune dame ? demanda-t-il en manière de conversation.
— Ah, voilà ! dit le cocher. Les premiers temps qu’elle était à la villa, ça la prenait presque tous les jours et pour bien des heures ; maintenant c’est plus rare ; elle avait bien pauvre mine alors, elle n’était pas si jolie qu’à présent. On croyait qu’elle allait mourir ; c’est drôle tout de même comme elle s’est rétablie !…
Et le cocher matois regardait le jeune homme du coin de l’œil.
— Vraiment ! dit Bernard, qui jugea au flux de parole de son interlocuteur, que l’occasion était bonne pour savoir ce que le personnel de la villa pensait de Clarice, on ne se douterait guère qu’elle ait été si malade, elle est bien belle maintenant et avec cela tout à fait aimable.
— Pour sûr, elle n’est pas méchante, et on peut lui en savoir gré, car quand on est aussi belle, on peut bien faire tout ce qu’on veut et il n’en coûte pas plus d’être méchant que d’être bon. Et puis, ce n’est pas tout le monde qui voudrait vivre comme elle, toute seule, dans ce vieux château ! Je n’ai pas plus peur qu’un autre, moi, mais je n’irais pas pour beaucoup, comme elle le fait, me promener la nuit dans le parc ; c’est vieux, c’est désert, c’est plein de statues blanches qui ont l’air de sortir des arbres pour vous regarder !… Et dire qu’elle vit là, toute seule, dans ces grandes chambres, à côté de ces corridors tout noirs où personne n’était entré depuis cent ans !… Aussi le garde-chef dit qu’elle ne craint ni Dieu, ni diable, et il s’y connaît, lui, c’est un crâne, il a fait la guerre dans la brigade de Savoie ! Je l’ai vue quelquefois, dans sa loge, le soir ; on est là à ca, tout à coup elle arrive, en ant par les vieilles cours, près des ruines, des endroits où l’on n’irait pas en plein jour, et elle vient là, tout tranquillement ca au garde et à sa femme et jouer avec les enfants ; puis elle s’en retourne toute seule par la nuit noire ; le vent, la pluie, l’orage, rien n’y fait.
— Oui, mais elle a ses domestiques qui sont là tout près, dans la grande salle, au-dessous de sa chambre.
— Oui, je sais bien, les Mores de l’intendant. Je ne m’y fierais pas, moi, à ces faces noires ; ils ont de mauvaises figures, de vrais bandits, quoi ! Et puis paresseux, ça ne fait pas un pas de toute la journée, et tous les jours c’est comme ça. Il n’y a que l’intendant qui puisse les faire marcher ; c’est qu’il n’est pas bon celui-là, avec son diable de langage à quoi on ne comprend rien ! Et sa femme, une moresque aussi, noire comme une bohémienne. Ils vont à la messe pourtant, c’est drôle, avec des figures pareilles !
— Enfin, est-ce vrai ce que dit l’intendant, que la jeune dame est esclave ?…
— Oui, oui, on dit cela, mais qu’en sait-on ? Drôle d’esclavage, tout de même ! Il ne l’empêche pas d’aller où elle veut et de recevoir qui bon lui semble ! Enfin, patience ; tout ça se débrouillera une fois. Ce qui est sûr, c’est que M. le comte, quand il vient, il ne la traite pas trop bien ; il lui parle comme à un chien, et il paraît qu’elle en a une rude peur ! Il faut qu’elle lui ait fait de mauvaises choses, car il n’est pas méchant du tout, M. le comte, et on aime mieux avoir affaire avec lui qu’avec son intendant à face de café. Avec ça, c’est un homme terrible, à ce que dit le garde-chef qui a chassé avec lui ; il vous tue un ours comme moi un lièvre. Alors, arrangez donc cela ; bon avec les uns, mauvais avec elle ; elle, qui ne craint rien, est toute tremblante devant lui ? Je ne sais pas comment cela finira ; cela ne me regarde pas du reste ; enfin, patience !…
Le digne cocher était décidément en voie de confidence ; au premier moment, sa finesse italienne l’avait tenu sur ses gardes, maintenant le naturel bavard avait repris le dessus ; l’écluse était ouverte et le flot ne demandait qu’à s’épancher ; Bernard, curieux de connaître ces étranges détails, le tenait en haleine :
— Et le comte, dit-il, vient-il souvent à la villa ?
— Eh non, reprit le cocher, et c’est le plus drôle ; quand on a une si jolie femme sous la main, c’est bien le moins qu’on lui tienne quelquefois compagnie ! Eh bien, non, le comte ne vient presque jamais ; c’est vrai qu’à Milan ce ne sont pas les femmes qui manquent ; il mène un train du diable, chevaux, voitures, table ouverte, jeu et tout ce qui s’ensuit !… Il s’amuse, quoi, et il a raison ; j’en ferais bien autant à sa place !… Ah, je n’ai pas eu de chance, moi, d’être engagé à son service pour cette maudite villa, qui est gaie comme un vieux cimetière… tandis qu’à Milan, dans tout ce branle-bas, j’en aurais eu de ces occasions !… Mais j’y arriverai, j’espère ; l’autre jour, en reconduisant à la gare son ami, le colonel lvantelly, un grand noir, maigre, sec, je me suis bien recommandé pour la première place, et…
— Ah, il est venu à la villa, le colonel lvantelly, dit Bernard avec un redoublement d’intérêt qui l’étonnait lui-même.
— Oui, il y a quatre ou cinq jours ; il voulait voir la jeune dame ; il n’y a pas eu moyen ; elle était encore trop malade. Il a du s’en retourner tel quel, et il n’était pas content, c’est moi qui vous le dis !
— Et était-il déjà venu auparavant ?
— Ma foi, je ne l’ai pas vu, sauf le soir du dîner, avec cette société de Milan ; M. le baron y était aussi, je crois…
— Est-ce qu’elle a quelquefois des visites, la jeune dame ?
— Elle, jamais. À part M. le comte, M. le baron est bien le premier qui soit venu la voir…, à ce que je crois du moins… parce que…
— Parce que quoi ?…
— Oh, rien du tout, mais M. le baron sait qu’avec les femmes on n’est jamais sûr de rien. D’abord, moi, je ne suis pas curieux ; je ne me mêle pas des affaires des autres.
— Et tu as bien raison, mais enfin, que veux-tu dire ?…
— Moi… je ne veux rien dire. Je ne suis pas un bavard, moi ; c’est qu’on n’en finirait pas, si on voulait écouter les cancans du monde ! Moi, ce n’est pas mon goût ; je m’occupe de mes chevaux et de rien autre ; je ne vais pas dans le vieux parc espionner ce qui s’y e, ni dans les sentiers des bois ; ça ne me regarde pas, tout ça ; qu’il y vienne des promeneurs ou qu’on aille à leur rencontre, ce n’est pas mon affaire, et je n’ai jamais rien vu, ni entendu. Mais empêchez donc les langues de courir ; une jolie femme toute seule, qui ne craint pas de se promener, de nuit comme de jour ; ça prête aux propos. Et le monde n’est pas bon ; on vous a vite bâclé une histoire ; puis quand on veut savoir, bernique, il n’y a plus rien ; aussi, moi, je ne dis mot et tant pis pour les rapporteurs !
Et revenu à toutes ses méfiances de nature inculte, il allait, allait, plus cruel dans ses réticences que s’il eut porté franchement la plus grave accusation. Bernard ne cherchait pas à l’interrompre ; certes, ce verbiage ne lui apprenait rien, mais la nature humaine est ainsi faite qu’elle repousse rarement l’occasion d’entendre débiter des choses dures à l’adresse du prochain. Et Bernard aurait eu plus de mérite que tout autre à couper court aux méchants propos ; son opinion était faite sans doute sur la recluse d’Orgoyl, mais il n’en avait pas toujours été de même, et si bien qu’il voulût se le dissimuler, il éprouvait, au plus profond de son être, une sensation amère à penser que lui, l’homme rompu à la pratique de la vie, il avait pu se laisser prendre aux artifices de cette bohème, et lui avait accordé confiance et pitié ; l’illusion avait été courte, mais ces surprises sont toujours humiliantes, et on ne pardonne guère à ceux qui vous les ont faites. Aussi, tout en affectant une parfaite indifférence, Bernard éprouvait un certain plaisir à voir traiter la coupable selon ses mérites. Se sentant encouragé, le bavard, continuait de plus belle et donnait libre carrière à ses insinuations malveillantes et à sa fausse impartialité :
— Après tout, disait-il, qu’ils s’arrangent à leur guise, moi, je ne prends parti pour personne. La petite dame est bien gentille, mais on n’est pas né d’hier, et on sait que pour qu’une jolie femme s’accommode si bien de la solitude, il faut qu’elle ait de bonnes raisons de ne pas vouloir se montrer ; elle se cache, c’est clair. Je ne sors pas de là, moi, et M. le baron connaît trop bien la vie pour savoir que si je me trompe, ça ne peut pas être de beaucoup.
En ce moment, l’entretien finit, la voiture entrait dans la cour du château ; Erboano, toujours à son poste, fit au visiteur ses saluts les plus respectueux. Bernard s’informa du comte, il n’était pas au château ; restait Clarice : Bernard se fit conduire auprès d’elle.
Il la trouva dans sa grande chambre, assise comme d’habitude, dans le coin le plus rapproché de la fenêtre. Elle paraissait fort bien remise de ses émotions, et ses grands yeux de velours brillaient de tout leur éclat. Lorsqu’elle vit entrer le jeune homme, elle ne put se défendre d’éprouver un léger embarras ; ce n’était plus le visiteur amical des premiers jours, mais bien un homme prévenu, mal disposé sans doute par les révélations qui lui avaient été faites ; quel accueil lui réservait-il ? Tout donnait à croire qu’il ne serait guère bienveillant ; la jeune femme le comprenait et son appréhension était visible, mais elle avait une grande aisance et se composa une contenance dont un observateur très calme et fort perspicace aurait pu seul deviner la secrète angoisse. Bernard n’était pas dans ces conditions ; lui aussi se sentait troublé, fort empêché de sa personne et de son rôle. Le récit du comte se retraçait vivement à son esprit, il se devait à lui-même de montrer à celle qui en avait fait les frais, qu’il savait toute la vérité sur son compte ; d’autre part, il éprouvait une certaine répugnance à prendre, sans transition envers elle, le ton qui est de mise avec les femmes équivoques ; ainsi partagé entre des tendances contradictoires, il avait peine à dominer le trouble de ses idées, et après les paroles banales de bienvenue, ne sachant trop comment débuter, il garda le silence. Son embarras n’échappa pas à Clarice, et prenant soudain les devants, elle coupa court à cette situation presque ridicule.
— Elle est belle, cette comtesse Oriani, dit-elle, bien belle, et elle paraît être tout à fait bonne et sympathique. Pauvre femme, s’il dépendait de moi de lui porter secours, il me semble que je le ferais, tout de suite et de grand cœur !…
Ce début était si hardi, cette protection ? Promise par Clarice à une femme dans la position de la comtesse, avait quelque chose de si étrange, que c’en était comique ; Bernard ne pût s’empêcher de rire.
— En vérité, dit-il, c’est toi qui la plains, tu veux bien lui venir en aide ! Ah, ma bonne Clarice, voilà, il faut en convenir, une inspiration magnifique ! Et de quoi donc daignes-tu la plaindre, cette infortunée comtesse ?…
— Infortunée est le mot, vous ne pouvez dire plus juste.
— Allons donc, tu veux te moquer ! La comtesse malheureuse ? Elle, jeune, belle, riche, entourée d’hommages et d’amour autant que femme au monde ! Si ce n’est pas là le bonheur, il faut avouer qu’elle est difficile à contenter ?
— Et moi, je vous dis qu’elle est malheureuse, cruellement malheureuse ! Comment ne le voyez-vous pas ? C’est une âme honnête et ionnée ; elle a un triste mari ; elle s’ennuie, le bonheur lui manque et elle est sur le point de le chercher dans une voie qui, certes, ne l’y conduira pas. Elle est à plaindre, oh oui, bien à plaindre et il faudrait être durement égoïste pour ne pas désirer la secourir et la sauver !
Cette homélie sortant de la bouche de sa mère ou de ses rigides vieilles tantes, n’eût pas surpris Bernard ; venant de cette femme plus que douteuse, elle était si imprévue, si audacieuse qu’il ne put s’empêcher d’y voir un piège trop grossièrement tendu à sa crédulité.
— À merveille, s’écria-t-il avec une irritation à peine contenue ; poursuis tes belles périodes, Clarice ; continue sur ce thème, ne te gêne pas, il te sied fort bien. Oui, notre vie ne doit être que l’accomplissement inflexible du devoir ; le devoir, c’est là seulement qu’est le bonheur ; hors du devoir, pas de salut, pas de repos ; pour qui s’en écarte, il n’y a plus que repentir, remords, etc. etc. Bravo, bravo, tu es en vérité sublime dans ce rôle !…
L’apostrophe avait porté ; Clarice pâlit :
— Oh, je vous entends, dit-elle, d’une voix sourde ; je sais tout ce que vous allez dire : comment ose-t-elle parler de devoir, cette femme hypocrite, cette perfide coquette, cette créature dépravée, le rebut de son sexe ! Elle a détruit ma vie, elle a torturé mon âme, elle m’a rendu fou ! Qu’elle s’estime heureuse que je ne l’aie pas punie plus durement encore !…
— Eh bien, dit Bernard, il faudrait démontrer que tout cela est faux.
— Et tout cela, poursuivit Clarice, proféré d’un ton âpre, d’une voix tranchante, par M. le comte de Claram, cet homme noble, riche, énergique, ce type de l’officier gentilhomme, tout entouré d’amis, de luxe, de considération, de puissance ! Comment n’aurait-il pas mille fois raison ce fils de prince riche à millions, et quelle foi pourrait-on ajouter à ce que dirait cette misérable femme qui se cache dans un recoin d’un vieux château désert, cette créature que l’on vient de produire en public dans l’attirail d’une sauteuse de cirque ! Elle a l’audace de se prétendre malheureuse, injustement frappée ! Allons donc, qu’on le fasse accroire à d’autres ! Nous connaissons trop bien la vie et les femmes pour nous donner le ridicule d’ajouter foi à un mot de ce qu’elle dit !…
— Mon Dieu, Clarice, répartit Bernard, tout cela est très bien dit, fort ingénieux, mais qu’est-ce que cela prouve ! Ne vois-tu pas que tu es dans le faux, que c’est toi-même qui te condamnes ! Je m’en rapporte aux faits, moi, et les faits, ne me trompent guère. Crois-tu que je n’aie pas remarqué ton trouble, ton effroi, quand l’autre soir tu t’es trouvée en présence de M. de Claram ! Avant qu’il t’ait dit un mot, tu as pâli, tu as failli te trouver mal ; si c’est là la marque d’une conscience sans reproche, j’avoue que ma pauvre petite expérience est en défaut, et que je dois accepter les yeux fermés, tout ce qu’il te plaira de dire.
Une pâleur livide avait couvert le visage de Clarice, un éclair de furieux désespoir jaillit de ses yeux ; d’un geste convulsif elle s’étreignit le front à deux mains.
— Eh bien, oui, dit-elle, d’une voix sourde, oui, j’ai peur, j’ai peur de lui ! Quand je le vois, quand je l’approche, la peur me saisit, une peur aveugle, stupide, la peur d’un enfant dans la nuit, d’un superstitieux dans un cimetière ! Je ne peux ni réagir, ni lutter ; c’est une défaillance de ma nature, une torture ajoutée à toutes celles qui font mon supplice sur cette misérable terre ! Oh ! Dieu sait si j’ai cherché à résister à cette ignoble déchéance, mais non, tout a été inutile ! Je ne peux er sa vue, son regard flamboyant de haine, l’éclat furieux de sa voix ; tout mon être en est frappé, paralysé ; je ne vois plus, je ne pense plus ! Ah ! misérable que je suis ! Et penser que cette faiblesse est la preuve sous laquelle on m’accable, l’outrage que l’on se croit en droit de me jeter à la face !…
Elle resta un moment silencieuse, puis relevant la tête brusquement, toute pâle, les yeux étincelants :
— Mais non, s’écria-t-elle, cela ne sera pas, cela n’est pas juste !… Oh ! je le sais bien, tout pouvoir lui a été donné sur moi, mais la victime doit-elle être tenue pour coupable, parce qu’elle est troublée par la vue de son bourreau ! Le chien, le cheval ne tremblent-ils pas d’instinct devant un maître brutal ! Non, non, quoique vous ayez entendu, moi je le dis bien haut, ni lui, ni personne n’a le droit de me dire coupable ; toutes les accusations lancées contre moi, je les repousse parce qu’elles sont fausses, mais quelle est la femme qui ne doive plier devant la force, cette force dont l’homme abuse si souvent sans merci ! L’intimidation, la violence, c’est si commode pour se dispenser d’avoir raison !… Et comment n’aurais-je pas peur, moi qui suis livrée sans défense, sans aucune possibilité de secours, au pouvoir d’un maître absolu, de l’ennemi le plus implacable ! Oh ! je suis apprise à savoir que je ne peux attendre de lui ni pitié, ni le moindre ménagement ! Savez-vous bien que pendant la traversée, un regard que je n’ai pu contenir, provoquée que j’étais par je ne sais quelle humiliation brutale, a failli me faire tuer sur place ! Et aujourd’hui, un geste, un mot, s’il a le malheur de lui déplaire, amènerait pour moi sur l’heure des représailles odieuses auprès desquelles la mort la plus cruelle serait un bienfait !
— Voilà ce que je ne peux croire, dit Bernard. Tu exagères, c’est impossible autrement. Ce que je vois de certain en tout ceci, c’est que ce tyran impitoyable t’a organisé une vie fort able et qu’après tout, tu jouis ici d’une liberté que bien des femmes envieraient.
— Et envieraient-elles aussi ces humiliations toujours suspendues sur ma tête, celle par exemple, dont vous avez été témoin ! Croyez-vous que l’homme qui me traite ainsi sans motif, par pur caprice, hésiterait un seul instant, si je lui fournissais le moindre prétexte, à m’écraser, comme on écrase dans son pays, les esclaves rebelles ! Vous ne savez pas les menaces qu’il m’a faites ! Malheur à moi si jamais sa dureté, sa haine, provoquaient de ma part la moindre résistance ; vous verriez à quels excès cette nature effrénée peut se laisser emporter !
— Eh bien non, Clarice, mille fois non ; ou bien tu te trompes, ou bien tu veux m’ab ; M. de Claram est un vrai gentleman, dans la bonne acception du mot ; je crois m’y connaître, et il y a des choses sur lesquelles on ne peut pas se tromper. J’en ai la conviction, moi, il n’est pas ce que tu dis, un homme méchant, cruel, qui se plaît à te faire souffrir ; il est violent, peut-être irritable, difficile à maîtriser quand la colère l’emporte, mais c’est un cœur généreux, loyal, sympathique et eut-il plus souffert encore qu’il ne le dit, jamais il n’ira jusqu’aux extrémités que tu redoutes !
— Eh, qui vous dit que ce soit un scélérat, un homme qui fait le mal par plaisir ! Ces natures sont rares, Dieu merci ! M. de Claram s’est conduit envers moi comme l’ennemi le plus mortel, mais eût-il encore mille fois plus de torts, ce ne serait pas pour moi, un motif de m’abaisser jusqu’à le calomnier. Ce que j’ai le droit de dire, c’est qu’il n’y a pas de plus grand malheur que de tomber au pouvoir d’un homme ardemment égoïste, adulé dès le berceau, habitué à ne trouver autour de lui que l’affection la plus aveugle d’abord, plus tard l’obéissance ive du soldat et la servilité idiote de l’esclave. Une semblable nature élevée dans de tels milieux, n’et pas qu’il puisse y avoir la moindre résistance à ses volontés ; elle n’y voit que méchanceté, que perfidie calculée, le plus petit obstacle l’exaspère, et tel qui exposera sans hésiter sa vie pour un inconnu, a toute chance, dès que ses ions sont en jeu, de devenir le bourreau le plus impitoyable. Cet homme peut-il s’ériger en juge infaillible de ceux qui ont dû résister à ses caprices ! Non, non, vous devez bien le comprendre, ces plaintes furieuses, ces accusations forcenées ne sont pas des preuves, et jamais les cris de rage de l’agresseur n’auront le pouvoir de rendre insensible aux larmes que ses violences arrachent à ses victimes !…
— Oui, mais où est la victime ? Faut-il que je condamne le comte sur ta simple affirmation ? Entre les deux versions, la tienne est-elle la seule acceptable ? Toi-même, si tu rencontrais sur ta route, une femme qui aurait ton é, qui aurait traversé ces aventures que tu m’as toi-même racontées, lui accorderais-tu une confiance aveugle ? C’est une nécessité fatale ; une femme ne doit pas, ne peut pas être soupçonnée. Faut-il faire une exception pour toi ?… Tu t’en rends bien compte, et certes, je n’ai pas la moindre pensée de te dire quoi que ce soit de pénible, mais c’est la force des choses, la confiance absolue qui est l’apanage des femmes dont la réputation est sans tache, ne sera jamais accordée à la jeune fille rejetée par ses parents, accusée par des témoins, réprouvée par l’opinion publique.
Clarice se tordit les mains dans une convulsion de désespoir.
— Ainsi, s’écria-t-elle, je suis condamnée ! Il sera dit que j’aurai tort, toujours, en tout, contre tous, que tout ce que je puis dire ne sera jamais, pour tous, que mensonge et calomnie. Ah ! malédiction sur moi ! Quand donc serai-je délivrée de cette odieuse vie, de cet enchaînement sans merci d’humiliations et de hontes ! Et sur la foi de qui suis-je condamnée ? De mes parents qui ont violé sans seulement m’entendre, l’engagement le plus solennel, qui m’ont rejetée lorsque j’étais malade, brisée, incapable de dire un mot pour me défendre ! De misérables témoins recrutés à prix d’argent, dont la parole ne saurait être acceptée par aucun honnête homme, qui ne sachant rien eux-mêmes, sont venus se faire l’écho vénal de rumeurs sans consistance, invraisemblables, recueillies dans je ne sais quels fangeux bas-fonds ! Que pouvais-je faire, moi seule, abandonnée de tous, contre ces calomnies ? Quelle est la femme qui, dans ma position, y aurait résisté ? Ah ! oui, Miss Grancéis avait bien préparé ses pièges ; j’ai succombé, mais malgré toute son habileté, elle n’en a pas moins été convaincue de trahison et d’imposture ! Vous me demandez une preuve ; la voilà ! Celle qui m’accusait a été condamnée, convaincue de trahison infâme, elle a été flétrie comme telle, publiquement, devant tous ! Oui, j’ai le droit de le dire, tout cet échafaudage n’est qu’un amas de faussetés, de machinations perfides, et si ce sont là les faits sur lesquels vous me condamnez, prenez garde, je vous le jure, vous commettez une injustice !…
Bernard hochait la tête d’un air de doute ; il y avait bien de la puissance, de la conviction, dans cette parole ionnée, mais la méfiance était entrée trop avant dans son cœur, rien ne pouvait l’en arracher. La fragilité féminine est un de ces axiomes irrémissiblement ancrés dans l’esprit humain ; il aurait fallu de toutes autres circonstances pour le déclarer en défaut. Clarice ne pouvait espérer de gagner sa cause ; elle en eut conscience, et calmant soudain le ton de sa voix :
— Au surplus, dit-elle, à quoi bon cette controverse ? C’est l’avenir qui décidera ; c’est lui qui dira si je mérite ou non l’estime d’un honnête homme.
— Ah ! l’avenir, dit Bernard, il est commode de s’en rapporter à ce juge ; qu’il se trompe ou qu’il ait raison, à tout le moins, il prend son temps pour rendre son verdict.
— Eh bien, c’est en cela qu’il est supérieur aux pauvres humains qui se décident au premier coup, sur des apparences, sur des impressions que rien ne contrôle ; trop heureux encore s’ils n’acceptent pas aveuglément des opinions toutes faites. Ils sont nombreux, ceux qui croient, non aux faits en eux-mêmes, mais à ceux qui les racontent, surtout s’ils savent flatter ce triste instinct de malveillance si profondément enraciné dans l’âme humaine. Je n’ai pas le don, moi, d’inspirer la confiance, toute parole qui m’est défavorable, est sûre d’avoir autorité. Je suis condamnée donc, eh bien, que la sentence s’accomplisse ; mais ceux qui l’auront prononcée sauront un jour qu’ils se sont trompés !
— Vraiment, tu prends les choses trop au tragique ; je te dis franchement ce que je pense, mais je ne te condamne ni ne t’absous. Ce qui est certain, c’est que tu as dans ton é, des choses inexplicables ; de là à la méfiance, il n’y a qu’un pas. Voilà ce que tu dois comprendre, et lorsque tu te heurtes à ces doutes, il faut savoir te dire qu’ils sont après tout naturels et que ceux qui les éprouvent ne sont pas pour cela tes ennemis acharnés.
Clarice resta un moment silencieuse ; à voir son front contracté, la sombre fixité de son regard, il était aisé de comprendre qu’il se livrait en elle un rude combat.
— Je crois que vous avez raison, dit-elle enfin ; les apparences sont contre moi ; je ne peux lutter contre cette force aveugle. Mais en ceci je ne céderai jamais ; je proteste et je protesterai toujours contre ces accusations de perfidie et de dépravation que l’on me jette à la face. J’ai pu être imprudente, j’ai traité trop légèrement les opinions, les préjugés de ceux au milieu desquels je devais vivre, mais voilà mon seul tort, je le jure devant Dieu. Oui, ces accusations sont fausses ; de tous ceux qui me connaissent, moi, Clarice, puisque tel est mon nom, la triste héroïne de l’aventure qui vous a été contée, pas un ne peut en prouver aucune. Quiconque dira que mon amour lui a donné des droits sur moi, celui-là proférera un odieux mensonge et mérite d’être traité comme un malhonnête homme ! Maintenant que le monde m’écrase de ses mépris, si tel est son bon plaisir, je suis apprise à savoir ce que valent ses jugements. La leçon est dure, mais elle portera ses fruits ; puisqu’au milieu de cette humanité si fière de sa culture morale, il n’est pas permis de rechercher la bienveillance sans exciter le soupçon, puisque les plus innocentes marques de sympathie vous exposent à voir votre conduite odieusement interprétée, eh bien, je me ferai dure et insensible. Qu’ai-je à faire des affections, moi, l’esclave méprisée de tous ? Ces mots, pour moi, sont vides de sens ! Je ne tiens pas à être aimée, je n’aime ni n’aimerai jamais personne ; dans mon isolement et ma faiblesse, c’est le seul moyen de couper court aux soupçons injurieux ; j’en fais la règle de ma vie et je n’en aurai jamais d’autre quoi qu’il puisse arriver !
— Et c’est en quoi tu montres peu de connaissance de la pratique des choses ; l’insensibilité n’a jamais été la vérité et on peut être prudent sans renoncer aux affections inséparables de la nature humaine. Prends y garde, Clarice, ce que tu ériges en règle de conduite, c’est l’orgueil et rien autre, l’orgueil égoïste qui ne tient compte de rien ni de personne, qui vit pour lui et met sa satisfaction à faire sa volonté jusque dans ses plus insensés caprices. Mauvaise ligne de conduite, cela, sois-en sûre, et qui te sera funeste, je peux te le prédire dès aujourd’hui !
— Vous me reprochez mon orgueil ? Formule dont je connais l’inventeur ; on me l’a bien souvent jetée à la face ; j’y suis insensible maintenant. Eh bien, oui ; je suis orgueilleuse ; si bas que je sois descendue, je me sens encore supérieure à cette foule enfiévrée de son intérêt personnel, qui ne vit que pour satisfaire ses bas instincts, ses mesquines ions ! Et quiconque ne veut pas sacrifier à ces honteuses idoles, la foule incapable de comprendre, le taxe de dissimulation trop habile ! J’en ai fait la dure expérience ; je connais ce scepticisme banal qui ne veut pas croire au bien désintéressé, au dévouement sans arrière-pensée ! Je le tiens à sa juste valeur, et si c’est être orgueilleuse que de le mépriser, oh ! oui, je suis bien orgueilleuse, car je le méprise du plus profond de mon cœur ! Dans ma position perdue, il me reste au moins une compensation, c’est que je n’ai plus à me soucier de l’opinion, de ses ridicules caprices, de ses mesquines exigences, je peux être insensible et certes je le serai !
— Erreur encore une fois, erreur d’inexpérience ; malheur à qui ne voit plus autour de lui que des misérables et des scélérats pour qui il ne doit avoir que mépris et que haine ! Voilà qui est le mauvais scepticisme et sans t’en apercevoir, tu commets précisément l’injustice que tu blâmes si sévèrement.
— Mais non ; vous vous méprenez sur ma pensée. Oui, je suis insensible aux boutades de l’opinion ; ses brutaux caprices me sont trop connus, j’en ai trop souffert pour tenir aucun compte ni de ses flatteries ni de ses rudesses. Je ne recherche ni l’affection, ni même la sympathie, l’expérience m’a trop bien prouvé que je cours le risque de les payer trop cher. Mais pour moi, dans le secret de mon cœur, non, je ne suis pas insensible ; j’aime et j’honore tout ce qu’il y a de beau et de bon dans l’âme humaine ; j’aurai toujours émotion et respect pour le dévouement, pour l’abnégation désintéressée, pour la sublime charité. Il est vrai que je n’ai eu guère occasion de les rencontrer sur ma route, moi qui me suis partout heurtée à l’égoïsme, au mépris impitoyable de ma faiblesse… Il y a un être au monde pourtant, une femme, pour qui je donnerais sans hésiter, mon sang et ma vie ! Elle n’a pas hésité, elle, à me tendre la main au moment où tous m’abandonnaient, me reniaient comme la dernière des criminelles ! Et certes elle y avait du mérite, car plus que personne, elle devait accepter les accusations infâmes, dont j’étais accablée ! Elle ne m’a pas repoussée pourtant, elle a eu confiance, et cela de son chef, par la seule impulsion de son cœur, de sa bonté, de sa douce et pure intelligence ! Je l’ai à peine vue, elle n’a fait que m’entourer de ses bras, me dire quelques douces paroles, mais cela suffit, je lui en suis profondément reconnaissante, et s’il m’était jamais possible de le lui témoigner, dussé-je casser de mon front sous ses pas les pierres de la route, je le ferais et je ne croirais pas avoir acquitté pour la centième partie ma dette envers elle ! Et certes je ne m’attends pas à être payée de retour ; elle m’a oubliée sans doute et je ne la reverrai jamais… Mais n’importe ; j’aime à me sentir cette affection au cœur ; elle me relève et me ranime ; il est si doux de croire au bien !
— Tu le reconnais, Clarice ; c’est ce que je te disais tout à l’heure ; je savais bien que tu te calomniais. Et tu feras bien d’autres découvertes dans ce cœur que tu proclames si invulnérable ; il n’y a que le premier pas qui coûte ; en cherchant bien, peut-être découvriras-tu que moi aussi, tu m’aimes un peu !
Clarice le regardait avec ses grands yeux fixes : l’enthousiasme qui avait brillé dans son regard s’éteignit soudain.
— Non, M. de Rednitz, dit-elle enfin du ton le plus sérieux ; je ne ferai pas cette découverte, je ne vous aime pas.
— Ah ! voilà qui est cruel, dit Bernard qui ne s’attendait pas à une réponse aussi nette ; on n’assomme pas ainsi les gens d’un seul coup ! Mais je compte, moi aussi, sur l’avenir ; quelque jour, j’en suis sûr, tu adouciras cette terrible, sévérité.
— N’y comptez pas, dit Clarice, et subitement rassérénée, elle tempérait par un demi-sourire ce qu’il pouvait y avoir de trop dur dans ses paroles. Non, je ne reviendrai pas sur ce que j’ai dit ! C’est qu’il est é, bien é pour moi, le temps de ces petites coquetteries ! Elles ne m’ont pas réussi ; j’y renonce pour si peu que ce soit ; comme les balles perdues, on ne sait jamais l’effet qu’elles peuvent produire. Le hasard m’a mise sur votre chemin, certes je ne songe pas à m’en plaindre, mais ne me demandez rien de plus…
— Hé ! je demande si peu ; m’aimer un brin, cela ne tire pas à conséquence !…
— Ni peu, ni beaucoup, je suis payée pour ne laisser de place à aucune équivoque, le mot aimer n’est pas de ceux avec lesquels on peut jouer impunément. J’ai pour vous estime et confiance, cela se doit à votre caractère franc et loyal, je voudrais même dire estime amicale, mais ce serait bien ambitieux pour ma position de femme déclassée et suspecte. Oh ! ne vous récriez pas, je sais ce que je suis aux yeux du monde, même aux vôtres, et c’est pour cela même que je suis tenue de savoir que ce qui n’aurait aucune portée dans la bouche d’une autre, peut avoir un tout autre sens dans la mienne. N’espérez donc rien de moi, je commettrais une mauvaise action si, par quelque insouciant caprice, je vous laissais concevoir la moindre espérance. C’est prendre un ton bien grave, n’est-ce pas, pour répondre à une parole qui l’est si peu ! Que voulez-vous ? Je ne crois pas, moi, aux choses indifférentes. Quand, jeune fille insoucieuse et confiante, je faisais bon accueil à celui qui est aujourd’hui mon maître, avais-je la moindre idée que je serais aujourd’hui son esclave, et lui, presque exilé ! J’aurais horreur de fournir le moindre prétexte à une semblable aventure et je vous crie casse-cou tout de suite, c’est présomptueux, je le sais, mais avant tout, c’est loyal.
— Avant tout, dit Bernard, c’est dur et méchant, et cela me pique au jeu, sais-tu bien, car en amour, rien ne tente comme les obstacles.
— Non, non, dit Clarice, et ses yeux s’illuminaient d’un gai sourire, les obstacles irritent, mais l’espérance excite, et moi je ne veux ni vous exciter, ni vous irriter.
— Eh bien, tu ne prends pas le bon moyen, car tu ne te doutes pas à quel point tu es charmante dans ton rôle de prêcheuse.
— Peut-être ; je ne cherche pas à me faire plus désagréable que je ne suis… Mais ce que j’ai dit, est dit ; dans quelques jours, vous serez bien loin d’ici ; vous aurez retrouvé votre famille, vos amis, votre noble carrière, vous m’aurez totalement oubliée et…
Un éclair de gaîté capricieuse brilla soudain dans ses grands yeux…
— Et vous aimerez votre cousine Wilhelmine ; c’est elle, je vous le dis, qui vous donnera le bonheur !
Bernard s’attendait si peu à ce brusque détour qu’il eut peine à garder son sang-froid.
— Perds-tu le sens ! s’écria-t-il, moitié riant, moitié fâché. Qu’est-ce qui te prends de me parler de ma cousine Wilhelmine ? Sais-tu seulement si elle existe !
— Bon, dit Clarice sans s’émouvoir de son sourcil froncé, tous les Allemands en ont une ! Et je suis sûre que la vôtre est charmante ! Ah ! vous rougissez ? J’ai deviné juste. Bravo, bravo, qu’elle vive !
Et elle se leva, frappant joyeusement des mains, avec un rire si franc, une expansion si vivace, si exempte de toute ironie, que Bernard entraîné, ne put s’empêcher de se dre à cet élan de gaîté ; le grand sérieux qui avait présidé jusque-là à l’entretien s’était évanoui ; du coup, il se fit dans l’esprit des interlocuteurs comme une brusque détente ; à les voir riant et causant de si bon cœur, nul n’aurait pu se douter des sentiments sous l’empire desquels avait commencé la visite, pas plus que des graves sujets, des émotions poignantes qui en avaient marqué le cours.
Soudain, avec cette singulière mobilité si caractéristique en elle, Clarice s’arrêta court, ses grands yeux se voilèrent d’une ombre de sérieux ; se frappant le front comme si elle eût fait une grande découverte :
— Ah ! M. de Rednitz, s’écria-t-elle, quel trait de lumière ! Tout à l’heure, nous parlions de défiance, je sais qui vous en a tant inspiré contre moi ! Oh, pas maintenant, mais la seconde fois que vous avez bien voulu me rendre visite. C’est que vous êtes arrivé ici avec une figure terrible, les juges, quand ils entrent dans le cachot des coupables… si cela leur arrive toutefois… doivent avoir de ces figures-là. J’ai compris tout de suite, on vous avait mal parlé de moi ! Alors, j’ai cherché qui ce pouvait être. Oui, sans que vous vous en doutiez, je pense beaucoup à ce que vous me dites, je pèse avec la plus extrême attention vos moindres paroles, vos expressions de physionomie les plus fugitives. Eh bien, à force de me torturer l’esprit, j’ai découvert à qui je suis redevable de ces insinuations méchantes ; irez ma perspicacité : cet ennemi si soigneux de me nuire, c’est… c’est la vieille Angela !
— La vieille Angela ! Qu’est-ce que cet être là ! Explique-toi ; le premier mérite d’un oracle, c’est d’être quelque peu compréhensible.
— Eh bien, pour cela, le mien est absolument hors pair et vous allez en convenir ; d’un mot, je vais tout vous expliquer. La vieille Angela est une vieille sorcière décrépite et déguenillée qui court les environs sous prétexte de dire la bonne aventure… et la mauvaise aussi. Vous lui avez parlé, et comme elle m’honore d’une malveillance toute particulière, elle vous a inspiré cette belle méfiance qui vous donnait cet air olympien dont je me sens encore toute terrifiée. Est-ce bien cela ?… Oh ! j’en suis sûre ! Convenez-en, M. de Rednitz, un franc aveu appelle le pardon, et se sentir pardonné, c’est toujours une bonne chose…
— Eh ! je n’ai point de raison de le cacher, c’est vrai, j’ai parlé à une vieille guenon qui répond assez à la description que tu en donnes, mais, et c’est là que ton oracle est en faute, Angela, si c’est son nom, ne m’a pas dit du bien de toi, c’est vrai, mais elle n’est pas la seule. Et quand on est du même avis que tout le monde, on a beau être bohémienne, on peut quand même dire la vérité.
— Bien méchant cela, et surtout pas juste ; d’abord Angela n’est pas bohémienne, et surtout, elle ne dit pas la vérité ! Mais voyez donc cette vieille harpie, qui me poursuit de ses stupides mensonges ! e encore si je lui en avais donné le moindre prétexte, mais je n’ai pas même cette consolation.
— Et tu le regrettes ?
— Eh bien, coup pour coup, si je dois en recevoir, j’entends me défendre, n’est-ce pas mon droit ?
— Oui, mais qui a les premiers torts ? Si Angela te veut du mal, il faut bien qu’elle en ait une raison !
— Une raison ! Comme si les méchants avaient besoin de raisons pour mal faire ! Ah ! vous seriez surpris de savoir pourquoi Angela déteste tout ce qui tient pour peu ou beaucoup à ce château, pour moi surtout sur qui elle s’acharne avec une âpreté toute spéciale ; il est vraiment risible d’expliquer le motif de sa rage. Sachez d’abord que cette mauvaise peste n’est nullement bohémienne, pas plus que vous et c’est tout dire, cela se voit à son parler et nul ne s’y trompe. Puis, en apparence, elle vit de son métier de diseuse de bonne aventure et d’aumônes qu’elle soutire moitié par peur, moitié par pitié, mais en réalité le plus clair de son revenu, elle le tire des messages plus ou moins honnêtes qu’elle porte dans les environs, à Orta, Arona et toute la région des hôtels des Îles Borromées. Elle rôde souvent par ici, et un jour, Erboano qui a ses raisons pour se méfier d’elle, l’a fait chasser à grands coups de fouet par ses nègres. Le traitement était sommaire mais parfaitement mérité, je garde ma pitié pour d’autres. Mais elle ne lâche pas prise pour si peu ; quelques jours plus tard, j’étais assise seule dans le parc ; je vois surgir, entre deux buissons, sa vieille méchante tête, elle s’approche d’un air patelin et veut me dire ma bonne aventure. La bonne aventure, à moi, c’était trop ridicule !…
— Pourquoi donc si ridicule ? interrompit Bernard.
Clarice le regarda fixement de ses grands yeux sombres, puis soudain, comme si elle ne se fût pas souciée de répondre à la question :
— Mon Dieu, dit-elle, parce que je n’y crois pas, mais laissez-moi finir mon histoire. Je ne sais pourquoi, je laisse faire la méchante vieille. Elle m’examine la main, puis me débite l’éternelle histoire : les contrariétés, les malheurs, le beau jeune homme qui doit me délivrer, le bonheur qui m’attend, puis, comme péroraison, elle sort de sa poche un billet qu’elle veut me remettre de la part de je ne sais quel beau prince étranger, de Stresa ou de Baveno, qui m’a vue, qui est fou de moi, et toute la litanie habituelle, et tout de suite d’organiser un rendez-vous, un enlèvement, toute une aventure ! Voyez cette scélératesse ! Mais elle s’adressait mal et je lui préparais une riposte à laquelle elle ne s’attendait pas…
« Je lui laisse dévider tout son chapelet, nous causons, elle me tenait la main, toujours sous prétexte de bonne aventure. Sans faire semblant de rien, je prends la sienne et je me mets à mon tour à lui débiter mes pronostics. Oh ! cela ne m’était pas difficile, je connais de longue date tous ces termes et tous ces trucs ; ils sont partout les mêmes ; à Saint-Paul, il n’y a pas une vieille négresse qui ne se mêle de vous lire dans le creux de la main. Je lui raconte donc, avec le jargon d’usage et tout l’appareil voulu, non pas son avenir, à son âge il n’y aurait guère à dire, mais le é, sa vie, sa propre histoire. Par le plus singulier hasard, seule peut-être en Europe, j’en connaissais par le menu les bizarres péripéties. C’est qu’elle est très étrange, l’histoire, et voici comment j’en étais si bien informée. Nous avions à Saint-Paul le plus saint homme d’évêque qu’il y eût, je crois, dans le monde entier : Monseigneur Francèso, doux, charitable, pieux, simple, candide ! s’il n’a pas marché au martyre, c’est que les circonstances n’y ont pas mis de bonne volonté. Ce qui nous intriguait, nous autres jeunes filles de son troupeau, c’est que sa belle figure portait toujours l’empreinte d’une profonde tristesse. Il y avait là un secret qui faisait travailler nos folles têtes et nous ne savions comment le découvrir, car Monseigneur Francèso n’était ni brésilien, ni même portugais, il n’avait pas de parents, pas de famille et on n’osait l’interroger. Heureusement son grand vicaire était de meilleure composition, en y mettant le temps et les ménagements convenables, je réussis à le faire parler. Pauvre Monseigneur Francèso, il avait bien ses raisons pour être triste ! Il était d’une très bonne famille du Piémont, des comtes d’Orgoyl, tout justement les propriétaires de ce château où nous sommes. Si quelqu’un devait être heureux, c’était bien lui, mais sa mauvaise étoile lui avait donné pour père un homme terrible. Ce père avait, pour me servir d’une expression châtiée, les ions vives, il s’était marié à une Polonaise fort vive aussi, et ils ne faisaient guère bon ménage. Sur une seule chose ils s’entendaient, savoir une vraie fureur de luxe et de dépenses, tant et si bien que fort riches tous les deux, ils se trouvèrent bientôt réduits au strict nécessaire. Heureusement le comte avait encore sa mère et chacun savait qu’elle lui laisserait une très grande fortune. Elle mourut fort brusquement, la douairière d’Orgoyl, et d’une maladie à symptômes étranges. Elle est morte ici, dans cette chambre où nous sommes ; son lit occupait cet enfoncement sombre dans la paroi du fond, caché là sous cette tenture. Il y était encore quand je me suis installée ici ; personne avant moi n’était entré dans cette salle. On avait beaucoup causé de cette mort si prompte et les gens du pays secouent encore la tête quand on les met sur ce sujet. La superstition aidant, nul ne se serait hasardé à entrer seul ici dans l’appartement de cette morte qui avait ses raisons de trouver qu’elle avait é trop tôt dans l’autre monde.
« Ces propos n’affectaient guère le comte d’Orgoyl ; se trouvant de nouveau très riche, il se mit à mener un train princier. Le château de ses ancêtres lui parut sans doute mesquin ; d’aucuns disent que le souvenir de sa mère ne contribuait pas à le lui rendre agréable ; bref, il s’en dégoûta, le condamna à l’abandon, fit clore de murs le parc et se construisit en vue du lac, la nouvelle villa dans le goût moderne et avec les proportions grandioses que vous connaissez. Il y donna de superbes fêtes, et de Milan, de Novarre, de Turin, c’était à qui viendrait jouir de la princière hospitalité de la villa d’Orgoyl.
« C’est à ce moment qu’Angela vient se mêler à la vie du comte.
« Il l’avait connue, paraît-il, à Milan où elle était danseuse à la Scala, et se prit pour elle d’une furieuse ion promptement payée de retour, comme vous pouvez le penser. À eux deux, ils ne valaient guère ; c’était deux natures semblables, violentes, déréglées, incapables de résister au moindre caprice. Le comte poussa l’oubli des convenances jusqu’à faire venir sa maîtresse au château, sous je ne sais quel prétexte, puis à l’y installer. La comtesse éclata en scènes terribles, mais le comte n’était pas homme à reculer ; elle dut se soumettre, sauf à se venger. Son fils, jeune homme déjà, ne voulut pas assister à cet humiliant spectacle et quitta la maison paternelle ; très doux, timide, adonné à l’étude, il se retira à Rome, où il vécut enterré dans ses livres, en proie à un dénuement presque absolu.
« Il n’était qu’au commencement de ses malheurs. Au bout de fort peu de temps ; la comtesse fut atteinte d’un mal subit et mourut. Cette fin si brusque parut étrange, les bruits sinistres circulèrent ; on se rappela la mort toute pareille de la douairière d’Orgoyl. Mais on était en 1813 ; toute l’Italie n’était que trouble et confusion, on avait autre chose à faire qu’à se livrer à de patientes investigations de justice ; cette lugubre histoire disparut dans l’oubli. Angela, triomphante, prit au château la place ainsi laissée libre ; le comte bravant l’opinion, vivait publiquement avec elle. Mais ce beau ménage n’était pas l’emblème du bonheur ; ces deux méchants caractères ne pouvaient vivre que dans l’agitation et le trouble ; l’égoïsme brutal du comte, ses désordres de tous genres, la jalousie d’Angela donnaient lieu à des scènes terribles, sans cesse, à tout propos. La fortune du comte était de nouveau compromise ; il fallait vivre d’expédients ; nouvelle source de désordre et de tempêtes. Un jour le comte annonça qu’il partait pour un voyage ; il n’est jamais revenu ; jamais Angela n’a reçu de lui un mot, la moindre marque de souvenir. Il avait vendu secrètement le domaine à un signor Rezzi, de Pavie, le père du propriétaire actuel. Quand il vint en prendre possession, Angela que cet abandon brutal rendait presque folle, refusa de sortir ; elle s’était retranchée dans sa chambre comme dans une forteresse ; il fallut l’en arracher de force ; ce fut une scène hideuse. Depuis, elle n’a jamais voulu s’éloigner du château, elle prétend qu’il lui appartient, que le comte le lui a donné, que nul n’a le droit de l’en chasser, que tous ceux qui y habitent sont des intrus, des usurpateurs ; elle cherche à leur faire tout le mal possible. C’est à ce titre, qu’elle me poursuit de sa haine et de ses calomnies ; Dieu sait pourtant si c’est à moi qu’il faut chercher querelle à ce propos !
« Quant au comte d’Orgoyl, il s’était établi à Paris ; là, il eut bientôt fait de dissiper les restes de sa fortune. Quand il se vit sans ressources, il se souvint qu’il avait un fils, et un beau jour, il tomba chez lui comme une bombe et s’y installa avec autant d’aisance que s’ils eussent toujours été dans les meilleurs termes. Pendant plusieurs années, il vécut à sa charge, violent, despote, l’abreuvant d’amertume et de dégoûts de toute espèce, tant et si bien que le pauvre Francèso lui abandonna la place et le peu qui lui restait et se fit prêtre. Sous ce nouvel habit, le digne fils, bon et charitable à outrance, prit encore soin de son père et l’assista jusqu’à ses derniers moments. Délivré de ce fardeau, il quitta l’Europe où il ne laissait que de tristes souvenirs et vint au Brésil. C’est là que je le trouvais évêque de Saint-Paul ; j’étais loin de me douter que les circonstances me ramèneraient dans son château. Comme si une fatalité pesait sur ces pierres maudites, je ne devais pas y être plus heureuse qu’il ne l’avait été lui-même. Lui, de son côté, combien il aurait été surpris s’il eût pu croire que je me trouverais un jour en avec celle qui avait causé le malheur, peut-être la mort de sa mère, et qu’il me serait donné d’imprimer une rude secousse, et si méritée, à la conscience endurcie de cette odieuse créature !
« Voilà ce que sous prétexte de bonne aventure, je racontais à la vieille Angela ; mon discours eut un succès complet, je vous l’assure, et jamais sorcière ne bouleversa si bien son public. La misérable mégère tremblait, s’agitait, mais comme fascinée, elle ne pouvait ni fuir, ni m’interrompre ; il semblait qu’une voix sortie de la tombe venait lui reprocher ses fautes et ses crimes ! Quand j’eus fini et que je lâchais sa main, elle resta un moment immobile, le visage bouleversé d’effroi et de fureur ; c’était l’image vivante du vice pris dans son propre piège. Son désordre, sa stupéfaction, sa rage furieuse, composaient un spectacle horrible et en même temps si grotesque, que je ne pus m’empêcher de rire… Alors vous auriez vu cette vieille Canidie m’invectiver, me maudire, puis comme saisie d’une terreur folle, elle s’enfuit en me traitant de revenant, de démon, que sais-je encore ? La déroute de cette harpie était quelque chose de si comique, que lorsque j’y pense, oui, vraiment, j’en ris encore !
Clarice, en disant ces mots, présentait un spectacle étrange ; elle semblait être encore sous le coup des sentiments de colère et de dégoût que lui avait inspirés cette scène. La satisfaction qu’elle avait éprouvée à châtier l’odieuse manœuvre de la vieille, loin de désarmer son courroux, n’avait fait que l’enfiévrer. La contraction de ses traits, le feu de son regard, son rire sec et cassant, une pâleur menaçante répandue sur son visage, tout indiquait la violence de l’orage de ion qui bouillonnait en elle. Cette impitoyable âpreté de rancune pour une offense qui, pour une femme dans sa position, pouvait après tout être considérée comme vénielle, cette haine inflexible surtout après la vengeance qu’elle en avait tirée, tout cela fit sur Bernard une impression pénible ; il ne put s’empêcher de la manifester.
— Oui, dit-il, la rencontre est bizarre et l’histoire a du dramatique ; mais si peu intéressante que soit cette vieille, je trouve que tu as été bien rude pour elle ; envers une folle, il y a des ménagements à garder.
— Des ménagements ? Pourquoi faire ? Je veux bien respecter ce qui est respectable, mais s’il faut s’incliner devant cette exécrable vieille, qu’on s’adresse à d’autres, moi, j’en suis incapable ! Pourquoi est-elle venue me provoquer ! Tant pis pour elle, si, dans sa scélérate manœuvre, elle s’est heurtée à plus dur qu’elle ne comptait !
— Voilà qui dée la mesure, Clarice, en vérité ; le ressentiment qui exclut toute pitié, est bien rarement excusable ; tu te savais si supérieure à cette vieille sorcière ; pourquoi prendre plaisir à l’écraser ? Prends-y garde, tu as touché à la dureté, c’est toi-même qui l’as dit, et la dureté appelle les représailles. Tu te crois en droit d’être impitoyable envers les autres ; ne sois pas surprise s’ils le sont envers toi !
— Voilà des subtilités auxquelles je n’entends rien ; mon principe à moi, c’est de me défendre quand on m’attaque, et si pour me défendre, il faut frapper, je frappe. Que n’ai-je toujours fait ainsi ! Je ne serais pas tombée si bas, comme un pauvre être inoffensif que l’on peut fouler aux pieds sans crainte ! Et pour cette misérable créature, en vérité, je ne comprends pas votre pitié ; elle n’a que ce qu’elle mérite ; pourquoi vient-elle me tenter ? Dans quel piège voulait-elle me prendre ? Est-ce que je sais quel était son vrai but ? Je peux tout supposer et tout craindre ; j’y suis apprise et par de rudes leçons. Et elle aurait droit à des ménagements ! Allons donc ; ce serait une étrange duperie ; qu’elle n’y compte pas avec moi !…
La singulière violence des paroles de Clarice se reflétait sur sa figure, ses traits avaient pris une expression de dureté saisissante ; il y avait dans la contraction de ses lèvres, un mépris hautain si implacable, dans ses yeux une ironie si cruelle, qu’il était impossible de reconnaître en elle cette jeune femme tout à l’heure si sérieuse, si profondément émue, puis toute gaie et charmante dans sa gracieuse amabilité. Devant cette transformation imprévue, Bernard éprouva comme un serrement de cœur ; son impression fut si forte qu’il ne put en arrêter la manifestation.
— Ah ! dit-il, te voilà bien telle que t’a décrite M. de Claram, froide, dure, impitoyable, et ne te faisant pas plus de souci des autres, de leurs sentiments, de leurs soufs que si tu étais d’une autre espèce qu’eux ! Oui, ton maître a raison ; nous autres, simples mortels, nous ne sommes pour toi que des poupées, des magots de nulle valeur, il faut s’incliner devant ton caprice, et nous avons à te rendre grâces, si, pour un temps, tu consens à ne pas nous briser !
— Bien déclamé, dit Clarice avec un hautain sourire ; oui, je suis dure, cruelle, impitoyable, perfide, un vrai monstre de perversité ; c’est bien la formule, n’est-ce pas ? Oh ! je l’ai assez souvent entendue ! Eh bien, que ce soit donc la vérité, puisque vous le voulez tous ! Oh ! je ne chercherai pas davantage à me justifier, c’est assez, bien assez de discussions pour aujourd’hui. J’avoue donc mes torts, puisque cela paraît vous plaire, ceux, que j’ai et ceux que je n’ai pas ; pour ceux-là surtout, c’est bien plus commode…
— Très commode, en vérité, dit Bernard piqué par cette indifférence railleuse, très commode et pas mal cynique !…
— Cynique ! Pour cela non, oh ! ne me traitez pas de cynique !… Et brusquement le feu hautain de son regard fit place à une émotion sérieuse jusqu’à la tristesse. Oh ! non, répéta-t-elle, vous ne trouverez pas en moi un atome de cynisme ! Je méprise trop ce travers d’esprit stupide ! Le cynisme, ah ! je l’ai en horreur ! Mais, bon, ne voilà-t-il pas que je déclame, moi aussi ! Ce que c’est que le mauvais exemple !…
Et par un violent effort, elle ramenait le sourire sur ses lèvres.
— Je suis bien ennuyeuse, n’est-ce pas ? Toujours dans les extrêmes, toujours me mettant en scène, comme s’il n’y avait que moi au monde ! Il faut me pardonner ; je n’ai eu que moi pour faire mon éducation, et l’institutrice ne vaut guère… Allons, vite un peu de musique ; cela nous délassera ! Arrière l’analyse, la recherche des nuances, l’étude des subtilités ! Il me semble que je viens de rester étendue pendant je ne sais combien de temps sur une table de dissection psychologique ! À la lettre, ma pauvre tête n’y tient plus !
Et avec une mobilité singulière, elle avait repris toute son aimable bonne grâce, sa figure, ses yeux, tout rayonnait en elle d’une gaîté vivace et sans arrière-pensée. À la vue de cette expansion joyeuse, Bernard sentait s’évanouir en lui toute sa mauvaise humeur comme s’éclairent les nuées de pluie aux premiers rayons de soleil brillant après l’orage.
— Délicieuse idée ! s’écria-t-il ; un peu de musique ! Beaucoup au contraire, et jamais trop… c’est chose si adorable. Pourtant, encore un mot, je te prie… Veux-tu bien m’expliquer quelque chose ?
Clarice s’était brusquement arrêtée ; ses grands yeux plongeaient dans ceux de Bernard avec une inquisition anxieuse, on eût dit que pour cet esprit tout imprégné d’inquiétude, toute question dût susciter une appréhension douloureuse :
— Vous expliquer quelque chose, dit-elle. Sans doute… si je le peux…
— Oh ! tu le pourras, j’en suis sûr, et moi, je tiens à m’éclairer ; voici tout le problème : tu as deviné, dis-tu, que c’était la vieille Angela qui m’avait mal parlé sur ton compte ; je voudrais bien savoir comment tu l’as deviné ?
— N’est-ce que cela ? dit Clarice, et sa figure avait repris toute sa sérénité joyeuse… Oh ! Dieu, c’est bien simple ; cette méchante créature poursuit d’une haine commune ce château et tous ceux qui l’habitent, moi en tête. Comme de raison, elle voudrait les voir tous au fond de l’enfer, et si la calomnie pouvait les y plonger, il y a longtemps que nous y serions à demeure. Ce doux sentiment, je l’ai retrouvé chez vous tout à l’heure, oh ! pas au même degré, je vous rends cette justice… mais encore accentué pas mal, à l’état de méfiance bien prononcée, comme cela se voit chez ceux qui ont entendu, accueilli aussi, de mauvais propos… Ergo, j’ai conclu qu’il vous en était revenu aux oreilles, sur moi, tout particulièrement, et comme cette maudite vieille m’honore en toute première ligne de ses calomnies, j’ai jugé qu’elle devait être pour beaucoup à la base de tout ce vilain bruit ! C’est bien raisonné, n’est-ce pas, vous pouvez me rendre cette justice…
— Comme résultat, ce n’est pas mal, mais le point de départ ne vaut rien ; encore une fois, à quoi as-tu reconnu que j’étais prévenu contre toi ou ta demeure ?…
— Mais n’avez-vous pas dit : tel oiseau, telle cage… ou quelque chose d’approchant ?…
— Tel oiseau, telle cage ! Jamais je n’ai rien dit de pareil !…
— Eh bien, vous l’avez pensé ; c’est la même chose.
— Mais pas du tout… et en tout cas, si j’avais eu cette pensée, tant qu’elle n’a pas é dans mes paroles, tu ne peux m’en faire un grief…
— Bien subtil, cela ! Paroles, pensées, pour moi, c’est tout un… et je ne suis pas même sûre que vous ne disiez moins que vous n’avez pensé… ce qui aggraverait vos torts, puisque vous n’auriez pas le courage de vos opinions !…
— Et ce courage-là je ne tiens pas à l’avoir… quand ce n’est pas nécessaire, bien entendu… surtout s’il devait me mener à te dire des choses désobligeantes !…
— Bon, je vous en tiens quitte ; je suis faite à tout entendre et ne m’offense pas pour si peu… Mais n’importe ; l’essentiel, c’est que j’ai deviné juste ; cela, vous ne pouvez le nier…
— Eh bien, oui, j’ai vu cette vieille mégère, mais je n’ai attaché aucune importance à ce qu’elle m’a dit…
— Bah, il en reste toujours quelque chose… mais je suis bonne, moi,… et je ne vous garde pas rancune ; j’aurais trop à faire s’il me fallait en venir là !
— Ainsi, tu m’excuses si je t’ai dit quoi que ce soit de trop vif… Crois bien que je n’avais nul dessein de…
— De m’être désagréable ! Eh, bon Dieu, qui vous en accuse ? Je lis dans votre cœur, M. de Rednitz, et irez ma présomption, malgré la rudesse de votre parole, je n’y vois que toute sorte de bon vouloir pour moi ; alors, je reste calme ; de la part de ceux que j’estime il faudrait bien d’autres choses pour me fâcher !… Et puis, je tiens ma vengeance toute prête ; c’est mon piano, vous allez la subir jusqu’à ce que vous criiez merci !
Bernard ne répliqua pas ; que trouver à redire à cette amabilité qui faisait si bon marché de ses griefs ! Puis le charme de la musique opérait ; dès les premiers accords, Bernard en subissait toute l’influence ! Clarice avait choisi la partition de Don Juan, du moins elle l’avait ouverte devant elle, car elle exécutait de mémoire, et Bernard ne lui vit pas tourner une seule fois les feuilles. Elle joua toute l’œuvre sans manquer une note, comme si elle eût été l’orchestre de chanteurs absents.
En toute autre occasion, son auditeur aurait trouvé la chose excessive ; il était trop bon musicien lui-même pour goûter beaucoup l’interprétation forcément incomplète d’un tel chef-d’œuvre par le piano. Mais comme il lui était arrivé lors de sa première visite, il se sentit saisi dès les premières notes et resta sous le charme. Le jeu de Clarice était d’une pureté, d’une correction exquises ; il était aisé de voir qu’elle avait reçu une éducation excellente ; goût, style, compréhension parfaite du maître, elle avait tout au plus haut degré. Chose singulière chez cette nature mobile et ardente, elle ne paraissait pas chercher à faire ressortir le côté ionné de cette musique sublime ; elle se bornait à exécuter ces mélodies émues, enivrantes avec une sûreté, une intelligence irablement maîtresse d’elle-même. Dans les scènes d’ironie, de violence, elle s’abandonnait davantage, le final du bal en particulier, avec ses âpres péripéties, les défis hautains de Don Juan, les cris d’effroi et de colère, les formidables ondulations de la foule furieuse retentissaient avec une surprenante énergie. Mais il y avait encore autre chose dans cette saisissante interprétation et sans pouvoir se l’expliquer, Bernard se sentait sous le coup d’une émotion qu’il n’avait jamais éprouvée. Dès les premières mesures, il lui avait semblé qu’un élément inconnu entrait en scène et dominait le drame ; c’était comme une menace suprême suspendue sur la tête du coupable, la condamnation était prononcée, définitive, inexorable ; l’exécution pouvait en être retardée, mais à chaque scène, on sentait que le dénouement était fatal, la vengeance approchait. Bernard s’étonnait de ressentir à un si haut degré cette impression nouvelle ; lui, si peu accessible à tout ce qui avait l’apparence du mysticisme, il se sentait oppressé comme par un pressentiment sinistre, tel accord mille fois entendu lui faisait er dans les veines un frisson glacial. Il y avait là un mélange de plaisir et d’émotion, d’iration et d’anxiété palpitante qui donnait à l’œuvre de génie, son relief le plus intense, son maximum d’impression. Auprès de cette terreur sacrée, qu’était-ce que les lamentations de Leporello, les petites ions de Zerline ou d’Elvire, même le désespoir de Dona Anna ! L’intérêt, le charme, se concentraient uniquement sur la lutte entre l’orgueil satanique de Don Juan et la fatalité vengeresse qui allait fondre sur le coupable. Ainsi interprétée, l’œuvre prenait des proportions singulièrement grandioses ; sa portée s’agrandissait, s’élevait ; c’était comme une révélation imprévue de toute une face et de la plus sublime, du génie de l’auteur. Bernard en était profondément frappé ; uniquement préoccupé jusque-là du sens artistique ou de l’exécution plus ou moins parfaite de l’œuvre, il en venait à se rendre compte de ce qu’il n’avait jamais pu comprendre auparavant, cette émotion puissante, presque superstitieuse qu’il avait vu se produire chez certains esprits impressionnables. Ce qui lui avait paru de pures chimères, presque des faiblesses puériles, lui était expliqué aujourd’hui ; bien plus il s’en sentait atteint à son tour ; il éprouvait une tension nerveuse singulière, son esprit se trouvait assiégé de pensées, de formes sinon entièrement nouvelles, tout au moins depuis longtemps reléguées dans un dédaigneux oubli, et au retour, dans la nuit, sur la route solitaire, il lui semblait que son imagination surexcitée le conduisait hors du domaine des choses réelles. Ému, en proie à une sorte de fascination fiévreuse, il s’attendait presque à voir sortir de l’ombre, toute blanche sur les feuillages noirs, la colossale apparition de la statue du Commandeur !…
Les jours se aient, Bernard trouvait parfois leur marche par trop rapide. Entre ses travaux qu’il continuait sans relâche, un peu de sport, chasse ou pêche, et ses obligations toujours plus nombreuses de vie sociable, il lui restait fort peu de loisir, et il ne pouvait assez irer combien ce bourg perdu d’Orta présentait d’attrait et de ressources. C’est que l’intensité de la vie se mesure aux intérêts que l’on se crée, et il avait autour de lui en abondance, les plus captivants que puisse rêver un homme de son âge et de ses goûts. Son esprit et son cœur étaient également tenus en éveil ; entre miss Austen et la princesse Orzoenski, il ne savait pour laquelle se décider et dans le doute, il reconnaissait sans trop se faire prier, que c’était toujours celle avec laquelle il se trouvait, qui emportait la préférence. Cet état d’incertitude avait bien son charme, et le jeune homme ne voyait aucune raison d’y mettre un terme. Insouciant et de facile nature, il se laissait aller au courant et se disait qu’il fallait faire la part de l’imprévu, qu’à vouloir trop régler les événements, on courait grand risque de faire fausse route. Il ne négligeait pas pour cela la princesse Dadief ; avec elle, et il ne songeait pas à s’en plaindre, le sérieux reprenait ses droits. L’intelligence toujours en éveil de la belle princesse ne se contentait pas de menus propos et de compliments bien tournés ; il lui fallait une nourriture plus solide, et elle mettait souvent à contribution la science précise et les informations exactes du jeune officier, lui donnant en revanche, avec une grâce parfaite, une foule de renseignements et d’aperçus ingénieux où il trouvait autant d’instruction que de plaisir. Enfin venait Clarice, avec son étrangeté, ses contrastes, toujours intéressante, captivante même, mais équivoque et n’inspirant pas une confiance sans arrière-pensée. Ses protestations, ses revendications hautaines n’avaient pas réussi à détruire dans l’esprit du jeune homme, l’effet produit par la lumière qu’avait faite la parole du comte de Claram sur le é de cette singulière créature. Facilement séduit par le charme exquis de sa personne, dès que la réflexion reprenait ses droits, le doute reparaissait et coupait court à toute chance de préoccupation exclusive. Il lui répugnait de la traiter comme une aventurière, mais là s’arrêtaient ses concessions, et s’il voulait bien avoir pour elle ces égards extérieurs qui coûtent si peu à un homme bien élevé, il n’entendait certes pas la traiter en égale, et lui témoigner un respect auquel elle-même savait qu’elle n’avait pas de droit.
En dépit de ces réserves, la jeune femme paraissait prendre plaisir à ses visites ; elle le recevait avec une aisance amicale d’une nuance très fine et parfaitement en situation. Leur temps se ait en conversations interminables ; Clarice n’y apportait pas cette fièvre de savoir, cette activité facilement surexcitée qui caractérisaient la princesse Dadief ; elle se bornait à faire preuve d’une grande liberté d’esprit, d’un sens droit et fin, et d’une instruction assez complète pour lui permettre de comprendre les arguments parfois très scientifiques de son interlocuteur. Elle paraissait avoir le caractère tout à fait doux et égal ; à la voir si calme, jamais on n’eût soupçonné que cette jeune tête, si volontiers souriante, recélât tant de violence et de si fougueux emportements. Volontiers oublieuse d’elle-même, elle s’intéressait à tout ce que faisait Bernard, à ses occupations, ses travaux, ses recherches ; elle recevait, provoquait même ses confidences sur les péripéties de ses campagnes amoureuses autour de la princesse et de miss Austen, se réjouissait de ses succès, s’attristait de ses échecs, parlait, de tout avec aussi peu de préoccupation personnelle que si elle eût été le camarade d’université ou de garnison du jeune homme. Elle lui avait fait raconter tout ce qui concernait sa famille, connaissait le nom de tous ses parents, et savait aussi bien que lui, tout ce qui se ait au château de Rednitz et à la ville de Bonn où le régiment de Bernard se trouvait en ce moment. De son côté, elle tenait très volontiers son auditeur au courant de ses faits et gestes, lui montrait ses dessins et ses aquarelles, lui parlait des livres qu’elle lisait, des petits incidents de sa vie solitaire, ou bien lui racontait des épisodes de son é ; puis elle lui jouait un opéra, une symphonie, et le renvoyait avec le sentiment qu’il avait é une très agréable soirée. L’ennui n’existait pas pour elle ; seule, toujours réduite à elle-même, séparée du monde comme par les murs d’une prison, elle trouvait dans les ressources de son esprit, le moyen de soutenir sans trop de désavantage, la comparaison avec la brillante société d’Orta, ses dissipations élégantes, ses amusements au dernier goût du jour, et le continuel imprévu qui résultait de la juxtaposition de ces éléments si divers.
Un jour Bernard la trouva en mauvaise disposition ; elle avait la figure pâle et sombre et semblait inquiète et fatiguée. Elle répondit évasivement aux questions du jeune homme, évidemment il lui répugnait de parler de ce qui motivait son trouble, mais Bernard y mit tant d’insistance qu’il réussit à lui arracher son secret.
Il s’agissait de la comtesse Oriani. Deux jours auparavant elle était venue au château et s’était fait conduire auprès de Clarice ; elle lui avait parlé du comte de Claram et lui avait demandé de lui dire ce qui s’était é entre elle et lui. Clarice avait bien eu conscience du danger auquel elle s’exposait en répondant à pareille question, mais elle ne risquait pas moins à parler qu’à se taire ; son silence aurait été interprété comme emportant quelque grave accusation. Elle avait donc fait un récit du é avec le plus de ménagement possible et en évitant tout ce qui pouvait être pris pour un blâme trop direct contre son maître. L’impression qu’en avait ressentie la comtesse n’en avait pas moins été très forte ; la réserve qu’elle avait observée le soir du souper, avait fait place à une émotion très vive ; dans son trouble la jeune femme avait pris en quelque sorte Clarice pour confidente de sa situation : elle aimait le comte tout en lui résistant encore. Partagée entre la ion, l’idée du devoir très vivante en elle, la vague appréhension de l’avenir, elle se perdait dans les plus cruelles perplexités. Le caractère violent et mobile d’Octave lui était connu, elle s’effrayait de ce é orageux qui pouvait conduire à un avenir plus orageux encore ; inquiète, troublée, elle voulait savoir si elle n’avait pas quelque rivale à craindre. N’osant s’adresser au colonel Ivantelly, la pensée lui était venue de recourir à Clarice, elle l’avait suppliée de lui dire toute la vérité, de lui donner un conseil, enfin elle s’abandonnait avec tout l’entraînement d’une nature honnête et ionnée aux prises avec une situation trop forte pour elle, Clarice avait été vivement touchée de cette confiance ; désireuse de la justifier, oublieuse de ses risques personnels, elle avait conseillé nettement à la comtesse de rompre pendant qu’il en était encore temps et avait plaidé sans arrière-pensée la cause du devoir et de l’honneur. La comtesse avait paru convaincue, l’avait remerciée avec effusion et était partie en lui promettant une discrétion absolue. Mais il paraît qu’elle n’avait pas tenu sa promesse, car le lendemain le comte était venu au château et avait accablé Clarice des reproches les plus outrageants. Il l’accusait de l’avoir attaqué, calomnié, puis s’excitant du feu de sa propre parole, il s’était livré à tous les emportements que peuvent enfanter la colère et la haine et n’était parti qu’en proférant les plus terribles menaces pour le cas où Clarice parlerait sur son compte à qui que ce fut. La scène devait avoir été bien effrayante, car la pauvre femme tremblait encore en la racontant et Bernard put constater qu’elle était au plus haut degré sous le coup de cette terreur instinctive, inexplicable, qui la saisissait dès qu’elle se trouvait en présence du comte.
— Et cependant, s’écriait-elle, ce que j’ai dit à la comtesse, ce n’était pas à beaucoup près, toute la vérité ; j’ai cité ce que je sais en évitant tout ce qui pouvait avoir l’apparence d’une appréciation, d’un reproche ! Et cela n’a pas trouvé grâce devant lui ! Pense-t-il donc que je puisse déraciner de mon cœur tout souvenir du é ! Faut-il que je me considère comme une proie qui lui était fatalement dévolue, qui ne doit pas se plaindre, qui ne peut pas même sentir qu’elle souffre ! Qu’il m’arrache donc la vie… c’est le seul moyen de me réduire à cet état d’inertie abjecte qu’il veut m’imposer ! Oh Dieu ! qu’il est difficile de vivre et qu’est-ce que la mort en comparaison de cette existence de bête brute qui m’est faite ! Le chien lèche la main qui le frappe, et moi, plus docile encore, il faudra que je bénisse celui dont la haine implacable me tient abattue dans cette odieuse abjection !
— Calme-toi, Clarice, dit Bernard ; le comte t’a parlé rudement, je veux le croire, mais c’est à cela que se borne tout le châtiment qu’il veut t’infliger. Un amant éconduit est comme le plaideur malheureux, on lui accorde vingt-quatre heures pour maudire son juge ; or c’est toi qui as rédigé l’arrêt qu’aura prononcé la belle comtesse. Tu as eu ta part de l’orage ; c’est fort naturel, les anciens souvenirs se sont ravivés, c’est plus naturel encore. Il faut bien le reconnaître, le comte est malheureux, cela se voit du premier coup d’œil, et franchement, tu es bien pour quelque chose dans ce qu’il souffre…
— Écoutez ceci, M. de Rednitz, dit Clarice, avec un sérieux ionné, d’une autorité saisissante, c’est hier soir que cette scène s’est ée, je n’ai pas dormi de la nuit, je suis restée à cette place, immobile, possédée, déchirée par une pensée cruelle. En voyant cette fureur de haine qui le rendait presque fou, à moi aussi, l’idée m’est venue que je pouvais être responsable de cet état de surexcitation, d’aberration morbide, alors je suis revenue sur cet horrible é, j’ai repris une à une toutes les circonstances, même les plus insignifiantes dans lesquelles ma vie s’est trouvée mêlée à celle de M. de Claram ; je voulais savoir si l’une quelconque pouvait justifier la manière dont il m’a traitée, le mépris, la haine dont il m’accable ! Eh bien, je vous le jure, ma conscience ne m’a rien reproché ; une fois de plus je me suis convaincue que je ne mérite pas l’humiliation que je subis. Et c’est la seule chose qui me donne de la force ; la vie que je mène ici est absurde, je le sais, elle me conduit forcément à une catastrophe, mais quoiqu’il arrive, j’aurai au moins la consolation d’être sûre de mon innocence ; l’odieux, et il y en aura, retombera sur celui qui n’aura pas craint, pour satisfaire sa haine aveugle, d’écraser sans merci une faible créature sans défense ! Souvenez-vous bien de ce que je vous dis en ce moment : lorsque la crise éclatera, et je sens qu’elle est prochaine, vous reconnaîtrez que mes terreurs n’étaient pas vaines, et vous sentirez en votre cœur lequel des deux acteurs du drame est en droit d’inspirer de la pitié !…
— Mais non, mais non, Clarice ; je ne vois pas ton avenir sous un jour aussi lugubre. Encore une fois, le comte n’est pas un de ces êtres féroces qui se plaisent au mal. Entre la menace et l’exécution, il y a très loin, et tel qui crie bien fort n’en est pas pour cela si dangereux.
— Vous le croyez ! Ah ! on voit bien que vous n’avez pas été aux prises avec l’égoïsme féroce de la nature humaine ! Vous vous fiez à l’honneur, à la délicatesse, à tous ces beaux sentiments dont se pare l’homme bien élevé ! L’enveloppe peut être séduisante, mais croyez-moi, elle est bien superficielle ; que la ion la brise, et vous voyez reparaître la bête brutale et sans pitié. C’est une mauvaise école que celle de l’esclavage ! Combien d’esprits délicats n’a-t-elle pas habitués à la violence, à l’abus de la force ; que sera-ce donc pour une nature emportée qui résiste pour le plaisir de résister, qui met son amour-propre à ne jamais céder, à ne jamais reconnaître le plus petit tort ! Je suis condamnée à faire cette terrible expérience, et j’y serai brisée, je le sais, mais n’importe ! Je veux avoir le droit vis-à-vis de moi-même, de conserver ma propre estime. La comtesse s’est fiée à moi ; j’ai répondu à son appel ; ce que j’ai fait, j’ai eu raison de le faire, et quoi qu’il puisse m’en coûter, s’il le fallait, je le referais encore !
— Certes, je ne t’en blâme pas, et je vois même dans ton fait une pointe d’héroïsme qui me charme. Mais sans être faible on peut cependant être prudente. On sait bien ce qu’il en faut croire, des querelles d’amoureux ; entre le comte, et sa maîtresse présente ou future, peu importe, à quoi bon lever le drapeau de la vertu austère ! Eh ! bon Dieu, de ce Brésilien et de cette Italienne, c’est à qui s’en souciera le moins, et la paix sera vite faite aux dépens du prédicateur. Ah ! la vertu, le devoir, soyons-leur nous-mêmes fidèles, mais si nous voulons les exiger des autres, c’est du Don Quichottisme pur ; neuf fois sur dix, nous en serons les victimes et ma foi, nous l’aurons bien mérité !
— Eh bien, moi, je serai toujours pour les naïfs, qui se font prendre au piège, et l’ironie du genre humain tout entier, ne m’en empêchera pas. Non, non, la vertu n’est pas une chose vaine ; le mot est démodé, ridicule, je le sais, mais je veux m’en servir, parce qu’il répond à quelque chose ! Oui, la vertu est bonne en elle-même, en tout, pour tous et toujours, et je plains de tout mon cœur, celui qui s’en affranchit pour lui, ou qui la nie chez les autres !
— Eh, qui dit le contraire ! Tout est dans la mesure et dans le procédé ; surtout gardons-nous de rendre la vertu, puisque vertu il y a, désagréable ! Du reste, cette discussion suit le sort de toutes les discussions du monde ; elle s’épanouit, en si belle apparence parce qu’elle germe sur un épais terreau de termes mal définis et sans précision. Que de temps on perd, faute de quelques définitions rigoureuses ! Qu’entends-tu par exemple par ce mot « bon » que tu emploies. Définis-moi la bonté, tu me rendras service !
— Le premier service que je vous rendrai, ce sera de compléter votre pensée ; je sais fort bien où vous voulez me conduire ; je le vois venir, ce célèbre aphorisme qui enseigne que tout est relatif, que ce qui est le bon pour l’un, n’est que le médiocre pour l’autre et le mal pour le troisième. Mais ces subtilités n’embarrassent que ceux qui les font sortir péniblement des détours de leur pensée ; sur le terrain des faits, notre conscience a toujours la réponse prête et elle ne peut en avoir qu’une ! Arrière donc ces artifices de logique ; nous ne sommes ni des sauvages ni des animaux, nous sommes des intelligences cultivées, nous avons chacun notre bien et notre mal, et si nous consultons sincèrement notre conscience, jamais nous n’hésiterons à dire : ceci est la vertu, cela est le vice !
— J’entends ; tu te bâtis ton tribunal individuel, et tu juges les accusés d’après un petit code bien personnel que tu rédiges à ton usage ! Et en voici la conséquence ; c’est que tu condamnes sans autre forme de procès, cette pauvre comtesse à un supplice que tu repousserais bien loin pour toi-même ! Elle est dans son droit, après tout, cette pauvre femme ; si elle suit l’impulsion de son cœur. Oui, certes, elle l’est, je l’affirme. Comment ! on l’a mariée, sans la consulter, bien certainement, à un être ridicule, désagréable au moral et au physique, qui lui est infidèle, qui ne cesse de la tromper de la manière la plus honteuse et la plus cynique, et il faudrait qu’elle se sacrifiât à ce misérable personnage, qu’elle comprimât l’élan de sa nature, le cri de son cœur qui la porte vers un homme beau, loyal, qui l’aime et qui est digne d’elle ! Et pourquoi ce sacrifice ? Pour qu’un monde malveillant, indifférent tout au moins, ne s’arroge pas le droit de crier au scandale, de la rappeler à la vertu ! Pardieu, elle serait bien dupe de s’y soumettre, et c’est une triste idole que celle qui exige une pareille immolation !
— Vous croyez donc que la comtesse ne lutte que parce qu’elle a peur du scandale ! C’est bien cela qui est une condamnation sévère ! Moi, j’ai meilleure opinion d’elle ; la lutte qu’elle soutient peut être rude, et le résultat douloureux, mais, si elle l’emporte, elle trouvera sa récompense en elle-même, dans le sentiment de consolation et de force que donne le devoir accompli ; l’estime des autres, peut-être est-il possible de s’en er, mais malheur à qui a perdu sa propre estime ! Elle m’a demandé conseil ; je le lui ai donné, franchement, durement, comme le chirurgien en face d’une opération cruelle, mais indispensable, et quoi qu’il arrive, j’agirais encore de même, dans le même sens et plus énergiquement encore, s’il le faut !…
— Tout cela, Clarice, sais-tu de quel nom cela se nomme ? C’est de l’ascétisme, c’est l’asservissement, bien mieux, la destruction de notre nature. C’est mauvais et c’est faux ; il a fait son temps, l’ascétisme ; nous n’en voulons plus et le détruirons, comme nous avons détruit la damnation, l’enfer, et toutes ces inventions d’un mysticisme absurde. Tu lui as sans doute parlé de l’enfer, dans ton homélie ! Avoue-le sans crainte, je m’attends à tout.
— Et pourquoi ne l’aurais-je pas fait ? Qu’y a-t-il là qui vous étonne ? N’êtes-vous pas chrétien et catholique ? Ce sont vos croyances que j’invoque ; voulez-vous les renier ?
— Oui da ! voilà une attaque bien directe ! Je suis chrétien et catholique, sans doute, mais je suis de mon époque, aussi ; je sais et je crois ce qu’on sait et ce qu’on croit à mon époque ; or cette époque, c’est le XIXe siècle et non le Xe, ne l’oublie pas.
— La distinction est ingénieuse si elle n’est pas nouvelle ; on croit et on ne croit pas ; on a tous les avantages d’une foi bien assise, correcte, officielle, et en même temps, toute la liberté d’une bonne incrédulité. Le spirituel se trouve pleinement réconcilié avec le temporel ; la satisfaction est complète et sans mélange. Elle a un nom, cette subtile doctrine ; n’est-ce pas ce qu’on appelle la conscience en partie double ?
— Miséricorde ! voilà Clarice qui parle comme un démocrate berlinois ! Et quel déploiement de termes ! spirituel ! temporel ! On dirait un vieil article de journal révolutionnaire ou quelque antique mousquet à silex bien rouillé ! Mais nous ne nous laissons plus arrêter par cet arsenal de comédie ; notre réponse est faite à toutes ces attaques, et elle est irréfutable : nous ne connaissons que la pratique et les faits, or parmi ces faits, nous trouvons l’Église : l’Église existe, c’est une institution, elle a ses racines dans le é, et longtemps encore elle projettera son ombre sur l’avenir : comme telle, elle a droit à notre respect, abstraction faite de ses dogmes. Quoi donc ? Le Parthénon est-il moins beau parce qu’on n’y célèbre plus le culte de Minerve ! Restons inébranlables sur le terrain des faits ; l’Église a ses droits, nous les lui laissons tous, mais qu’elle ne songe pas à opprimer la science. Aujourd’hui, s’il y a un axiome vrai, c’est celui-ci : seule, la science a la vérité !
— Eh bien, en quoi donc la science me contredit-elle ? En quoi sa vérité infaillible s’élève-t-elle contre ce que je viens de dire de la bonté et de la vérité ?
— La science ne songe pas à te contredire ; elle et le renoncement, le sacrifice, la vertu, bien qu’elle puisse critiquer l’abus de ces termes vagues qu’on emploie sans en mesurer la portée. Mais elle n’est pas d’accord sur les moyens de parvenir à cet idéal ; surtout elle écarte ces auxiliaires dangereux, l’ascétisme, le mysticisme, la foi au surnaturel, toutes choses qui ont toujours conduit l’humanité aux plus dangereux abîmes. Elle veut que le mobile de nos actions, le fondement de nos croyances, ce soit la vérité, c’est à dire ce qui est démontré par des procédés scientifiques ; le reste lui est étranger, et c’est à bon droit qu’elle s’en défie.
— Mais enfin quelle est donc cette base, cette vérité fondamentale, indiscutable dont elle entend déduire l’existence des choses et des principes ?
— Tu la définis toi-même ; aucune vérité ne peut être cherchée en dehors de ce qui existe, et ce qui existe peut se ramener uniquement à ceci : la matière douée de force.
— La matière douée de force ! répétait Clarice devenue très sérieuse. Il me semble que je vous comprends, mais mon esprit s’habitue malaisément à ces termes si abstraits. Qu’est-ce que l’on entend, en termes précis, par la matière et par la force ?
— Encore une fois, les termes même dont tu te sers portent avec eux leur définition ; nous désignons sous le mot de matière la substance primordiale qui est à la base de tout ce qui existe, substance qui est toujours la même en soi, mais qui revêt les formes les plus prodigieusement variées sous l’influence des conditions et des milieux dans lesquels elle se trouve. Dans cet ensemble que nous nommons le monde, tout n’est que matière transformée, mais aucune de ces transformations, la plus colossale comme la plus minime, ne se produit que selon des lois parfaitement définies, immuables, éternelles, supérieures à tout. S’il y a quelque chose de certain, c’est qu’une parcelle quelconque de matière placée dans de certaines conditions, soumise à de certaines influences, subira toujours la même évolution. Ces conditions, ces influences se catégorisent sous le nom de forces. Jusqu’à ces derniers temps, la science ettait l’existence de huit forces distinctes, désignées par des noms spéciaux : ainsi la lumière, l’électricité, la pesanteur, etc. Aujourd’hui nous avons fait un pas de plus, mais un pas de géant, nous avons constaté l’identité absolue des forces ; leur point de départ est toujours un mouvement ; dans leurs manifestations seulement elles diffèrent, mais non pas à ce point qu’elles ne puissent se transformer, se remplacer mutuellement, en un mot se confondre comme les courants divers émanés d’un même ruisseau. Le mouvement est donc la force unique, la force absolue, la propriété primordiale de la matière. La matière douée de mouvement est à la base de tout, crée tout, suffit à tout. Tel est le point de départ fondamental de tout ce que nous pouvons connaître ; la notion est assez vaste, assez simple pour que nous éprouvions un légitime orgueil à en constater la découverte.
Le monde entier donc, tout ce qui existe, n’est que la matière douée de mouvement ; tout ce qui a une individualité, une forme, une propriété particulière, n’est qu’une combinaison, un développement de cet élément irréductible. Il n’y a ni création, ni destruction ; ces mots sont aujourd’hui vides de sens ; il n’y a que transformation, sans arrêt, sans limites, imperturbable, éternelle. Le diamant qui se consume produit tout aussi bien que la plus mince feuille de papier une somme déterminée d’éléments qui reproduisent son poids exact ; toujours nous retrouvons les atomes de la nature, identiques en eux-mêmes, différents seulement par la manière dont ils se groupent ; toujours nous les voyons soumis aux lois qui président aux mouvements de la matière. Rien n’est en dehors de cette organisation, rien ne peut s’y soustraire, rien ne peut y apporter la plus légère perturbation. Tout procède selon les données révélées par la science ; pour elle aujourd’hui le monde n’a plus de secrets. Oui, voilà la vérité inébranlable, éternelle ; dès à présent nous pouvons la saluer comme la lumière sans tache, sans défaillance, qui éclaire tout l’ensemble de l’univers. Le travail de l’avenir ne changera rien à ces principes fondamentaux ; il peut en améliorer les détails, mais le monument est debout, harmonieux, immuable, indestructible !…
Clarice avait écouté cette exposition aride avec une attention intense ; les yeux fixés sur son interlocuteur, elle semblait se pénétrer de sa pensée, mais il était difficile de distinguer si elle était séduite par la ferme conviction du jeune homme, ou si elle était révoltée par l’audacieuse hardiesse de ses assertions.
— Oui, dit-elle enfin, voilà une conception à la fois simple et grandiose de ce que vous nommez le monde, et certes, la science contemporaine a le droit d’être fière de ses conquêtes. Comme vous et autant que mon ignorance me permet d’en juger, je crois que les bases du système sont solides et durables. Je veux toutefois hasarder une observation : dans ce credo scientifique, tout est-il également constaté et à l’abri de la critique ? L’hypothèse n’y a-t-elle pas sa part et cette part n’est-elle pas bien grande ? Sommes-nous absolument sûrs d’avoir compté tous les éléments dont les combinaisons forment ce vaste univers ? Et la vie, que devient-elle dans ce système mathématique ? N’est-ce qu’une combinaison comme toutes les autres, une forme que revêt la matière avec autant d’indifférence qu’elle en mettrait à se constituer en rocher ?
— Sans aucun doute. Rien de ce que nous connaissons n’autorise à croire que les phénomènes organiques, et la vie qui en est la conséquence, soient soustraits au principe fondamental que je viens d’énoncer. La séparation que l’on veut établir entre la matière inerte et ce que nous nommons la matière vivante, est toute artificielle ; là encore, l’ancienne terminologie tend à nous faire illusion. Où est la limite qui sépare les deux règnes ? Entre l’algue et le corail, entre les champignons et les ferments organiques, il n’y a plus de différence ; ils ont chacun plus ou moins de mouvement, mais leurs éléments constitutifs sont les mêmes ; identiques sont les lois qui président à leur développement. De ce premier chaînon, nous remontons sans effort aux êtres plus complexes ; même dans les plus parfaits, nous ne trouvons pas d’éléments nouveaux, aucune loi divergente, qui viennent troubler l’harmonie constatée par la science. Oui, depuis la poussière impalpable qui s’agite dans l’atmosphère, jusqu’à l’homme le plus fier de son génie, depuis la vague nuée qui rampe dans les bas-fonds, jusqu’au formidable tremblement de terre qui engloutit les continents, tout subit les mêmes lois, tout se produit selon les mêmes principes, tout marche selon un ordre invariable et éternel.
— Je le comprends pour la matière terrestre ; mais l’esprit, cet esprit si subtil, si homogène et si complexe, cet esprit qui embrasse l’univers, pour qui le temps, l’espace n’offrent pas d’obstacle, est-il aussi le produit docile de ces combinaisons immuables ? Sa nature insaisissable ne le soustrait-elle pas à l’empire de cette formidable unification ?
— L’esprit ! Voilà encore un de ces termes vaguement conçus, mal compris, qui obscurcissent les données les plus claires ! Qu’entends-tu, je te prie, par ce mot « esprit » ? Selon les notions irréfléchies de la foule ignorante, l’esprit serait quelque chose d’étranger à la matière, et cependant combiné avec elle, qui existerait en lui-même, que l’on pourrait concevoir à l’état libre et qui se manifesterait d’une manière indépendante et sui generis ! Je dis, moi, avec la science, que c’est une chimère et une chimère dangereuse : un instant de réflexion suffit pour le démontrer. Est-il possible, en effet, d’avoir connaissance de quoi que ce soit, sans l’intermédiaire, de la matière ou en dehors de la matière ? Si nos sens, et que sont nos sens sinon de la matière, si nos sens nous étaient enlevés, que connaîtrions-nous des objets extérieurs ? Nous ne pourrions en avoir aucune idée, même la plus confuse. Et inversement, si les objets extérieurs n’avaient pas les propriétés de la matière, comment pourraient-ils se révéler à nous ? Ils nous seraient étrangers à tel point que nous ne pourrions pas même nous douter de leur existence. Mais dès qu’ils ont fait impression sur nos sens, immédiatement notre système nerveux entre en action, et par une série d’opérations que nous réduisons toutes à des données précises et rigoureusement conformes aux lois de la science, d’une part, nous en avons la perception, de l’autre, cette perception se transforme, en actes de la vie extérieure, soit instinctifs, soit calculés. C’est alors qu’apparaît ce que nous nommons fort improprement à mon sens, la volonté. Le cercle d’opérations est donc un tout complet, parfaitement défini ; il se suffit pleinement à lui-même. Pourquoi y introduirions-nous des éléments étrangers, hypothétiques, dont nous ne constatons nulle part la réalité ?
— C’est bien grave ce que vous dites-là, et j’éprouve je ne sais quelle répugnance invincible à me persuader que ma volonté n’existe pas, que ces pensées si complexes, si prodigieusement infinies dont j’ai conscience, me sont toutes imposées par des sensations extérieures, par les circonstances, par l’effet aveugle et brutal du hasard !
— C’est que tu ignores la puissance de l’instrument physique que la nature met à la disposition de l’entendement humain. Si l’on pouvait se rendre compte de l’extrême complication de l’organe qui rassemble et coordonne les sensations extérieures, du cerveau en un mot, on trouverait que cette organisation de notre esprit dont nous sommes si fiers, n’a rien que de tout naturel et de parfaitement compréhensible. Et ce n’est pas seulement pour le système nerveux que cette observation se vérifie. Notre main, par exemple, c’est sa complication qui assure à l’homme cette prééminence que l’infériorité de ses autres organes semblait lui ref. Cette supériorité que la main lui donne dans ses rapports avec les objets, la complication de son cerveau la lui confère dans l’ordre des manifestations intellectuelles. Ayez un cerveau bien fait, vous penserez bien et sainement ; que votre cerveau soit incomplet ou malade, vous descendez toute l’échelle des êtres. Pas de cerveau, pas de pensée ; c’est une idée surannée que de distinguer le cerveau de son produit naturel, de donner à ce produit, non pas seulement un nom spécial, mais des attributions, une nature privilégiées. La fonction de l’œil a un nom particulier, la vue ; nous n’en concluons pas que la vue soit soustraite aux lois générales, qu’elle fasse à elle seule un mystère redoutable. De même pour l’esprit ; l’un n’est que la conséquence, la manifestation de l’autre.
— Prenez garde ; n’êtes-vous pas trop absolu ? Ce que vous dites est vrai tant qu’il s’agit des sensations que nous donnent les objets réels, extérieurs à nous ; tout ce qui est du monde sensible, ne nous est révélé que par nos sens, cela, j’en suis d’accord. Mais toutes nos idées ne ressortent pas de ce domaine ; les idées générales, abstraites, l’étendue, le temps, la cause, l’absolu, est-ce bien le monde extérieur qui peut nous les fournir ? N’est-il pas plus vrai de dire que nous les trouvons en nous-mêmes, et n’est-ce pas une preuve de l’existence d’une force particulière, toute intime que nous nommons Esprit ?
— Nullement ; ta question se résout par une réponse bien plus simple et tout autrement satisfaisante. Une chose est certaine, c’est que nous ne connaissons que des objets tangibles, bornés, bien définis, momentanés, sujets à se transformer ; en constatant ce fait, nous pensons que les mêmes objets pourraient être de conformation différente, plus étendus, plus stables. Mais ce ne sont que des apparences, des hypothèses, car en réalité, nous ne pouvons concevoir ces jeux de notre esprit, ni les définir d’une manière claire et précise. Là encore, les mots que nous avons à notre disposition, ne répondent pas aux besoins de la science, ou bien ils les outreent et engendrent ainsi une regrettable confusion. Qu’est-ce par exemple que le mot « Infini » ? Il ne représente qu’une négation ; cependant séduits par ce principe que les mots doivent répondre à quelque chose, nous douons cette négation d’une existence réelle et nous abandonnant toujours plus à ce courant trompeur, nous tirons de cette chimère des arguments en faveur de l’existence de je ne sais quel principe incompréhensible. Mais la science l’emportera sur ces fausses notions ; elle débarrassera l’entendement humain de ces liens surannés qui le paralysent.
— L’explication pourrait être plus simple, mais telle qu’elle est, je la vois se heurter à un fait qui lui barre nettement le age. Si ces idées sont fausses, chimériques, comment se fait-il qu’elles soient si constantes, si universelles ? Dans votre système, l’esprit humain n’est que le produit normal d’un organisme qui s’est développé selon des règles rigoureusement normales ; comment se ferait-il que ce rouage fût fatalement condamné à produire, à propager des idées fausses ? Tout être, par le fait même qu’il vit, a le droit de vivre ; toute idée généralement ise, doit avoir au moins sa part de vérité.
— Je m’attendais à voir paraître ce vénérable argument ; ce sont les causes finales ; de longtemps encore, nous les trouverons, comme des ronces, sur notre route. J’ai une idée, donc elle répond à quelque chose d’existant, de vrai et de juste. Le taureau frappe de sa corne, donc la corne lui a été donnée pour frapper. Comment ne vois-tu pas que tu sanctionnes par là de vraies monstruosités ? Il peut y avoir des idées fausses, mauvaises, comme il y a des plantes vénéneuses ; sont-elles créées pour empoisonner ? Le taureau frappe parce qu’il a des cornes avec lesquelles il peut frapper, mais le bélier qui en a aussi, se borne à heurter de son front qui se prête mieux à cet usage. Pourquoi ne nous mettrions-nous pas en garde contre les idées fausses, oiseuses, comme nous nous garons des bêtes féroces ? Puis, il faut préciser ; ces soi-disant idées générales sont bien moins universellement ises qu’on ne le dit. L’existence de l’âme, la vie future, tout cela e pour des croyances reçues de tous, de toute éternité. C’est une forte erreur ; avant le christianisme, les Juifs s’en aient fort bien. Tu serais surprise si tu savais combien ces prétendues idées générales ont peu de prise sur la plupart des hommes ; les idées de morale même, sont vagues, rares, variables ; et les Papous, les Bechuanas…
— Je suis la très humble servante des Papous et des Bechuanas, je crois sans peine qu’ils se soucient fort peu de la notion de cause et de l’idée de divinité. Leurs ancêtres dans leurs courses vagabondes au haut des arbres, préféraient sans doute à ces grandes pensées, la plus petite larve ou une bonne noix de coco, mais qu’est-ce que cela prouve ? L’opinion d’êtres sauvages ou simplement grossiers ou stupides, fussent-ils en immense majorité, n’aurait pas pour moi la valeur du doute qui surgirait dans un seul esprit cultivé mis en présence de ces problèmes.
— Peuh ! les esprits cultivés ! Encore faudrait-il connaître leur degré de culture ! Et puis il y a l’habitude, les idées reçues dont on n’a pas le courage de se débarrasser. Aujourd’hui l’élite, les hommes réellement instruits n’ont plus ces vieux préjugés ; je pourrais en citer des milliers d’exemples.
— Peut-être ; il y a tant d’esprits absolus qui mettent leur amour-propre à pousser jusqu’à l’extrême les conséquences de leurs principes. Mais il y en a qui s’arrêtent, d’autres qui reviennent sur leurs pas ; ils s’effraient et à bon droit, du vide glacé que cette nouvelle vérité fait dans leur cœur. Combien y en a-t-il qui dépensent leur force à se débattre entre ce qu’ils veulent croire et ce qu’ils sentent dans la foi intime de leur esprit ! Vous voulez des exemples ! Je peux vous en donner. Pendant mon séjour à Paris, Stankowich nous conduisait quelquefois chez un peintre, homme de grande mérite qui, certes, ne se doutait pas de l’étrangeté des hôtes auxquels il donnait l’hospitalité ; son atelier était un de ces centres de vie sérieuse, honorable, ardemment intelligente qui rachètent ce qu’il y a de factice dans cette vie à outrance de Paris. Nous y faisions pauvre figure ; notre rusé cornac eut bien vite reconnu que ce n’était pas le terrain de chasse qu’il lui fallait et nos visites ne furent guère répétées. Toutefois, j’eus le temps d’y voir de près une figure intéressante ; c’était celle d’un peintre éminent déjà, bien que jeune encore ; il était très sérieux, triste même ; un grand chagrin, la perte de sa femme après deux ans de mariage, lui avait laissé au cœur une blessure inguérissable. Il cherchait à s’étourdir par la pratique acharnée de son art et luttait avec une ardente énergie pour franchir les derniers échelons. Au moment dont je vous parle, le salon était ouvert, le jury chargé de distribuer les récompenses était au fort de son travail, et sous peu on allait connaître le résultat de ses délibérations. Vous savez combien ces récompenses ont de prix dans ce monde si nombreux qui s’occupe des choses d’art. Notre peintre, médaillé une première fois, désirait ionnément un second succès qui devait définitivement le mettre hors de pair. Et il s’établissait en lui une lutte étrange ; pénétré des idées positives de la science moderne, il écartait de parti pris toute possibilité d’existence d’un pouvoir extérieur à l’homme et niait avec conviction toute action d’un tel pouvoir sur la marche du plus petit événement. Et cependant, telle était l’ardeur de son désir, qu’il était obligé de lutter et de lutter de toute son énergie, je le lui ai entendu dire à lui-même, contre ce penchant invincible qui pousse l’âme humaine à recourir dans sa détresse à ce pouvoir inconnu, toujours prêt à venir en aide à ceux qui l’implorent. Pour lui aussi, ces élans si spontanés n’étaient que le produit d’une faiblesse superstitieuse, et pourtant ce n’était qu’au prix des efforts les plus pénibles, qu’il réussissait à les refouler, à imposer silence à ces voix ionnées de son cœur. Je trouve ce spectacle irablement saisissant et dramatique ; on peut juger différemment l’état d’esprit qui lui donne naissance, mais on ne fera pas qu’il ne porte avec lui un puissant enseignement. De quel poids ne devait pas être pour ce Dieu auquel je crois, cette lutte d’un cœur sincère qui n’hésitait pas à sacrifier le plus ardent désir de son cœur, à ce qu’il estimait être la vérité ? Et ne faut-il pas que la croyance au pouvoir supérieur soit bien enracinée au plus profond de notre être, pour qu’un esprit de cette trempe fine et solide dût s’astreindre à de tels efforts pour se soustraire à son empire ?
— Encore une fois, il ne faut y voir qu’un effet de l’éducation. On sait avec quelle énergie se gravent les premières impressions de l’enfance, et ce qu’il en coûte pour se défaire de ces plantes parasites.
— Parasites, cela est facile à dire ; les hommes appellent parasites, les herbes indiscrètes qui se permettent de venir déranger leurs petits jardins, comme ils appellent vénéneuses les plantes dont l’usage imprudent peut leur être nuisible. Ils ne songent pas dans leur orgueilleux égoïsme, que ces mêmes plantes sont la nourriture assignée à d’autres êtres qui ont le droit de vivre, eux aussi ! Ces impressions d’enfance que l’on traite de parasites, n’est-il pas permis de croire qu’elles s’implantent si aisément dans ces jeunes esprits parce qu’elles répondent à un besoin de leur nature et correspondent à un de ses éléments constitutifs et essentiels ?
— Pour résoudre la question, il faudrait avoir l’exemple d’un enfant dont l’esprit aurait été absolument soustrait à ces influences. Mais la recherche en elle-même est puérile et oiseuse ; à quoi bon se préoccuper à ce point de ces idées ? Elles sont en dehors de nous, elles manquent de tout élément palpable, tangible, qui prête à l’expérience ; nous ne pouvons, nous ne pourrons jamais trouver le moyen de constater directement si elles répondent à quelque chose qui ait une existence réelle, ou si elles ne sont que le produit d’une affection particulière, peut-être morbide, de l’esprit. C’est donc perdre son temps que de s’en occuper ; l’homme qui suit les principes de la science, ne doit viser qu’aux choses qui comportent une démonstration rigoureuse de la vérité.
— Comment ! c’est vous, l’apôtre de la libre pensée, qui posez sur sa route une barrière si formidable ? Quoi, vous interdisez à l’homme de se demander quelle est sa véritable nature ? Vous lui direz que, parce qu’il a un corps, il lui est défendu de s’enquérir s’il a un esprit, de rechercher ce que peut être cet esprit, de discuter s’il a des analogues, s’il est la limite extrême de cet ordre de création, de reconnaître comme possible l’existence d’intelligences, d’essences supérieures ? Ah ! croyez-le bien, l’humanité ne se laissera pas comprimer de la sorte ; elle a soif de savoir et elle préfère mille fois se tromper plutôt que de renoncer au droit de concevoir et de rechercher une vérité complète et parfaite !…
— Argument de sentiment, bon pour les femmes et les théologiens, mais dénué de toute valeur scientifique. Faisons de la poésie et de la ion, je le veux bien, mais alors ne croyons plus faire de la science. Je te le répète ; sur le terrain de ces soi-disant idées générales, la discussion vraiment scientifique n’est pas possible.
— C’est avouer que vous ne pouvez résoudre le problème. Un tel aveu doit coûter à cette science si sûre de son pouvoir.
— Pas le moins du monde ; la science est sûre d’avoir la vérité ; elle n’a que faire de combattre des chimères.
— Ou plutôt elle déclare chimérique tout obstacle qu’il ne lui plaît pas d’aborder. Mais qui s’arrête, recule, ne l’oubliez pas. Sur votre propre terrain, dans cette formidable forteresse de la science, il y a bien des brèches par lesquelles le doute s’introduit ; quoiqu’on fasse pour lui barrer le age ! Vous écartez dédaigneusement les aspirations de l’esprit humain, mais vous transformez en certitudes les aspirations bien plus hypothétiques de vos savantes doctrines. Votre matière, la clef de voûte de votre système, qu’est-ce autre chose qu’une pure supposition ? Où l’a-t-on trouvée ? Sous quelle forme, sous quel aspect consent-elle à se révéler ? Il faut le reconnaître, la matière dans son rôle scientifique, est une solution, ce n’est pas une explication ; on l’a inventée comme chose existant en elle-même, abstraction faite de ses manifestations, uniquement pour répondre à ce besoin absolu de notre esprit qui veut atteindre la source, l’origine des choses. Autrefois cette cause toute puissante se nommait Dieu, et l’instinct intime de la nature humaine lui rendait un culte. Aujourd’hui le respect nous gêne, et nous inventons la matière qui tient la même place, mais à bien moins de frais.
— Le paradoxe est ingénieux, mais ce n’est qu’un paradoxe ; la science a é d’autres attaques, et ne s’en porte pas plus mal.
— Qui donc en doute ? Ce n’est pas moi, chétive, qui ai la prétention d’ébranler ce monument ; je me permets seulement de montrer que toutes les assises n’en sont pas rigoureusement solides.
— À ton aise donc, et heurte-toi à l’impossible, si tel est ton goût.
— L’impossible ! J’ire votre imperturbable confiance ! Vous n’avez donc de doute sur rien ! Voilà une foi de nouvelle espèce. Je ne suis qu’une pauvre ignorante, mais il y a des vérités scientifiques devant lesquelles je m’incline sans les comprendre. L’éther, par exemple, cette substance indéfinissable, qui n’existe que pour permettre aux professeurs d’exposer une théorie de la lumière, vous laisse-t-elle absolument convaincu ? Et combien d’autres incohérences dès qu’on entre dans le domaine de la pensée ! Vous la comparez à l’heure que l’aiguille marque sur le cadran ! Mais il faudrait démontrer que cette aiguille a conscience du travail, de l’effort qu’elle accomplit, du résultat auquel elle arrive ! Et parce que tel malaise du cerveau arrête ou altère la pensée, vous vous croyez autorisé à dire qu’il en est de l’esprit comme d’une horloge électrique ! Ce serait assimiler l’homme qui a les jambes brisées à la locomotive hors de service. Ce que le premier a perdu, ce n’est pas la volonté de se mouvoir, c’est la faculté de donner cours à cette volonté ; la seconde a perdu la puissance, nul ne s’avisera de croire qu’elle ait jamais eu de volonté ! Non, non, l’homme n’est pas une machine qui marche, il a conscience de lui-même, il sait à quel moment précis sa volonté agit sur son corps, tout comme il sent que son corps influe sur sa volonté. Il est libre ou il croit l’être, ce qui est la même chose au point de vue de la responsabilité ; il sait qu’entre deux actes qu’il peut faire, il a le choix ; il le sait d’une manière invincible, irréfutable ; et rien, rien au monde, tant que l’homme sera homme, ne pourra jamais lui arracher cette conviction.
— Eh, sans doute, l’homme est en possession de ces idées compliquées, et il y tient comme l’enfant tient à sa poupée ou à son tambour. Pourquoi ? toujours parce que le cerveau de l’homme s’est développé et raffiné par l’exercice et l’habitude ; de même que les muscles se fortifient et se modifient lorsqu’on les soumet à des efforts continus, de même le centre nerveux élémentaire de l’être primitif s’est perfectionné par des transitions infinies jusqu’à cet état de perfection où nous le voyons.
— Eh bien ! d’où est venue cette notion de développement, cette tendance à la perfection qui a inspiré au microcéphale, votre ancêtre, cette volonté de se soumettre à des efforts continus, pénibles, en vue d’un état meilleur que rien ne pouvait lui révéler ? Voilà une contradiction inexplicable dans votre système ; cet être primitif, cette brute, au lieu de se développer dans le sens de la puissance physique, celle du lion ou du tigre, aurait choisi, on ne sait pourquoi, la puissance intellectuelle dont il ne pouvait se faire aucune idée ! Il n’est pas issible que la matière, toujours identique à elle-même, procédant d’un seul point de départ, se mouvant selon des lois immuables, arrive à des résultats aussi dissemblables, en opposition même avec son principe. La science constate ces problèmes plus qu’elle ne les explique ; mais puisqu’elle ne satisfait pas notre curiosité, pourquoi aurait-elle la prétention d’arrêter court, de condamner sans appel tout système qui voudrait combler cette lacune ?
— Il vaut mieux ne pas expliquer que de mal expliquer ; la science peut renoncer pour le moment à répondre à toutes les questions qui se posent, mais elle est sûre de ses principes, sûre de sa méthode ; elle sait que leur application la conduira tôt ou tard à dévoiler tous ces mystères.
— C’est une belle hypothèse, mais l’esprit humain ne veut pas être condamné à une attente éternelle ; cette réponse que vous lui refusez, il saura la trouver en lui-même et par ses propres forces.
— Il est bien exigeant, cet esprit, comme tu l’appelles ! Mais qu’est-ce donc en définitive que cet esprit superbe ? Ce n’est pas autre chose que le résultat de toutes les impressions recueillies par les hommes depuis l’origine des choses et transformées par eux en idées générales, toujours selon ta phraséologie. Ces données ne viennent donc que du monde extérieur, et ce soi-disant travail de l’esprit n’opère que des combinaisons, nullement des créations ; il n’y a là que des rapports d’ordre physique, nulle part on n’aperçoit trace de cette chose immatérielle, cette mystérieuse inconnue que l’on décore du nom d’âme, puisqu’il faut se résoudre à employer ce terme vieilli.
— Et cependant, nous voyons cette chimère que nous nommons l’âme, prendre le pas sur cette matière toute puissante et la forcer à se sacrifier, à souffrir, à se détruire, pour défendre ces données idéales qui, selon vous, ne répondent à rien de réel ! Cela est bien étrange ; la fiction l’emporter à ce point sur ce qui seul existe ! Puis, cette chose immatérielle n’est pas sans donner des signes palpables de sa présence, le regard, par exemple. Pouvez-vous comparer ce rayon qui s’échappe de l’œil intelligent ou ionné avec cette lueur terne du regard inerte ou stupide ?
— Ne triomphe pas si vite ! Ton exemple porte à faux. Il est aujourd’hui avéré que l’œil n’a pas de regard ; le regard est une illusion produite par divers mouvements, surtout par ceux de la paupière, illusion amplifiée hors de toute vraisemblance par notre imagination.
— Pensez-vous vraiment ce que vous dites ! Alors vous n’avez jamais rencontré le regard de l’être qui vous aime !…
— Et toi, tu n’as jamais considéré l’œil du chien ou du cheval ; tu ne leur accordes pas d’âme, à ces êtres inférieurs, cependant leur regard est aussi expressif que le regard, humain.
— Et pourquoi non ! Je ne recule pas devant cette conséquence et je m’en empare même. Voilà des êtres créés de même matière, en possession des mêmes organes, et cependant entre l’homme le plus stupide et le chien le plus intelligent, il y a un abîme, dont rien, paraît-il, ne pourra diminuer l’étendue. Si ce n’est pas la démonstration la plus éclatante du pouvoir de l’esprit, il faut dire que les mots n’ont plus de sens.
— Telle est du moins la thèse favorite de notre orgueil ; l’animal humain veut pouvoir mépriser tout ce qui l’entoure et il invente ces mots d’âme, d’idéal pour affirmer sa supériorité sur les autres êtres. Puis, il faut donner un corps à cet idéal, et on se crée un Dieu à son image, on perfectionne l’idée que l’on a de soi-même, en douant cet être fictif, de toutes les facultés qui nous manquent. À ce moment, revenant sur ses pas, enivré de sa conquête, l’esprit humain en vient aux causes finales, aux êtres infinis, tout puissants, qui créent le monde de toutes pièces d’après un plan que, bien entendu, lui-même leur impose. Tout cela est logique, mais en même temps incompréhensible et absurde. Pour nous qui ne nous payons pas de mots, nous trouvons la cause première, l’origine de tout, dans la matière ; cela nous suffit. L’anthropomorphisme est bon pour les peuples à leur enfance ; nous sommes trop avancés pour conserver ces fantômes, ces religiosités chimériques qui ont trop longtemps effrayé, comprimé l’humanité.
— Ainsi, rien ne doit être tenu pour vrai que ce qui a été constaté, analysé au laboratoire, disséqué au cabinet d’anatomie ?
— En tout cas, rien de ce qui s’écarte des données vérifiées ainsi et trouvées justes, n’a le droit d’être considéré comme vrai.
— Eh bien, ici encore, l’abus du procédé vous conduit à l’impossible : sous prétexte de couper court à l’ascétisme, à la fausse religiosité, vous refusez à l’esprit de faire usage de ses armes naturelles ; est-ce juste ? Pourquoi le réduire uniquement aux facultés d’analyse, d’observation, de logique ! L’imagination lui a été donnée ; pourquoi la rejetterait-il loin de lui ? Ce serait un singulier mode d’expérimentation, que celui qui consisterait à supprimer un de ses organes pour ne se fier qu’aux autres ?
— Si l’expérimentateur, reconnaît que cet organe le trompe, il le rejette et il fait bien.
— Oui, mais en est-il sûr ? Quel est donc le savant qui oserait dire qu’il a la vérité, la vérité absolue, définitive ! Tous les systèmes, chacun à son tour, ont cru avoir la vérité ; un siècle e, cette vérité devient l’erreur. La vôtre dont vous êtes si fier, ne voyez-vous pas qu’elle est à la merci de deux observations bien faites ? Que demain elles se fassent et de tout votre édifice, il ne restera rien.
— Oui, mais elles ne se feront pas, elles ne peuvent se faire.
— Oh ! Oh ! Voilà de l’intolérance dogmatique. La science devient article de foi !…
— Mieux valent cette foi et cette intolérance qu’une superstition entêtée et volontaire !
— Et qu’appelez-vous superstition ?
— C’est la croyance à des choses contraires aux principes et aux démonstrations scientifiques.
— Eh bien, si c’est être superstitieuse que de croire que l’homme n’est pas le terme et le but de l’univers, que s’il y a des êtres qui lui sont analogues par le corps, il doit y en avoir qui lui sont analogues par l’esprit, que ce besoin de perfection, cette soif d’idéal que nous portons en nous, n’est pas une amère tromperie que la nature nous aurait faite, à nous seuls dans le monde, oui, je le dis bien haut, je suis superstitieuse ! Et si je ne l’étais pas, qui donc le serait ?
Clarice avait prononcé ces mots avec tant de feu que Bernard en éprouva comme un choc étrange :
— Pourquoi dis-tu cela ? reprit-il après un moment de silence. Pourquoi serais-tu plus superstitieuse que tout autre, toi qui, je dois te rendre cette justice, consens au moins à discuter sur ces sujets délicats ?
Clarice ne répondit pas ; son regard fixé sur lui avait pris cette singulière puissance de pénétration que le jeune homme avait déjà remarquée. Sous ce rayon acéré, il lui semblait que ses plus secrètes pensées étaient devinées, mises au jour. Puis, tout à coup, elle sourit et comme pour changer d’entretien :
— Trouvez-vous donc, dit-elle, que j’aie été si heureuse dans ce monde pour que je ne doive pas désirer de l’être plus ailleurs ? Si quelqu’un doit croire à une autre vie, je vous le dis, c’est moi !
— Ah ! s’écria Bernard, j’en étais sûr ! Voilà le résultat de ces notions fausses que l’on inculque à la jeunesse. Tu cherches ton bonheur en dehors de la réalité et tu t’irrites de ne rien trouver qui te satisfasse ! Comment en serait-il autrement ? Le voyageur qui, de parti-pris, veut s’égarer, ne peut manquer d’y réussir. Mais toi, Clarice, toi qui sais de la vie bien plus que ce qu’en savent les femmes de ton âge, comment te laisses-tu enlacer par ces stupides entraves d’un ascétisme suranné ? Tu as trop d’esprit pour avoir des préjugés ; tout au plus te reste-t-il quelques scrupules ! Si tu y cèdes, sache-le bien, cela, c’est de la vraie duperie ; nul ne t’en sait le moindre gré. Crois-moi, la vie est bonne pour qui sait s’en servir. Tu es belle, Clarice, irablement belle ; c’est la suprême puissance mais il faut vouloir en profiter. La réalité, voilà où se trouve le bonheur, et si tu voulais… ?
— Ascétisme, préjugés, scrupules, voilà de bien beaux mots, dit Clarice, et elle souriait d’un air hautain…
— Mais, continua-t-elle, on se grise avec des mots, et c’est ce que vous êtes grandement en train de faire. Votre réalité, on peut plaider sa cause auprès de ceux à qui tout sourit dans la vie ; pour ceux qui souffrent, ah ! je vous le dis, c’est une chétive consolation ; pour moi je n’en ai que faire. Il est vrai, j’ai quelque expérience de la vie, mais je n’en crois pas moins à l’idéal, et quoi qu’il m’arrive, j’y croirai toujours. Ne prenez donc pas la peine de chercher à m’en détourner ; je vous l’ai déjà dit, ce serait peine absolument perdue ; telle je suis, telle je resterai ; si abaissée que je sois, il y a en moi une force sur laquelle l’humanité n’a pas de pouvoir !…
En prononçant ces paroles, elle avait pris une expression de décision absolue singulièrement saisissante ; sa pâleur, ses yeux fixes, l’inflexion hautaine de sa voix, tout en elle révélait l’existence d’une volonté inflexible. Soudain, par une de ces évolutions soudaines qui lui étaient familières, sa figure s’éclaircit comme la nature s’illumine sous un rayon de soleil…
— Mais voyez donc, dit-elle avec un gai sourire, voyez à quelles extrémités nous entraîne cette belle comtesse ! Voilà je ne sais combien de temps que nous faisons à son sujet un cours de philosophie transcendante ! Je doute fort, si elle venait à le savoir, qu’elle nous en sût le moindre gré ! C’est assez s’occuper des autres ; jamais je n’ai tant philosophé de ma vie, et ma pauvre tête est prête à s’en aller en morceaux ; vite un peu de musique ; cela repose et cela berce ; ce soir nous n’aurons jamais trop de poésie ; je vais vous jouer Obéron.
Elle se mit au piano et joua la partition de Weber toute de mémoire, comme elle l’avait fait pour Don Juan. Bernard l’écoutait, immobile, dans la demi-obscurité de la vaste salle à peine éclairée. Par l’effet d’une réaction bien naturelle, après une discussion si longue, son esprit se trouvait-il disposé à goûter le charme de ces magiques accords, ou bien l’exécution exquise de Clarice avait-elle une puissance particulière, il ne songeait pas à se le demander ; tout entier à l’impression du moment, en un instant il s’était senti reporté à des temps bien éloignés déjà, lorsque à l’âge de dix ans, au théâtre de Cologne, pour la première fois de sa vie, il avait assisté à la représentation d’un opéra, de ce même Obéron. Sa mémoire brusquement éveillée lui rendait avec une vivacité singulière, ses impressions d’enfant, l’éblouissement des décors, l’étrangeté des costumes, le fantastique des changements à vue, l’émotion douloureuse que lui causaient les malheurs du beau chevalier français et de Rezia, la belle princesse si gracieuse et si touchante !… Tout cet ensemble prestigieux se représentait à son esprit avec une précision ; une intensité telles qu’il en venait à oublier la réalité, et se surprenait tout prêt à croire à l’existence de ces fantaisies féeriques. Cette singulière surexcitation ne l’abandonna que lorsqu’il se trouva en rase campagne, sur la route d’Orta, et le charme de ses souvenirs avait été si vif qu’il regrettait presque de le voir si vite disparaître.
« Ô superstition, ne pouvait-il s’empêcher de se dire, en riant de sa faiblesse, ô superstition, quelles racines profondes tu jettes dans notre être, et combien nous devons être en garde contre les pièges que tu nous tends ! »
Les dames de l’île avaient pris en grande prédilection, une prairie qui s’étend sur l’autre rive du lac, non loin de Pella ; l’ombre des noyers et des grands hêtres, les eaux claires d’un ruisseau y entretiennent une fraîcheur fort agréable dans les grandes chaleurs de l’été. Vers quatre heures du soir, lorsque l’ardeur du soleil commençait à diminuer, la petite colonie allait s’y établir pour quelques heures. Le lendemain du jour où Bernard avait si bien défendu contre Clarice les droits de la science, il se sentit en disposition fort sociable et alla se dre à la petite réunion. L’installation était fort gracieuse, très confortable mais peu champêtre ; partout des coussins, des tapis aux couleurs éclatantes étendus sur l’herbe verte, des tentures suspendues aux fûts sombres des arbres, puis ces belles princesses en riche toilette, ces enfants en costumes de fantaisie, ces valets en livrée, ces jolies servantes russes en habits coquets, cet ensemble vivement coloré servant de premier plan aux eaux bleues du lac, aux constructions blanches de l’île et d’Orta, enfin aux verdures puissantes de la rive opposée toute inondée de soleil, tout cela composait un tableau de vie facile et heureuse, digne de tenter le pinceau d’un peintre des hautes élégances modernes. Seules, les figures du marquis et du chanoine faisaient contraste avec ce que le tableau pouvait avoir de trop mondain, mais la conversation y trouvait son compte et la princesse Dadief avait coutume de dire qu’elle ne faisait aucun cas d’une éternité de bonheur silencieux.
La bonne humeur était donc à l’ordre du jour dans le petit groupe et Bernard s’apprêtait à profiter largement de cette heureuse disposition. Les belles princesses affectèrent de saluer son arrivée comme le retour de l’Enfant prodigue. Depuis quelques jours en effet, pressé d’expliquer la cause de ses absences mystérieuses, Bernard avait dû révéler le secret de l’existence de Clarice, et cette bizarre aventure avait le don de mettre en éveil la curiosité de son auditoire. La princesse Orzoenski l’entreprit tout de suite sur le fait de la solitaire de Castel d’Orgoyl ; elle joua, avec un fort joli mélange de sérieux et de raillerie, le rôle de la pauvre délaissée, se déclara jalouse de l’influence toujours croissante de l’inconnue, et accusa hautement Bernard, du crime d’inconstance ; reproche, coquetterie, ironie piquante, colère feinte, tout marchait si bien au fil d’un intarissable babil, que le pauvre Bernard ne savait plus que penser ni que répondre, tandis que la princesse Dadief, fort amusée du conflit, riait de tout son cœur.
Le jeu fut interrompu par l’apparition d’un bateau qui paraissait se diriger tout droit vers la prairie ; il y aborda en effet, et déposa sur la rive trois agers dont le seul aspect eut suffi, pour parler comme l’Almanach des Muses, pour mettre en fuite les Jeux et les Ris. Deux d’entre eux, bien que très différents, d’âge, semblaient jetés dans le même moule et dans un moule peu séduisant, leurs cheveux longs, leur longue barbe inculte du plus pur blond slave, des yeux gris extatiques cachés sous des lunettes, des habits mal faits, grossiers, râpés, leur tournure gauche, contrainte par-dessus tout, leur langage à l’allure pédante et dogmatique, tout contribuait à leur donner un aspect volontairement rude et solennellement négligé qui déplût souverainement à Bernard. Du premier coup d’œil il avait reconnu en eux des spécimens fort réussis de mystiques russes, sinon de nihilistes, les gens qui lui étaient le plus antipathique au monde. Le troisième avait meilleure apparence et il répondait au nom sonore de prince Pierre Michaïlovitch Woroneff, mais si prince qu’il fût, et à part quelque différence de tenue, il paraissait associé de très près à ses deux acolytes, et en parfaite communion d’idées avec eux. Ce n’était guère une compagnie pour les belles princesses. Toutefois il paraît qu’ils avaient de fortes recommandations auprès d’elles et que même ils étaient attendus car ils furent reçus avec une déférence marquée. La princesse Dadief trouvait là une excellente occasion de faire connaissance avec les nouvelles doctrines dont ils étaient les apôtres, et elle se jeta sur cette proie avec toute son ardeur de curieuse insatiable ; pour sa compagne ce n’était qu’une affaire de mode ; mais à ce titre, cela méritait attention si bien qu’elle aussi crut devoir abonder dans les questions sociales et toutes deux s’y absorbèrent si bien qu’il ne fut plus question du reste de la société. Le procédé n’était pas pour réconcilier Bernard avec la nouvelle école et ses sectaires sans plus attendre, il prit son bateau et regagna Orta. La journée était peu avancée ; il s’agissait de lui trouver, une bonne fin et, rien ne pouvait mieux remplir ce but qu’une visite à Castel d’Orgoyl ; Bernard ne prit que le temps de faire seller son cheval, et quelques minutes plus tard, il cheminait grand train sur la route d’Arona.
Clarice n’était pas dans sa chambre, lorsqu’il s’y présenta ; informations prises, il se dirigea vers une allée de marronniers qui longeait les murs du nouveau parc ; la jeune femme s’y promenait, en effet, toute seule selon son habitude.
Le site était singulièrement mélancolique ; la longue avenue depuis longtemps abandonnée, ensevelie sous l’ombre épaisse des grands arbres, s’était recouverte d’une couche de mousse et de ronces ; des pierres tombées du mur, des rejetons d’arbres, de grandes herbes desséchées, tout ce désordre, dans lequel se complaît la nature livrée à elle-même, s’y étalait dans toute la tristesse du complet abandon. L’air et le soleil ne parvenaient qu’à peine à se faire jour à travers les lourdes masses de feuillage, et malgré la chaleur du jour, il y régnait une atmosphère humide et froide comme celle d’un souterrain.
Bernard dut parcourir l’avenue dans toute sa longueur pour redre Clarice qu’il apercevait, tout à l’autre bout, marchant à pas lents, comme une ombre perdue dans cette solitude. Le contraste était grand entre ce morne isolement et la scène de vie heureuse et mondaine qu’il venait de quitter ; jamais l’existence abandonnée de cette étrange créature ne lui avait paru plus triste. L’impression douloureuse qu’il en ressentit se traduisit, comme il arrive souvent chez les natures où la force l’emporte sur la délicatesse, par un accès prononcé de mauvaise humeur, et non content d’épancher sa colère sur le mysticisme russe, il se répandit en vives paroles sur la curiosité des belles princesses d’abord, puis sur la légèreté féminine, dans son sens le plus général.
Clarice ne paraissait nullement atteinte de cette impression de tristesse maussade qui pesait sur son visiteur ; en tout cas, la sortie du jeune homme devait avoir son côté comique, car elle l’accueillit par un éclat de rire qui n’avait rien d’apprêté :
— Là, là, dit-elle, voilà bien la grognonnerie masculine, toujours heureuse de trouver occasion de se manifester. Soyez de mauvaise humeur tant qu’il vous plaira, mais au moins que je n’en subisse pas les ricochets, moi, fort innocente de ce qui la cause. Et vous vous plaignez de la curiosité féminine ! Eh, bon Dieu, cette curiosité n’est-elle pas votre plus puissant auxiliaire dans les entreprises que vous tentez contre ces pauvres faibles femmes ? Mais il en sera toujours ainsi, toujours il y aura des esprits chagrins qui trouveront que la mariée est trop belle. Quant au socialisme russe, quant à ces apôtres en lunettes et à longs cheveux, oh ! cela, je vous l’abandonne !
— Et c’est vraiment le moins que tu puisses faire ! Tu aurais dû le voir, ce sot personnage avec sa figure bêtement béate, et son piteux acolyte, tout gauche et myope d’esprit et de corps ! Avec cela, un ton pédant, un mysticisme, une suffisance, un contentement de soi à faire hausser les épaules à un saint dans sa niche ! Pouah ! la vilaine engeance ! Et ces dames qui font semblant de les prendre au sérieux, qui jouent l’intérêt, l’iration, pour ces deux êtres qu’elles n’honoreraient pas d’un regard si elles les rencontraient à Vienne ou à Pétersbourg ! Non, non, je ne me fais pas à cette inconstance, à cette curiosité futile qui se prend à tous et à tout !
— Que voulez-vous, c’est la mode ! La mode, cela répond à tout !
— Oui bien, mais c’est stupide ; à quoi bon être princesse et descendre des Khans de la Horde d’or, si c’est pour se montrer cockney à ce point ?
— Me permettez-vous de dire, une petite malice, à l’usage de vos compatriotes !
— Oh ! ne te gêne pas ; je suis si fort en rage, que toutes tes malices n’y ajouteront rien !
— Je me hasarde donc ; l’histoire n’est pas neuve, d’ailleurs ; c’est celle de ce jeune Teuton que l’on plaisantait sur son calme flegmatique ; brusquement il ouvre une fenêtre et se précipite ! On court, on le relève, on le questionne : Je me fais vif ! dit-il. Eh bien, les Russes jouent le même jeu ; leur amour-propre souffre si fort d’entendre toujours parler du despotisme russe, de l’esclavage russe, de la sauvagerie russe, qu’ils se sont jetés par la fenêtre ; on les ramasse… nihilistes ! C’est la vieille civilisation occidentale qui se trouve bien attrapée ! Liberté, droits, devoirs, tout cela n’est que rabâchage suranné, cela tombe en poussière, pour ne pas dire en pourriture, parlez-nous du jeune slavisme ; il ignore, il nie tout : c’est plutôt fait et on a les coudées franches ! Allons, vous avez tort de vous fâcher ; ces pauvres nihilistes, ils ne sont pas amusants, c’est vrai ; mais comme on dit à Paris, ils sont bien drôles !
— Drôles ? Je ne les trouve pas drôles du tout ! J’ai horreur des illuminés, des béats, des mystiques, quelque doctrine qu’ils me prêchent ; si ceux-là veulent reprendre cette antienne, qu’ils montent sur leur colonne, comme Saint Siméon, et qu’on n’en parle plus !
— Ah ! vous prenez les choses trop au sérieux ! Faites donc la part de ce qu’il y a d’enfant, de naïf, de peu pratique dans ces esprits si fins, d’ailleurs, si intelligents, si subtils ! Ce ne sont pas des Occidentaux habitués à retourner dix fois leur pensée avant de la formuler ! On les a toujours conduits par des lisières ; dès qu’on les lâche, à peine voient-ils le but, qu’ils croient déjà l’atteindre ; à quoi bon penser aux moyens d’y arriver ? Puis il y a cet amour de la mise en scène ; la simplicité, le terre-à-terre, tout cela n’est pas fait pour eux. Quand j’étais à Genève, j’ai vu un curieux spectacle, bien caractéristique : c’était un boyard Russe de la plus belle eau qui parcourait les rues de la cité de Calvin, en splendide voiture à quatre chevaux, avec cocher, valet de pied, chasseur à sabre et à plumes, un luxe étourdissant ; les Genevois ouvraient de grands yeux, eux, peu habitués à ces déploiements d’équipages. Un jour, notre homme arrive au télégraphe ; je m’y trouvais justement, avec Stankowich qui télégraphiait, Dieu sait à qui et pourquoi ; entre le boyard, tout resplendissant de bagnes, de chaînes, de breloques, une vraie vitrine de joaillerie, et de bon aloi, croyez-le bien ; il s’installe, rédige sa dépêche, la consigne ; il ne s’agissait plus que de la payer : cinquante centimes ; ce n’était pas cher. Voilà notre homme qui se fouille, se palpe, interroge toute ses poches, les retourne ; tout est inutile ; impossible d’amener la plus petite pièce de monnaie. Il avait un diamant de cinq mille francs à sa cravate, mais pas cinquante centimes dans son porte-monnaie ! Il fallut que Stankowich lui en fit l’avance, et le service a dû lui être bien payé. C’est tout à fait l’histoire des nihilistes ; ils ont le bonheur du monde dans leur poche ; mais s’agit-il de l’en faire sortir, jamais ils ne peuvent en trouver le moyen ; est-ce que l’on songe seulement à ces détails ! Et l’on se fâcherait contre ces gens-là ! Allons donc ; moi, j’en ris ; c’est bien plus commode !…
— C’est fort commode en effet, quand on est à distance ; si tu les avais vus de près, comme moi, tu tiendrais un autre langage.
— Mais je les connais fort bien ; je suis versée, très versée en nihilisme, les plus beaux échantillons du genre ont paradé devant moi ! C’était toujours à Genève, dans le salon de la princesse Lobrazoff ; je vous en ai déjà parlé. C’est là que florissaient les longues barbes, que s’étalaient les chevelures incultes, bien soigneusement rejetées en arrière, puis les yeux extatiques, les lunettes et les habits dépenaillés, tout bondés de brochures ultra révolutionnaires ! On voyait là des citoyens sans patrie, des hommes sans famille, des femmes sans mari, des enfants sans père ; on avait supprimé jusqu’aux noms propres, comme dans la caverne de Polyphème ; chacun portait un numéro, c’était simple, correct, conforme aux principes ! Et la vieille société n’avait qu’à se bien tenir ! On entendait des voix pleines d’onction qui proclamaient la nécessité d’une rénovation universelle, absolue, immédiate ; d’un ton fort doux, avec des soupirs dans la voix, on articulait que le bonheur du monde ne pouvait attendre, qu’il n’y avait pas un moment à perdre pour raser le vieil édifice ; quand on est sûr d’avoir la vérité, il faut la proclamer et la faire triompher coûte que coûte. Sans doute il y aurait des sacrifices à faire, il faudrait, en venir à de rigoureuses extrémités, mais on ne pouvait s’arrêter à de telles minuties ; le char du progrès devait marcher en avant, dût-il écraser quelques victimes et beaucoup même, s’il le fallait ; ses conducteurs seraient les premiers coupables, si par un sentiment suranné de commisération, ils ne le dirigeaient pas tout droit vers le but ! Les uns s’en tenaient là, c’étaient les pires, les anarchistes ; d’autres et les premiers voyaient en eux, je crois, des rêveurs dangereux, poussaient plus loin leurs ambitions ; la vieille société une fois bien effondrée, ils partaient de là pour se représenter leur État modèle, méthodiquement construit selon les meilleurs principes ; l’autorité faisant le bonheur de tous, prenant l’enfant dès le berceau, l’élevant en fabrique, le poussant dans une voie rigoureusement tracée, soigneusement déblayée de tout souvenir de famille, de toute idée de patrie ; écartant de lui tout ce qui pourrait développer un sentiment malsain d’individualité, le réduisant à un numéro dans sa case, à un chiffre dans la grande addition. Et quel plaisir n’y a-t-il pas à penser que cette humanité multiple, ondoyante, infiniment variée, va être remplacée par un mécanisme compliqué, tout un ensemble de rouages muets, inflexibles, désintéressés de tout, sans ambition, sans ions ; un pas de plus et ils auraient avoué, les candides rêveurs, qu’il serait avantageux de supprimer la vie, cette source inépuisable d’individualité, partant de désordre ! Oh ! les mystiques, les hallucinés, les fanatiques, quelle engeance bizarre et absurde, et comment se fait-il qu’il y ait encore des esprits intelligents et libres qui prennent au sérieux de telles aberrations !
— À merveille, et j’ai plaisir à faire chorus avec toi ; ces démagogues niveleurs pour moi, ne prêtent pas même à la discussion ; on ne les convainc pas, on les écrase comme des végétations malfaisantes ! Mais je suis bien aise de te voir condamner le mysticisme ; hier, tu le défendais avec ferveur ; aujourd’hui tu en vois les abus et tu fais amende honorable. Je savais bien que, dans notre controverse, c’est moi qui finirais par avoir raison.
— Doucement, M. de Rednitz, ne triomphez pas trop tôt ; je ne fais pas amende honorable ; mes idées sont aujourd’hui ce qu’elles étaient hier, et jamais je ne fus moins tentée d’en changer !
— Oui da ! Eh bien, l’inconséquence n’est pas mince. Mais c’est dans l’ordre : si l’homme se trompe, la femme se contredit ; c’est la même chose, seulement elle n’a pas la franchise d’en convenir.
— Voilà qui est fort méchant ; e encore si c’était juste. Mais je ne veux pas défendre les femmes ; elles sauront bien le faire d’elles-mêmes ; je me défendrai moi toute seule, et toute votre logique masculine ne m’effraiera pas. Je suis mystique, oui, dans le bon sens du mot ; je ne me considère pas comme un bloc de matière, à l’égal de ce moellon tombé dans l’herbe, mais j’ai horreur du faux mysticisme qui méconnaît la vraie nature de l’homme, et pour obéir à je ne sais quels systèmes, supprime impitoyablement son individualité.
— Eh, c’est toujours le même principe ; tout mysticisme supprime l’observation des faits, et se perd dans des abstractions nuageuses ; qu’il s’y noie tout seul, il n’y aurait pas de mal, mais qu’il nous y entraîne avec lui, cela est inissible.
— L’assimilation n’est pas juste ! Mon mysticisme à moi, tient compte de tous les éléments humains ; il ne sacrifie pas les droits de l’intelligence à ceux de la matière, et n’implore que la persuasion, jamais la contrainte. L’autre, au contraire, n’et pas la contradiction ; dans son enthousiasme aveugle, il jetterait l’humanité dans un moule inflexible et l’y broierait, à l’état de bouillie sanglante, plutôt que de renoncer à l’espoir de lui donner cette forme idéale qui s’est imposée à son esprit. L’un est l’auxiliaire intime de la liberté ; l’autre aboutit au plus affreux despotisme. Ils se ressemblent comme le jour ressemble à la nuit !
— Et le premier engendre la Saint-Barthélemy, tandis que le second produit le fleuve de sang de 93 ! Une cause qui conduit à de tels effets, est essentiellement mauvaise, et il faut la condamner, quelque forme qu’elle prenne.
— Quel abus de logique ! Autant vaudrait dire qu’il ne faut pas regarder les astres parce que les astrologues les regardent aussi ! Celui qui étudie la main et ses lignes ne devient pas nécessairement un chiromancien.
— Paradoxe vraiment puéril ! L’astronomie est une science, l’astrologie n’est qu’une ânerie heureusement reléguée aux vieux papiers. Quant à la main et à ses lignes, qui donc songe à s’occuper de ces fadaises ?
— Et pourquoi ne pas s’en occuper, à condition de se tenir dans la juste mesure et pour autant seulement que cela peut être utile !
— Ah ça, prétends-tu me faire croire qu’il puisse y avoir le moindre intérêt à lire l’avenir dans le creux de la main ?
— Qui vous parle d’avenir ? Je laisse ces sottises à la vieille Angela ! Mais il est vrai que l’étude de la main repose sur une base réelle et peut fournir des indications précieuses : tant pis pour qui ne le sait pas !
— Et tant pis surtout pour les esprits superstitieux qui donnent dans ces chimères ! Qu’ils veuillent chercher l’avenir ou deviner le présent dans des entrecroisements plus ou moins marqués de muscles, ils font preuve d’autant de bon sens que les augures des temps antiques, dans leurs illustres recherches sur les entrailles des pigeons.
— C’est vous qui soutenez une pareille thèse, vous, le savant sans préjugés, le sectateur inébranlable du microscope et du scalpel ! Voilà une inconséquence à laquelle je ne m’attendais pas !
— Une inconséquence ! En vérité, je crois que tu te moques de moi ! Oui, j’ai foi au microscope et au scalpel, et c’est précisément pour cela que je méprise tout ce qui est puérile recherche et mômerie superstitieuse !
— Et c’est en cela que vous faites erreur, parce que vous confondez deux choses absolument dissemblables. Vous plaît-il que nous raisonnions un peu ? Nous ne connaissons, n’est-ce pas, vous me l’avez enseigné, les objets extérieurs que par l’impression qu’ils font sur nos sens ? Selon que nos sens sont dans tel ou tel état, l’impression perçue sera différente. Sera-t-il absurde de dire que des yeux bleus ou des yeux noirs ont des sensations qui ne sont pas absolument identiques ? Non, n’est-ce pas ? Et si j’ai la main formée autrement que la vôtre, mes perceptions varieront dans la même proportion. N’est-il pas intéressant de rechercher la mesure de ces nuances ! Puis, la conformation de la main n’est-elle pas en rapport intime avec celle de l’ensemble du corps ? Ces dissemblances si marquées dans ces entrecroisements de muscles, ne correspondent-elles pas à des différences analogues dans d’autres organes, dans le cerveau peut-être ? La logique, l’observation sont toutes en faveur d’une réponse affirmative. Une main étroite et longue n’est que la conséquence d’un système osseux, musculeux et nerveux, autre que celui qui engendre la patte courte et carrée. Et comme tout se tient dans la nature, les pensées de l’un doivent différer de celles de l’autre ; dans tel cas donné, on peut induire de l’examen du premier qu’il aura telle volonté, qu’il prendra tel parti qui ne viendra pas même à l’esprit de l’autre. Voilà en quoi l’étude de la main est une science d’observation, basée sur des faits réels, précis, qui n’a rien à voir avec les sciences occultes et que, comme telle, vous êtes tenu d’accueillir et d’encourager !
— À merveille et ton syllogisme marche tout droit devant lui comme un bataillon en colonne. Continue, je te prie ; tu vas sans doute me démontrer que puisqu’on peut faire une lanterne d’une vessie, la conséquence est que toutes les vessies sont des lanternes. Puis nous erons aux tables tournantes, aux cartes, aux songes, ce sera charmant !
— Permettez ; les songes valent la peine qu’on y réfléchisse.
— C’est cela ; j’en étais sûr. Il ne nous manque plus que les plombs, le marc de café, quoi encore ?
— Bon Dieu, que vous êtes sévère et ironique ! Me voilà toute intimidée ; je n’ose plus rien dire, et pourtant j’ai conscience de ne pas être hors de la vérité. Pour le rêve, par exemple…
— Eh bien ! le rêve, vas-tu y trouver aussi des indications sur l’état mental, la volonté, les déterminations probables, l’avenir en un mot, du rêveur ? Pourquoi pas ! avec le mysticisme en croupe, on fait bien du chemin !
— Eh bien ! je vais mettre pied à terre et cheminer tout posément ; dans cette humble allure, me permettrez-vous de poser une simple question ? Dans le domaine scientifique, le rêve n’est-il pas considéré comme le produit du travail du cerveau, toujours actif, même pendant le sommeil ?
— Sans doute ; c’est la répercussion inconsciente des sensations perçues par les fibres cérébrales, soit au moment même, soit antérieurement. Et c’est ce qui démontre l’inanité du rêve comme élément de connaissance ; croire aux indications qu’il donne, c’est se confier à un cheval emporté.
— Prenez garde ; un cheval emporté peut faire, comme vitesse ou comme élan, des choses que nul cavalier ne demanderait à sa monture la plus docile.
— Sans doute, on peut tout faire quand on a pris le parti de se casser le cou au besoin.
— C’est un risque, celui-là qui ne se court pas dans le rêve et l’on n’a que le résultat utile, puisque l’esprit, pardon, l’opération cérébrale, fonctionne librement par sa propre force, en dehors des lisières souvent trompeuses, des faux raisonnements, des partis pris et des mille petites préoccupations qui nous assiègent à l’état de veille.
— Ainsi, à ton sens, il y a moins de chances d’erreur dans les fantaisies baroques du sommeil que dans le travail mûri et consciencieux du savant et du penseur ? Paradoxe simplement absurde !
— Mais qui s’est trouvé juste bien souvent. Et pourquoi serait-il si sévèrement condamné ? Prenons la prévision de l’avenir, par exemple ; vous en conviendrez, à l’état de veille nous ne cessons pas de prédire et de prophétiser ; c’est donc une tendance naturelle de notre esprit, ou, si vous le préférez, de nos fibres cérébrales. Comme l’activité inconsciente du sommeil n’est que la continuation de l’action intelligente de l’état de veille, il est tout naturel que les mêmes effets se produisent dans l’un et l’autre cas. Or, à chaque instant dans la conversation, nous entendons prédire l’avenir et le plus souvent, en vertu de toute autre chose que de déductions logiques et bien calculées ; ce sont des hypothèses, des imaginations, des créations purement fortuites de notre intelligence ; quelquefois elles se vérifient, de préférence elles s’égarent et nul n’y pense plus. À l’état de rêve, les mêmes faits se produisent ; l’activité cérébrale, toujours pour éviter ce mot si gênant d’esprit, entrevoit des solutions, devine les faits encore cachés sous le rideau de l’avenir et si la mémoire est assez forte pour en conserver la trace, voilà le rêve prophétique. Vraiment, pour moi, je n’y vois rien qui doive vous embarrasser.
— Oui da ! Et moi, j’ire ta confiance imperturbable. Mais tu ne m’as pas dit en quoi les pensées confuses du rêve peuvent inspirer plus de confiance que l’effort réfléchi de l’état de veille ; je serais curieux de savoir ce qu’en pense ton audacieuse sagesse ?
— Mon audacieuse sagesse se dit qu’en cela, comme en toutes choses, les influences du moment, l’égoïsme, les instincts, les ions, troublent notre jugement et nous égarent. Notre parcelle de matière, emprisonnée dans l’espace et dans le temps, se heurte contre les murailles de son étroite cellule et son pouvoir de vision se réduit à un minimum piteux ; dans le rêve, il y a plus de liberté ; l’esprit travaille pour lui seul, sans préoccupations étrangères ; il voit mieux et plus loin ; voilà tout le mystère.
— Tous mes compliments pour cette conception si ingénieuse ; cela s’arrange comme des noix sur un bâton, pardonne-moi cette locution triviale, mais cela ne se discute pas davantage.
— Pourquoi donc ? Encore une fois, on prévoit l’avenir à l’état de veille, les prévisions du rêve sont-elles toujours plus sottes que les raisonnements des plus éveillés ?
— Elles sont absolument différentes ; dans l’une il peut y avoir erreur, dans l’autre il n’y a rien du tout. Et cela est aisé à comprendre : à l’état de veille, on part d’une base acquise, on en déduit des conséquences ; tout cela est d’ordre logique et rationnel. Le rêve, lui, n’est jamais qu’une répercussion d’une sensation ; on ne peut percevoir la sensation que de ce qui existe ; or ce qui est à venir n’existe pas ; donc toute prévision par le rêve est impossible.
— Voilà qui est bien sérieux pour mon pauvre esprit, n’importe, je me défendrai jusqu’au bout : dans ce que vous me dites, il y a un point obscur pour moi ; c’est ce mot d’avenir ? Qu’entendez-vous par l’avenir ? Je le comprends sans doute, mais j’en voudrais avoir une bonne définition.
— Eh ! cela se définit de soi-même : l’avenir c’est ce qui suivra le présent ; il n’existe pas, du moins à l’état de fait tangible et perceptible par nos sens ; c’est une simple possibilité qui n’est susceptible d’aucune certitude.
— En êtes-vous absolument sûr ? Je me suis laissé dire que beaucoup de grands penseurs de l’humanité croyaient que l’avenir existait aussi bien que le présent, à cette différence près que l’homme, guidé par ses seuls organes matériels, ne pouvait, dans cette chaîne infinie du temps, percevoir que ce qui tombe sous sa sensation immédiate. N’est-ce pas la doctrine de la prédestination et de plusieurs philosophes modernes ?
— Peut-être, mais ce sont des vieilleries bonnes à mettre au musée, comme les arquebuses à rouet ; nous ne nous occupons que de ce qui existe, de ce qui se touche et de ce qui se voit.
— Cependant, vous venez de voir disparaître le soleil et vous vous hasarderiez peut-être à prédire qu’il reparaîtra demain ; dans votre système si rigoureusement enchaîné de lois inflexibles, tout est déterminé d’avance ; les faits qui se produisent demain sont la conséquence inévitable de ce qui s’est établi à l’origine des choses et engendreront inévitablement aussi tout ce qui se produira jusqu’à la consommation des siècles. L’avenir est donc, pour vous, acquis déjà, réalisé, certain, absolument invariable. Est-il donc si absurde de supposer l’action cérébrale capable de voir une heure d’avance, un jour, un mois, une année même, les anneaux encore obscurs de cette chaîne immuable et indestructible ? Pour moi, étant donné votre système, ce qui m’étonnerait ; ce serait de ne rien pouvoir lire dans cet avenir qui existe déjà, dans toute son impérissable certitude.
— De mieux en mieux ; continue tes jeux d’esprit, prévois, prophétise tout à ton aise, mais n’espère pas que je perde mon temps à discuter ces sophismes ; tu rirais trop ! La première condition d’une discussion, c’est d’être sérieuse, et je te vois rire déjà de tes propres fariboles !
— Je ris, sans doute, mais c’est de voir la figure farouche que vous prenez dès que je e, bien légèrement, le plumeau sur votre idole scientifique. La science infaillible de notre temps serait-elle plus absolue que la foi du Moyen-Âge ! Vraiment, je me prends à penser que, moi, spiritualiste et croyante, c’est à dire superstitieuse et fanatique, je suis encore plus tolérante que vous !
— Pourquoi non ? Nous le savons dès longtemps ; les croyants ont toutes les perfections, la science n’est bonne qu’à donner au diable ! Et, dis-moi, puisque tu es en train de résoudre les problèmes, comment concilies-tu ta divination du rêve avec la toute-puissance de ton Dieu, qui bouleverse tout au gré de son caprice !
— C’est fort simple ; je crois à l’esprit, fait à l’image de la perfection divine, mais étroitement attaché à son enveloppe matérielle et réduit, dès lors dans son action, au temps présent et à la place bien étroite, qu’il occupe. Cet esprit momentanément captif, a la conscience de sa vraie nature et de la connexion intime qui le rattache à la Volonté Souveraine. Soustrait pour un instant par l’état de sommeil, à l’influence de ses petits intérêts et de ses bas instincts, immatérialisé dans une certaine mesure, il n’est pas impossible qu’il puisse soulever le voile qui rend indistinct pour lui, le grand développement de l’ordre éternel. Quoi donc, serait-il interdit à un enfant, de se rendre compte de la volonté de son père, et la Souveraine Intelligence se refait-elle à laisser entrevoir ses desseins aux êtres qu’elle a créés pour les exécuter ? Non, non, j’ai la conviction profonde que c’est notre infériorité physique seule, qui borne l’action de notre intelligence, et si, malgré cette entrave, nous pouvons parfois entrevoir l’avenir, le rêve qui pour un instant, en allège le poids, peut fort bien se concilier avec notre faculté de prévision et en accroître la certitude.
Clarice lançait avec tant de fermeté cette affirmation audacieuse, que Bernard en était à se demander si c’était bien sa conviction qu’elle exprimait, ou si plutôt elle ne se faisait pas un jeu de l’attirer dans une discussion sans issue. Le défi jeté à ses propres idées était si direct qu’il en éprouvait une irritation mal contenue, et il ne résista pas à la tentation de riposter énergiquement.
— Pardieu, dit-il, je vais te fournir, sur l’heure, une occasion de mettre cette belle croyance en pratique !… ! Tu crois aux indications que fournissent les rêves, n’est-ce pas ? Que penserais-tu donc si j’ajoutais foi à l’avertissement que j’ai reçu l’autre jour, à ton occasion justement ?
— Que voulez-vous dire ? reprit-elle, et une attention intense se peignit sur sa figure mobile. Vous avez reçu quelque indication en rêve, à propos de moi ? Je suis vivement désireuse de savoir ce qui se dit de moi dans vos rêves !
— Tu vas le connaître et ta curiosité sera satisfaite, si ton amour-propre ne l’est pas.
Et il lui raconta le rêve qu’il avait eu la nuit même de leur première rencontre ; surexcitée par le dépit que lui causait l’entêtement de Clarice, sa mémoire lui fournissait, comme à plaisir, tous les détails de l’aventure, tout ce qui pouvait aviver l’impression que le récit devait produire. L’extraordinaire réalité du rêve, l’apparence singulière de la figure qui y jouait le rôle principal, les paroles qu’elle avait prononcées, tout jusqu’à l’épisode des photographies, vint prendre place dans la narration, et en faire un ensemble aussi bizarre que romanesque. L’effet produit fut grand, si grand même, qu’il déa de beaucoup les prévisions du narrateur ; Bernard s’attendait à voir la jeune femme, assez vivement piquée dans son amour-propre, s’efforcer de cacher son dépit, et tourner la chose en plaisanterie. À sa grande surprise, il en fut autrement ; dès les premiers mots, le visage de Clarice exprima un intérêt intense ; à mesure que les épisodes du récit se déroulaient, cette préoccupation se nuançait d’une surprise extrême, puis de chagrin, de colère même, jusqu’au moment où, sous le coup d’une émotion qu’elle ne pouvait dominer, la jeune femme resta immobile, la figure cachée dans ses mains… Bernard, étonné du succès de son récit, déconcerté par cette explosion inattendue de sensibilité, ne savait que dire, puis soudain, il eut l’impression qu’il jouait un rôle ridicule…
— Ah ça, Clarice, reprit-il brusquement, vraiment, tu te moques de moi ! Veux-tu me faire croire que tu prends au sérieux les paroles du personnage de mon rêve ? Ne me joue pas cette comédie, s’il te plaît, je ne suis pas d’humeur à m’y laisser prendre, comme cette vieille bohémienne que tu as si bien intimidée. Changeons de sujet, si celui-là t’ennuie, mais trêve à ces mises en scène dont, je t’avoue je ne comprends pas l’intérêt !…
Clarice releva la tête : son regard ardent se fixa sur lui comme si elle eût voulu atteindre ses plus secrètes pensées :
— Vous vous méprenez, dit-elle ; votre récit m’émeut plus que je ne peux le dire. Si c’est une faiblesse, veuillez l’exc ; il m’est impossible de m’en défendre. Cela peut vous paraître étrange et je ne me charge pas de l’expliquer ; croyez bien en tout cas que, jamais, je n’ai pris vos paroles plus au sérieux qu’en ce moment. Si, j’osais, oui, je vous demanderais de refaire votre récit ; accordez-moi cette grâce, c’est un caprice, peut-être, une fantaisie déraisonnable, mais c’est bien plus qu’un plaisir pour moi, et je serais trop heureuse si vous consentiez à vous rendre à ma prière.
— Que tu es une drôle de personne, dit Bernard, mais tu demandes trop bien pour qu’il soit possible de ref. Allons, je recommence, seulement recueille bien mes paroles, car je ne sais si j’aurais la force de m’y reprendre une troisième fois.
Il raconta de nouveau son rêve. Clarice l’écoutait avec une avidité vraiment singulière ; elle insista pour connaît très exactement l’apparence de la femme blanche ; mais ce qui surexcitait surtout sa curiosité c’était l’épisode des photographies que le fantôme avait déplacées sur la cheminée ; à plusieurs reprises, elle y revint, fouillant les souvenirs de Bernard avec une persistance opiniâtre tant et si bien que son interlocuteur finit par perdre patience :
— Décidément, dit-il, tu te moques de moi ! J’ai eu tort d’entrer dans ces minimes détails, et toi, tu parais, je ne sais dans quel but, y mettre une importance qui serait offensante si elle n’était pas puérile. En vérité, je renonce à te comprendre !…
— Pourquoi donc ! dit Clarice, toujours sérieuse. Ai-je donc si tort de croire à ce que vous me dites, car, enfin, ce détail minime, vous l’avez vu de vos yeux !
— Eh, sans doute, mais qu’importe ? Cela ne vaut pas la peine qu’on y consacre une minute d’attention, à ces misères, vraies fantasmagories de l’imagination !
— Ainsi, vous-même, tout le premier, vous renoncez à ajouter foi au témoignage de vos sens ?
— Dieu, quel entêtement dans de si petites choses ! Que parles-tu du témoignage de mes sens ? Depuis quand ces visions fantasques du rêve auront-elles le droit d’être prises au sérieux ?
— Encore une fois, ces photographies se sont trouvées déplacées ; ce n’est pas une vision, cela !
— Non, mais c’est une de ces illusions de raisonnement qui nous montrent combien il faut en fait d’observation, contrôler de près les impressions de ses sens. Il y a des gens qui croient n’avoir jamais fermé leur pupitre ou leur porte ; d’autres regardent sous leur lit, sachant très bien qu’ils n’y verront rien, mais leur imagination faussée est la plus forte. Le fait de mes photographies est du même ordre ; c’est une pure fiction qui s’est imposée à moi, à un moment où je n’étais pas suffisamment sur mes gardes.
— Voilà ce que je ne comprends pas ; le fait est si précis qu’il ne comporte pas possibilité d’erreur.
— Cependant, il y a double erreur, d’imagination d’abord, d’observation ensuite. Voici ce qui a dû se er ; à mon réveil, mon esprit s’est trouvé sous le coup de l’impression très précise du rêve ; par un de ces raisonnements instinctifs dont on a à peine conscience, je me suis dit que, pour détruire cette impression, il faudrait lui opposer un fait matériel ; alors, par une de ces liaisons d’idées qui rapprochent si ingénieusement des choses contradictoires, je me suis laissé aller à supposer que, si mon rêve était une réalité, il m’en aurait fourni la preuve par quelque chose de tangible, par exemple un changement dans l’ordre des objets qui meublent ma chambre. Instantanément l’imagination, toujours avide d’erreur et de mensonge, s’est saisie de cette chance favorable, et grâce à son travail sournois, j’ai jeté les yeux sur ces photographies ; ma mémoire m’a dit que le personnage du rêve s’en était occupé ; brusquement un doute a surgi dans mon esprit, et telle est notre tendance à la superstition, que ce doute s’est transformé en une sorte de certitude ; je me suis représenté que les photographies avaient changé de place ! Pure illusion, dont la plus petite réflexion m’a délivré sans retour, et qui ne subsiste plus que pour montrer comment, chez les esprits faibles et ignorants, il se produit de fausses observations qui engendrent elles-mêmes les convictions absurdes et superstitieuses. Voilà tout le mystère, c’est aussi clair que la lumière du jour.
— Pas si clair que cela ; moi, je trouve l’explication singulièrement compliquée, pour ne pas dire ambiguë ; à vrai dire, je n’y comprends rien.
— Eh bien, tu n’as qu’à m’en fournir une autre ! Je serais curieux de la connaître ; cela ne peut manquer d’être intéressant.
Clarice le regardait avec ses grands yeux fixes :
— Avez-vous jamais eu, dit-elle, quoi que ce soit qui ressemble à une hallucination ?
— Une hallucination ! Quelle idée ! Jamais je n’ai eu quoi que ce soit de semblable !…
Le regard de Clarice s’illumina soudain d’une joie intense, mais ce ne fut qu’un éclair ; Bernard ne s’en aperçut même pas.
— Je le pensais bien, reprit-elle, mais je suis heureuse d’en être sûre.
— Eh bien, à quoi veux-tu en venir ? J’attends avec impatience ton explication.
— Eh bien, je n’en ai aucune. À quoi bon vouloir tout expliquer ? Je me tiens aux faits, et ne vais pas plus loin.
— C’est à dire que tu crois que j’ai réellement vu ce que je raconte ; c’est bien là ta pensée, n’est-ce pas ?
— Que voulez-vous ? c’est-vous-même qui l’avez dit : je suis ignorante et superstitieuse. Ce que vous me dites avoir vu, j’ai la naïveté d’y croire ; si je me trompe, pardonnez à ma crédulité.
— Dieu, quelle obstination intraitable ! Ou bien tu déraisonnes, ou bien tu te moques de moi ! Ne vois-tu pas que tu vas te heurter tête baissée contre cet obstacle qui s’appelle le surnaturel ! Si ces malheureuses photographies ont changé de place, c’est que je n’ai pas rêvé que je les avais vues déplacées, et si le fantôme que j’ai vu n’est pas le produit du rêve, alors nous sommes tout au beau milieu du fantastique, du mysticisme, du surnaturel et autres choses du même goût ! Est-ce bien là que tu veux en venir ?
Clarice restait immobile, son regard sombre fixé sur lui.
— Prends y garde, reprit Bernard, le moment est solennel ; il s’agit d’avoir le courage de ses opinions. Oui ou non, crois-tu que cette blanche marquise soit un personnage surnaturel que j’ai vu de mes yeux comme je te vois ?…
— Eh bien, oui, dit-elle après un silence, je le crois, je le crois de toute mon âme !…
Bernard se leva ; il se sentait pris d’une impatience qui touchait à la colère :
— Allons, dit-il, c’en est assez ; changeons de sujet ; tu te moques de moi ; je ne me prêterai pas plus longtemps à cette mauvaise plaisanterie !
— Je suis très sérieuse dit Clarice, d’une voix émue, je vous le jure, je suis très sérieuse ; je dis ce que je pense. Vous connaissez ma croyance spiritualiste ; je ne la désavouerai pas. Pour moi, tout s’enchaîne dans cette nature où nous vivons ; entre la pierre et l’arbre enfoui dans les couches de charbon, entre le polype et le mollusque, entre l’animal et l’homme, entre l’idiot et le puissant génie qui rayonne sur toute la durée des siècles, il n’y a que des transitions insensibles. Cette chaîne qui ne commence pas, n’a pas de fin ; le naturel n’est que la préface du surnaturel ! à côté de nous, sont des êtres moins matériels, plus parfaits, que notre esprit seul comprend, tels en un mot, que notre corps ne peut les percevoir que dans des circonstances tout exceptionnelles ; vous avez réalisé ces circonstances, vous avez vu ! Cela, oui, je le crois, je le crois de toutes les forces de mon esprit et de mon cœur, et mon plus ardent désir, c’est que vous aussi vous y croyiez à votre tour.
— Ah ! cela, par exemple, dit Bernard en partant d’un grand éclat de rire, cela, n’y compte pas ! J’ai trop de peine déjà à croire à ta sincérité ! Je l’ets cependant, car je sais que quand on se laisse aller au mysticisme, on ne s’arrête pas aisément… Mais moi, que j’ajoute foi à ces plaisanteries, non pas, j’ai presque honte de devoir le dire, revenants, fantômes, démons, anges, lutins et fées, c’est bon au théâtre, et nous n’y sommes pas !
— Et vous aimez à les voir au théâtre, parce que vous sentez d’instinct que vous étendez ainsi le champ et la puissance de vos actions intellectuelles. Si le surnaturel n’existait pas, soyez en sûr, on ne l’aurait pas inventé.
Bernard s’arrêta brusquement devant elle :
— Ah ça, dit-il, toi qui défends si bien ces êtres de l’autre monde, sais-tu bien que si tu étais sincère, tu ne resterais pas un seul instant ici ! Seule, la nuit dans ce vieux château désert, tu n’aurais qu’une chose à faire, savoir à mourir de peur, et vive Dieu, tu te portes fort bien !
Une flamme hautaine a dans les yeux de Clarice :
— N’est-ce que cela qui vous choque ! dit-elle avec un éclat de rire tout empreint d’une ironie implacable. Merci de votre sollicitude ; vraiment, elle est ici hors de propos ! Je suis dès longtemps apprise à redouter les vivants et non les morts ; cette ruine me convient fort bien ; elle me sert de sauvegarde ; ici, dans ces salles abandonnées nul ne se risque à venir me troubler.
— Ne t’y fie pas, dit Bernard de plus en plus impatient et irascible, à défaut de ces vivants si craintifs, ce sont les revenants qui pourraient déranger ta quiétude, tu n’es pas en bonne odeur auprès d’eux, paraît-il, et mon fantôme de l’autre jour ne m’a pas dit du bien de toi.
Il semblait que Bernard eût touché juste, bien plus qu’il ne le pensait ; Clarice pâlit, son visage se décomposa ; on eût dit qu’un flot de colère débordait de son cœur…
— Oh ! je le sais ! dit-elle d’une voix sourde. Mais que m’importe ! J’aurais peine à être plus frappée que je ne suis ! Et l’on me fait encore l’honneur de me craindre ! On vous prémunit contre mes pièges ! Qui sait : peut-être auriez-vous bien fait de suivre un si bon conseil !
Elle s’était caché la figure dans ses mains ; l’émotion qui l’agitait n’était pas feinte… Bernard déconcerté, ne savait plus quelle contenance tenir :
— À qui donc en as-tu ? dit-il enfin. Don Quichotte attaquait les moulins à vent ; toi, tu pars en guerre contre des visions absurdes. Un peu plus de sérieux, je te prie, sinon je romps l’entretien. Je me reproche à moi-même de favoriser ces aberrations d’esprit que tu accueilles avec beaucoup trop de complaisance.
Clarice releva la tête ; elle avait retrouvé son calme, mais à la pâleur de son visage, au cercle noir qui entourait ses yeux, Bernard reconnut qu’elle avait été en proie à une émotion vive et douloureuse.
— Ayez de l’indulgence pour moi, dit-elle ; je sens que je dois vous paraître absurde ; j’aurais besoin de beaucoup de force pour me dominer et la force me manque. Mais soyez certain d’une chose, c’est que votre entretien de ce jour m’intéresse plus que je ne puis le dire, ce que vous m’avez dit ne fait qu’ajouter à l’estime que j’ai pour votre caractère. Oh ! ce n’est pas un banal compliment que je vous adresse, c’est l’expression la plus sincère de ma pensée. Oui, j’ai confiance en vous, une confiance entière, et si j’osais, je vous en donnerais la preuve immédiate.
— Je suis flatté, honoré et touché, dit Bernard ému et sceptique tout ensemble ; parle, puisqu’il faut employer les grandes phrases, je dirai que mon dévouement est à la hauteur de ta confiance.
— Mille fois merci, dit Clarice ; voici ma preuve ; c’est une demande que je viens vous adresser ; vous ne la trouverez pas trop indiscrète, je pense. Vous voyez à quel point ce que vous appelez votre rêve, m’a intéressée ; promettez-moi, si votre esprit a jamais quelque aventure pareille, de me la raconter dans tous ses détails.
Bernard ne put s’empêcher de rire et pour tout de bon cette fois.
— Eh mais, dit-il, il me semble que la promesse pourrait m’imposer une lourde charge, car ces gens de l’autre monde ne paraissent pas bien disposés pour toi ; je me hasarde toutefois ; je suis un tout petit rêveur et je ne recourrai pas souvent à ton attention. Me voilà donc posé en voyant extra-lucide et devineur de songes ! Ah ! Clarice, Clarice, combien on rirait de moi si l’on savait à quel point tu exploites mon naturel débonnaire ! Mais je tiendrai ma promesse ; pour ce qu’il m’en coûtera, je crois que je n’ai guère à risquer.
Bernard était rentré fort tard à Orta, il se coucha et s’endormit aussitôt. Combien de temps dura son assoupissement, il n’aurait su le dire ; soudain il eut la sensation qu’il était réveillé.
Le souvenir de sa conversation de la soirée lui revint très présent ; ses idées étaient un peu emmêlées, il avait en même temps la sensation de l’état de veille et la conviction qu’il était sous l’influence d’un rêve : « Voilà qui est étrange, se disait-il, je me trouve exactement dans la situation d’esprit où j’étais, lorsque cette blanche marquise qui a si fort préoccupé Clarice, m’est apparue ; il serait piquant, mais tout naturel aussi, que le travail de ma pensée la fit de nouveau se montrer à mon imagination. » Il suivait son raisonnement avec le plus grand calme, et se plaisait à constater une fois de plus, combien le travail de l’esprit peut comporter de précision dans l’état de rêve. Autour de lui tout était calme ; les contrevents des fenêtres ne laissaient er aucune lumière ; toute la chambre était plongée dans la plus complète obscurité.
Soudain, un rayon lumineux fit irruption dans la chambre ; la porte du petit salon sur le lac s’était ouverte ; il semblait que la pièce fût éclairée. En toute autre occasion, cela eût grandement surpris Bernard qui savait fort bien qu’il n’y avait laissé aucune lumière ; mais il était si bien convaincu qu’il rêvait que son esprit ne se laissait étonner de rien ; sa curiosité seule était vivement éveillée ; il attendait. La porte s’ouvrit toute grande : plus de doute ; comme la première fois, la figure costumée en marquise se tenait debout sur le seuil ; elle était toute blanche et lumineuse ; avec ses grands traits nobles, ses yeux profonds, ses beaux cheveux poudrés, ses riches habits ruisselants de pierreries, elle offrait la représentation la plus fidèle de la vision féerique !…
« La voilà ! se disait Bernard. L’effet est complet ; c’est bien le rêve à son maximum de précision ; je pourrais dessiner cette figure ! Cette fois, Clarice sera satisfaite ; elle aura des détails et plus qu’elle ne peut en désirer ! »
Et il continuait son examen, avec le plus grand calme, très maître de ses pensées, uniquement préoccupé du spectacle qui s’offrait à ses yeux…
L’apparition avait posé sur lui son regard tout imprégné d’une sympathie presque maternelle ; puis d’un coup d’œil, elle avait inspecté la chambre comme pour voir si tout y était bien en ordre.
Comme satisfaite de son examen, elle s’avança, élégante et fière ; on eut dit un de ces portraits de grandes dames du XVIIIe siècle, descendu de son cadre doré ; tout autour d’elle rayonnait une clarté phosphorescente qui illuminait la chambre comme en plein jour…
Elle s’était arrêtée devant la cheminée ; comme la première fois aussi, elle regardait les photographies.
« Toujours la répétition de mon rêve ! se disait Bernard ; la mémoire avivée par notre conversation de ce soir transforme la pensée en image avec une précision qui ne laisse rien à envier à la réalité ! »
Et il observait, cherchant à se rendre un compte parfaitement exact de ses sensations.
Au bout d’un instant, la blanche marquise se tourna, fixant sur lui ses grands yeux sombres ; l’expression de son visage était un mélange d’affection et de sévérité ; on eût dit une mère partagée entre l’amour qu’elle porte à son enfant, et le chagrin qu’elle éprouve d’avoir à lui adresser une remontrance sévère.
— Bernard, dit-elle enfin, prends garde ; l’être malfaisant est plus fort que tu ne penses ; crains qu’il ne t’entraîne dans l’abîme où il est tombé !
C’était toujours cette préoccupation de Clarice ! Les paroles de l’apparition répondaient au cours des pensées de Bernard. Combien il aurait voulu l’interroger, l’obliger à préciser ses accusations ! Mais une force invincible le paralysait, il ne pouvait parler.
L’apparition restait immobile, une main appuyée sur la table, de l’autre agitant lentement son éventail ; son regard fixé sur le jeune homme perdait de plus en plus sa sévérité. Soudain Bernard sentit qu’il recouvrait la parole ; son esprit reprenait une liberté, une assurance qui l’étonnait lui-même :
— Tu n’es qu’une vaine illusion ! s’écria-t-il. Demain, à mon réveil, je me souviendrai peut-être de t’avoir vue en rêve ; ce sera tout ; je ne me soucierai ni de tes avertissements ni de tes menaces. Si tu veux que je t’obéisse, donne-moi une preuve de ton existence, une preuve matérielle, palpable, qui persiste à la lumière du jour !…
— Tu veux une preuve ! dit la vision ? Tu la trouveras demain sur cette table !
À cette affirmation si nette Bernard éprouva comme un choc au plus profond de son être ; il lui semblait qu’il y avait là plus qu’un rêve ; ses yeux voyaient réellement ces fictions de son esprit !…
— Et maintenant, dit la blanche marquise, pour la dernière fois, prends garde, Bernard ! La preuve que tu demandes, je te l’ai donnée ; de ce moment, tu es inexcusable, si tu ne suis pas mes avis !
Un instant encore, elle resta immobile, l’enveloppant de son regard impérieux et tendre à la fois… Puis elle marcha vers la porte ; sur le seuil elle se retourna, le regarda encore.
— Prends garde, répéta-t-elle… et soudain elle disparut !…
Une profonde obscurité envahit la chambre ; Bernard sentit ses idées se confondre ; il perdit conscience de lui-même, un lourd sommeil s’empara de lui jusqu’au matin.
À son réveil, le souvenir de son rêve se retraça à sa mémoire avec la plus extrême précision.
« Voilà, se disait-il, de quoi faire un récit qui aura du succès auprès de ces dames de l’île ! Elles se posent en esprits forts, mais je ne suis pas bien sûr qu’en cachette elles ne consultent pas le sorcier du coin. Un rêve, une apparition, un fantôme de marquise, c’est un ragoût de choix pour ces palais blasés ! Et Clarice ! Elle est capable d’en devenir folle, avec ses idées sur le rêve et le surnaturel !
« Quelle étrange créature ! On ne sait jamais si elle parle sérieusement, et quoiqu’on en ait, on se sent troublé par cette sorte de violence contenue qui vibre dans ses moindres paroles ! Elle va penser que j’invente toute la scène ! Aussi, quelle bizarre coïncidence ! Ce rêve qui arrive comme à point nommé pour faire suite à notre conversation ; et quelle précision dans les détails, quel enchaînement serré d’idées et d’actions ! Ah ça, mais j’y pense, je dois trouver une preuve de la réelle présence de cette blanche marquise, comme l’appelle Clarice ; elle a posé je ne sais quoi sur la table, tout juste à côté de mon portefeuille et de mes cigares. »
Involontairement il jeta un regard sur la table.
— Vraiment oui, s’écria-t-il, en se redressant brusquement, il y a quelque chose ! Ah ! parbleu, sot que je suis, je sais ce que c’est ! Ce sont ces cailloux que, hier, sur la rive du lac, la belle Vera, dans sa feinte colère, a fait mine de me jeter à la face ! Je les ai attrapés au vol et fourrés dans ma poche, sans vouloir les lui rendre, et comme un témoignage éternel de son injustice. Et les voilà, sur ma table, tout à côté de mes objets les plus précieux ! Vraiment un gamin de quinze ans ne ferait pas mieux dans ce genre ! C’est bien la peine d’être lieutenant de hussards pour tomber dans des enfantillages pareils !
Il s’était levé, et debout devant la fenêtre, il laissait son regard se poser sur les fenêtres des maisons de l’Île :
— Oui, continuait-il, elle s’est bien moquée de moi, cette petite princesse ! Ah ! pauvre sexe qui te dit fort, te voilà bienvenu à te vanter de ta force ! Il y a longtemps que le vieil Homère a inventé la fable de Circé et des pourceaux, et je ne vois pas que cette malgracieuse fiction soit en voie de se trouver démentie. Il a eu raison, lui, le comte de Claram ! Il ne s’est pas laissé enguirlander de scrupules absurdes ; un peu de force, c’est ce qu’il y a de mieux pour mettre à la raison ces créatures capricieuses et ingouvernables qu’on nomme les femmes ! C’est qu’il avait affaire à la plus capricieuse et la plus incompréhensible de toutes. Je ne suis pas plus naïf qu’un autre, mais plus je la vois, moins je la comprends. Une seule chose est certaine, c’est que tous ceux qui la connaissent, ont petite opinion d’elle ; jusqu’à cette blanche marquise qui la traite d’être malfaisant ! Et puis, elle appuie son dire de preuves ! Des preuves ! Je ne sais vraiment pas où je vais chercher des rêvasseries pareilles ! Des preuves ! Je voudrais, pardieu, bien les voir, ces fameuses preuves qu’elle me promet !
Il s’arrêta court ; ses yeux restaient fixés, invinciblement attachés sur un objet placé sur la table ; la preuve, elle était là, palpable, éclatante, irrécusable ! À la place même où la vision avait posé la main ; entre le portefeuille et l’étui à cigares, au milieu des cailloux de la princesse, apparaissait, splendide, étincelante, une émeraude d’une grandeur, d’un éclat irables !
Bernard eut comme un éblouissement ; ses idées s’agitaient confuses, effarées comme un vol d’oiseaux affolés par la tempête. Comment se trouvait-elle là, cette pierre d’un prix inestimable ! Qui avait pu l’apporter à cette place ? Comment un fait semblable pouvait-il se produire, incompréhensible, écrasant par sa prodigieuse simplicité ! C’était à ébranler la raison la plus ferme, et Bernard restait immobile, frappé d’une véritable stupeur ; il était obligé de se dire que malgré ce qu’il y avait là d’absurde et d’impossible, son rêve se trouvait être une irrécusable réalité !
Tout à coup il reprit ses sens ; par un vigoureux effort, il écarta ces chimériques visions de la nuit :
— Sot, triple sot que je suis, s’écria-t-il ; j’en viens à ne plus comprendre les choses les plus simples ! Je sais fort bien ce que c’est que cette émeraude et comment elle se trouve en mes mains ! je l’ai vue cent fois au collier de perles de la princesse ; hier, sans doute, elle se sera détachée, aura glissé sur le sol, et c’est là que la princesse l’a ramassée sans la voir, mêlée à ces vulgaires cailloux ! Moi, je l’ai prise au vol avec le reste et je l’ai fourrée dans ma poche sans y prendre garde ! Voilà tout le mystère, c’est simple comme une règle d’arithmétique ! Vraiment, je suis exaspéré de voir que j’y ai attaché, fût-ce pendant une minute, la plus petite importance ! Le professeur Wartzhaeüsel a bien raison, c’est un vrai fléau que cette soi-disant faculté de l’imagination qui nous tend des pièges pareils ; si elle me prend si bien en défaut, que ne peut-elle faire avec de pauvres diables, ignorants, bornés et bourrés d’idées fausses ! Mais je me tiendrai sur mes gardes maintenant ; l’avertissement est bon et j’en ferai bon usage. Du reste, je n’ai pas à me plaindre, retrouver ainsi un bijou de cette valeur, que la princesse doit bien croire perdu, c’est de quoi me faire une bonne note auprès d’elle. Pardieu, l’aventure est amusante, et toute superstition à part, en mettant ensemble les nihilistes, la jalousie de la princesse, les idées absurdes de Clarice, mon rêve et cette émeraude qui se retrouve là, on ferait un imbroglio qui ne manquerait pas de charme. Je voudrais bien savoir ce qu’elle en dira, la petite fée du château d’Orgoyl ! C’est pour le coup que ses yeux vont lancer des flammes ! Ce rêve qui vient se produire comme à point nommé, après sa belle dissertation fantasmagorique, cette blanche marquise qui reparaît pour l’invectiver, puis cette émeraude placée là tout exprès pour donner créance à ses accusations, vraiment c’est plus qu’il n’en faut pour la mettre en malerage ! Mais bah ! qui sait ? peut-être n’y fera-t-elle aucune attention ! Dans cette jolie tête folle, la même idée ne fait jamais long séjour ; elle pensera à toute autre chose et n’écoutera pas même mon récit. Il serait bien clairvoyant celui qui devinerait ce qui se e dans cet esprit fantasque !
Ce fut vraiment une curieuse scène au moment où Bernard conta son aventure aux princesses ; ces esprits slaves, affranchis des exigences du vulgaire bon sens, accessibles à toutes les impressions, peu soucieux de les contrôler par une consciencieuse appréciation des possibilités pratiques, trouvaient à ces choses étranges, non seulement le plaisir d’une sensation nouvelle, mais encore un intérêt pénétrant qui déait les prévisions de Bernard. Ce rêve si précis, se reproduisant à court intervalle dans des conditions si semblables, s’affirmant enfin par un fait positif, palpable et tangible, tout cela paraissait extraordinaire sans doute, mais en somme possible, et pour être acceptable, l’originalité de l’aventure n’en restait pas moins des plus piquantes. Mais si sous ce rapport, l’attente de Bernard ne fut pas trompée, sur un point capital il se trouva fort déçu ; l’apparition de l’émeraude qui devait, à son idée, si fort émouvoir la princesse Orzoenski, ne lui fit en réalité qu’une impression assez forte sans doute, mais qui ne parut avoir pour elle aucune importance particulièrement personnelle ; son étonnement ne déa que fort peu celui de la princesse Dadief, il semblait même que pour son esprit un peu enfant, très accessible au merveilleux, la chose lui parut plus naturelle qu’à son intelligente et perspicace compagne. Un peu déconcerté, Bernard éprouvait ce sentiment de contrariété qui naît infailliblement de la déception qu’on ressent en voyant manquer un effet sur lequel on devait compter à bon droit et il en était réduit à se demander comment il se pouvait faire que même une princesse russe prît si aisément son parti d’un événement qui aurait vivement ému la plus flegmatique Hollandaise. Pendant qu’il se livrait à ces réflexions assez maussades, l’émeraude ait de main en main, fort irée sans doute, mais dans une mesure fort calme, comme il convient à de grandes dames pour qui les pierreries les plus belles du monde n’ont depuis longtemps plus de secret.
— Là, disait la princesse Dadief, êtes-vous donc assez heureux, mon cher baron, pour recevoir ainsi de pareils cadeaux de belles marquises invisibles ? Mais faites-moi donc faire leur connaissance à ces habitantes du pays des rêves ; pour moi aussi, de tels bijoux seraient les très, bienvenus : voilà ce que c’est que d’être trop raisonnable ; les gens de l’autre monde ne daignent pas s’adresser à moi.
— Pas à moi non plus, reprenait la princesse Orzoenski, et pourtant on ne m’a jamais fait compliment sur mon excès de bon sens. Il n’y a que cet heureux Bernard, qui sache se concilier la faveur de ces êtres fantastiques ; femmes elles ont été, femmes elles restent, et le militaire a toujours son prestige sur leurs capricieux esprits.
— Au vrai, Bernard, dit la princesse Dadief, votre récit est comme la lanterne magique, il a grand besoin d’un peu de lumière pour paraître dans toute sa beauté ; je suis de bonne pâte, moi, et j’accepte tout ce qu’on veut bien me dire, mais pourtant, cette émeraude, fort belle après tout, qui se trouve là, comme à point nommé, pour accentuer la péroraison de cette belle Dame blanche, ne trouvez-vous pas qu’elle gagnerait beaucoup à être sertie d’un peu d’explication ?
— Bah, dit la princesse Orzoenski, des explications, ça me paraît bien inutile ; une émeraude de plus ou de moins dans la poche d’un beau lieutenant de hussards, mais qu’y a-t-il là qui vous étonne ? Vous parlez de Dame blanche, eh ! rappelez-vous donc le gentil opéra de ce nom ; quand on est comme notre cher baron, le favori des dames à Orgoyl comme à Orta, dans ce monde et dans l’autre, il faut s’attendre à tout, c’est ce que je fais, moi, et je n’en demande pas davantage.
— Fort bien raisonné, Vera mia, et je reconnais bien là votre sens pratique des choses ; pourtant tous n’ont pas votre calme olympien, et un peu de curiosité a bien sa raison d’être. Voilà quelque temps déjà que nous cheminons dans l’agréable compagnie de notre cher baron, et nous ne nous doutions pas qu’il recélât en ses flancs un pareil trésor. Pourquoi donc une telle réserve ? Il doit y avoir un motif ; ce motif, je voudrais le connaître ; je suis curieuse, moi, oh ! je ne m’en cache pas.
— Et vous y auriez de la peine, Nadjeda mia, mais allez donc demander leurs raisons aux hommes ; ce n’est pas qu’ils en manquent, non certes, ils en ont bien trop, au contraire, mais la seule, la vraie, allez, ils n’auraient garde de jamais la donner.
— Ce peut être vrai en général ; et pour tenir un secret, si le sexe fort a meilleure réputation, je reconnais qu’il la mérite ; mais ici, la discrétion, non, ce serait une vraie cruauté, et notre cher voisin n’en est pas capable ; il aura pitié et nous dira tout net d’où il tient son émeraude ; sous peine de se créer des remords éternels, il ne peut pas nous le ref.
En présence de cette mise en demeure si précise, Bernard se trouvait fort embarrassé ; l’attitude de la princesse Orzoenski, le silence qu’elle affectait de garder, lorsqu’il lui aurait été si facile de dévoiler d’un seul mot tout le mystère, finissait par lui faire penser qu’il y avait là en effet quelque secret, quelque complication sur laquelle la jolie princesse ne se souciait pas de faire la lumière, et il appréhendait de laisser échapper quelque parole imprudente qui pourrait sérieusement la froisser. D’autre part, il ne pouvait éviter de répondre ; son silence, des explications trop évasives, pouvaient servir d’indication, elles aussi, éveiller même la défiance ; entre ces deux dangers, il ne savait à quoi se résoudre. Pourtant il fallait prendre un parti ; le mieux après tout, était d’en rester sur ce facile ton de plaisanterie toujours commode pour détourner les soupçons.
— Eh bien, dit-il, puisqu’il faut s’expliquer, je ne peux mieux faire que de suivre les bons exemples qu’on me donne ; comme dit notre charmante princesse Vera, une émeraude de plus ou de moins, du moment que les gens de l’autre monde s’en mêlent, qu’y a-t-il de plus naturel ? Cette émeraude me tombe tout droit du ciel ; je trouve que le procédé a du bon, et je m’en accommode sans demander mon reste ; voilà comme je suis, moi, et je ne suis pas le seul.
— Pitoyable, s’écria la princesse Dadief, défaite lamentable, indigne d’un de ces fameux hussards pour qui les obstacles n’existent pas ! Mais c’est votre faute, Vera ; si vous ne vous en étiez pas avisée la première, jamais Bernard n’aurait osé se dérober ainsi sur le terrain.
— Bon, dit la princesse Orzoenski, c’est moi qui vais porter encore une fois, le poids des péchés de tout le monde ! Tout cela pour une innocente petite plaisanterie à l’adresse des curieux et des curieuses ! Mais, vous vous méprenez, Nadjeda, et, une fois dans votre vie, je vous prends à tirer sur vos troupes ; tout autant que vous, je grille de connaître le mystère de ce bijou, j’en raffole, moi, de ces belles pierres, et la seule pensée que notre cher baron en a peut-être plein ses poches me met à la lettre tout hors de moi. Voyons, Bernard, ayez pitié de notre impatience et dites-nous d’où vous tenez ce merveilleux caillou.
Bernard ne s’attendait pas à cette attaque directe ; derrière ce sang-froid imperturbable, il entrevit comme une intention calculée de lui laisser tout l’embarras de ce mystère, sans même faire le moindre appel à son dévouement ; de tout ce qui pouvait lui déplaire, c’était certainement le ridicule de jouer le rôle de dupe, qui tenait la première place ; même pour les beaux yeux de la jolie princesse, il n’entendait donner la comédie à ses dépens.
— Qu’à cela ne tienne, dit-il, et puisque la foi aux apparitions vous manque, je redescends de ces hautes régions et je vais cheminer bien terre à terre ; donc voici mon explication : hier, notre charmante princesse Vera portait son beau collier de perles et d’émeraudes ; dans le feu de la conversation avec ces hauts personnages politiques qui avaient si bien le don de l’intéresser, une de ses pierres s’est détachée de son alvéole et a furtivement glissé jusqu’à terre ; c’est là qu’un moment après, dans un accès de colère, certes bien peu justifié, une jolie petite main blanche l’a ramassée, pêle-mêle avec une poignée de cailloux et l’a jetée à la face de votre serviteur indigne ; lui qui sait aussi se servir de ses mains, l’a happée au vol, a fourré le tout dans sa poche ; de là, tout le paquet a é sur sa table, l’émeraude a décelé sa présence et la voilà !…
— Par exemple ! s’écria la princesse Orzoenski, vous me la baillez belle avec votre explication dont je fais tous les frais ! Votre réponse de tout à l’heure était une faible retraite, celle-ci est tout simplement une défaite, et, si vous n’en avez pas d’autre à nous offrir, je trouve que vous réglez vos comptes vraiment à bien bon marché ?
— Doucement, dit la princesse Dadief, je trouve, moi, que la solution n’est pas si mauvaise ! Comme si ces maudites pierres vous demandaient permission pour quitter leur garniture, et comme si nous n’avions pas toutes un tas d’exemples à citer de pareilles aventures ! L’explication de Bernard est fort plausible, et je m’y range tout à fait ; je vous ai toujours dit, Vera, que vous prodiguiez trop largement vos trésors. Certes, nos visiteurs d’hier avaient bien leur mérite, mais vraiment, leur exhiber votre merveilleux collier, c’était leur faire trop d’honneur et l’histoire de cette émeraude est là pour vous le prouver !
L’observation parut piquer au vif la capricieuse princesse :
— Qu’est-ce que tout ce grimoire ? s’écria-t-elle ; je n’y comprends goutte et ne sais ce que vous voulez dire ; mes bijoux n’ont rien à voir avec cette émeraude, et s’il me plaît de m’en servir un peu, je ne pense pas que le cas soit damnable !
— Sans doute, mais vous voyez ce qui en résulte, et je persiste à dire que pour nos gens de l’autre jour, en vérité, vous vous étiez mise bien en frais !
— Et moi, j’ai bien envie de vous répondre, puisque vous les rabaissez si fort après les avoir spécialement invités, que si vous avez amené vos… animaux, moi je pouvais bien leur montrer un peu mes perles.
— Merci pour eux de la comparaison, mais elle est plus juste qu’elle n’en a l’air, en ce sens du moins qu’ils se souciaient de vos perles à peu près comme ces… animaux dont vous parlez.
— Je n’en savais rien, moi ; le fait est que Pierre Michaïlovitch, votre principal invité, a toujours été bien ennuyeux sans doute, mais avant d’avoir versé dans la politique, il était prince comme un autre, et très fin connaisseur en belles pierres ; je pouvais donc bien lui montrer les miennes ; tant pis pour lui s’il n’a pas su les regarder.
— Et de dépit, l’une d’elles a couru cacher sa honte dans le gravier ! C’est que ce n’est pas la moins belle, et à la voir de près, elle ressemble fort à votre centre de collier…
— Allons, donc, Nadjeda, vraiment vous êtes d’une obstination inconcevable. Encore une fois, je n’ai rien à voir avec cette émeraude, je le regrette fort, mais c’est ainsi et pas autrement.
— Alors, nous sommes en pleine magie, car ce n’est que dans les contes de fées que les jeunes gens trouvent des émeraudes dans les cailloux. Quand il serait si facile de reconnaître tout uniment que vous l’avez perdue ! Vous n’en seriez pas morte pour cela !
— Mais je n’ai rien à reconnaître, et je ne reconnaîtrai rien ! Ne dirait-on pas vraiment que je suis une enfant qui ne sait pas distinguer sa droite de sa gauche, et qui perd ses diamants sans seulement s’en douter !
— Écoutez donc, Vera mia, tout cela est si étrange, qu’on se trouverait tout embrouillée à moins. Je vous dis que cette émeraude ressemble trait pour trait à la vôtre ; regardez-la un peu, je vous prie ; la vue n’en coûte rien.
D’un mouvement quelque peu maussade, la princesse Orzoenski prit la pierre.
— Eh, je l’ai déjà bien vue, et si quelqu’un peut s’y tromper, ce n’est certes pas moi ; j’enrage, Nadjeda, de vous voir si obstinée, quand, je vous dis que cette pierre ne m’est de rien…
Soudain elle s’arrêta, se redressa vivement, regardant l’émeraude avec une attention intense…
— Ah ! ah ! dit la princesse Dadief, vous commencez à vous intéresser ; si je suis obstinée, je n’ai donc pas si tort !…
— Mais, si fait bien ; je sais que mon collier est bien tranquille dans son coffre ; le reste m’importe fort peu.
— En êtes-vous si sûre ? pour moi, je…
— Mais oui, j’en suis sûre, parfaitement sûre ; je l’ai replacé moi-même hier soir, et personne n’a été le déranger.
— Ce qui n’empêche pas que l’aspect de cette pierre vous intrigue fort.
— Mon Dieu, je ne dis pas non ; il est certain qu’elle ressemble beaucoup à mon centre de collier… mais on en voit de ces ressemblances, et s’il fallait s’en inquiéter !…
— On s’inquiéterait à moins, les pierres précieuses sont si rusées ! Qui vous dit que votre émeraude ne vous ait pas joué le tour de vous fausser compagnie au moment où vous vous y attendiez le moins !…
— Mais, puisque-je vous dis que mon collier était parfaitement intact quand je l’ai détaché l’autre soir, que je l’ai replacé moi-même et que j’ai enfermé mon écrin dans mon coffre à serrure avec le plus grand soin ! À moins que le diable s’en mêle, je ne vois pas ce qui…
— C’est que précisément, il semble bien qu’il s’en est mêlé, le diable, et toute blanche qu’elle est, cette marquise qui revient ainsi aux heures indues, m’a bien l’air d’être un de ses suppôts !…
— Allons donc, Nadjeda, la plaisanterie est peut-être bonne, mais il ne faut pas la pousser trop loin.
— Plaisanterie tant qu’il vous plaira ; mais il n’en reste pas moins que cette émeraude ressemble furieusement à la vôtre ; tenez, ce point brillant, là, sur la face inférieure, il me semble que je l’ai vu à votre pierre, tout comme je le vois à celle-ci…
La princesse Orzoenski tenait ses yeux fixés sur l’émeraude avec une attention intense :
— En vérité, Nadjeda, dit-elle, s’il y a ici quelque chose de diabolique, c’est votre persistance, et je commence à ne plus savoir où j’en suis ! Puisque je vous dis que j’ai rangé moi-même mon collier dans son écrin et que je suis sûre que l’émeraude était à sa place, que vous faut-il de plus ?
— Eh ! comme si on était jamais sûre de rien dans ce monde ! Peut-être n’avez-vous pas suffisamment pris garde, et que la pierre n’y était plus !…
— Ah ! c’est trop fort cela ; vraiment, vous me jugez trop étourdie ; on ne se trompe pas à ce point !…
— On se trompe souvent, et vous comme les autres…
— Plus que les autres, n’est-ce pas ?
— Je ne dis pas cela, mais ce petit point brillant, cette petite étoile d’or m’intriguent, et, à votre place, je voudrais en avoir le cœur net.
— Il faudrait comparer, n’est-ce pas ? Non, ce serait vraiment trop bête ! Puisque je vous dis que je suis sûre…
La princesse Dadief secouait la tête.
Eh bien ! tenez, dit la princesse Orzoenski, puisque vous ne vous fiez pas à moi, peut-être en croirez-vous un témoin digne de confiance ; voici tout justement Katia qui nous apporte le thé ; elle connaît mes bijoux comme moi-même ; nous allons lui demander.
Katia était une servante russe, d’âge mûr déjà, de tout temps au service de la princesse, et qui faisait régner l’ordre dans le ménage un peu fantaisiste de sa maîtresse, avec la rectitude de conscience la plus impeccable.
— Ma bonne Katia, dit la princesse, mon collier de perles, celui que j’avais mis hier, avec la grande émeraude, il est bien en ordre, n’est-ce pas ?
— Sans doute, bonne maîtresse, répondit Katia, madame la princesse l’a mis dans son écrin, comme à l’ordinaire, et il y est bien certainement.
— N’est-ce pas ? dit la princesse, et quand je l’ai posé, n’est-ce pas, il était bien au complet, rien n’y manquait ?
— Je n’en doute pas, bonne maîtresse ; comment pourrait-il en être autrement ?
— Mais tu l’as bien vu, toi, Katia, qu’il n’y manquait rien, tu en es sûre ?…
— J’ai vu que madame la princesse le posait dans l’écrin ; si le collier n’avait pas été bien en ordre, madame la princesse s’en serait bien aperçue.
— C’est à dire, interrompit la princesse Dadief, que tu n’as rien vu, et qu’il te serait impossible de dire si, oui ou non, l’émeraude y est où n’y est pas…
— C’est cela, dit la princesse Orzoenski, vous allez lui faire dire qu’elle n’y est pas ! En vérité, Nadjeda, vous êtes d’une obstination inconcevable, et si je n’étais pas si sûre de ce que j’ai vu, je crois que vous finiriez par me faire douter de moi-même !…
— Écoutez donc, Vera, tout cela est si extraordinaire qu’on pourrait hésiter à moins. À votre place, moi, il y a longtemps que j’aurais été vérifier de mes propres yeux, si ce collier a encore son émeraude…
— Quelle folie ! s’exclama la princesse ; aller prendre la peine de vérifier quelque chose dont je suis parfaitement sûre, mais ce serait pour me faire montrer au doigt en place publique ; je n’en suis pas encore là !…
— Comme vous voudrez ; je vous dis ce que je ferais à votre place ; si vous ne le voulez pas, vous êtes bien libre, et même de jeter votre collier dans le lac si cela vous fait plaisir. Pourtant, quand il vous en coûterait si peu et qu’il s’agit d’une pareille richesse, moi, je vous trouve un brin insouciante, je vous le dis bien franchement.
— Allons, dit la princesse Orzoenski avec un mouvement brusque, comme si elle eût pris un grand parti, il faut en finir, et comme toujours, en er par où vous voulez, autrement nous n’aurions jamais la paix ! Tiens, Katia, voici ma clef du coffre ; va, prends l’écrin du collier et me l’apporte ; j’ai la clef sur moi, il sera facile d’y jeter un coup d’œil. Va vite et reviens.
Katia sortit.
— Là, dit la princesse Orzoenski, vous voilà contente, Nadjeda ; une fois de plus, vous me faites faire à votre guise ; joli personnage que je joue là, vraiment ! En être réduite à ne plus savoir où j’en suis pour les choses les plus simples, dont je suis parfaitement sûre, en vérité, c’est du ramollissement cela, comme dit le docteur, ou je ne m’y connais pas !
La princesse Dadief riait :
— Mon Dieu, Vera, je crois que cette fois encore, je vous rends service ; si cette pierre manquait après tout, vous seriez bien aise de profiter de cette occasion pour la retrouver tout de suite. Tout est possible, et…
— Mais non, tout n’est pas possible, et quand j’ai vu quelque chose j’ai la prétention de croire que je l’ai bien vu !… Je n’ai pas la berlue, que je sache ; on ne me l’a jamais dit, du moins.
— Assurément, et vos yeux sont les meilleurs et les plus charmants du monde, mais n’importe, on voit des choses si étranges ; peut-être n’avez-vous pas fait très attention en détachant votre collier.
— Mais oui, mille fois oui, j’ai regardé, j’ai vu, j’ai touché ; St-Thomas lui-même, ce type des incrédules, serait convaincu comme je le suis !…
— Eh donc, St-Thomas a bien dû reconnaître qu’il s’était trompé, et il lui a fallu le témoignage de ses sens ; vous pouvez bien faire comme lui !…
— Ah ! Dieu, quelle tête, quelle obstination infernale ! Voyons, Nadjeda, voulez-vous faire un pari, un beau pari, que mon collier va nous arriver ici, intact, comme en sortant des mains de l’orfèvre ! Voyons, que parions-nous ?
— Mais rien du tout, cela va sans dire ; je reconnais que toutes les apparences sont pour vous et je vous prie de croire que je serais au tout grand désespoir si elles étaient trompeuses.
— Là, vous voyez bien !…
— Oh ! ce n’est pas une raison, et quelque grande influence que vous me prêtiez, mes désirs, je ne le sais que trop, n’ont jamais valu une bonne réalité ; et je m’en rapporte à M. de Rednitz, l’auteur responsable de tout ce chamaillis ; il ne dit rien, lui, mais il n’en pense que davantage, et je suis sûre qu’il est comme moi.
— Naturellement dit la princesse Orzoenski ; depuis qu’il est sous le charme de cette mystérieuse femme du château d’Orgoyl, c’est à croire qu’on nous l’a changé, et nous ne sommes plus jamais d’accord.
— Pardon, princesse, dit Bernard, vous me faites tort, je vous le jure, et que cette émeraude soit à vous ou non, je ne désire qu’une chose, c’est que votre beau collier se retrouve parfaitement intact.
— Oui, oui, vous le désirez, mais vous n’en êtes pas sûr, et pour un rien, vous diriez comme Nadjeda, que je me trompe et que je ne sais ce que je dis.
— Mais non, princesse, mille fois non ; au premier moment, il est vrai, j’ai pu croire que j’avais eu le bonheur de trouver votre émeraude, mais puisque vous affirmez le contraire…
— Oui, oui, je comprends, vous ne voulez pas me contredire, mais au fond de votre cœur perfide, vous doutez et c’est ce qui m’enrage… Mais vous en serez pour vos frais tous les deux, et voici Katia qui va vous confondre ; vite, Katia, donne-moi mon écrin.
La servante entrait à ce moment, tenant avec grand soin le précieux étui en beau cuir de Russie, tout étincelant de ses ferrures d’argent.
— Il est bien intact, vous le voyez, continua la princesse, et parfaitement fermé, comme je l’ai laissé hier. Voyons, Nadjeda, et vous, sceptique Bernard, c’est le moment d’engager le pari ; votre émeraude est-elle la mienne ou non, figure-t-elle là sur cette table, ou bien allons-nous trouver la pareille, toute resplendissante à mon collier ? Allons, un peu de courage, moi, je tiens les paris quels qu’ils soient ; tant pis pour qui a peur !
Et elle regardait ses interlocuteurs d’un air de défi qui allait fort bien à sa mutine figure.
— Personne ne dit mot ? continua-t-elle.
— Mais, ouvrez donc votre écrin, Vera, dit la princesse Dadief, au lieu de nous écraser de vos grands airs provocateurs ; encore une fois, nous ne demandons qu’à nous laisser convaincre ; l’émeraude de M. de Rednitz trouvera toujours son explication.
— Très bien, dit la princesse Orzoenski ; je me borne à constater votre recul et sur toute la ligne ; même la cavalerie prussienne lâche prudemment pied. J’ouvre donc pour l’acquit de ma conscience, mais vraiment, c’est pitoyable de devoir en venir là.
Elle prit une clef d’une petite chaîne qu’elle portait à sa ceinture et l’introduisit dans la serrure de l’écrin ; le couvercle se leva, on vit scintiller l’éclat des perles.
Soudain, la princesse fit un brusque mouvement ; au-dessus de l’écrin, sa figure apparut bouleversée par une expression de stupéfaction si profonde, tel était le contraste avec son assurance de tout à l’heure, que, surpris par le comique imprévu de cette métamorphose, la princesse Dadief et Bernard partirent d’un éclat de rire ; mais ce ne fut qu’un éclair, et saisis à leur tour d’un étonnement dont ils n’étaient pas maîtres, ils se levèrent comme en sursaut :
— Quoi donc, Véra, s’écria la princesse, que voyez-vous donc dans cet écrin ?
Et elle s’approchait presque émue elle-même…
— Mais voyez donc, dit la princesse Orzoenski, d’une voix tremblante… voyez donc… le collier… l’émeraude n’y est plus !…
— Elle n’y est plus ? dirent ensemble ses deux interlocuteurs.
— Non… non, vous dis-je, s’exclama la princesse presque avec un gémissement ; tenez… là… l’agrafe du milieu… la place est vide… ah ! mon Dieu, mon Dieu ; que va-t-il arriver !
— Mais rien du tout, Vera, dit la princesse Dadief, qui voyait l’émotion poignante de la pauvre femme ; rassurez-vous ; que craignez-vous donc, votre émeraude est là, retrouvée avant d’être perdue, la chose est certaine, et c’est vous qui avez de la chance, ou je ne m’y connais pas.
Sans répondre, rapide comme la pensée, la princesse Orzoenski avait saisi l’émeraude sur la table ; d’une main fiévreuse, elle voulut la rapprocher de l’agrafe, mais ce fut en vain ; agitée d’un tremblement nerveux, sa main ne pouvait réussir à fixer la pierre à sa place…
— Laissez-moi faire, Vera, dit la princesse Dadief, vous vous énervez beaucoup trop ; donnez-moi le collier, vous allez voir que tout va aller à merveille.
Sans mot dire, la princesse lui tendit le collier ; la princesse Dadief disposa les rangs de perles, puis, prenant l’émeraude, elle la plaça sur l’alvéole vide de l’agrafe ; l’épreuve réussit du premier coup, sans le moindre effort ; la belle pierre s’enchâssa comme d’elle-même dans la garniture, et resplendit, calme, jetant autour d’elle ses flammes vertes, comme si d’elle-même elle se fût réinstallée dans la place qu’elle savait être la sienne, et qu’elle fût résolue à ne jamais la quitter.
— Oh ! Dieu ! s’écriait la princesse Orzoenski, oh ! Dieu ! c’est elle, c’est bien elle ! Nadjeda, Nadjeda, mon amie, ma bien-aimée, que de grâces ne vous dois-je pas ?
Et dans son expansion de bonheur, elle se jeta au cou de la princesse Dadief et l’étreignit convulsivement dans ses bras… La princesse Dadief ne pouvait s’empêcher de rire…
— Là, là, Vera mia, dit-elle enfin, vous allez m’étouffer, je pense ; ce serait mal reconnaître le peu que j’ai fait ; calmez-vous, de grâce ; tout est pour le mieux maintenant, et nous pouvons savourer notre bonheur. Mais, vous le voyez, il ne faut pas être si confiante en soi-même, et il est telle circonstance où c’est l’impossible en personne qui se trouve être le vrai.
— Vous avez raison, Nadjeda, disait la princesse Orzoenski, vous avez toujours raison, et ce n’est pas d’aujourd’hui que je me prends à voir en vous le plus beau, le meilleur des anges gardiens dont il soit donné à une créature humaine d’être douée. Mais aussi, vous pouvez bien l’avouer, a-t-on jamais ouï parler d’une aventure pareille, et n’avais-je pas quelque raison de n’y pas ajouter foi ?
— Assurément, dit la princesse Dadief, et en ce moment encore, en vérité, je ne comprends rien à ce qui se e ; mais une chose est certaine, c’est que c’est bien là votre émeraude, et que vous avez une bien bonne chance que ce cher baron se soit trouvé tout à point pour vous la rapporter.
— Oh ! pour cela, oui ! dit la princesse, et une si bonne action lui vaut à toujours toute ma reconnaissance ; allez, Bernard, je ne suis pas une ingrate, et dussé-je vivre mille ans, je n’oublierai jamais à quel point je vous suis redevable.
— Et moi, princesse, dit Bernard, je crois encore que c’est moi le plus heureux de tous, puisque pour une fois, je peux vous être utile.
— Utile, dites que vous me sauvez la vie, que vous me rendez la paix et le bonheur ! Jugez donc, cette émeraude, elle est fort belle, d’une très grande valeur, presque unique comme grandeur et comme beauté. Mais cela n’est rien ; ce qui la rend inestimable, c’est que c’est une pierre historique ; elle fait date dans les fastes non seulement de la famille Orzoenski, mais encore de la Russie toute entière ; oh ! je n’exagère pas ! Elle fut prise par Rurik Orzoenski, troisième du nom, à la bataille de Koulikowo, sur le corps d’un chef tartare que notre ancêtre venait de tuer de sa propre main ! Depuis, elle est restée dans le trésor de la famille, et c’en est le plus précieux joyau ! Ah ! Dieu ! Si je l’avais perdue, mais je tremble rien que d’y penser ! Jamais je n’aurais osé reparaître devant mon seigneur et maître, je le dis très nettement. Ah ! je suis bien heureuse de n’avoir pas eu à er une nuit, après avoir constaté sa perte ! J’en serais devenue folle, bien certainement !… Enfin, tout est bien qui finit bien, et encore une fois, merci à vous, Nadjeda, qui m’avez forcée à m’occuper de cette émeraude, et merci à vous encore plus, Bernard, qui avez eu l’adorable idée de me la rapporter ; voilà qui efface bien des torts et je me sens toute portée à vous pardonner vos infidélités.
— Vous voyez, princesse, dit Bernard, quelle bonne âme je suis… malgré toutes vos défiances ; je rends le bien pour le mal, moi ; vous me jetez des cailloux, je vous rapporte une émeraude ; c’est bien, cela, c’est irable, l’antiquité n’a jamais mieux fait !
— Oh ! je ne lésine pas sur la reconnaissance, et la mienne vous est acquise, dès maintenant et à jamais ! Quant aux cailloux, vous les méritiez bien, votre conscience doit vous le dire… Mais…
La princesse n’achevait pas sa phrase ; les mains posées sur l’écrin, elle restait immobile, les yeux fixés sur la superbe pierre, comme si elle lui présentait un problème insoluble…
— Quoi donc encore, Vera ? dit la princesse Dadief ; que regardez-vous là si attentivement ? Est-ce que les feux verts de votre émeraude ont changé de teinte, ou bien y voyez-vous comme dans les contes de fées, quelque figure fantastique qui a le don de vous méd ?
La-princesse ne répondait pas ; les yeux toujours fixés sur la pierre, le front chargé d’un nuage, elle restait sans mouvement et sans voix.
— Là, continua la princesse Dadief, j’en étais sûre, nous sommes en présence de quelque sortilège ; notre délicieuse Vera changée en statue du Silence, voilà qui dée les bornes du sens commun.
Soudain, la princesse fit un geste brusque ; elle se leva à demi, le bras tendu, comme si elle eût voulu, écarter d’elle l’énigmatique émeraude.
— Eh bien oui, dit-elle enfin, oui, il y a là quelque chose d’étrange !… Oh ! ne riez pas, Nadjeda ; je ne suis pourtant pas une enfant incapable de réflexion et de pensée ! Oui, je prends bien au sérieux ce qui se e ici ; j’ai conscience de me trouver en ce moment sous le coup de je ne sais quelle influence incompréhensible ; cela m’irrite et m’angoisse ; je ne peux faire autrement.
La princesse Dadief et Bernard se regardaient tout surpris ; ce retour brusque à des pensées superstitieuses, les trouvait eux aussi, hors de garde.
— Quoi donc ! dit la princesse Dadief, vraiment, vous croiriez que l’explication de Bernard…
— Eh, s’écria la princesse Orzoenski, je ne sais ce que je crois ni ce qu’on m’explique ! Encore une fois, je suis sûre d’une chose, c’est que hier, quand j’ai posé mon collier dans l’écrin, il était complet et intact ; maintenant l’émeraude manque, je la retrouve là, au même instant, dans la main de Bernard, eh bien, cela, je le répète, non, je ne peux le comprendre…
— Cependant, dit la princesse…
— Ah ! tout ce qu’il vous plaira, tout ce que vous voudrez, je n’ai rien à répondre ; je vous dis ce que je vois, ce que j’ai vu, ce dont je suis sûre ; traitez-moi de visionnaire, de folle, d’hallucinée, moi, je ne peux ni faire, ni parler autrement !…
— Prenez donc garde, Vera, c’est que vous allez tomber dans le merveilleux, et dans cet abîme, les chutes sont graves.
— Eh bien, que m’importe ? Il arrivera ce qui pourra, moi, je ne me donnerai pas un démenti à moi-même ; je dis ce que j’ai vu, vous êtes libre de ne pas me croire, mais pour ma conviction intime, je vous le répète, il n’en sera ni plus, ni moins.
— Alors comment expliquez-vous ?…
— Mais je n’explique rien ; à quoi bon tout expliquer ! Je ne peux pas changer d’opinion ; ce que j’ai vu, j’y crois, et ce que je crois je ne peux pas le nier, et je ne le nierai jamais, quoi qu’il arrive !…
— Pourtant, vous ne prétendez pas acc notre ami Bernard de s’être sournoisement rendu maître de votre écrin, et d’en avoir diaboliquement enlevé l’émeraude pour le seul plaisir de vous mettre dans l’embarras !…
— Dieu m’en garde, Nadjeda, et vous me faites faire là des suppositions qui sont à dix mille lieues de ma pensée. Je ne sais qu’une chose, c’est que hier, quand j’ai posé mon collier, il avait son émeraude. Comment elle a é dans les mains de notre ami, je n’en sais rien, je ne conteste, ni ne discute rien ; je prends son récit tel qu’il nous le fait, ce n’est pas moi qui me permettrai jamais de douter de sa parole !
— Alors, vous ettez que c’est ce fantôme de son rêve qui, réellement, lui a confié votre bijou ?
— Encore une fois, j’accepte ce qu’il nous affirme, je le connais assez pour ne jamais ettre qu’il nous trompe ; s’il se trompe, c’est affaire à lui, non à nous…
La princesse Dadief ne répliqua pas ; elle tenait les yeux fixés sur Bernard ; devant ce double appel si directement fait à son témoignage, il s’interrogeait lui-même avec ce doute instinctif qui surgit quelquefois dans les consciences les plus sûres d’elles-mêmes, en raison même de leur délicatesse, mais ses souvenirs étaient trop présents, ce qu’il avait raconté était pour lui la vérité absolue, il se serait considéré comme inexcusable s’il l’avait masquée par quelque ambiguïté qu’il ne pouvait trouver dans ses impressions. Saisi par l’étrangeté du dilemme, profondément étonné de rencontrer dans l’esprit frivole de la princesse, une conviction si forte, si vivement arrêtée qu’elle lui faisait braver le ridicule, ému de l’accord absolu qui se faisait sur ce point entre sa pensée et la sienne, il sentit comme un frisson lui parcourir les veines ; une voix au plus intime de son être, lui disait que ce concours extraordinaire de circonstances, ne pouvait s’expliquer que d’une seule manière, c’est qu’il avait bien réellement vu ce qu’il croyait n’être qu’une vaine fiction du sommeil, que son rêve était une véritable réalité !
Mais comment oser l’avouer ?…
Il fallait répondre pourtant ; les deux dames le couvraient de leurs regards avec une impression d’intérêt intense qui n’était pas jouée ; à vouloir fuir le ridicule, il allait tomber dans la désobligeance, chose tout aussi peu pardonnable, avec cette mauvaise chance de plus qu’elle pouvait faire douter de son intelligence et de son esprit. Tête baissée, sans autrement réfléchir, il se jeta sur la première idée venue :
— Eh bien, dit-il, si vous vous en rapportez à moi, moi je ne peux mieux faire que de m’en rapporter à moi-même ; je n’ai pas d’autre explication de ce qui se e, que de vous affirmer que les choses sont telles que je vous les ai contées ; je suis assez positif de nature, et l’imagination n’a jamais été mon fort ; je dis tout simplement ce qui est à ma connaissance. Dieu me garde de contredire notre charmante princesse, elle est sûre d’avoir enfermé son bijou, moi, je suis certain de l’avoir trouvé sur ma table ; si entre ces deux affirmations, il y a quelque chose de contradictoire, je ne sais qu’y faire, et je m’en lave les mains, selon l’expression consacrée : voilà mon système, et je m’y tiens.
— Mais, s’écria la princesse Dadief, c’est qu’il n’explique rien, votre système, et nous tournons sur place, sans avancer d’un pas.
— Que voulez-vous ! princesse, dit Bernard ; croyez-vous que pour le plaisir d’avoir raison, et encore je n’en suis pas si sûr, j’irais entreprendre de prouver à notre amie qu’elle se trompe ? Non, certes pas ; je ne tiens pas tant à avoir raison, moi ! Nous sommes acculés dans une ime ; eh bien, tant pis ; mettons que le diable s’en mêle ; comme cela nous serons tous d’accord, et après tout, il se mêle de tant de choses, le diable, qu’une de plus ou de moins, ça ne vaut pas la peine de s’en étonner !…
Il y eut un silence :
— Ne parlez pas comme cela, Bernard, dit enfin la princesse Orzoenski ; s’en remettre ainsi au maudit, cela porte malheur ! L’événement est déjà assez obscur en lui-même pour qu’on ne cherche pas à le rembrunir encore par des paradoxes hors de saison.
— Là, Vera, dit la princesse, ne soyez donc pas si superstitieuse, ou si vous l’êtes, ne le montrez pas. Notre ami Bernard se moque de nous, et vraiment, il n’a pas tort ; il nous a donné une première explication toute simple et naturelle, pas plus invraisemblable que toute autre, nous ne nous en contentons pas, vous affirmez qu’elle est mauvaise, vous en voulez une autre à tout prix, sans vous croire tenue, vous, d’en fournir aucun élément, sans vouloir faire la moindre concession, libre à vous, mais si Bernard, à son tour, en revient à son rêve, à sa blanche marquise et à ses histoires de l’autre monde, cela est fort naturel et je trouve qu’il a raison.
— C’est cela même, et ça devait finir comme ça ; j’en étais sûre ; c’est moi qui ai tort, je suis la cause de tout, et on ne me permet pas même de dire ce que j’ai vu, ce dont je suis sûre ! Eh bien, faites en tout à votre aise, raisonnez, déraisonnez, prenez le faux pour le vrai et le vrai pour le faux, comme il vous plaira, j’y souscris d’avance, mais ne me parlez plus de rien, car moi, je n’entends plus me mêler pour si peu que ce soit de cette histoire !…
Il y eut un silence, puis la princesse Dadief reprit :
— Après tout, il se peut bien faire que vous soyez dans le vrai, Vera ; moi aussi, à en parler plus longtemps, je crois que j’y perdrai le peu de sang-froid qui me reste ; en vérité, tout cela est par trop extraordinaire, et si ce n’était vous deux qui soyiez les héros de l’aventure, je déclare bien franchement que je n’en croirais pas un mot. Mais savez-vous la conséquence que j’en tire, celle par où nous aurions dû commencer : c’est qu’elle me donne grand désir de voir cette mystérieuse Clarice, la cause de tout ce débat, cette étrange personne qui a le don d’occuper d’elle, jusqu’aux gens de l’autre monde !… Oui, vraiment, il faut absolument que je la voie ! Est-il donc si difficile d’en approcher ?
— Voilà une heureuse idée, dit la princesse Orzoenski ; moi aussi, je veux voir cette sorte de Belle au bois dormant, cette magicienne qui, non contente d’accaparer les journées de notre cher Bernard, empiète maintenant jusque sur ses nuits ! Il faut que nous en ayons le cœur net ; s’il y a du charme, nous le subirons, mais j’avoue que j’en doute ! Allons, c’est dit, c’est arrêté, c’est résolu, quand nous conduirez-vous dans l’antre de la sorcière ?
Cette rapidité de décision déconcertait Bernard. Il entrevoyait toutes sortes de complications, et se sentait peu disposé à favoriser l’entrevue.
— Le plus tôt que je le pourrai, madame, dit-il, laissez-moi le temps de m’entendre avec Erboano, il est strict dans l’exécution de sa consigne, et il est bon de lui expliquer ce dont il s’agit.
— Bon, dit la princesse. Orzoenski, cela ne doit pas être chose bien difficile ; nous ferons comme vous, s’il le faut, si on nous ferme la porte, nous entrerons par la fenêtre.
— La fenêtre est bien fermée maintenant, tout aussi bien que la porte, et je ne me hasarderais pas à tenter l’aventure sans avoir supprimé d’avance toute, chance de difficultés.
— Eh, bon Dieu, où voyez-vous des difficultés ? Une seule chose est nécessaire, c’est que vous veuilliez bien nous conduire au château ; une fois que nous y serons, nous saurons bien en trouver l’entrée, ce Cerbère que vous faites si terrible, ne nous dévorera pas.
— Il est méticuleux, je vous assure, et plus strict encore, il me semble, depuis que le hasard m’a introduit à son insu auprès de sa prisonnière.
— Je ne crois pas cela ; où vous avez pu pénétrer, nous entrerons aussi. Mais voyez donc le traître, quel peu d’empressement il met à nous laisser voir son trésor ! Ah ! Bernard, Bernard, ayez le courage d’en convenir, vous ne voulez pas que nous dérangions vos entrevues avec cette belle Clarice ; le véritable geôlier, c’est vous, c’est vous seul qui avez intérêt à ce que personne n’ait accès auprès d’elle !…
— Mais non, princesse, mais non, je vous le jure, s’écriait Bernard, qui se prenait à cette colère simulée. Vous savez combien je désire satisfaire vos moindres volontés, je ferai tout ce qui sera possible pour que vous soyez reçue à Castel d’Orgoyl, mais veuillez réfléchir, je n’y suis is moi-même que par suite de circonstances tout exceptionnelles doublées de l’obligeance du comte de Claram, je ne peux en ab pour amener des visites à son insu. Je sais qu’il lui est très désagréable que l’on connaisse l’existence de Clarice ; je l’ai bien vu le jour où il a reçu ses amis de Milan à la villa ; si ce n’eût été pour la comtesse Oriani et à sa demande expresse, Clarice n’aurait pas paru ! Il serait en droit de trouver ma conduite fort indiscrète, si, sans le prévenir, j’amenais au château des personnes qu’il ne connaît pas.
— Eh bien, nous nous ferons connaître ! Ne dirait-on pas que nous sommes gens à avoir de mauvais desseins et qu’il faut nous consigner à la porte !
La princesse Dadief qui ne se rebutait pas facilement, intervint :
— Il y a moyen de tout arranger, dit-elle ; demandez pour nous, une autorisation bien en règle, comme on fait pour visiter les galeries particulières ou pour entrer dans la rotonde de l’éléphant. Il n’y a rien là de si difficile ; nommez-nous au besoin ; dites que nous avons une envie folle de voir Castel d’Orgoyl et toutes ses curiosités ; ces permissions-là ne se refusent pas. Au besoin, je ferai la demande moi-même, et je suis sûre de réussir. Mais j’ai une plus haute ambition ; je voudrais voir ce comte lui-même, il me paraît tout aussi intéressant que Clarice, car à dire vrai, cette victime cloîtrée, toute victime qu’elle est, ne laisse pas que de me paraître suspecte !
— Mais sans doute, s’écria la princesse Orzoenski, il faut que nous voyions le comte de Claram, ce farouche Brésilien, cet homme de fer qui a si bien su mâter cette hardie créature ; des natures de cette trempe, cela ne se rencontre pas tous les jours ! Et pourquoi ne nous recevrait-il pas lui-même, dans son vieux château ? Nous valons bien la comtesse Oriani, que je sache ? Oui, voilà qui est décidé ; Bernard, vous organisez la partie et nous nous chargeons de la faire réussir. Vraiment, je meurs d’envie de voir dans ces grandes salles désertes, ce terrible comte et cette fière Clarice, jouer au grand sérieux, quelque scène de roman, bien ionnée, bien dramatique ! Qu’en dites-vous, Nadjeda ; n’est-ce pas une toute heureuse idée ?
— Excellente, Verinina mia, et M. de Rednitz ne peut absolument pas nous ref ce plaisir. Allons, mettez-vous en campagne, M. le lieutenant ; il n’y a pas un moment à perdre, si vous ne voulez nous voir sécher sur place de dépit et d’impatience.
Il fallait s’exécuter ; Bernard, à bout de raisons, promit de rapporter au plus tôt l’autorisation demandée.
Quelques instants plus tard, il galopait sur la route de Castel d’Orgoyl, résolu à procurer à ses belles Russes, le plaisir qu’elles prenaient tant à cœur, fort embarrassé toutefois sur le moyen d’y parvenir. Erboano, interrogé sur la venue possible du comte, disait ne rien savoir de certain ; évidemment il y avait chez lui fort peu d’empressement à faciliter les occasions de troubler le calme profond du château. De guerre lasse, Bernard se fit conduire auprès de Clarice.
La présence de la jeune femme lui fit promptement oublier le but de sa visite et le rejeta vers les événements de la veille et ceux de la nuit ; il raconta son rêve, curieux de voir l’effet que produirait son récit. Le résultat déa son attente ; si Clarice voulut jouer encore une fois la comédie, certes, elle y mit tous ses moyens, jamais elle n’avait donné aux paroles de Bernard une attention plus intense ; chose singulière, ce ne fut pas la partie fantastique de l’aventure qui la frappa le plus ; l’apparition de la blanche marquise, la bizarre coïncidence de l’émeraude trouvée à la place même désignée par elle, tout cela elle l’écouta en silence, son regard ardent fixé sur le narrateur indiquait seul l’intérêt ionné qu’elle y prenait ; mais quand Bernard répéta les paroles prononcées par le fantôme, elle en comprit tout de suite le sens injurieux pour elle, et son visage refléta avec la plus impétueuse mobilité, les plus violentes impressions de douleur et de colère…
— Ils sont implacables, disait-elle, les yeux ardents, les lèvres frémissantes, injustes et implacables comme les plus vils tyrans !…
Et dans une angoisse de désespoir, elle se tordait les mains, oublieuse de la présence de Bernard, insoucieuse du spectacle qu’elle lui donnait !…
— Mais c’est faux ! s’écria-t-elle, en attachant sur lui ses yeux étincelants de fureur, tout cela est faux, je le jure ! Et quoi qu’ils fassent, je ne céderai pas, non, jamais, dussé-je être réduite à une abjection mille fois plus cruelle encore !
Puis, par un retour soudain, elle parut avoir conscience de l’étrangeté de ses actes, et brusquement, se cachant la figure dans ses mains, elle resta silencieuse, en proie à une émotion convulsive…
Bernard ne savait que penser ni que dire ; pour la première fois, il lui vint à l’esprit que Clarice pouvait ne pas être entièrement dans son bon sens ! Et cependant comment concilier l’existence d’un trouble permanent et morbide avec ce grand calme, cette parfaite liberté d’esprit qu’elle possédait à un si haut degré toutes les fois qu’il ne s’agissait pas d’allusion à son mystérieux é ! Restait la supposition d’une mise en scène calculée pour étonner son visiteur ; tout était possible, et une fois de plus, Bernard dut en revenir à la conclusion qu’il fallait traiter cette nature indéchiffrable, sans y mettre trop de ménagements, et qu’il n’y avait pas à prendre au sérieux une émotion qui pouvait être le simple résultat d’une feinte ou d’un caprice.
— À qui donc en as-tu ? dit-il avec un éclat de rire. Tu te courrouces contre une vision ! Voilà ta mignonne personne toute frémissante comme si l’on t’avait fait un affront mortel ! Quel tempérament bouillant et batailleur ! Si tu t’emportes ainsi lorsqu’il s’agit d’un rêve, je comprends que dans la vie réelle, il ne fasse pas bon contrarier tes volontés !
Clarice fit un brusque mouvement de colère…
— Bon, continua Bernard, c’est sur moi maintenant que va fondre l’orage, parce que je me permets de trouver amusant le sérieux avec lequel tu accueilles cette rêvasserie ! Franchement tu mets ma bonne humeur à une rude épreuve ; si tu as tant de violence à dépenser, au moins que ce soit pour une occasion qui en vaille la peine !
— Que dites-vous ? dit Clarice, et relevant la tête, elle lui apparut toute pâle, les yeux étincelants : Quoi ! vous ne trouvez pas sérieux le récit que vous venez de faire ?
— Aussi sérieux que peut être un rêve ; tu connais mon opinion sur ce que cela vaut.
— Et cette émeraude, l’avez-vous rêvée aussi !
— Je t’ai déjà dit comment elle se trouvait en ma possession, à mon insu, c’est vrai, mais par un concours de circonstances parfaitement compréhensible. Qu’elle apparaisse comme à point nommé pour se mêler aux visions suscitées par notre folle conversation de la veille, c’est une coïncidence comme il s’en voit tous les jours et qui n’a rien de surprenant pour tout esprit qui sait et qui raisonne.
— Alors je ne sais ni ne raisonne, car votre explication me paraît plus compliquée encore que ce qu’elle explique.
— C’est que tu n’y mets guère de bonne volonté ; en définitive rien n’est plus clair.
— Si clair, si lumineux, que j’en suis toute éblouie et n’y vois goutte.
— Ah ça, dit Bernard que cette obstination commençait à dépiter, s’il n’y a pas eu de rêve, alors j’ai vu, de mes yeux vu, ce que je raconte ? C’est trop ridicule ! Tu t’amuses à mes dépens !
Clarice le regardait avec ses grands yeux fixes :
— Vous êtes parfaitement sûr de n’avoir jamais eu d’hallucination ?
— Encore, tu y reviens ! Eh bien, une fois pour toutes, sache que nul moins que moi n’est sujet à l’hallucination ou à quoi que ce soit qui y ressemble. Et en veux-tu la preuve ? Il y a trois ans, à Berlin, nous fîmes le pari, trois de mes amis et moi, de er trois nuits et trois jours sans dormir : deux cédèrent au matin de la troisième nuit, von Rhoneck se soutint à force d’excitants jusqu’au bout de l’épreuve, et dans la quatrième nuit, il fut pris d’hallucinations incessantes ; il se croyait en examen devant ces Messieurs du Grand État-Major, et s’épuisait à répondre à des questions impossibles ; il fallut le traiter à grands coups de chlorure de zinc, et il ne s’en est remis qu’à la longue. Moi, je tins victorieusement, sans la moindre excitation nerveuse ; le temps d’épreuve fini, je m’endormis du meilleur sommeil, pour une bonne quinzaine d’heures, et me réveillai, frais et dispos. Ce n’est pas le fait d’un système nerveux en désordre, et tu vois que je peux me fier à mes sensations.
— C’est pour cela que vous ne vous y fiez pas ! Ah ! la drôle de logique !
— Je m’y fie pleinement, mais en les contrôlant par ma raison et mon bon sens ; j’ai eu un rêve, pas autre chose, je le sais et m’en tiens là, sans me noyer dans des subtilités superstitieuses.
— Un rêve n’est pas si précis, et le cauchemar le plus fantasque n’a jamais laissé d’émeraude sur la table de sa victime.
— Dieu, quel entêtement aveugle et indomptable ? Il y a de quoi lasser la patience des plus grands saints ! Mais réfléchis donc à quelle conséquence tu marches ? Sérieusement, veux-tu me faire croire que j’ai vu ce que le bon public appelle une apparition ?
— Je crois ce qui a toujours été la croyance intime de l’humanité, ce qu’elle croira toujours dès qu’elle pourra échapper à ces complications de la vie moderne, qui absorbent toutes ses pensées. Il est de mode de s’en moquer maintenant ; faites à votre aise mais l’ironie n’a jamais été une preuve, ne l’oubliez pas.
— C’est la seule arme à employer contre de pareilles inepties. Mais à celle-là même, je suis tenté de renoncer ; oui, vraiment, tu prêches si bien que je me sens presque converti ; pourquoi pas d’ailleurs ! Ce doit être charmant de croire aux satyres, aux nymphes, aux ondines, aux fées ! Mais, je voudrais en voir, de ces dernières surtout !
Clarice ne paraissait pas se prendre à cette raillerie, elle s’était mise à rire, d’un rire saccadé, nerveux, étrange :
— Pourquoi n’en verriez-vous pas ! dit-elle. Vous êtes fort bien avec ce monde-là… sur le pied de visites… et fréquentes même !
— Tu dois être bien mieux dans leurs bonnes grâces, toi, leur apôtre intrépide !
— Moi, non ! Ils me détestent, vous le savez bien !
Elle riait, les yeux chargés d’éclairs sinistres !
— Et pourquoi m’honoreraient-ils de leur sollicitude, moi, le sceptique, le mécréant, moi qui ne vois dans ces fictions surannées, qu’ignorance aveugle, et caprice superstitieux !…
— Que sais-je, moi ? Il y a des prédispositions de nature, les uns voient ce que les autres ne voient pas. Il y a des influences de races. Les Hohenzollern ont leur dame blanche, pourquoi les Rednitz, de famille tout aussi ancienne, seraient-ils moins bien partagés ?
Elle le regardait fixement : le froid éclair de ses yeux, pénétrant comme une lame d’épée, causait à Bernard un malaise indéfinissable ; involontairement il sentait se réveiller au plus profond de son être, des souvenirs vagues d’anciennes légendes de famille ; il lui semblait que Clarice devinait ses pensées et saisissait en son cœur ces tendances superstitieuses dont il avait honte…
Il réagit soudain ; il ne pouvait ettre que de telles influences vinssent exercer la moindre action sur son esprit :
— Ma bonne Clarice, dit-il d’un ton qu’il s’efforçait de rendre calme, tu perds ton temps et ta peine. Je ne demanderais pas mieux que d’être un croyant et un visionnaire, cela doit mettre quelque imprévu dans notre existence prosaïque. Mais, que veux-tu, c’est impossible, la matière manque, autant vaudrait me demander de croire à l’immobilité de la terre ; le temps a marché, il faut en prendre ton parti, nous connaissons les lois qui régissent l’univers, avec la meilleure volonté de te complaire, je ne peux pas les bouleverser.
Clarice avait voilé son regard ; le front appuyé sur sa main, elle restait immobile :
— Eh bien, dit-elle après un silence, puisque ce sujet vous déplaît, cherchons-en un autre sur lequel je ne me fasse pas écraser par votre science. Votre rêve, dites-vous, est chose toute normale, conforme aux bonnes théories, c’est un effet involontaire de mémoire ; donc, pour être conséquent, vous devez trouver dans vos souvenirs, une figure analogue à celle qui vous est apparue ; où et quand l’avez-vous vue, il serait bien intéressant de le savoir.
Elle parlait avec un sérieux, une animation étranges ; dans ses grands yeux, une flamme s’allumait intense, ardente ; on eut dit que, doué d’une sorte de divination, son regard se faisait jour au plus intime des pensées de son interlocuteur, et allait réveiller dans les replis les plus cachés de sa mémoire, des impressions, des souvenirs depuis longtemps ensevelis dans l’oubli ! Sous le coup de cette inquisition pénétrante, Bernard éprouva de nouveau un réel malaise ; il lui semblait qu’il se sentait faible, inférieur à cette volonté dominatrice, la force lui manquait pour résister à cette autorité impérieuse qui venait lui arracher ses secrets ! Cette sensation fut si vive qu’elle provoqua instantanément une réaction ; il eut honte de sa faiblesse, et par une impulsion instinctive, irrésistible, il se mit en garde, rudement, comme s’il eût à repousser une attaque, presque une offense !
Dans cette disposition acerbe, et quelque respect qu’il eût pour la vérité, il ne se sentait pas en voie de confidences ; pour rien au monde, il n’eût voulu rien dire qui pût faire croire à Clarice qu’il avait trouvé une ressemblance entre la figure de son rêve et une personne de sa famille, et que cette ressemblance fût assez marquée pour qu’il eût, sans hésiter, identifié l’une dans l’autre.
— Ah ! ça, dit-il, d’un ton d’impatience presque amer, est-ce que vraiment, tu me prends pour un fou ou un sot ? Crois-tu que j’attache la moindre importance à pareille misère, et que je sois assez simple pour perdre mon temps à rechercher si ce stupide rêve se rapporte à quoi que ce soit de réel ? Si telle est ta pensée, tu en seras pour tes frais d’invention ; je te préviens que je n’entends, ni de près ni de loin, servir de jouet à tes superstitions, ni à tes caprices !
Clarice le regardait sans mot dire ; le feu de son regard s’éteignit soudain :
— Mon Dieu, dit-elle enfin, je n’ai aucune intention de rien faire qui puisse vous déplaire ; veuillez m’exc si j’ai été indiscrète. Et pourtant, oui, je l’avoue, j’aurais bien grand désir de savoir à quelle impression, à quel souvenir vous pouvez rapporter cette singulière apparition.
— Apparition ! Quel mot ! Ne dirait-on pas que nous sommes des enfants crédules et craintifs, tout pénétrés des Mille et Une Nuits ou du ténébreux Moine de ce bon farceur de Lewis, et qui s’attendent à voir surgir dans leur alcôve, quelque figure baroque venant tout droit de ces fictions ?
Cette ironie parut jeter dans le regard de Clarice comme une ombre de tristesse ; elle sourit cependant :
— Comme vous êtes sévère ! dit-elle ; même si c’est un pauvre petit caprice de ma part, ne pourriez-vous l’accueillir avec moins de méprisante pitié ! Je veux l’avouer tout franchement, oui, je tiens à savoir tout ce qui vous concerne ; ces figures des rêves peuvent m’aider à y réussir ; ne sortent-elles pas du plus intime de votre esprit et n’en reflètent-elles pas la vraie nature et la pensée ?
— Merci de cette sollicitude, mais m’est avis qu’elle se trompe fort sur le choix des moyens ; autant vaudrait juger les gens d’après les propos qui leur échappent dans la fièvre ou dans l’ivresse…
— Cependant…
— Non, non, je te l’ai déjà dit, on ne peut en tirer aucune induction quelconque. Cette figure de mon rêve, est-ce la reproduction de quelque personnage de tableau, d’une vieille gravure de théâtre même, c’est bien possible, n’importe, il ne vaut pas la peine de s’en occuper.
— Si ce n’est que cela sans doute, mais ce peut être autre chose et voilà qui serait intéressant à retrouver ! Voyons, M. de Rednitz, cherchez bien ; ce n’est pas pour avoir les rêves du premier bourgeois venu, que vous êtes né noble de haute race, dans un vieux château d’Allemagne, tout peuplé de légendes ! N’avez-vous pas dans vos archives, dans vos traditions, quelque récit des temps poétiques, quelque vieille histoire bien mystérieuse où figure cette hautaine douairière ?
Elle touchait presque à la vérité ; Bernard sentait sa pensée s’imposer à la sienne ; un pas de plus, et avec sa lucidité pénétrante, elle allait lui arracher son secret ! L’humiliation était réelle ; une fois de plus, l’impatience le saisit, il eut besoin de toute sa force pour empêcher sa pensée de revêtir une expression trop âpre :
— Et quand cela serait ? dit-il d’un ton rude. Une fois pour toutes, je te le dis, je n’ai que faire de ces sornettes ; je n’entends pas y dépenser une seule minute de mon temps. Mais je vois où tu en veux venir ; bon gré, mal gré, il faut que tu trouves en moi quelque prédisposition, je ne sais quelle tendance mystique, puis, à un moment donné, grâce peut-être à quelque surprise de mes sens, tu me feras croire que je suis un adepte de ce merveilleux à quoi tu trouves tant de charme. Je ne te donnerai pas ce plaisir, je t’en préviens.
— Et je le regrette, dit-elle, avec un sourire dont Bernard ne pouvait définir le caractère. Oui, en vérité, je voudrais vous savoir protégé par quelque puissant génie, quelque belle fée, qui prendrait à cœur de vous rendre heureux.
— Grand merci de ton bon vouloir, mais je crois que je ferais un très ingrat protégé ; la véritable protection, par le temps qui court, c’est d’avoir des principes précis, des connaissances exactes et une bonne méthode pour er du connu à l’inconnu.
Elle le couvrait de son regard intense. Sans doute elle comprit que son impatience était réelle, qu’il n’y avait pas lieu d’insister. Sans transition, elle abandonna la poursuite ; l’éclair de ses yeux s’adoucit, un gai sourire rayonna sur sa bouche mutine :
— Méthode ! Principes ! dit-elle. Grâce, grâce ! je vous en prie !… Cette grosse artillerie m’effraie et je me déclare incapable de reprendre la lutte. Ah ! votre vérité, ce n’est pas un de ses moindres défauts, qu’il faille toujours s’incliner devant elle ! Moi, je suis comme les oiseaux de nuit ; ils voient ce que cachent les ténèbres, et quant à la lumière, ils lui rendent hommage en fermant les yeux. Mais assez de science et de logique : place à l’art et à la poésie ! Je me sens une envie folle de ne plus penser à rien de sérieux !
Elle s’était levée et traversa la chambre en agitant les mains comme pour écarter les préoccupations importunes ; Bernard la suivait des yeux ; la grâce parfaite de ses mouvements, l’élégance de toute sa personne, jusqu’à l’originalité exquise et simple à la fois de sa toilette, tout en elle s’harmonisait dans la mesure la plus parfaite avec la capricieuse distinction de son esprit. Singulier problème ! se disait-il ; et après tout, pour le plaisir que j’éprouve à chercher le mot de l’énigme, en aurais-je davantage si je surprenais son secret !
Clarice s’était assise au piano ; elle feuilleta quelques partitions et en choisit une ; c’était la Somnambule. Dès les premiers accords, Bernard reconnut cette inspiration douce et triste.
— La Somnambule, dit-il ? Oh ! oh ! Bellini, roulades et mélodie, genre romantique, 1830 et compagnie ! C’est un peu bien vieillot, pour ne pas dire plus…
— Sans doute, et pour s’y plaire, il faut avoir des goûts simples et le cœur sensible, comme aurait dit Jean-Jacques Rousseau. Mais je les aime, ces pauvres vieilles cantilènes, elles me rappellent les belles nuits étoilées, le parfum des orangers, et le chant du rossignol ! Ah ! si j’avais ma voix !… Je crois que toute simple qu’elle est, cette douce musique vous irait au cœur !… Laissez-moi vous la jouer ; même au piano, elle peut avoir du charme. Vous aurez toujours la ressource de m’arrêter ; oh ! je n’y mets pas d’amour-propre, et si je vous ennuie, dites un mot, je vous jouerai tout Hummel, Schumann et Niels Gade ; il faudra bien que vous me pardonniez.
Elle commença ; cette fois encore, elle jouait de mémoire, car elle ne regardait pas son cahier et ne tournait pas les feuilles, à peine éclairées du reste par le candélabre à trois branches placé sur la saillie de la cheminée. Les fenêtres étaient ouvertes ; la lune, au haut du ciel, projetait dans la salle ses doux rayons bleuâtres ; dans cette transparente pénombre, la vieille tour et ses murs en ruine se dessinaient sur le ciel en grandes masses sombres aux contours indistincts ; l’heure était avancée, tout était calme au loin.
Dans ce grand silence de la nuit, les douces mélodies italiennes s’élevaient avec l’accent d’une pénétrante mélancolie ; Bernard peu appréciateur de l’œuvre, s’étonnait d’y trouver un charme exquis ; son esprit tendu par l’effort de la discussion, le rendait-il plus accessible, par la réaction qui suit la lutte, aux molles séductions de la musique, était-ce l’effet de l’exécution irable de Clarice, il n’aurait su le dire, et ne cherchait pas à se rendre compte de ses impressions, mais il se sentait ému jusqu’au plus profond de son âme, il lui semblait qu’une puissance mystérieuse s’emparait de son esprit et y faisait vibrer toutes les cordes de la ion et de la douleur. Oublieux du réel, saisi par une sorte de fascination irrésistible, il se surprenait à confondre Clarice avec la pauvre Amina, la douce héroïne du drame ; c’était elle qui communiquait à l’inspiration du maître, l’énergie de sa nature vivace, et transformait ces molles mélodies en accents de plainte ionnée, c’était elle qui donnait l’essor à ces sanglots déchirants, ces cris de douleur arrachés aux plus intimes profondeurs de son être. Et lorsqu’au dénouement, l’innocence reconnue d’Amina se révèle par un chant de bonheur, à ce moment, il sembla que l’exécution cessait d’être obéissante, cette joie restait imprégnée de larmes, et sous l’élan de cette inspiration entraînante, on sentait frémir la sourde révolte d’un désespoir qui se sait éternel !
Bernard revenait au pas de son cheval sur la route solitaire :
« Quelle étrange créature ! se disait-il. Quels contrastes dans cet esprit mobile ! Tantôt elle discute avec la ténacité d’un vieux légiste, tantôt elle se répand en divagations mystiques comme un solitaire de la Thébaïde ! À voir ces transformations absolues, on dirait qu’il y a en elle autant d’êtres que d’impressions. Et quelle singulière puissance cachée sous cette frêle enveloppe ! Comme elle ionne tout, autour d’elle ! Cette pâle idylle italienne, quels élans dramatiques, elle sait en faire jaillir ! J’y voyais à peine quelque talent d’invention, maintenant j’y reconnais du génie ! Vraiment, il semble qu’elle s’empare de votre esprit, elle l’émeut, le calme, le surexcite à son gré, sans effort, par la seule action de sa volonté souveraine ! Tout à l’heure, quand elle parlait d’hallucination, son accent convaincu s’imposait avec une telle énergie que j’en venais à douter de moi-même ! Comme elle doit être dangereuse pour des esprits ignorants ou faibles ! Heureusement que mon système nerveux est de bonne trempe, capable de résister à de bien autres assauts ! Quand on a é, comme moi, des nuits entières, perdu dans les forêts du Harz et de Bohême, sans être seulement effleuré par les superstitions de la vieille Allemagne, on ne plie pas devant les inventions les plus capricieuses, les influences les plus mystiques ! Non, non, je veux bien irer la magicienne, mais quant à ses enchantements, serviteur ! je les défie bien d’avoir jamais prise sur moi ! »
On était au milieu de septembre ; la transition se faisait entre l’été et l’automne, par une suite de gradations insensibles ; les bois perdaient leurs fraîches teintes vertes, une brume transparente estompait les lointains et préludait aux brouillards d’octobre. Il faisait encore très chaud au milieu du jour, mais ce n’était plus cette fureur du soleil contre laquelle il n’y a d’abri que dans les chambres bien closes ; le grand air, l’ombre sous les arbres, commençaient à devenir la plus agréable défense contre la chaleur de midi.
Un jour, vers les deux heures, Bernard, comme il le faisait souvent, se rendit au Monte-Sacro, et gagna la chapelle qui domine le lac du côté d’Omegna ; il s’assit sous la galerie au nord, et là, bien abrité du soleil, il savourait la fraîcheur de la brise descendant des hautes vallées. Insensiblement il se laissa gagner par une légère somnolence, ferma les yeux et s’abandonna à une douce sieste.
Soudain, il releva la tête ; un bruit de voix avait frappé son oreille ; c’était comme une conversation qui se serait tenue à peu de distance. Il avança doucement la tête jusqu’à ce qu’il pût voir dans la direction du parc ; le spectacle qui s’offrit à ses yeux était bien propre à piquer sa curiosité.
Dans l’allée qui côtoie le mur de terrasse, au pied d’un grand pin, deux femmes étaient debout ; l’une d’elles était Clarice ; il ne voyait pas son visage, mais il reconnaissait sa taille élégante, ses noirs cheveux, le port inimitable de toute sa personne. Clarice en plein jour, si loin du château, seule, libre de cette surveillance qu’elle disait si stricte, il y avait là de quoi grandement étonner Bernard. Mais il y songea à peine, toute son attention était captivée par l’autre figure du groupe ; elle présentait un ensemble de beauté vraiment incomparable : grande, irablement bien faite, avec ses grands traits d’une exquise distinction, ses yeux et ses cheveux superbes, elle réalisait un type d’une perfection extraordinaire, presque idéale. Certes Clarice était bien belle, mais elle n’approchait pas de cet éclat prodigieux. Avec une souveraine aisance, l’étrangère portait en toute sa personne, une noblesse imposante, une majesté calme, que l’on ne pouvait demander à sa mobile et ionnée compagne. Sa toilette était d’une originalité exquise et piquante, toute diaprée de couleurs vives et harmonieuses tout à la fois ; chose singulière, elle portait au corsage et aux poignets des bijoux dont Bernard ne pouvait distinguer la forme, mais dont à la distance où il était, il voyait distinctement étinceler les feux énormes. Ce déploiement de luxe, à cette heure du jour, en pleine campagne, l’aurait choqué chez toute autre ; chez cette étonnante personne, il paraissait tout naturel ; une pareille beauté appelait nécessairement autour d’elle la réunion de toutes les recherches, de toutes les splendeurs.
Il pouvait l’examiner tout à son aise ; les deux femmes ne paraissaient pas se douter qu’elles fussent observées, l’intérêt de leur conversation les absorbait entièrement. C’était Clarice qui en faisait tous les frais ; elle parlait avec animation, on eût dit qu’elle voulait persuader, fléchir l’étrangère, et celle-ci l’écoutait avec un mélange de sévérité et de bienveillance qui se reflétait sur sa noble figure. Tout à coup l’agitation de Clarice redoubla ; elle paraissait être à la fois désespérée et suppliante, elle demandait avec un désir ionné comme si c’eût été pour elle une question de vie ou de mort… Il paraît qu’elle réussit, car, sur un mot que lui dit l’inconnue, soudain, elle se jeta à ses pieds, lui étreignit les mains, les posa sur son cœur, les embrassant avec un entraînement fougueux de ion et de reconnaissance… L’inconnue souriait ; les protestations de Clarice semblaient l’émouvoir, mais il était aisé de voir qu’elle ne s’y livrait pas sans réserve.
À ce moment, tout près de Bernard, du côté du lac, un brusque éclat se fit, comme un puissant battement d’ailes ; le jeune homme tourna vivement la tête ; à deux pas de lui, sur le mur même de la terrasse, un grand oiseau de proie venait de prendre son essor ; porté sur ses ailes puissantes, lentement il planait à la hauteur de la chapelle : Bernard pouvait distinguer son œil fier, son bec acéré et les fauves marbrures de son plumage… Soudain, rapide comme la pensée, le noble oiseau plongea droit sur le lac, puis il se releva et fit un ou deux grands tours entre l’île et les maisons du bourg ; un nouvel élan le reporta vers la chapelle dont il effleura les murs de ses ailes immenses, étonnant Bernard de son audace, enfin comme emporté par un tourbillon, brusquement il s’éleva et se perdit dans le ciel…
En toute autre occasion, Bernard, avec ses instincts de chasseur, eût pris grand intérêt à cet incident si peu ordinaire, en ce moment, tout préoccupé de la belle inconnue, vivement il reporta les yeux dans l’intérieur du parc ; il était trop tard ; les deux femmes avaient disparu… En fouillant l’allée du regard, Bernard finit par distinguer Clarice qui s’éloignait toute seule d’un pas rapide, marchant dans la direction de l’église. Par un mouvement instinctif, il se leva et la suivit ; une vive curiosité le poussait à lui demander qui était cette belle personne avec qui elle avait de si vives conversations. Il pensait la redre promptement, mais à l’épreuve l’entreprise ne parut pas être aussi aisée. Arrivée au bout de l’avenue, Clarice avait tourné à gauche comme pour aller au vieux couvent ; elle se trouvait masquée à sa vue par des massifs d’arbres verts. Bernard pressa le pas et atteignit promptement la limite du Monte-Sacro ; à l’endroit où les murs en ruines du vieux couvent dominent les pentes ardues du versant oriental. Là, il dut constater à sa grande surprise que Clarice avait pris une avance considérable ; elle était déjà à une grande distance, au milieu des vignes, et s’éloignait d’un pas rapide dans la direction de la grande route ; elle avait dû descendre par une sorte de casse-cou pratiqué sous les murs de clôture, dans les rochers abrupts qui ent le vieux couvent ; il était incroyable qu’une femme se fut hasardée dans ces rocailles à pic, où lui, Bernard, agile et intrépide grimpeur, hésitait à se risquer. Pendant qu’il s’attardait dans cette indécision, Clarice continuait sa marche rapide ; elle avait traversé la route, et prenant à travers champs, tout droit devant elle, atteignit les bois qui tapissent la colline et disparut sous leur ombrage ; là, il devenait presque impossible de la redre, la poursuite devait forcément s’arrêter.
Un instant encore, Bernard resta immobile, regardant ces bois qui venaient de lui dérober Clarice, de l’air confus d’un chien de chasse qui voit s’envoler le gibier manqué par le chasseur ; puis sans s’obstiner davantage il tourna sur lui-même et d’un pas rapide se mit en devoir de regagner Orta. Dans son esprit, avait surgi l’image radieuse de l’étrangère, et maintenant oublieux de Clarice, c’était elle qu’il voulait revoir à tout prix. Mais un grave désappointement l’attendait ; à Orta, nul n’avait vu personne qui répondît au signalement qu’il donnait ; l’étrangère n’avait paru à aucun des deux hôtels ; force était de croire qu’elle était en visite dans l’une des villas avoisinantes ; l’y trouver sur le moment même, n’était pas chose facile ; seule, Clarice pouvait dire au juste où il fallait la chercher ; il s’agissait donc de la faire parler. Sans plus attendre, esclave de l’impulsion du moment, Bernard fit seller son cheval, et le lança à bonne allure sur la route d’Arona ; il calculait qu’avant le soir et ses informations prises, il pouvait être de retour, et se mettre à la recherche de l’étrangère avec toute chance de succès. Puis il se disait qu’en se pressant un peu, il devait arriver à Orgoyl avant Clarice, et il lui plaisait de penser qu’il pourrait la surprendre en pleine escapade, presque en aventure ; elle qui prétendait toujours qu’elle ne sortait jamais que de nuit, comment expliquerait-elle cette longue course en plein jour, dans le voisinage immédiat d’Orta, où elle pouvait être si bien vue et reconnue ! Il pouvait la prendre ainsi en flagrant délit de dissimulation et mystère volontaires. C’était une occasion de la déconcerter, peut-être de la mettre sur la voie des confidences ; cette perspective éveillait fort l’esprit de Bernard, et dans son impatience, insoucieux de la chaleur, il précipitait l’allure de son cheval comme s’il eût craint de ne jamais arriver.
La villa, au moment où il y entra, présentait comme toujours, l’aspect de son calme un peu morne ; Erboano répondit que Clarice était chez elle ; évidemment il ne se doutait pas même de l’escapade de sa prisonnière. Bernard, sans lui rien dire, gagna les appartements du vieux château ; il était certain maintenant du succès de sa manœuvre ; et se faisait une fête de voir l’embarras dans lequel il allait jeter Clarice, elle qui se piquait de ne s’étonner de rien.
Il y avait longtemps qu’on ne l’annonçait plus ; arrivé à la porte, il l’ouvrit brusquement. Un mouvement de surprise lui échappa ; la jeune femme était assise à sa place habituelle, toute calme et souriante, vêtue d’une charmante toilette d’intérieur, toute autre que celle qu’elle portait tout à l’heure sous les ombrages du Monte-Sacro !
C’était à croire que ce n’était pas la même personne, et Bernard eut besoin de toute sa présence d’esprit pour ne pas paraître totalement déconcerté. Mais il fallait payer d’audace, s’il voulait mener à bien son enquête ; surtout il ne fallait pas donner trop tôt l’éveil, Clarice, avec sa pénétration habituelle, se serait bien vite mise sur ses gardes. Il se composa donc de son mieux une figure indifférente, et fit son entrée comme s’il s’agissait d’une visite toute ordinaire.
Clarice ne paraissait pas s’être aperçue de son trouble.
— Ah ! M. de Rednitz, dit-elle avec un gai sourire, enfin, vous vous décidez à venir aux bonnes heures ! Au moins, je peux espérer de vous garder un peu longtemps. Asseyez-vous bien vite et respirez à votre aise l’air frais de ma vieille salle ; il fait grand chaud dehors, et il faut être un véritable ami pour se hasarder en plein champ, à cette heure, par une semblable température !
Elle parlait ainsi d’un ton enjoué ; son regard ne trahissait aucun embarras ; bien plus, on eût dit qu’il reflétait une expression vivace, joyeuse, qui lui était peu ordinaire. Elle avait sa physionomie des bons jours, ce teint de perle, pâle et lumineux à la fois qui annonçait en elle l’absence de toute fatigue, de toute inquiétude ; ses yeux rayonnaient, tout en elle était jeunesse, bonne humeur allègre et joyeuse ; il eût été bien impossible de se douter que cette jeune femme, toute calme et radieuse dans sa fraîche toilette, venait de franchir deux fois, sous la pesante chaleur du jour, la distance qui sépare Castel d’Orgoyl du lac d’Orta !
« Allons, se dit Bernard, elle tient bien son secret ! Mais je le lui ferai bien dire ; j’ai les bonnes cartes pour moi ! »
— C’est vrai, reprit-il tout haut, ce matin, il m’a paru que l’occasion était bonne pour te rendre visite, et je suis venu tout de suite, en plein jour, au lieu de rôder au crépuscule comme un animal nocturne. Fort heureusement je te trouve déjà prête pour me recevoir ; en chemin, il m’avait pris un scrupule, je craignais d’arriver comme les bonnes gens de campagne, avant que le maître de la maison soit levé…
— Oh ! M. de Rednitz, le scrupule était excessif ; sans être tout à fait l’étoile du matin, je peux me rendre cette justice que je vois lever l’aurore tout aussi souvent qu’un autre.
— Et je t’en félicite, c’est à cela que l’on reconnaît la vertu. Mais je pouvais craindre autre chose, me heurter par exemple à une porte close ; ton parc est bien beau par ces douces matinées et tu pouvais céder au désir de t’y perdre.
— La chance était bien faible ; vous parliez d’animal nocturne : s’il en est un, c’est moi ; vingt fois pour une, je ne sors pas d’ici avant la nuit tombée.
— Eh bien, n’importe ; je pouvais tomber sur cette vingt et unième et unique fois, et cela m’eût grandement désappointé ; excuse mon inquiétude, elle ne tenait qu’à mon très grand désir de te voir…
Le regard de Clarice plongea soudain dans les yeux du jeune homme avec cette fixité contre laquelle il se sentait sans défense :
— Comme vous dites cela ! dit-elle après un silence ; vous avez tout à fait l’aspect d’un de ces masques antiques dont un côté rit tandis que l’autre s’attriste ; je ne sais auquel je dois, répondre et me sens fort intimidée.
— Ce serait bien étrange, car il n’y a pas dans ce que je dis, matière à te troubler… Mais voilà le résultat de cette réclusion si sévère que tu t’imposes ; à force de te tenir ici solitaire, tu perds l’habitude de ca avec les vivants.
— Peut-être, mais que faire ? Je n’ai pas le choix et n’ai plus la volonté de vivre autrement ; je ne connais guère le monde, mais ce peu me suffit, je n’en demande pas plus.
— Aussi tu fais bien de rester au gîte ; avec toi, on ne redoute pas la formule : Madame est sortie ! N’est-il pas vrai ?
Clarice le regardait de ses yeux fixes ; elle paraissait anxieuse ; il y avait dans le ton du jeune homme, une ironie ambiguë qu’elle ne s’expliquait pas. Puis soudain, comme saisie d’une pensée triste elle baissa les yeux :
— Ah ! M. de Rednitz, dit-elle, vraiment, c’est mal à vous de me tendre des pièges ! Eh bien, oui, je suis sortie ce matin ; je ne faisais que de rentrer lors de votre arrivée. Je ne vous l’ai pas dit ; faut-il donc m’en faire un gros crime ? Vous le savez, la dissimulation est l’arme de la faiblesse, et moi, je suis faible et menacée, je n’ose me fier à personne, pas même à vous, et cependant, pourquoi ne vous le dirais-je pas, vous êtes la seule créature humaine en qui je sois tentée d’avoir confiance !
Elle parlait d’une voix si douce, il y avait dans ses beaux yeux une expression si douce, un regard si franc, si loyal, que Bernard sentait s’évanouir toutes ses velléités inquisitives :
— Pardonnez-moi, continua-t-elle ; si vous saviez combien ma position est difficile ! Toute fausse démarche de ma part m’expose à de dures représailles, ces semblants même de liberté qu’on me laisse, ce sont autant de tentations contre lesquelles je dois me tenir en garde ! Ce matin, en voyant ce radieux soleil, je ne sais quel instinct irrésistible m’a poussé à revoir cet adorable Monte-Sacro d’Orta ; Erboano qui m’épie sans cesse, m’aurait refusé d’y aller seule, je n’aurais pas même osé lui en parler ; d’ailleurs je ne veux rien devoir à cet homme ! Je suis sortie en cachette ; je connais des sentiers dans les bois, où personne ne pouvait me voir ; vous m’avez vue, cependant ! Heureusement pour moi, je peux-vous demander le silence ; si l’on venait à savoir que je suis allée à Orta, en plein jour… Mais j’y pense ! Vous avez vu Erboano tout à l’heure, peut-être lui avez-vous dit ?…
Elle était saisie d’une anxiété fébrile !…
— Rassure-toi, dit Bernard ; je n’avais rien à dire à ton geôlier et je ne lui ai rien dit ; je viens de le voir en effet, il ne paraît pas se douter de rien.
— Ah ! Dieu soit loué ! S’il venait à le savoir, je n’ose penser à ce qui pourrait arriver.
Elle restait silencieuse. Cette préoccupation soudaine paraissait étrange à Bernard ; Clarice n’était pas toujours si craintive, il le savait de bonne source ; pourquoi s’émouvait-elle si fort pour une démarche qui lui aurait paru toute simple en tout autre cas ?
— Cependant, dit-il, repris de défiance, si je te garde le secret, d’autres n’y mettront pas la même réserve. Tu n’es pas arrivée à Orta sans avoir rencontré personne sur ta route ? Ceux qui t’ont reconnue parleront, n’est-il pas vrai !
— Je n’ai rencontré personne ; à midi, par cette chaleur ardente, la solitude est complète dans la campagne.
— Oui, mais à Orta ! Le Monte-Sacro est toujours bien pourvu d’étrangers curieux et bavards, et une jolie femme telle que toi est chose qui se remarque.
— Je me suis tenue sur mes gardes ; sauf vous, personne ne m’a vue, je le crois du moins.
Évidemment elle voulait le tromper ; dans quel intérêt, il ne pouvait le comprendre, mais cette dissimulation obstinée le dépitait :
— Et qui donc, dit-il brusquement, était cette belle personne avec qui tu causais au Monte-Sacro ?
Ces mots bien insignifiants produisirent un effet auquel il était loin de s’attendre ; une surprise très vive, presque de la stupeur, se peignit sur les traits de Clarice :
— Vous l’avez vue ? dit-elle, les yeux agrandis par un étonnement qu’elle ne songeait pas à cacher ; vous l’avez vue !…
— Eh ! sans doute, je l’ai vue et irée ; qu’y a-t-il donc là de si surprenant ? Surtout, à quoi bon vouloir me tromper pour une chose si simple !
Elle ne parut pas avoir entendu ce reproche :
— C’est vrai, disait-elle à demi-voix, comme se parlant à elle-même, il pouvait la voir ! Et moi qui n’y pensais pas !…
Puis soudain sa figure s’éclaira :
— Oh ! dit-elle, je suis heureuse, bien heureuse, et je sais bon gré au hasard de vous avoir amené là si à propos ! Vous l’avez vue ! Elle est belle, n’est-ce pas, et bien plus bonne encore que belle ! Oui, je suis bien heureuse ; grâce à elle, j’en suis presque à croire que mon sort va changer !
— Oui-dà ! voilà une perspective qui, pour moi, manque tout à fait de charme, je suis prêt à maudire cette belle étrangère qui voudrait t’emmener loin d’ici ! Mais, avant de la maudire, je voudrais savoir qui elle est ; une pareille beauté, capable de te faire courir en plein jour à travers champs, au risque de t’exposer au courroux de ce terrible Erboano, ou de son maître, ce n’est certes pas la première venue, et si tu veux que je te pardonne tes détours, tu vas me dire tout de suite qui elle est.
— Qui elle est ? répétait Clarice, en fixant sur lui ses grands yeux brillants ; sa gaîté paraissait lui être entièrement revenue, et son sourire se nuançait d’une finesse railleuse. Eh bien, dit-elle, puisque vous voulez tout savoir, cette belle personne c’est… c’est mistress Dixon Dacres. D’où elle est, de Baltimore, je crois, cette capitale de la beauté, et elle accuse bien son origine, il n’y a pas au monde, je pense, une femme plus belle, aussi belle, et à beaucoup près. Votre curiosité est-elle satisfaite ?
— Satisfaite ? Non pas ; je croyais avoir affaire à une princesse des Mille et Une Nuits, tout au moins, et je ne trouve devant moi qu’une Yankee fort belle, c’est vrai, ultra élégante, j’en conviens, très fast, sans doute, mais la distance est grande, tu le vois, entre l’imagination et la réalité, et je ne prends pas mon parti de la déconvenue.
Clarice riait :
— Prenez patience, dit-elle ; peut-être qu’un jour vous apprécierez mieux ma belle Américaine ; bien des gens voudraient avoir été à votre place et avoir vu, comme vous, cette royauté, une vraie royauté, celle-là, oui, et toute puissante : qui peut résister à cette réunion dans la même personne, de tout ce que la beauté, l’intelligence, la plus exquise délicatesse morale, peuvent avoir de séductions !
— Voilà de l’enthousiasme, et du plus accentué, ou je ne m’y connais pas. Et je regrette bien d’être resté coi, derrière ma chapelle, au lieu de sortir et de me faire présenter : c’est ce que j’aurais fait sans ce maudit aigle…
— Un aigle ! Que voulez-vous dire ?
— Eh, sans doute ! J’assistais à votre entretien, à trente pas de là, derrière la chapelle de l’angle ; voilà un grand diable d’oiseau de proie qui part tout à côté de moi, tourne, vire et voltige exactement comme s’il eût été chargé de détourner mon attention, tant et si bien que, lorsqu’il a bien voulu terminer son manège, je n’ai plus vu personne et tu t’es sauvée si vite que je n’ai pas cherché à te redre.
Clarice riait de plus belle :
— Vraiment, la gent emplumée a un grand faible pour vous et se plaît tout particulièrement à se mêler de ce qui vous regarde ; tantôt c’est une bécasse qui vous conduit à Orgoyl, comme par la main ; voici maintenant un aigle aposté tout à point pour vous distraire. On croirait entendre un conte de fées, prenez garde au dénouement !
— Le dénouement est tout trouvé et il est fort triste ; j’ai perdu l’occasion de voir la plus belle femme du monde ; c’est un malheur, cela. Mais elle doit être encore à Orta ; je saurai bien l’y retrouver dès ce soir.
— Ne vous en flattez pas ; elle devait repartir tout de suite et sans doute elle est bien loin en ce moment. Voilà ce que c’est que de se laisser détourner par quelque futile volatile !
— Eh bien ! j’en prendrai mon parti, pourvu toutefois que cette belle Yankee ne donne pas suite à son projet de t’enlever de ta retraite. Il y a donc grande affection entre vous deux ; tu ne m’avais jamais parlé d’elle ?
— Je croyais qu’elle m’avait tout à fait oubliée ; je lui faisais injure ; mon malheur l’a touchée et je suis sûre qu’elle me protégera.
— Mais où donc l’as-tu connue ? Tu as bien couru le monde, mais je ne savais pas que tu te fusses promenée aussi dans ces nouveaux pays.
Clarice baissait les yeux ; il y avait une nuance d’embarras dans sa manière d’être :
— C’est bien loin d’ici, en effet, que je l’ai rencontrée. J’étais heureuse alors, confiante, je voyais l’avenir sous de riantes couleurs, l’indifférence hostile, la malveillance, les haines sourdes, mon esprit n’y pensait pas, il refusait d’y croire. C’est alors que je connus mistress Dixon Dacres ; je l’aimais et je l’irais ; elle, si bonne, si belle, si supérieure, elle m’accueillait avec bienveillance, son esprit éminent trouvait dans mon intelligence à peine développée, des affinités qui me permettaient de me rapprocher d’elle. Puis les mauvais jours sont venus ; elle était loin de moi, je ne pouvais communiquer avec elle, j’étais noyée dans un flot de préventions défavorables, de rumeurs méchantes, de propos envenimés ; je devais succomber. Elle non plus ne pouvait échapper à de telles influences ; un moment vint où je fus perdue dans son esprit ! Mais il y a en elle un instinct de justice qui veille toujours ; des doutes se firent dans son cœur, sa parfaite bonté se demandait si la condamnation implacable prononcée contre moi était bien méritée. Elle voulut le savoir de moi-même ; ce matin j’ai reçu l’avis qu’elle m’attendait au Monte-Sacro. J’aurais é par le feu, pour la voir, pour lui parler, pour pouvoir lui prouver que je n’étais pas absolument indigne de son estime ! Ah ! l’entreprise était difficile, ces préventions odieuses étaient si fortement ancrées dans son esprit ! Mais j’ai réussi ; elle connaît la vérité, maintenant, j’ai détruit ces accusations infâmes, elle sait qu’il n’y a pas en moi un atome de cette perversité vile, de cette bassesse d’instincts que l’on m’a si perfidement reprochée ! Elle peut me soutenir maintenant, me défendre, elle peut avoir pitié de moi ! Oh ! je suis heureuse, heureuse comme je ne l’ai pas été de bien longtemps !…
Elle parlait avec une animation ionnée ; il y avait en elle, tant de vivace énergie, une telle force persuasive, que Bernard se sentait tout près d’accepter sa conviction. Mais il comprenait aussi que toutes les obscurités étaient loin d’être dissipées, et les espérances de Clarice ne lui paraissaient pas encore prêtes à se réaliser.
— C’est beaucoup, dit-il, d’avoir fait revenir ta belle Yankee de ses préventions défavorables, mais qu’en résultera-t-il pour toi ? Je les connais, ces brillantes voyageuses ; elles paraissent comme des météores, vous éblouissent de leur éclat, de leur radieuse bonne grâce, puis elles disparaissent et il n’en reste rien. Mrs Dixon Dacres sera demain à Paris ou à Vienne ; pensera-t-elle seulement à la solitaire d’Orta ?
Clarice le regardait de ses grands yeux inquiets et sombres :
— Non, dit-elle enfin, elle ne m’oubliera pas ! Je ne sais quand ni comment elle me viendra en aide, mais elle le fera, sa bonté, son cœur généreux et juste m’en sont un garant infaillible.
— Elle te rachèterait donc ! Eh ! le prix sera grand, sans doute…
— Ce sera toujours peu pour elle ; le jour où elle voudra que je sois libre, ce jour-là, je le serai.
— Et le comte y consentira sans regret, sans arrière-pensée ?…
— Pourquoi non ? Je lui suis un lourd fardeau ; vienne une occasion de me rejeter à tout jamais loin de sa vie, il serait insensé de ne pas la saisir !
— Alors, attendons, et que la bonne volonté de ta belle protectrice se fasse ! Mais en vérité, n’y compte pas trop ; il y a encore en tout cela, trop de choses difficiles, bien des obstacles de tout genre !
Clarice eut un brusque mouvement, un geste de colère, d’angoisse désespérée :
— Oh ! s’écria-t-elle, je vous en prie, ne m’ôtez pas ce qui peut me rester de confiance ! Si vous saviez dans quelles anxiétés mortelles je me consume déjà ! J’ai des ennemis, je le sais, puissants, acharnés, implacables ! Ils feront tout pour détruire l’effet de ce qui s’est é aujourd’hui ! Mais ils ne réussiront pas, je sens que j’ai gagné ma cause ! Le temps fera le reste ; il faut que j’aie patience, que je m’humilie, que je souffre encore peut-être ! Mais j’ai bon courage ; je crois en l’avenir ; j’espère et je veux espérer !
Elle parlait d’une voix ionnée, les yeux étincelants, tout son être frémissait d’une émotion qu’elle ne songeait pas à contenir, ce qu’elle disait c’était bien le cri de son âme, l’expression vivante du désir ardent de son cœur !…
Bernard la regardait sans mot dire, il sentait que cette fois elle était bien sincère ; en ce moment, emportée par la violence de son émotion, elle ne songeait pas, comme il lui arrivait si souvent, à rien dissimuler ; un mot encore, jeté à propos, et engagée qu’elle était dans cette voie de confiance, peut-être allait-elle laisser échapper son secret !
— Va donc pour l’espérance, dit-il, pourvu… je parle en égoïste, qu’elle ne se réalise pas trop tôt !… En tout cas, si tu réussis, certes tu l’auras bien gagné ; quelle ion tu mettais à plaider ta cause auprès de cette divine étrangère ! Gestes, mimique, éloquence enflammée, jamais je n’ai rien vu de mieux sur aucune scène ! Et quand tu t’es jetée à genoux, c’était du drame, cela, du grand drame, et tu étais vraiment magnifique, sais-tu bien !
— Oui ! peut-être… oh ! j’étais émue, profondément émue, je ne m’en cache pas !…
— Et tu aurais de la peine à t’en défendre, car… après tout… quelque adorable que soit ton éblouissante amie, te jeter à genoux, là, devant elle, c’était fort, cela !… On adore les déesses, je ne dis pas non, encore faut-il que ce soit dans leur sanctuaire ; toi, tu te prosternes au grand soleil, au beau milieu de cette avenue… s’il y avait eu là quelque promeneur, qu’en aurait-il dit, s’il te plaît ?
— Eh ! je ne pensais pas à cela, je vous le jure !…
— Oui, mais cette adorable beauté, à qui tu rendais un si humble hommage, elle devait en être un peu étonnée !…
— Étonnée… mais non vraiment, je vous l’assure…
— Eh bien, c’est fort étrange, car en Amérique pas plus qu’en Europe, ces génuflexions ne se font pas…
Le regard de Clarice s’éteignit soudain comme si un secret instinct l’eût avertie qu’elle était observée ; elle resta un moment sans répondre…
— Sans doute, poursuivit Bernard, et qu’en auriez-vous pensé vous-mêmes, si ce spectacle vous eût été donné par d’autres ?…
Un sourire indéfinissable éclaira le visage de Clarice :
— C’est que, dit-elle,… celle que vous avez vue… savez-vous bien… elle n’est pas comme les autres… non certes… et ni moi non plus !…
Et elle eut un éclat de rire étrange, cassant, hautain, tout frémissant de caprice, d’orgueil et d’audace… Bernard l’entendit résonner à son oreille comme un défi ; l’émotion sympathique qui était sur le point de le gagner, s’éteignit du coup ; entre sa pensée et celle de Clarice, il sentit se dresser une barrière infranchissable ; une fois de plus son secret lui échappait !…
Il y eut un silence.
Soudain on entendit des pas dans le corridor…
La porte s’ouvrit ; c’était le comte de Claram.
Il avait l’air sombre ; dans ses yeux, se lisait une irritation qu’il semblait avoir peine à contenir. Cependant à la vue de Bernard, son visage s’éclaira d’un rayon tout sympathique ; il s’avança vers lui et lui tendit la main d’un mouvement si cordial que le jeune homme en fut touché.
— Vous ici, M. de Rednitz ! dit-il ; oh ! je suis heureux de vous voir ! Vraiment, je me reprochais de ne pas vous avoir dit combien j’aurais de plaisir à vous recevoir à Milan. Mais vous n’y venez donc jamais, car je pense que si vous y veniez, vous ne descendriez pas ailleurs que chez moi ? Du reste, ce qui ne s’est pas fait, peut se faire et nous en reparlerons tout à l’heure, car j’ai mes projets sur vous. Excusez-moi pour un instant il faut que je parle à Clarice.
Et comme Bernard faisait mine de se retirer :
— Mais restez donc, ajouta-t-il, ce n’est qu’un mot, je le dirai fort bien en votre présence ! Oh ! avec elle, je n’ai rien à cacher, et il n’est pas mauvais même que vous entendiez ce que je vais lui dire.
Il se tourna vers Clarice ; elle se tenait debout, pâle, tremblante, en proie à cette émotion inexplicable que Bernard avait remarquée en elle toutes les fois qu’il l’avait vue en présence du comte…
— Tu sais ce qui te vaut ma visite, lui dit-il ! Oh ! n’essaie pas de nier, ce serait peine perdue, je connais la valeur de tes paroles. Ce sera donc toujours de ta part le même système d’insinuations, plus dissimulé peut-être, et d’autant plus perfide ! Il ne t’a pourtant pas réussi avec la comtesse ; je croyais que tu aurais compris qu’il fallait en rester là. Voilà que tu recommences avec Ivantelly ! Oh ! j’ai bien compris ta tactique ! Il ne m’a rien dit pourtant, mais il y a des signes auxquels je ne me trompe pas ; j’ai deviné le nouveau procédé comme j’ai fait pour les autres ; la calomnie ouverte, franche, c’est dangereux, un silence prudent, calculé, qui excite au soupçon, qui donne tout à supposer, tout à entendre, c’est plus habile ! Est-ce exact ce que je dis là ?
— Je ne sais… balbutia Clarice.
— Allons, tais-toi ! dit le comte qui s’excitait.
— Je vous jure…
— Ne jure pas ! Tu mentirais ! Je te le dis pour la dernière fois, je ne veux pas que tu me mettes en scène, ni peu, ni beaucoup, sous aucun prétexte ! Je ne veux pas que tu joues la comédie à mes dépens ! C’est bien le moins, si tu parles de moi, que tu ne cherches pas à me nuire par tes calomnies, par tes perfides insinuations, même par tes réticences calculées ! Ces attaques à moi, ton maître, je ne les tolérerai pas plus longtemps, sous quelque forme qu’elles se produisent ! C’est le dernier avertissement que tu reçois de moi ! Prends y bien garde, à la première désobéissance, tu seras traitée comme tu le mérites ! Tu sais que je ne parle pas en vain ; à toi de voir quelle conduite tu as à tenir ! Allons, va-t’en, laisse nous et malheur à toi si je te prends encore en faute !
Il avait parlé d’abord avec un certain calme ; insensiblement il s’excitait, et ce fut avec une violence à peine contenue qu’il lança les derniers mots. Clarice, la figure cachée dans ses mains, tremblait de tout son corps ; on eût dit, à voir ses mouvements d’angoisse, qu’elle cherchait à échapper au regard étincelant de colère attaché sur elle ! Sur l’injonction qui lui fut faite, elle se glissa sans mot dire, à l’angle de la chambre, derrière la place qu’elle occupait d’ordinaire, souleva une tenture et disparut…
Le comte restait immobile ; à l’expression menaçante de sa figure, on pouvait juger de la violence des ions qui bouillonnaient en lui !
— Misérable créature ! dit-il enfin ; rien ne peut faire impression sur cette nature perverse, rien ne peut la détourner de suivre ses instincts haineux ! Le mensonge, la perfidie, le besoin de nuire, la soif du mal, il semble qu’elle ne puisse vivre que de ces odieux éléments ! Mais, pardon, dit-il soudain en s’adressant à Bernard, excusez ma distraction ; je me laisse sottement exciter par la vue de cette méchante créature et je vous oublie ! Je m’étais bien juré pourtant de rester calme, mais quand je la vois, devant moi, ce monstre d’hypocrisie, je perds mon sang-froid et je… Ah ! je dois vous paraître bien ridicule !
— Ridicule, non certes, dit Bernard, tout frappé qu’il était de la violence terrible qui se montrait dans les gestes, dans les moindres mouvements du comte. Je ne trouve ici rien qui prête à la plaisanterie, et je vois bien à l’attitude de Clarice, qu’elle aussi prend vos paroles au sérieux.
— Et il faut qu’elle les prenne ainsi, car ce que j’ai dit, je le ferai, et ce ne sera que la stricte justice. Oh ! elle le sait bien ; si peu qu’elle ait de conscience, il lui en reste assez pour savoir que quelque châtiment que je lui inflige, ce sera peu de chose en comparaison des malheurs qu’elle a entassés sur moi ! Mais parlons d’autre chose, je vous prie, j’ai hâte de quitter cet odieux sujet. J’ai une proposition à vous faire : venez er quelques jours chez moi à Milan. Pourquoi non ! c’est un très agréable séjour ; vous vous en trouverez bien ! Je vous prends un peu à l’improviste ; c’est que l’occasion est bonne, je la cherchais depuis longtemps ; je veux pouvoir ca avec vous, je suis sûr que nous nous entendons à merveille. Vous ne vous décidez pas ! Ce sera pour une autre fois ! Accordez moi au moins ceci : nous dînerons ce soir ensemble à Arona, et nous nous organiserons pour plus tard. Je ne vous propose pas de rester ici ; c’est si triste, ces vastes salles, ces grandes cours, ces solennelles avenues, tout cela a besoin d’être animé, égayé par de jeunes visages, un peu de foule alerte et vivante ; de belles jeunes femmes, quelques amis de bonne humeur, cela seul peut dissiper l’atmosphère lourde et malsaine qui règne ici ! Ne l’éprouvez-vous pas ? Oh ! vous y viendrez, vous aussi, mais autrement que moi, pas par une voie si triste ! Et je ferai de mon mieux pour vous en détourner ; ce n’est que mon devoir ; quand on s’est laissé choir dans une fosse, c’est bien le moins qu’on empêche les autres d’y tomber ! Eh bien, êtes-vous décidé ? Ma voiture est là ; que préférez-vous, Arona ou Stresa ? Choisissez ; moi, pourvu que je ne reste pas ici, tout m’est égal.
Une idée surgit dans l’esprit de Bernard ; c’était l’occasion qu’il cherchait de tenir sa promesse aux dames de l’île :
— Et pourquoi, dit-il, ne viendriez-vous pas me rendre visite à mon ermitage d’Orta ? Vous n’y trouverez pas le confort d’Arona ou de Stresa, et c’est le désert en comparaison de Milan, mais pour une fois, on peut bien revenir à la simplicité des anciens jours. Je serais heureux de vous faire les honneurs de mon modeste gîte, et si vous n’avez rien qui vous rappelle à Milan, je m’engage à vous faire er à Orta une soirée pas trop désagréable.
— Va pour Orta, dit le comte. On dit l’endroit charmant et a tout le moins, je ferai l’expédition en agréable compagnie.
Quelques minutes après, ils descendaient l’avenue, emportés par le trot rapide de deux excellents chevaux.
Ils eurent bientôt déé Arona, et s’engagèrent sur la route qui mène à Orta ; à mesure qu’ils gagnaient du terrain, le comte semblait reprendre possession de lui-même, et les sombres nuages qui chargeaient son front disparaissaient à vue d’œil.
— Comme les choses s’arrangent en ce monde ! disait-il ; encore une fois et certes cela ne pouvait se prévoir, l’homme propose et la femme dispose ; quand j’ai loué la villa Rezzi, c’était dans l’intention d’y loger cette femme, de lui abandonner le vieux château et le vieux parc, et de ne plus en entendre parler. Pour moi, je me faisais une fête de venir parfois de Milan me replonger ici dans la saine nature, de vivre un peu pour moi-même, égaré dans ce pays irable, sous ces bois, sur ces belles pentes de montagnes. J’aime la solitude, le calme des silencieuses campagnes ; cela peut vous paraître étrange, c’est bien réel pourtant ; j’ai tant vécu seul, livré à moi-même au plus profond du Brésil, le plus perdu des pays perdus ! J’y ai é une année entière, à deux cents lieues de toute ville, avec trente soldats du génie sous mes ordres, occupé à lever des plans, à faire exécuter des terrassements, cre des canaux par des Indiens demi-sauvages. J’étais heureux alors ; j’exerçais mon activité, j’étais calme, bien en possession de moi-même, avec la conscience que je me rendais utile. Certes j’aime beaucoup la vie civilisée, l’existence que je mène à Milan est fort agréable, mais elle n’efface pas le souvenir de mes pauvres déserts de l’Uruguay ! Et parfois, il me prend une envie folle de sortir de tout ce tracas des villes, de me replonger dans le sein de la nature. Jamais je n’ai pu le faire à la villa ; est-ce trop civilisé déjà ! Cependant les ravins du Monterone sont bien tranquilles ; n’est-ce pas plutôt le sentiment de la présence de cette méchante femme ! Vous allez rire ; eh bien, il m’a été toujours impossible de rester ici deux heures seul ; l’atmosphère y est fiévreuse, il y règne je ne sais quel souffle de violence, on s’y sent devenir mauvais ! Vous n’éprouvez pas cela, vous ! Ah ! vous êtes heureux ; vous êtes calme, vous avez un de ces bons systèmes nerveux du Nord qui ne s’impressionnent pas aisément ! Moi, je n’ai pas ce privilège ; les souvenirs se réveillent, la colère me vient, il faut que je m’en aille ! C’est stupide, mais qu’y faire ! C’est dans ma nature ; je n’y peux rien !
— Ne vous plaignez pas trop ; heureux ceux qui sentent vivement ; n’est-ce pas la vraie vie !…
— Peut-être, mais c’est une vie à secousses, par saccades, qui vous fatigue et vous brise avant le temps. Et j’étais fait pour être bon, pourtant, pour être doux et facile, je voudrais que tous fussent heureux autour de moi ! Le sort en a décidé autrement ; j’ai dû devenir violent, dur, impitoyable, j’ai de l’amertume au cœur, je me sens en butte à une haine aveugle, et je rends coup pour coup ! Tout à l’heure, je me suis excité ; vous avez dû me trouver bien rude ! C’est nécessaire pourtant ; cette créature ne peut pas se mener comme on en mènerait une autre ; la douceur, la persuasion, elle n’y verrait qu’une marque de faiblesse, il faut lui faire peur, et j’y réussirai, je mâterai son entêtement, son orgueil ! Oh ! cet orgueil, cet orgueil inflexible, intraitable, ce mépris absolu de tout ce qui n’est pas elle, de tout ce qui est en dehors de son caprice, de son absolue volonté ! Du reste, elle a cela de commun avec toutes les femmes ; il faut qu’elles irent bien un homme pour ne pas le mépriser un peu ! Mais chez elle, cet instinct prend des proportions inouïes, elle se croit au-dessus de tout, en tout, pour toutes choses, je crois vraiment qu’elle se figure être d’une autre race que le reste de l’humanité ! Je ne sais si c’est sa naissance Géorgienne, au berceau du monde, qui l’enivre, ou si elle a dans les veines, de ce sang de bohémien habitué à mépriser la civilisation de toute la hauteur de sa barbarie, mais je l’ai constaté mille fois et vous avez dû le remarquer aussi, beauté, intelligence, richesse, grande naissance, rien, rien absolument ne trouve grâce devant elle ! Cette vile esclave, sortie on ne sait d’où, se croit au-dessus de tout, se moque de tout, méprise tout ! C’est parfaitement ridicule, mais c’est irritant aussi, et si à force d’exaspérer les autres la bohémienne parfois s’en trouve mal, il faut reconnaître qu’elle l’a pleinement mérité !
— Je ne dis pas non, et je l’ai remarqué comme vous, on dirait qu’elle se fait comme une cuirasse de cet orgueil ; c’est une froide barrière qui vous heurte et vous repousse. Mais que voulez-vous, elle a le charme, ce don inexplicable ; elle l’a pleinement, et lorsqu’elle vous a bien exaspéré, au moment où l’on est le plus furieux, un mot, un regard, un sourire, et on lui pardonne ! C’est le charme ; cela ne se discute pas !
— Le charme ! L’excuse est trop commode ; elles ont le charme, aussi, ces fleurs qui enivrent et qui tuent ! Comment en serait-il autrement pour elle qui ne croit à rien, qui méprise tout ! Elle le sait bien, elle, la bête de proie par excellence, que le charme, comme vous l’appelez, c’est l’appât tout puissant auquel nul ne résiste ! Nous y sommes tous pris à cette comédie ; sa perspicacité de démon lui dévoile, infailliblement quel est le point vulnérable chez ceux dont elle veut faire ses victimes. Certes, elle serait bien naïve de montrer son véritable caractère ; nos instincts, nos faiblesses, même ce besoin inné chez nous d’affection, de confiance, de sympathie, elle n’y voit qu’autant de ressorts qu’elle fait agir au gré de son caprice, avec la plus imible aisance, presque sans jamais se tromper. C’est qu’au fond, une seule chose, l’amuse : dominer, énerver, humilier, avilir tous ceux que le hasard met sur sa route, voilà ce qui lui plaît ; pour se procurer ce divertissement suprême, elle ne recule devant rien ; la sympathie, l’amitié, l’amour même, elle simulera tout jusqu’à ce que la victime qu’elle a choisie, fascinée, enivrée, tombe à ses pieds et abdique pour elle sa volonté, son honneur, son âme ! Alors son but est atteint, elle se détourne, court à d’autres conquêtes et le malheureux qu’elle a séduit, reste seul, ne comprenant rien à cet abandon subit, se refusant à croire à une si froide perversité ! Voilà ce que je lui ai vu faire, non pas une fois, mais toujours, sans trêve ni merci, à chaque occasion qui se présente ! On dirait qu’il y a chez elle un instinct de destruction, le flair du chien de chasse acharné sur le gibier, l’ardeur aveugle du fanatique avide de victimes pour son idole ! Mais elle se trompe si elle croit pouvoir continuer ses odieuses manœuvres ! Je ne reculerai pas, moi ; je dompterai ce détestable orgueil, son tour viendra comme il est venu pour tant d’autres ! Il faudra qu’elle s’humilie, il faudra qu’elle souffre, il faudra qu’elle pleure, elle qui n’a jamais eu pitié de personne, qui s’est toujours fait un jeu des désespoirs qu’elle attise, des larmes qu’elle fait verser !
Il s’excitait de sa propre parole, sa voix se chargeait de violences et de menaces. Bernard se taisait, ne sachant s’il devait chercher à le calmer, au risque de l’irriter davantage.
Au bout d’un instant le comte reprit :
— Je m’emporte encore, je crois ; vraiment, je suis incorrigible. Et pourtant, je ne prends pas cette créature si fort au tragique que j’en ai l’air ; elle a eu sur ma vie une influence bien funeste, et je serais en droit de la haïr aujourd’hui ; je vous assure que j’en suis venu à la considérer au point de vue scientifique, comme une monstruosité qui relève plus de la médecine que de la justice ; vraiment, portée à ce point, la perversité sans but, l’absence de sens moral sont tout proches de la folie ; il y a là une de ces mystérieuses déviations de l’intelligence que nous constatons sans pouvoir trouver la véritable loi qui les explique. Depuis longtemps, j’ai la pensée que cette femme ne jouit pas de tout son bon sens. Il y a quelques mois, étant à Paris, j’ai voulu savoir à quoi m’en tenir ; elle était à ce moment en proie à des accès d’accablement, à un état d’hébétude d’où elle ne sortait qu’à de longs intervalles, sous l’action d’une douleur physique. L’état était-il bien réel, n’y ajoutait-elle pas quelque chose de volontaire, je l’ignore, elle joue si aisément la comédie ! Quoiqu’il en soit, je consultai le docteur Cerise, le grand maître en ces malaises incompréhensibles, et homme habile, intelligent s’il en fût. Vous allez triompher ! Ce vieux praticien, rompu à toutes les finesses féminines, le confident, le sauveur des plus charmantes femmes du monde, lui aussi tomba sous le charme ! Il venait tous les jours, éveillait Clarice en lui serrant le poignet, la faisait manger devant lui, toujours du poisson de mer et des pois, rien autre, et ait des heures entières à ca avec elle, cherchant à deviner ce sphynx, mais bien plus encore deviné par lui ! Il la jugeait bien du reste, malgré l’entrainement qu’il subissait ; ce qui lui plaisait en elle, c’était son extrême mobilité, cette faculté singulière de se transformer, de jouer tous les rôles, de s’assimiler tous les penchants, tous les goûts, de s’incarner jusqu’aux pensées les plus intimes de ses interlocuteurs. Il voulait la garder à Paris, m’assurant que dans son état, tout déplacement était dangereux, qu’avant six mois elle serait morte ou guérie, que si elle franchissait cette crise, elle pouvait avoir la plus belle carrière en entrant au théâtre. Il m’offrait de se charger d’elle, de lui faire donner l’éducation nécessaire et répondait de son succès. Mais cela ne pouvait me convenir ; il faut que je la tienne sous ma main, il m’en coûterait trop cher si elle venait à se croire libre ! Je dus quitter Paris et l’emmener avec moi. Le traitement du docteur Cerise avait-il réussi, ou bien plutôt Clarice se fatigua-t-elle de jouer inutilement cette comédie, je l’ignore ; ce qui est certain, c’est qu’elle est rétablie maintenant, et s’est reprise à vivre comme tout le monde. Est-ce qu’elle me ménage quelque nouvelle mise en scène ? C’est fort possible, mais qu’elle y prenne garde, elle n’aura pas affaire à un public complaisant.
« Pour en finir avec le docteur Cerise, voilà ce qui me frappa le plus dans son appréciation :
« — J’ai vu dans ma pratique, me disait-il, deux cas analogues ; tous deux se sont terminés par la mort, mais l’état des sujets était bien plus grave, la prostration était plus complète et la douleur même était quelquefois impuissante à les en tirer ; je peux donc espérer encore le rétablissement de Clarice, mais il est certain qu’elle est toujours en danger. Dans ces deux cas, les causes du mal étaient bien différentes : dans l’un, la malade, c’était une jeune fille, avait éprouvé le plus terrible chagrin ; brusquement, sans préparation, on lui avait appris que son fiancé qu’elle aimait ionnément, dont elle attendait le retour, s’était marié à une autre ; elle avait été saisie d’une épouvantable crise nerveuse, et depuis ce moment, elle était inerte, insensible. Dans l’autre, il s’agissait d’une toute jeune femme chez qui les excès de la vie la plus désordonnée avaient amené un affaissement nerveux tout semblable à l’idiotisme. L’état de Clarice est sensiblement le même ; son é peut-il servir de clef pour déterminer quelle en est la cause, voilà la question. Qu’en pensez-vous ? me disait le docteur. Vous êtes mieux que moi en mesure d’en juger.
« Il se trompait, le docteur Cerise ; le é de Clarice, c’est là le mystère que nul ne connaît, moi moins que personne. C’est un secret qu’elle garde avec un soin jaloux ; bien habile qui le lui fera dire. Mais si l’alternative posée par le docteur est conforme à la vérité des faits, alors je dis sans hésiter que je crois à l’action de la seconde cause beaucoup plus qu’à celle de la première. Elle était déjà malade en arrivant à Saint-Paul, et là encore, il courut sur son compte, de fort vilains bruits qui me donnent trop raison.
— Cependant, dit Bernard, il paraît qu’elle était en butte, de la part de son institutrice, à un système de persécution et de malveillance qui peut bien avoir fait illusion.
— C’est elle qui dit cela ! N’en croyez rien, je vous en prie ; vous ne connaissez pas ce qu’il y a de fausseté chez cette femme !
Il parlait avec une animation saisissante :
— Non, continua-t-il, malgré tout son art perfide, elle ne réussira pas à faire prendre le change sur sa conduite. Que miss Grancéis ne l’aimât pas, c’est fort naturel ; Clarice, par pure fantaisie, par simple esprit de coquetterie, avait fait manquer son mariage ; mais qu’elle ait voulu perdre son élève, rien n’est moins prouvé ; ce n’est que par une combinaison inouïe d’adresse, d’audace, et de circonstances favorables, que Clarice a réussi, je ne comprends pas encore comment, à la perdre. Mais son succès n’a pas effacé la tache infamante dont elle a été stigmatisée, en pleine audience de justice, par les attestations de je ne sais combien de témoins. Et comment en serait-il autrement ? Elle vient d’Orient, ne l’oubliez pas, elle le dit elle-même ; comment cette échappée des harems, se serait-elle brusquement pliée à nos vertus chrétiennes ! La chasteté, la retenue, tout cela n’a pas de sens pour elle ; satisfaire ses goûts, voilà sa seule règle de conduite. Ici même, elle ne se contraint guère ; elle sort la nuit, seule, elle court les champs, les bois ! Est-ce pour le pur amour de la belle nature ! Bien dupe qui le croirait ! Mais que m’importe ! Pourvu qu’elle n’en vienne pas jusqu’au scandale, le reste m’est fort indifférent. Peut-être même, reste-t-elle sage : son état de santé lui impose des ménagements. Puis elle est habile ; nulle comme elle, ne sait ensevelir ses déportements sous le sceau du plus profond mystère, ses préférés seront des inconnus, des gens du dernier ordre peut-être, le hasard les lui offre, puis elle disparaît la nuit, la brusquerie de l’aventure sont ses sauvegardes, elle pourra toujours nier, nul ne pourra la convaincre. Pour vous, au contraire, elle se fera pure, exquise, elle jouera la réserve de la grande dame, la chaste modestie de la jeune fille avec une telle aisance, tant de naturel que vous y serez pris. Et bien d’autres le sont comme vous ! Ne croyez pas être le seul dont elle reçoive la visite ! Tenez, le colonel Ivantelly que vous avez vu ici l’autre soir, est un grand familier du vieux château ; Clarice le reçoit fort bien. Je ne sais ce qui se e, mais je serais bien surpris s’il venait uniquement pour jouir du charme de sa conversation ! Il n’est pas platonique de sa nature, le colonel, oh ! pas du tout ; c’est aussi une sorte de bohème et ces deux natures doivent se comprendre à merveille. Eh bien, vous aurez peut-être peine à le croire, mais voici ce que je constate : certes Ivantelly n’est pas un esprit très sensible aux délicatesses de sentiment ; on n’a pas comme lui traversé des fortunes si diverses, on n’a pas guerroyé sous tous les climats, surtout on n’a pas é une bonne partie de sa vie dans ces pays d’extrême Orient qui réunissent les vices des civilisations les plus raffinées, à ceux de la plus horrible barbarie, pour conserver la faculté de s’étonner aisément ! Eh bien, il m’a dit bien souvent qu’il n’a jamais connu d’intelligence aussi profondément pervertie que celle de cette femme ; c’est un dévergondage d’esprit, un mépris de l’opinion, une absence de tout respect, de toute subordination, un cynisme d’orgueil absolument inconcevables ! Parfois, je le vois clairement, elle lui impose par son audace, par son ironie hautaine, impitoyable, et Dieu sait s’il se déconcerte facilement ! Souvent il revient furieux, d’autres fois il est entièrement sous le charme ; c’est une chose surprenante que l’action qu’elle a sur cet esprit si bien trempé ! Moi, je ne m’en offense ni ne m’en inquiète ; quoiqu’elle fasse, elle n’aura jamais assez d’influence pour le tourner contre moi ; je le connais, Ivantelly ; tout bohème qu’il est, quand on a fait campagne ensemble, quand on s’est vu au feu, quand on s’est mutuellement sauvé la vie comme nous l’avons fait l’un pour l’autre, on ne se trahit pas pour une créature de cette espèce. Maintenant qu’il soit ou non son amant, qu’elle en ait d’autres, et beaucoup d’autres, je vous le répète, je ne m’en occupe pas ; qu’elle reste où je l’ai mise et qu’elle ne cause pas de scandale, je ne lui demande rien autre. Je ne suis pas un maître bien dur, n’est-ce pas ? Elle pourrait m’en être reconnaissante, le simple bon goût devrait lui faire comprendre qu’elle doit dire la vérité sur mon compte, eh bien, savez-vous ce qu’elle fait ? Elle ne perd pas une occasion de me nuire, de se répandre en propos amers, en insinuations perfides. Elle a inauguré cette manœuvre auprès de la comtesse Oriani ; avec Ivantelly, par un raffinement d’astuce, elle imagine de ne rien dire, elle feint de s’imposer silence, sûre manière de donner tout à supposer. J’ai dû couper court à ces manèges ; maintenant la voilà bien avertie, et qu’elle y prenne garde, au premier sujet de plainte qu’elle me donne, la répression sera immédiate et exemplaire, et cette fois, je vous le jure, la coupable ne sera pas tentée de recommencer !…
Il parlait avec une violence à peine contenue ; on sentait en lui tant de haine, de colère dès longtemps amassées que ces menaces revêtaient un caractère de gravité sinistre. Bernard restait muet, aussi incapable de le contredire que de l’approuver.
Le comte reprit, cette fois, d’une voix plus calme :
— Voilà ce que je voulais vous dire, et je suis heureux d’en trouver enfin l’occasion. Il est impossible que vous n’ayez pas entendu prononcer contre moi des paroles méchantes, tout ce cortège d’accusations perfides dont elle est si prodigue ; je serais au désespoir si vous y ajoutiez foi. Je vous le demande donc, n’acceptez ce qu’elle vous dit qu’avec défiance, et si vous tombez, vous aussi, sous le charme, ne me jugez pas sans vous souvenir de ce que je vous dis ici.
— Cela, dit Bernard, je n’ai pas besoin de vous le promettre ; j’aime la société de Clarice, je ne m’en cache pas, mais la personne est trop étrange pour prendre autorité sur moi. Du reste, il me semble qu’elle ne se donne guère de peine pour y parvenir.
— En êtes-vous bien sûr ? Eh bien, prenez-y garde, jamais elle n’est plus dangereuse que lorsqu’elle affecte l’indifférence, le détachement, le calme olympien. Oh ! je la connais ; moi aussi j’ai joué le triste rôle de compagnon d’Ulysse aux pieds de cette Circé, et pour le bien que je vous veux, je dois vous signaler le péril. Dans cette demi-solitude, avec l’intimité qui en résulte si naturellement, une femme a bien vite fait de s’imposer à nous autres, pauvres hommes, et Clarice ne serait plus elle-même, si elle ne cherchait pas à vous ensorceler comme elle a fait pour tant d’autres.
— Peut-être, mais pour un homme en train d’être ensorcelé, je me sens encore assez maître de moi-même. Puis, j’ai un bon talisman contre sa magie, c’est la société de trois charmantes femmes de l’esprit le plus fin et du meilleur monde, que je vois presque chaque jour à Orta ; rien n’est mieux fait pour dissiper l’enivrement que me caait Clarice. Si vous voulez me permettre de vous présentera mes protectrices, vous pourrez juger de leur pouvoir, et vous vous convaincrez que ma solitude n’est pas une Thébaïde, et bien loin de là.
— Voilà, dit le comte, une fort agréable proposition ; de semblables occasions sont toujours rares ; il faut les saisir au age. Mais qui sont donc ces beautés mystérieuses qui viennent s’enfouir à Orta ? Je crois que nous entrons dans votre capitale, et quoique vous en disiez, elle me paraît un peu bien modeste pour recéler de pareils trésors.
La voiture s’engageait en effet dans Orta, et l’aspect morne de la petite rue dont elle tenait toute la largeur justifiait trop bien la défiance du comte. Bernard donna ses explications, et il fut entendu que la présentation aurait lieu le soir même. Les deux amis dînèrent fort gaîment et dans la soirée se rendirent chez les dames de l’île. La bonne impression fut réciproque ; on se sépara fort tard, très satisfaits les uns des autres, et après avoir pris jour pour visiter ensemble la villa Rezzi.
Au jour fixé, le comte de Claram, recevait ses invités à la villa Rezzi ; il était seul à leur en faire les honneurs, le colonel Ivantelly, son compagnon inséparable, ne parut pas. La réunion était donc fort réduite ; elle se composait des deux princesses, de Bernard, du chanoine Berti et du marquis de Vaunaz. C’était peu pour animer les grandes salles de la villa et les majestueuses avenues du parc, et le contraste ajoutait encore au caractère plutôt solennel de l’ensemble. La soirée était belle ; de la terrasse, toute garnie de fleurs, imposante avec ses grands escaliers et ses statues, le regard planait sur les pentes boisées des collines, et s’échappant par le vallon que décore la statue de Borromée, atteignait la nappe bleue du lac Majeur et allait se perdre dans le vague lointain des plaines de Lombardie. Détail étrange ; tout droit dans cette direction, la tête du colosse de bronze, émergeant des grandes masses de verdure, apparaissait, noire, sur le fond bleu-rose du ciel. On eût dit que le géant voulait lui aussi, prendre sa part de la somptueuse beauté du spectacle.
La fin de l’été s’annonçait par les tons intenses des feuillages ; sous ces colorations puissantes, les grands arbres du parc envahis déjà par les ombres du soir, se détachaient en masses presque noires sur les brumes dorées de l’horizon. Cette opposition avivée encore par les grandes lignes sombres des édifices, produisait un effet saisissant tout pénétré d’émotion mélancolique. Cette impression ne pouvait échapper au vif esprit de la princesse Dadief ; sans être particulièrement sensible aux beautés de la nature, elle savait les goûter lorsqu’elle n’était pas distraite par quelque sujet d’un intérêt plus actif ; l’occasion lui parut bonne, et elle donna libre cours à son enthousiasme. Bernard et Octave, frappés eux-mêmes de la beauté du spectacle, s’associèrent à ses démonstrations. Le marquis et le chanoine irèrent aussi, un peu de confiance et sans interrompre leur conversation ; quant à la princesse Orzoenski, elle semblait trouver que la grandiose sévérité du cadre nuisait à l’effet des personnages, et après quelques exclamations d’un enthousiasme plus vif que réel, elle prétexta de la fraîcheur de la soirée pour demander à rentrer. Peu après on annonça le dîner.
Cette fois le comte conduisit ses hôtes dans une salle de moyenne grandeur, de construction récente et d’un goût tout moderne ; la vaste galerie déjà connue de Bernard eût été de dimension disproportionnée avec le nombre des convives. Dans ce cadre plus restreint, mais d’une élégance plus recherchée, le riche service du comte, ses valets poudrés, ses grands nègres aux habits somptueux, composaient un ensemble de grand luxe fait pour satisfaire les plus difficiles. Telle fut l’impression des convives et la princesse Vera qui avait repris toute sa bonne humeur, se fit l’interprète du sentiment de bien-être qui se répandait dans l’assistance :
— À la bonne heure ; s’écriait-elle dans son babil d’enfant gâté, voilà qui est humain, voilà qui est raisonnable ! Ici au moins, on sent son bonheur à la portée de la main ; mais ce parc, cette terrasse, ces salons qui n’en finissent pas, c’est pour mourir de respect. Cette immense salle à manger aussi, que j’ai entrevue tout à l’heure, qui donc a jamais eu l’idée de s’y asseoir fût-ce un instant ! Vraiment, j’aimerais autant dîner toute seule dans la salle St-Georges au Kremlin ! Ces immensités c’était bon du temps où l’on égorgeait les gens entre deux portes pendant qu’à quelques pas de là, les seigneurs et les belles dames s’égayaient sans plus se soucier des cris que du chant du coq ; moi, je suis de mon temps, et j’aime mieux ce petit salon que toutes vos solennelles colonnades !…
— Doucement, doucement, dit la princesse Dadief ; vous allez nous faire er, nous autres de Russie, pour de grossiers sauvages, incapables d’apprécier la vraie beauté ; on nous accuse assez déjà de ne nous complaire que dans la recherche moderne ! Il semble que pour nous, il n’y a pas de milieu : ou bien la barbarie semi-orientale, ou bien l’archi-confortable parisien ! Mais, ma chère Vera, ce solennel qui vous attriste, c’est le cachet de la grandeur, de la vraie élégance, simple et noble à la fois, et je trouve que notre hôte a fait preuve d’un goût parfait en choisissant ainsi sa résidence.
— Grand merci de l’éloge, dit le comte, je voudrais avoir la conscience de la mériter. Comme vous, je trouve la villa Rezzi fort bien réussie, surtout pour une construction de date récente, mais au fond, je suis bien près de m’entendre avec la princesse Orzoenski. Ces grands bâtiments poussent le solennel jusqu’à en être lugubres ; je m’y sens petit, et malgré moi, cela me vexe ; vivre seul ici serait un véritable exil, et je n’en suis que plus reconnaissant aux aimables hôtes qui ne craignent pas d’affronter cette tristesse.
— À notre tour de remercier, mais pour être flattée, je n’en suis pas plus convaincue ; ce que je redoute avant tout, c’est la banalité. Ici, rien de semblable ; des éléments fort simples produisent un effet vraiment imposant, un peu triste peut-être, si vous y tenez, mais cette nuance même est un attrait de plus ; c’est la poésie, c’est l’imprévu, et l’imprévu, mais c’est le charme de la vie !
— L’imprévu ! s’écriait le marquis. J’aime votre discours, princesse, mais votre péroraison m’effarouche ; l’imprévu, cela vous a un petit parfum subversif dont je n’augure rien de bon ; moi, je le dis tout uniquement, cette villa me plaît ; c’est grand, c’est correct, c’est noble ; le parc, je n’en dirais pas autant, il y a une certaine recherche du pittoresque qui touche au désordre. J’aime le classique, moi, je ne m’en cache pas, les règles de l’art sont trouvées depuis longtemps, qui s’en écarte s’égare. Mais dites cela aux jeunes gens ; ils vous renvoient aux calendes ! N’importe, nous avons pour nous le é, et le é, quoiqu’on fasse, c’est le père de l’avenir !
— Eh ! marquis, dit la princesse Orzoenski, l’abbé Delille est mort, et depuis longtemps ; paix à ses cendres ! Il a fait de beaux alexandrins, qui marchent sur la grande route, bien alignés, comme des soldats à la parade, mais nous, nous avons pris par les sentiers et nous cheminons d’une autre allure !
— Et vous courez grand risque de tomber dans des fourrés dont votre belle toilette sortira fort maltraitée. Moi, j’aime les bonnes routes battues ; par le temps de neuf qui court, pour l’agrément qu’il nous donne, je ne vois pas de motif pour me défaire de mon vieux. Quant à l’abbé Delille, ne vous déplaise, c’était un habile homme, et nos jeunes poètes voudraient bien tourner le vers comme lui !
— Tout est prêt ; du Japon l’émail reçoit les ondes,
Et seul tu réunis les tributs des deux mondes !
déclama la princesse d’un ton si tragique que l’assemblée partit d’un éclat de rire.
— Riez tout à votre aise, continua le marquis ; Delille ne s’en porte pas plus mal ; il écrit en français, lui au moins et sait se faire comprendre. Aujourd’hui vos poètes décrivent tout autant, et bien fin qui entend ce qu’ils disent ; quand j’ouvre un livre moderne, je suis toujours tenté de croire qu’on a inventé une nouvelle langue tout exprès pour dérouter ceux qui croyaient connaître leur français !
— J’appuie M. de Vaunaz, dit le comte. Je prends en pitié cette pauvre langue française, livrée sans défense à des tortionnaires trop expérimentés ; nous autres, pauvres étrangers, nous finissons par ne plus nous y reconnaître.
— Il faut convenir, dit la princesse Orzoenski, qu’il y a de par le monde des gens bien retardataires et difficiles à contenter ! Comment, voilà des hommes du plus grand esprit, ingénieux, inventifs, qui cherchent à assouplir cette vieille grammaire française qui nous a fait er de si mauvais moments, qui lui font cadeau de mots nouveaux, qui brisent ses longues périodes, qui la débarrassent de ses entraves dans lesquelles elle étouffait, et parce que ces mots nous surprennent quelque peu, parce que nous ne trouvons plus l’adjectif à sa place accoutumée, parce qu’il nous arrive même de ne plus trouver de verbe du tout, nous crions au sacrilège ! Eh ! messieurs, vous vous plaignez de ce que la mariée est trop belle ! Je suis moins difficile, moi, j’aime le nouveau, l’imprévu, comme dit Nadjeda, et j’apprécie une bonne strophe de Victor Hugo, un fin bronze parisien ou un mignon petit hôtel, tout autant que si cela était venu au monde avec deux ou trois cents ans d’avance !
— À merveille, dit la princesse Dadief, à condition que le nouveau soit dans l’invention, non pas seulement dans l’exécution de détail. L’esprit, sans doute, consiste le plus souvent à dire de vieilles choses sous une forme nouvelle, mais ce n’est que l’esprit, et l’esprit n’est pas tout en ce monde. Que m’importe que l’on ait exhumé quinze mots dans les pages les plus perdues du dictionnaire si l’on s’en sert pour affubler de vieilles idées usées jusqu’à la corde ! Et, si les lignes de l’édifice sont mesquines, ce n’est pas la richesse des détails qui les rachètera ! J’ire le talent de facture, le fini de l’exécution, mais je réserve mon enthousiasme pour la force créatrice. Tenez, j’étais à Baden-Baden ce printemps ; on ne parlait que de l’Exposition universelle ; je m’y laisse prendre et je pars pour Paris. J’ai é deux jours dans cette cloche de verre et c’était bien assez ; non qu’il y manquât de choses intéressantes, utiles, agréables, belles même, mais j’aurais donné tout cela pour le moindre bijou de la Renaissance, même pour quelque vieux débris de notre ancienne sauvagerie. Quel épuisement, quelle uniformité dans ce déluge d’objets de toute nature ! Ce ne sont plus des œuvres, ce sont des produits ! Et ces kiosques, ces pagodes de plâtre, ces mosquées de carton entassées sans ordre, sans choix, comme dans une boutique à quinze sous ! Je ne regrette pas d’avoir vu ce pandémonium, mais aucuns s’en sont abstenus et je ne suis pas tentée de les plaindre.
— Je suis du nombre, dit la princesse Orzoenski, mais grâce à un fort accès de paresse, et pas pour autre chose. Et voilà pourquoi je me permets de vous contredire, ma charmante amie. J’aime mon Paris, moi, et je veux le défendre, même dans ses erreurs ; son exposition, je ne l’ai pas vue et je crois bien volontiers que ce n’était pas la dixième merveille, mais d’une chose je suis sûre, c’est qu’il devait y avoir là du goût et beaucoup et du plus fin. Sans doute, le goût n’est pas la beauté absolue, mais c’est un de ses plus proches parents, et l’art moderne, qui en est tout imprégné, fera, quoiqu’en disent les sévères, bonne figure dans l’histoire. Tous les siècles ne peuvent avoir leur Raphaël ; il vaut mieux atteindre la perfection dans un idéal peu élevé que d’échouer piteusement dans une tentative au-dessus de ses forces. J’aime ce qui réussit, moi, et mieux vaut cent fois le goût, qui s’égare peut-être, mais qui produit, que le genre pompeux qui ne fait rien ou avorte !
— Voilà qui est bien parlé, dit le chanoine Berti, et l’on ferait mille objections rien que pour le plaisir de les entendre réfutées de la sorte. Je voudrais hasarder une distinction ; vous le savez, c’est notre métier et notre marotte, à nous autres théologiens. Entre le bon goût et le mauvais, n’y aurait-il pas une place pour le faux goût ? C’est une nuance, mais, en cette matière, on comprend plus aisément que l’on explique. Je me connais peu au goût moderne, mais je penche à croire qu’il s’égare pour vouloir trop raffiner ; peut-être qu’un peu plus de vraie science…
— De la science ! s’écria la princesse Dadief. Ah ! monsieur le chanoine, tous ces virtuoses modernes, mais ils n’en ont que trop ! C’est la science qui les perd ! Ils ont tant vu de choses, tant étudié, tant travaillé, que lorsqu’ils veulent créer, ils ne font que reproduire. La mémoire a tué l’imagination ! Qu’arrive-t-il alors ! On cherche l’excentrique, le contourné, le bizarre, et à force d’efforts mal dirigés, on s’épuise et on se trouve tout doucement dans une abondance factice, qui pour être prétentieuse et recherchée, n’en est que plus entachée de banalité !
— La banalité ! dit la princesse Orzoenski, quel gros mot ! J’enrage de l’entendre dans votre bouche, Nadjeda, vous qui raffolez de l’art parisien, et qui ne pouvez vivre que dans son atmosphère !
— Qui vous dit le contraire ? Mais, moi, j’enrage de voir ces gens de tant d’esprit et de goût qui gagneraient tant à ne travailler que pour les délicats, obligés, dans ces monstrueuses exhibitions, de se plier aux fantaisies de ce brutal de gros public !
— Je ne sais rien de ces expositions, dit le chanoine, je n’en ai jamais vu, mais cette accumulation de tant d’objets divers, m’effraie moi, pauvre solitaire. Voilà des gens par centaines de mille, qui voient tous les mêmes choses, pensent la même chose, disent la même chose, il serait bien surprenant qu’il n’en résultât pas une uniformité bien près d’être banale.
— Eh, sans doute, s’exclama le marquis ; la banalité, c’est la reine du jour ; de notre temps, nous avions des impressions à nous, pas toutes très fines peut-être, mais en tous cas, bien personnelles ; aujourd’hui, avec les journaux, les chemins de fer et les palais vitrés, le niveau a é, l’originalité est morte.
— Cela est bien vrai, dit le comte, et puisque vous tous, les Européens, les gens civilisés par excellence, vous en faites la remarque, je me hasarde à le confirmer, moi, pauvre sauvage, à peine échappé de mes forêts. Oui, j’ai été frappé de l’uniformité de pensée et de langage qui domine dans ces immenses foules du vieux pays ; il semble que tous aient de l’esprit, infiniment d’esprit, mais tous ont le même. On n’ire rien, l’enthousiasme est légèrement entaché de ridicule, on parle par formules, par phrases toutes faites ; c’est commode et cela ne prête pas à la critique. Si on émet une opinion, c’est sous forme de paradoxe, et l’on laisse entendre qu’on n’y croit pas plus qu’il ne faut. Vraiment je ne peux me faire à cette ironie perpétuelle qui se rit de soi-même et des autres, et il me prend un véritable désir d’entendre quelque bonne affirmation, bien carrée, que l’on puisse prendre corps à corps et discuter à fond, envers et contre tous.
— Bravo, comte, dit la princesse Dadief, voilà ce qui s’appelle revendiquer les droits de la pensée. Comme vous j’aime cette gracieuse conversation parisienne, légère et rapide, qui effleure tout, qui n’a pas la mauvaise grâce de s’appesantir sur rien, mais je n’en veux pas à trop forte dose, c’est comme ces parfums exquis qui enivrent vite, mais cela s’évapore, il semble trop souvent qu’il n’en reste rien. Je suis un peu sauvage, moi aussi ; je ne crains pas à l’occasion une nourriture plus solide. Vive donc l’originalité et l’imprévu ; il n’y a que cela de bon au monde ! Mais j’y pense ; nous sommes venues ici dans l’espérance de voir des choses nullement banales ; notre attente n’a pas été trompée, mais de ces choses, il en manque encore une ; je vous avoue, mon cher hôte, que je meurs d’envie de voir cette rareté.
— Ainsi soit-il, madame ; votre désir va être satisfait.
Il dit un mot à Erboano et deux minutes après, Clarice entrait dans la salle.
Comme la première fois, son apparition fut suivie d’un complet silence. Cela ne plaisait guère à M. de Claram, et la contrariété qu’il éprouvait se lisait sur sa figure, mais il eût été oiseux de lutter contre la force des choses ; les femmes surtout regardaient la nouvelle venue avec une curiosité ionnée. Clarice était très pâle ; elle avait cet aspect ému et troublé qui lui était habituel lorsqu’elle se trouvait en présence de son maître. Mais ce trouble si visible ne faisait que mieux mettre en lumière sa distinction et sa beauté. Elle portait une toilette de soirée, en soie gris perle, relevée de velours cerise, drapée avec infiniment de goût ; sur l’épaule droite elle portait le nœud de ruban rouge ; au corsage et dans ses noirs cheveux, étaient fixés des ornements de corail de même nuance ; l’ensemble, nullement théâtral cette fois, avait un cachet exquis d’élégance, et l’observateur le plus prévenu aurait eu peine à saisir la moindre différence entre les grandes dames assises à table et celle qui les servait. Le contraste était autre que lors de la première scène, mais il n’en était peut-être que plus sensible, et Bernard avait vaguement conscience que pour celle qui y donnait lieu, l’impression devait être tout aussi douloureuse. La mise en scène se déroulait dans l’ordre accoutumé ; Clarice avait reçu des mains d’Erboano le plateau et l’aiguière d’argent, et se mit en devoir de servir les convives ; on eût dit un automate ; pâle, les yeux baissés, il était visible qu’elle employait toute sa force à contenir l’émotion qui lui étreignait le cœur. Pas une parole ne fut prononcée ; dès qu’elle eût fini sa tâche, elle remit l’aiguière à Erboano, et sortit.
Instantanément les langues se délièrent :
— Tous mes compliments, cher comte, s’écria le marquis de Vaunaz, voilà un échanson d’un tout nouveau style ! C’est un luxe que nous ne nous serions pas permis, nous autres gens d’autrefois, que l’on appelait aristocrates !
— Permettez, marquis, dit vivement le comte ; croyez bien que ce n’est pas pour étaler une somptuosité brésilienne que je vous ai produit mon esclave ; je n’en tire pas vanité, soyez en sûr. Vous savez l’histoire de cette femme et vous devez juger que c’est un peu pour mes péchés que je l’exhibe en public.
— Péchés, péchés ! disait le marquis avec un rire qui datait du premier Empire. Qu’en pensez-vous, monsieur le chanoine ? si tous les péchés étaient punis de la sorte, l’enfer courrait grand risque de se trouver trop petit !
Le chanoine sentait que ce genre de conversation déplaisait à M. de Claram ; il voulut opérer une diversion :
— Ah ! monsieur le marquis, dit-il, voilà une appréciation que ne désavouerait pas M. de Voltaire ; je vous l’ai toujours dit, au fond vous êtes un peu voltairien.
C’était un argument qui ne manquait jamais le but ; le marquis touché au vif, partit comme un cheval de race piqué par l’éperon ; la princesse Dadief qui s’amusait du conflit, vint au secours du chanoine et Clarice fut vite oubliée. La princesse Orzoenski seule ne se mêlait pas à la conversation ; l’apparition de Clarice paraissait l’avoir mal disposée et elle ne se remit que lorsqu’on se leva de table. Le comte voulait installer ses hôtes dans la serre attenante au salon, mais l’odeur des fleurs était trop forte, il fallut se réfugier dans une jolie salle de moyenne grandeur, de l’aspect le plus riant et le plus confortable. La conversation reprit son cours avec toute l’animation qui suit un excellent dîner, et les propos roulaient comme il convient dans une réunion de gens d’esprit et d’excellente compagnie. Mais la curiosité est une exigeante déesse, et celle de la princesse Dadief n’était pas de celles qui se contentent aisément :
— Eh bien, comte, dit-elle soudain, ne reverrons-nous pas cette petite Clarice ? Vous nous l’avez servie à dose trop homéopathique et je ne me déclare pas satisfaite. Je suis très curieuse, je l’avoue ; ayez comion de ma souf et montrez-moi encore cette jolie fille, pour si peu que ce soit. Veuillez dire qu’elle me donne un verre d’eau.
Pareille demande ne pouvait se ref ; M. de Claram dut s’exécuter, quelque bonne envie qu’il eût du contraire ; il donna un ordre, et au bout de quelques instants, Clarice entra, portant un verre et une carafe sur un plateau d’argent. Bernard fut frappé de son trouble et de son extrême pâleur ; évidemment, elle ne pouvait s’expliquer qu’on la fît paraître une seconde fois, et son esprit ébranlé ne voyait dans cette chose si simple que pièges et périls. Elle cherchait à faire bonne contenance, mais on voyait qu’elle tremblait, et ses paupières obstinément baissées étaient agitées d’un mouvement convulsif. La scène était étrange, mais la princesse Dadief était la personne du monde la mieux faite pour la maintenir dans la juste mesure ; elle prit le verre que lui présentait Clarice, le porta à ses lèvres et le reposant sur le plateau :
— Grand merci, dit-elle. Puis, avec une aisance parfaite : Mais, continua-t-elle, comme voilà une mignonne bien réservée ! Elle se garde de dire mot ; moi, je suis comme le renard de la fable ; en voyant ce joli plumage, j’ai grande envie d’entendre ton ramage ; ne veux-tu pas entrouvrir cette jolie bouche et faire quelques pas avec moi ?
Ce disant, elle enlaça gracieusement de son bras la taille de Clarice, comme elle aurait fait d’une toute jeune fille, et se mit en devoir de l’emmener au fond de la salle. Les yeux de Clarice se levèrent et s’attachèrent sur elle ; une flamme humide rayonnait dans son regard ; cette nature impressionnable était vivement touchée de la bienveillance que lui témoignait cette grande dame qui aurait bien pu la considérer comme une inférieure qu’on ne regarde même pas ! Elles marchaient lentement, appuyées l’une sur l’autre ; il était difficile de voir un plus beau groupe que celui de ces deux femmes si belles et de si différente beauté. Certes, pour la grâce et la parfaite distinction, l’esclave ne le cédait pas à la princesse. À l’autre bout du salon, le caprice de l’architecte avait évidé une des parois et, dans l’espace ainsi ménagé, avait disposé une sorte de réduit merveilleux d’élégance, porté sur deux colonnes moresques, surmonté d’une coupole, et éclairé par un beau globe d’albâtre ; c’est là que la princesse conduisit Clarice et la faisant asseoir sur un divan, elle continua la conversation qu’elle s’était ménagée avec elle.
Les autres personnes de la société regardaient cette scène sans mot dire :
— Ô curiosité, dit enfin la princesse Orzoenski, à quelles extrémités ne conduiras-tu pas notre belle Nadjedine ? Dès qu’elle voit matière à interroger, elle ne se connaît plus ; essayez de la contrarier, elle sera plus malheureuse qu’un Américain à qui on refuse un journal. À Genève, elle s’est jetée sur Bakounine ; à Rome, elle n’a eu de repos qu’elle n’ait confessé le R. P. Beckx. Il ne se e pas de jour qu’elle ne me fasse faire la connaissance des gens les plus saugrenus, jusqu’à ces sortes d’illuminés nihilistes, anarchistes, n’importe le nom, qu’elle m’a exhibés l’autre soir ! Ce sont mes compatriotes, mais ce sont bien les êtres les plus ennuyeux qui furent jamais ! Vraiment, je vous le dis, plutôt que de n’avoir personne à questionner, à analyser, à disséquer, elle s’en prendrait au crétin le plus idiot, au vaurien le plus brutal ! Il faut se tenir au courant, voilà sa grande formule. Ah ! je me le suis répété souvent, bien me prend d’être sans malice ; si elle pouvait soupçonner que je lui cache quelque chose, elle aurait bien vite fait de casser ma pauvre tête pour voir ce qui peut bien se trouver dedans !
Cette sortie fut débitée avec une conviction si véhémente qu’elle provoqua un éclat de rire général.
— Eh ! belle dame, dit le marquis, c’est la curiosité féminine, l’éternelle cause de tous nos malheurs ! Et qui donc a le droit de se plaindre, si ce n’est nous, pauvre sexe fort, depuis le jour de cette malheureuse pomme…
— Une pomme ! interrompit la princesse, encore cela peut-il être bon, mais Nadjeda, vous ne la connaissez pas, elle mordrait dans une citrouille ! La voilà embâtée de cette créature, elle ne lâchera pas prise avant de lui avoir soutiré tout ce qu’elle peut penser, connaître, savoir, inventer ou supposer !
— Eh bien, dit le comte, laissons er le caprice ; la princesse est trop supérieure pour ne pas se rendre compte bien vite de tout le néant de cette sèche nature. Il en sera de cette conversation comme de la lecture d’un mauvais livre : il n’a plus de mérite dès qu’on peut librement le feuilleter.
— Plût à Dieu que vous disiez vrai, dit le chanoine ; pour les mauvais livres, s’entend ! Quant à cette étrange fille, si c’est un mauvais livre, il faut convenir qu’il est bien élégamment relié.
— Ouais, s’écria le marquis qui avait encore sur le cœur d’avoir été traité de voltairien ; qu’est-ce donc que j’entends ? Serions-nous revenus, sans nous en douter, au temps de l’abbé de Bernis, et Monsignor Berti va-t-il déposer son hommage aux pieds de la blonde Cythérée et des Grâces folâtres ? Élégamment relié ! Voilà qui vous a un fort parfum de littérature profane ; continuez, continuez, monsieur le chanoine, certes, de nous deux, ce n’est pas vous que Voltaire renierait en ce moment !
Monsignor Berti se mit à rire :
— Et l’on parle, dit-il, des rancunes de dévot ? Pour une pauvre petite plaisanterie qui m’est bien permise en ma qualité de bibliophile, me voilà renvoyé fort rudement au fond de ma sacristie. On a bien raison de le dire : nulle parole n’est indifférente ; pour n’avoir pas médité cette sage maxime, je me trouve en gros scandale à mon prochain. Mais je saurai réparer mes torts ; bien humblement, je les avoue et je demande l’absolution.
— Plaisantez, plaisantez, dit le marquis ; je maintiens que votre idée de reliure est des plus profanes. Tenez-vous sur le qui-vive, monsieur le chanoine, c’est moi qui vous le dis, le diable tourne autour de vous comme un lion rugissant, et ce n’est pas lui qui sépare le livre de sa reliure !
— Sans doute, dit Bernard, mais jamais le diable non plus que le lion, n’a é pour être grand bibliomane. Si Monsignor Berti veut bien me permettre de dire un mot pour sa défense, je citerai le cas d’un mien oncle, l’évêque de Braunlau, une vraie brebis du bon Dieu, et savant homme s’il en fût, qui a dans sa bibliothèque toute la collection des auteurs les plus profanes du XVIIIe siècle, mais combien divinement reliés ! Il se considérerait comme damné s’il en ouvrait jamais un seul, mais il e des heures à les contempler, tout juste comme un amant contemple sa maîtresse ; que voulez-vous ! on ne discute pas avec la ion !
— Je me range aussi du côté de Monsignor Berti, dit la princesse ; tout est pardonnable à un homme de goût, et il faut avouer que la toilette de cette femme est exquise ; c’est du Paris et du meilleur, ou je m’abuse fort, et même avec un certain je ne sais quoi de nouveau, qui est un vrai régal pour des yeux de femme. Vraiment si cette robe gris-perle vient du Brésil, vous possédez là un artiste sans pareil, et il vaudrait la peine de faire le voyage pour le consulter !
— Ah ! princesse, dit le comte, vous m’exposez là à une des plus grandes tentations de ma vie ! Dire que par un fort léger mensonge, je pourrais doter mon pauvre Brésil de la présence de la princesse Orzoenski, et que je résiste par amour de la vérité, au désir furieux que j’ai de le commettre, c’est si beau que cela est bête ! Mais je tiendrai bon ; et j’avouerai tout uniment que la toilette vient de Paris ; c’est même une histoire fort ridicule, mais assez caractéristique ; autant vaut vous la conter. J’étais à Paris depuis un mois environ, lorsqu’un jour on vint m’annoncer M… j’ai oublié le nom. Je vis entrer un tout joli petit homme, vif, pimpant, mis à l’ultra dernière mode, avec un babil, un aplomb, une désinvolture, j’en étais à la lettre abasourdi ! À tout hasard, je le fais asseoir, et j’allais lui demander ce qui me valait l’honneur de sa visite ; il ne m’en laisse pas le temps :
« — M. le comte, s’écria-t-il, excusez mon indiscrétion, elle est bien justifiée, vous tenez ma fortune entre vos mains !
« — Voilà qui me surprend, lui dis-je ; j’y tiens la mienne ou le peu qui en reste, et j’ai déjà bien du mal à l’empêcher de s’échapper…
« — Ah ! M. le comte, continua-t-il avec une volubilité théâtrale, ne voyez pas en moi un de ces vils quémandeurs qui viennent mettre à l’épreuve votre générosité ! Ce n’est pas de l’argent que je sollicite de vous, c’est un service que seul vous pouvez me rendre, dites un mot et je suis lancé sur le grand chemin de la réputation et le la fortune !
« Je croyais avoir affaire à un fou… N’importe, il continue et je comprends enfin ce dont il s’agit : il avait fait route, dans le train de Bordeaux à Paris, avec une jeune femme charmante, ravissante, étourdissante, délirante, dont l’apparition devait produire le plus grand effet dans le monde des élégances parisiennes, et il ambitionnait l’honneur de lui fournir ses toilettes ; apprenant que j’avais quelque influence sur la délirante personne, il venait me demander mon assentiment à son beau projet ; les costumes exhibés par une pareille étoile, ne pouvaient manquer de ca la plus vive sensation, et leur auteur prenait d’emblée la première place parmi les faiseurs à la mode. Mon jeune élégant était tout simplement un petit couturier pour dames tout frais établi et qui cherchait à se faire connaître. J’aurais dû l’envoyer bien loin, mais il me débitait son histoire avec tant de feu, un choix si exquis de termes techniques, un tel luxe de paroles, des gestes si bien appropriés, que je restai étourdi, il me semblait que j’assistais à une scène du Palais-Royal, jouée par un des bons farceurs de l’endroit. Qu’eussiez-vous fait à ma place ? Je me mis à rire, et je cédai ; mon homme faillit se jeter à mes pieds, il m’assura cinquante fois pour une qu’il saurait mériter ma confiance et qu’on parlerait de la jeune femme et de ses irables toilettes. Elles étaient irables, en effet, les toilettes, et plus irable encore, le mémoire qui les accompagnait : je le garde parmi mes pièces justificatives, pour servir à l’histoire intime du XIXe siècle, chapitre de la toilette des femmes en l’an de grâce 1867. Et voilà ce qui fait que Clarice peut exhiber un luxe d’habillement qui donnerait à réfléchir aux Américaines les plus folles.
— Et, demanda la princesse, ces fameuses toilettes ont-elles produit beaucoup d’effet ?
— Elles n’en ont produit aucun ; le calcul du charmant tailleur fut amèrement déçu ; je dus partir assez brusquement de Paris, mes gens me suivirent peu de jours après, de sorte que les chefs-d’œuvre à peine terminés, disparurent au fond des bagages et ne virent pas même la lumière de la grande ville ; trop heureux sont-ils de trouver de bons juges dans le désert où leur mauvaise fortune les a conduits !
— Certes, dit la princesse, voilà un tour pendable joué à ce pauvre artiste ; il me semble que vous étiez moralement engagé à faire l’exhibition de ses produits ; c’est comme si vous engagiez Christine Nilson pour la Scala, et que vous la fassiez chanter au grand théâtre de Novare !
— Que voulez-vous, dit le comte avec plus de sérieux que ne semblait le comporter le sujet de conversation ; je n’avais pas tout à fait le choix ; vos justices d’Europe sont extrêmement indiscrètes, et si fort que j’aime Paris, je ne me souciais pas de faire connaissance avec toutes ses curiosités, surtout avec les cellules de Mazas.
— Miséricorde ! s’écria la princesse, serions-nous donc en présence d’un grand coupable ! J’avoue que je me représente tout autrement les repris de justice ! Quel est donc ce mystère, grand Dieu ! Comte, ne nous laissez pas dans cette cruelle incertitude…
— Rassurez-vous, madame, il n’y a pas en moi l’étoffe d’un héros de cause célèbre ; j’ai bien assez des mauvaises chicanes que l’on me cherche dans mon pays, il ne dépendra pas de moi que je n’en aie pas en Europe. Voici mon histoire ; elle est bien simple, mais elle vous montrera que je suis né sous la plus turbulente et la plus maussade des étoiles.
« C’était à Paris, ce printemps ; je faisais mon éducation d’étranger au milieu de ce public infiniment varié qui circule, de jour et de nuit ; de nuit surtout, entre le Gymnase et le bois de Boulogne. J’avoue que j’avais quelque peine à me faire aux habitudes d’esprit qui y règnent. C’était la première fois que je venais en Europe ; le temps que j’ai é à l’École militaire d’abord, puis tout seul, détaché dans nos lointaines forêts, enfin en pleine guerre, peut-être aussi la fréquentation assidue de nos Indiens, les gens les moins rieurs de la terre, tout cela me prédisposait mal à cette légèreté insouciante de ce monde parisien. Puis j’étais dans un état d’esprit assez triste, à peine échappé à des ennuis qui m’ont vieilli avant le temps. J’avais donc beaucoup à apprendre ; la tournure d’esprit, les sujets de conversation, les mots à double entente, le langage même, tout cela m’étonnait, m’irritait parfois. Je m’amusais pourtant et beaucoup, si c’est s’am, que de s’étourdir au plus fort de cette vie tumultueuse et assourdissante, mais il m’arrivait aussi et trop souvent, de perdre pied sur ces terrains glissants et de me mettre en travers du courant au risque d’y ca des remous par trop sensibles. En somme, je crois que j’étais stupide, mais qu’y faire, je suis l’enfant d’une terre sauvage, et j’ai trop vécu dans l’isolement pour savoir réprimer toutes mes impulsions, pour cheminer à bonne, allure comme un cheval bien dressé ou une locomotive insensible…
« L’Exposition venait de s’ouvrir ; un soir, j’y rencontre un ami qui me mène dîner à je ne sais quel cabaret en vogue ; il se trouve en pays de connaissance, il me présente, nous causons. Au nombre des convives, se rencontre pour mon malheur, une manière de publiciste attaché à un journal de cette bizarre espèce, moitié révolutionnaire, moitié impérialiste, qui fleurit si dru en ce moment sur le pavé de Paris. Notre homme avait la spécialité des correspondances étrangères et ses articles faisaient autorité pour tout ce qui concerne le monde Hispano-Portugais, chose fort naturelle, car il avait été attaché, pendant un an, au consulat français de Lisbonne. Il apprend que je suis officiel brésilien ; le voilà qui entreprend la question de la Plata et développe, avec un aplomb merveilleux, les causes de la guerre du Paraguay. À l’entendre, c’était le Brésil qui avait tous les torts ; il faisait une guerre d’ambition, Lopez défendait contre un empire à esclaves, une république, une cause libérale ! Le libéralisme de Lopez, quelle amère plaisanterie ! C’était à n’y pas croire, et l’orateur n’en continuait pas moins sur cette gamme, avec une abondance, une certitude, une pédanterie !… Ils sont rarement pédants, les Parisiens, mais quand ils le sont, ce n’est pas à demi, il faut en convenir !…
« J’écoutais avec stupeur ; bien que ce monsieur m’agaçât beaucoup, je ne disais que juste ce qu’il fallait pour montrer que je ne partageais pas sa manière de voir ; mais voilà qu’il va jusqu’à laisser entendre que la guerre soutenue par le Brésil, n’est pas sérieuse, que les batailles s’y livrent sur le papier, bien plus que sur le terrain ! Cela était trop fort ; j’ai failli y périr, moi, dans cette guerre de parade, et j’y ai perdu trop de mes amis ! Ma foi, la patience m’échappe et je ramène l’orateur, un peu vivement ; il croit devoir prendre mal la chose, parle de rétractation, bref, rendez-vous est pris pour le lendemain, sur le terrain.
« Mais ce n’est pas tout ; nous sortons ; mon, ami, pour me récupérer de ce dîner peu agréable, me mène à l’Opéra ; là, quelques jeunes gens de notre connaissance arrangent un souper chez une des dames du ballet : princesse, veuillez me pardonner ce détail ! Après le souper, très gai, ma foi, nous nous mettons à jouer ; arrive un joli jeune homme, ancien Saint-Cyrien, à ce moment zouave pontifical en congé, portant un grand nom, et tout à fait aimable ; malheureusement lui aussi avait soupé et il se trouvait ce que l’on appelle un peu lancé. On lui dit que je suis officier brésilien ; le mot fait impression sur son cerveau pas mal intoxiqué, et le voilà qui entonne, je ne sais quelle ronde stupide qu’on appelle la chanson du Brésilien. Une fois, c’est bien, deux fois, e encore, trois, c’est able, mais il n’en finissait pas, et sur tous les tons, avec un soi-disant accent du terroir parfaitement ridicule ; ses amis lui en font l’observation, il n’en tient compte et poursuit avec l’opiniâtreté bachique. Je suis aussi patient qu’un autre, mais, ma foi, à la vingtième reprise, je n’y tiens plus et je le prie de changer de musique ; il me répond fort mal ; nouveau rendez-vous ; me voilà avec deux affaires sur les bras pour la même matinée !
« Je vous avoue que je rentrai chez moi un peu confus de ce luxe, je me voyais en e d’acquérir la réputation de duelliste, et cela m’était tout à fait désagréable. Bref, l’affaire suit son cours ; on peut dire beaucoup de choses sur le compte des gens de Paris, mais quand il s’agit d’aller sur le pré, il faut convenir qu’ils y vont et crânement. Nous mettons flamberge au vent, la chance me favorise, et je blesse mes deux adversaires, mais légèrement comme il convient dans des cas pareils. Nous nous réconcilions, nous nous donnons la main, tout se e selon l’étiquette la plus scrupuleuse, et je m’en crois absolument quitte.
« Comme je revenais en voiture avec mes témoins, l’un d’eux me dit :
« — Ma foi, à votre place, je partirais, non pas demain, mais dans deux heures ! Un duel, c’est bien, mais deux le même jour, avec blessures, c’est un peu trop, les journaux en parleront, et tout bien recommandé et apparenté que vous soyez, vous courez risque d’avoir de l’ennui.
« — Quel ennui ? lui dis-je.
« — Que sait-on ! Des démarches de justice, une enquête, un jugement peut-être ! Deux duels, pour un étranger, le même jour, que diable, beaucoup ont été menés à la frontière pour bien moins !…
« Cette perspective n’avait rien de séduisant ; recevoir des injonctions de police, avoir à quitter Paris comme une sorte de malfaiteur, cela me déplaisait fort. Il valait mieux laisser assoupir l’affaire ; dans deux jours, nul n’y penserait plus. Puis mon séjour tirait à sa fin ; je devais aller en Belgique pour faire connaissance avec la famille de ma mère ; je me décidai à partir le jour même. Voilà comment je suis ou plutôt je crois être en délicatesse avec la justice française, car, à vrai dire, il ne paraît pas qu’elle se soit inquiétée de moi. Du reste, le premier moment é, j’ai pris mon parti de mon exil, et j’ai trouvé de quoi me dédommager amplement de ma retraite précipitée.
— Ce que vous venez de raconter, dit le marquis, me fait souvenir qu’en 1817…
À partir de ce préambule, Bernard ne prêta plus qu’une oreille distraite à la suite de la conversation. L’histoire du marquis lui était connue dans tous ses plus petits détails, il savait qu’elle en amènerait d’autres du même genre à la suite desquelles la princesse exhiberait ses aventures de Sébastopol… Machinalement il se leva et fit quelques pas dans le salon, en examinant les livres et les objets d’art épars sur les tables ; insensiblement, il marcha jusqu’au fond de la salle, et comme il feuilletait un curieux album japonais placé sur une console, il vit, en levant les yeux, qu’il se trouvait tout juste en face du réduit où s’étaient retirées la princesse Dadief et Clarice ; il leur tournait le dos, mais leurs images se réfléchissaient dans une glace placée devant lui, et ses excellents yeux lui permettaient de les voir sans qu’il pût entendre leurs-paroles ; c’était un fort joli tableau que celui de ces deux charmantes femmes, en belle toilette, assises dans ce boudoir tout ruisselant de fleurs et de verdure, sous l’éclat doucement voilé de la lampe d’albâtre.
Leur entretien paraissait les intéresser au plus haut degré, car l’apparition de Bernard resta pour elle entièrement inaperçue ; Clarice parlait et Bernard la connaissait trop bien pour ne pas voir à la vivacité de ses gestes, au feu de son regard, que cette nature impressionnable était sous le coup d’une réelle émotion. Elle était irablement belle ; le trouble qui répandait une ombre si marquée sur sa figure, avait disparu ; avec son teint lumineux ses cheveux magnifiques, ses yeux surtout, ses yeux profonds et ionnés, ses mouvements empreints d’une grâce indicible, elle effaçait entièrement sa compagne, bien belle aussi, cependant. La princesse paraissait être tout à fait sous le charme et l’attention qu’elle prêtait aux paroles de Clarice portait la marque bien caractérisée d’une réelle et profonde sympathie.
À ce moment, le reste de la compagnie se levait et suivant l’exemple de Bernard, se rapprochait du bas de la salle comme pour voir ce qui s’y ait. En arrivant devant le boudoir, ils s’arrêtèrent ; Clarice se tut brusquement, l’animation répandue sur sa figure fit place à une pâleur mortelle ; la princesse se tourna vers le comte et sans autre préambule, lui dit :
— Monsieur de Claram, j’ai fait connaissance avec Clarice, elle me plaît beaucoup ; la situation dans laquelle elle se trouve ici, ne peut durer, vous devez tout le premier désirer de la voir finir ; je me charge de Clarice, voulez-vous me la céder ?
Le comte fit un brusque mouvement ; malgré tout son savoir-vivre, il eut peine à cacher que cette demande lui causait une vive contrariété…
— Ah ! madame, dit-il, que me demandez-vous ? Je dois vous mettre sur vos gardes ; cette femme est autre qu’elle ne paraît, ce n’est pas dans un entretien d’une demi-heure qu’on arrive à la connaître. N’insistez pas, madame, je vous en prie, je serais au désespoir d’avoir à vous répondre par un refus.
— Mais qui vous y force ? reprit la princesse ; ma proposition me paraît bien simple ; vous avez dans votre dépendance, une personne qui me plaît, vous ne tenez guère à elle que je sache, je vous la demande, vous me la cédez, quoi de plus naturel, cela se fait tous les jours.
— Oui, madame, cela paraît fort simple et croyez bien que je vous sais gré de votre bonne intention, d’autant plus que vous revêtez votre offre de la seule forme qui pourrait la rendre acceptable ; malheureusement, je vous le dis sans détours, elle n’est pas acceptable ; je vous le répète, vous ne savez pas à quoi vous vous engagez, et moi, je perdrais l’estime de moi-même si je me laissais aller à consentir à votre demande.
— Mais, comte, je crois que vous exagérez les choses ; Clarice ne me paraît pas si terrible. Et fût-elle un monstre, eh bien, je ne les crains point, les monstres, j’en ai apprivoisé quelques-uns et je tenterai encore d’apprivoiser celui-là.
— Ah, madame, dit le comte, et sa voix décelait une émotion profonde, au nom de ceux que vous aimez, ne vous jetez pas dans cette aventure ! Vous êtes une femme d’un grand esprit et d’un grand cœur, mais la tâche que vous entreprenez recèle des périls que vous ne pouvez pas soupçonner. Oh ! je le vois bien, on vous a joué la grande comédie, et avec un art auquel les plus habiles n’atteignent pas ! Moi aussi j’ai subi cette fascination, elle m’a fait cruellement souffrir ; je vous le jure, je serais inexcusable si je laissais la perfide comédienne accomplir paisiblement son œuvre de dissimulation et de mensonges ; c’est à moi de lever le masque sous lequel elle s’abrite, et je le ferai, dussé-je m’aliéner ce que vous pouvez avoir de sympathie pour moi !
— Écoutez-moi, M. de Claram, dit la princesse ; nous sommes, vous et moi, des gens sérieux et nous connaissons la valeur de nos paroles ; je vous ai fait une demande, je la maintiens ; donnez-moi votre consentement, j’en serai très heureuse pour moi d’abord, mais pour vous aussi, oui, surtout pour vous. Je vous comprends, vous et Clarice, mieux que vous ne vous comprenez vous-mêmes. Je n’ai pas à rechercher les causes de ce qui existe ; une seule chose est certaine, c’est que vous êtes malheureux l’un par l’autre, ne le niez pas, l’émotion qui vous domine en est une preuve sans réplique ! Eh bien, ce lien fatal qui vous enchaîne, je le romprai, moi ; j’ai la main forte, sans qu’il y paraisse et je ne crains pas les difficultés. Ayez confiance en moi, c’est le repos que je vous offre, c’est le bonheur peut-être ; prenez-y garde, l’occasion n’est pas de celles que l’on laisse échapper.
— Ah ! madame dit le comte avec un élan de douleur, et de colère qui fit tressaillir ses auditeurs, ah ! vous me faites du mal, je vous le jure, vous me faites un mal cruel ! Voilà ce que je craignais, ce que j’ai toujours craint, cette parité qui s’établit entre moi et cette misérable créature ! Oh ! c’est la plus dure humiliation qui puisse m’être infligée ! À vos yeux je le sens, ma parole d’officier, d’honnête homme, n’a pas plus de valeur que les mensonges d’une fille perdue ! Je vous le dis, madame, cela m’est cruel ! Grâce à ses calomnies, à ses odieux artifices, en ce moment peut-être, pour ceux qui sont ici, c’est moi qui suis le coupable, c’est moi qui dois me justifier !
— Mais vous vous trompez ! dit la princesse, effrayée de la violence des sentiments qui s’emparaient du comte ; Clarice ne m’a rien dit contre vous, je vous l’atteste ; si vous avez à vous plaindre d’elle, du moins ne lui reprochez pas cela !
— Je vous crois, madame, et tant mieux s’il en est ainsi, je ne suis pas de ceux qui ont le besoin de croire au mal ! Mais dans ces termes même, il importe que tout soit expliqué ; je ne veux pas que vous pensiez que je repousse votre demande par pur caprice ; j’ai les motifs les plus sérieux pour agir comme je le fais, je vous les donnerai et vous pourrez juger si je n’ai pas raison, mille fois raison, de traiter cette femme comme je la traite. Il est facile d’avoir des illusions sur son compte ; vous en avez sans doute, madame, d’autres ici en ont certainement, il faut que l’on sache enfin ce qu’est cette créature et ce que recèle de turpitudes cette séduisante enveloppe !
Il parlait ainsi, s’animant, se grisant de sa colère ; le spectacle de cet homme si énergique, ainsi dominé par l’ardeur de sa haine, avait quelque chose de terrible ! La princesse voulut essayer encore de le calmer :
— De grâce, monsieur de Claram, dit-elle, n’allez pas plus loin ; ce sujet vous est pénible, je suis au désespoir de l’avoir abordé à l’étourdie, qu’il n’en soit plus question…
— Non, non, princesse, interrompit le comte, non, c’est moi qui vous sais gré de m’avoir fourni cette occasion de plaider ma cause. Je ne peux er la pensée que ma conduite, ma parole, sont seulement suspectées par suite de je ne sais quelles insinuations insaisissables, quels mensonges habilement masqués ! Il faut que la vérité se fasse jour, et je lui fraierai la voie, sur l’heure même, quoiqu’il m’en coûte !
— Vous savez déjà comment je suis devenu le maître de cette femme. Son maître ! l’expression est singulière ; oui, je suis son maître, comme le pilier du cachot est le maître du scélérat que l’on y attache ! Je ne reviendrai pas sur ce récit ; je n’essaierai pas de deviner quel est le é de Clarice, son é vrai, s’entend, car je ne pense pas que vous preniez plus que moi, au sérieux, le roman ingénieux qu’elle débite quand on lui parle de sa jeunesse ; son é véritable, ah ! il est bien caché, il est enseveli dans une ombre complaisante, qui paraît impénétrable !… Mais qui sait ? Un jour peut-être, une lumière imprévue percera ces ténèbres, et nous verrons alors, j’en suis bien sûr, des hontes et des souillures qui nous expliqueront le pourquoi de ce mystère si bien gardé !
La princesse fit un mouvement.
— Vous pensez que j’exagère ! reprit vivement le comte. Ah ! madame, d’après ce que je sais, ne suis-je pas en droit de tout supposer ? Cette créature que vous voyez là, sachez-le bien, personne au monde ne peut dire ni son origine, ni son âge, ni même quelle est sa vraie figure ! Moi qui vous parle, qui ai vécu dans son intimité pendant près d’une année, je lui ai vu, je ne sais combien de fois, changer ses traits à sa fantaisie, se transformer sans qu’il fût possible de s’y reconnaître. M. de Rednitz, je vous prends à témoin, ne l’avez-vous pas vue, maintes fois, altérer sa figure à son gré, instantanément au point d’en être méconnaissable ? Mais cela n’est qu’un détail, la figure peut varier, il est moins aisé de changer son caractère. Oh ! son caractère, je le connais, j’ai eu tout le loisir de l’étudier, j’en ai trop souffert pour ne pas être familier avec tous ses replis et ses détours ! Mais si complexe qu’il soit, trois mots suffisent pour le dépeindre : égoïsme, orgueil, perversité ! Oui, cette femme est le type du néant moral le plus absolu ; le devoir, le dévouement, cela n’a pas de sens pour elle ! la réalisation immédiate de son caprice, la fantaisie effrénée, voilà ce qu’elle veut de la vie ; au-delà, elle ne comprend rien, elle ne respecte rien, ne ménage rien ! Flattez ses penchants, elle vous tolère, vous fait même bonne grâce ; essayez d’y contredire, elle ne vous connaît plus, tentez de l’arrêter, vous êtes son ennemi, et si elle le peut, elle vous brisera sans hésiter, sans remords, comme moi je brise ce brin de bruyère ! Oh ! non, je n’exagère pas, je ne cède pas à une aveugle haine ! Non, je suis calme, il y a trop longtemps que j’analyse cet odieux caractère pour ressentir autre chose que le plus incurable mépris ! Tout ce que je viens de dire, je peux le prouver ; je peux citer des faits, nommer ses victimes… Oui, ses victimes, la route qu’elle a parcourue sous mes yeux, n’est pas longue, mais elle est marquée par des désespoirs et des ruines ! Ils sont rares, ceux qui se sont trouvés en avec elle, et pour qui elle n’a pas été la cause des plus cruels malheurs ! Faut-il vous citer des noms ? Son père adoptif, elle l’a ruiné en le poussant à un luxe absurde ; son institutrice, femme charmante, distinguée s’il en fût, a vu son mariage rompu, sa carrière détruite, sa vie entière brisée à jamais, tout cela par la main et l’adresse infernale de son élève ; et je ne parle pas de celui qui devait être son mari, un homme honnête entre tous, brave et loyal soldat que ces mêmes intrigues ont lancé contre moi, et contre lequel j’ai dû défendre ma vie au péril de la sienne ! Ah ! oui, cette frêle jeune fille, il ne fait pas bon l’avoir pour ennemie ! Ruse, audace, violence, elle ne recule devant rien ! Le mot de violence vous étonne ! À la voir si frêle, si délicate, vous la croyez inoffensive ! Le ciel vous préserve d’avoir jamais à faire l’épreuve de ce que pèse une vie humaine dans les mains de cette douce créature ! Oh ! je n’exagère pas, j’ai vu de mes yeux, gisant sur le sol, couchés à ses pieds, les cadavres de ses victimes ! Tenez, madame, nous sommes ici trois hommes qui avons fait la guerre, et nous l’avons faite, comme il faut la faire, sans, ménager ceux que le sort des armes a jetés devant nous ; eh bien, je vous le jure, s’il est vrai qu’au jour du jugement, le sang répandu doit reparaître sur les mains de ceux qui l’ont versé, pour qu’ils en rendent compte, les petites mains blanches de cette femme seront, à ce moment, aussi rouges que les nôtres ! Mais j’excais encore ces violences sauvages, ce qui me répugne, ce que je ne peux tolérer, c’est l’hypocrisie raffinée, la froide et astucieuse corruption ! Parce qu’elle sait baisser les yeux et prendre l’attitude d’une vierge timide, vous la croyez exempte de ces vices qui font la vraie, l’immonde courtisane ! Eh bien ! moi, madame, combien de fois ne l’ai-je pas surprise, la figure pâlie et les yeux noyés, toute palpitante encore des voluptés honteuses qu’elle allait demander aux vagabonds, aux nègres de la forêt ! Réservez votre colère, madame, car je n’ai pas tout dit ! Tout cela, je pourrais le pardonner peut-être, je pourrais mettre ces excès sur le compte d’une nature fougueuse, emportée par d’irrésistibles instincts, mais ce qui est inexcusable, ce qui cause une indicible horreur, ce sont chez une femme, les vils calculs, la basse et sordide avidité ! Eh bien ! madame, moi qui vous parle, je suis réduit en ce moment, comme maître de cette femme, à figurer dans un procès ignoble pour faire décider à qui je dois rendre la fortune d’un riche vieillard, fortune qu’elle avait su se faire donner au prix de je ne sais quelles, honteuses complaisances !…
Il s’arrêta ; la pâleur de son teint, le feu de son regard, le son de sa voix, tout décelait en lui une émotion arrivée à son paroxysme ; la violence effrayante de cette nature se faisait voir dans toute sa furieuse énergie ! Clarice était retombée assise sur le divan ; elle tenait son mouchoir convulsivement serré sur ses yeux ; à chacune des terribles accusations lancées contre elle, on la voyait tressaillir comme le condamné à mort qui reçoit une balle en pleine poitrine !… Terrifiés par la violence de cette scène, les invités du comte restaient silencieux, immobiles…
— Et vous voulez que je vous donne cette femme ! reprit-il après un instant de silence. Mais, que diriez-vous si je vous donnais à respirer une fleur sans vous prévenir qu’elle distille le plus mortel poison ! Oui, je vous le dis, cette femme porte avec elle le désespoir et la mort ! Vous avez une famille, des parents, des amis, vous vivez de leur affection, de leur bonheur eh bien, savez-vous ce qui arriverait ? Quelques jours, quelques mois peut-être se eraient, et tout à coup, sans en comprendre la cause, vous verriez votre père devenir indifférent, votre mari se détacher de vous, vos enfants se corrompre, le vice, la discorde, le malheur s’installer à votre foyer ! Et tout cela serait l’œuvre de cette femme ; elle agirait pour vous comme elle l’a fait pour tant d’autres, partout où elle a é ! Rien ne l’arrête dans son œuvre de destruction, rien ne lui coûte pour satisfaire sa perversité infernale. Et ne croyez pas que votre intelligence, votre esprit supérieur puissent vous servir de sauvegarde : ces odieuses aventurières, ces virtuoses infâmes de l’amour ont à leur service des secrets et des charmes contre lesquels nous qui croyons à l’honnêteté, aux douces vertus de la famille, nous sommes impuissants à nous défendre ! En vain vous lui aurez rendu le plus grand service, vous lui aurez donné l’indépendance, une place honorable, enviée auprès de vous, vous vous croyez des droits à sa reconnaissance… la reconnaissance, mot vide de sens pour elle, bon tout au plus pour provoquer sur ses lèvres un sourire de cynique ironie ! Elle devrait embrasser vos genoux, eh bien, elle ne vous comprend même pas, elle vous trouve naïve, crédule !…
« Ah ! elle n’a point de cœur, cette femme, elle n’a point d’âme ! Parfois, je vous le jure, je suis tenté de voir en elle un monstre en dehors de l’humanité ! Mais ma résolution est bien arrêtée ; si elle n’a pas conscience de son infamie, moi, j’en aurai conscience pour elle ; quelle que soit sa puissance pour détruire, je saurai bien en arrêter les effets !
Le comte s’arrêta de nouveau ; il était à deux pas de Clarice ; ses yeux fixés sur elle étincelaient de haine et de fureur, on eût dit qu’il allait se jeter sur elle et la broyer sous ses pieds ! Puis, comme faisant un effort sur lui-même :
— Va-t’en, lui dit-il d’une voix terrible, sors d’ici !
Clarice se leva ; elle semblait avoir peine à se soutenir ; le tremblement convulsif de tout son corps, sa figure affreusement pâle, son regard éperdu, nageant dans le vide, tout décelait en elle une terreur poussée jusqu’aux limites de la folie ; d’un pas incertain, chancelant, elle marcha vers la porte, l’ouvrit et disparut !…
Il y eut un silence… Que dire devant de tels emportements de ion !…
— Et c’est pour cette femme, reprit le comte, que j’ai brisé ma vie ! J’avais une fiancée, belle et douce jeune fille qui m’aurait donné le bonheur et la vie honorable qui devait être la mienne ; aujourd’hui elle n’a plus pour moi qu’aversion et mépris ! Et mes camarades qui, en ce moment, exposent leur vie pour le salut et la gloire de mon pays, tandis que moi, je végète ici, dans une oisiveté honteuse, méprisé de tous, disgracié par mon père et par mon souverain ! Tout cela pour elle, à cause d’elle, la misérable créature ! Oh ! j’aurais dû la tuer, oui, l’écraser comme une bête venimeuse : qui donc aurait osé me condamner ! Et aujourd’hui, je suis réduit au rôle de géôlier, il faut que je la surveille, que j’épie toutes ses démarches, que j’étouffe sur l’heure ses appétits de vengeance ! La vengeance, c’est le but de sa vie maintenant, il faut qu’elle me punisse d’avoir osé lui résister ! Encore s’il ne s’agissait que de moi ; je peux et je sais me défendre, mais mes parents, ma famille, c’est par eux que sa haine de démon veut m’atteindre ! Qu’elle soit libre un jour, et malheur à tout ce qui m’approche, à tout ce que j’aime, à tout ce qui m’aime ! Cela, je le crains, je l’avoue ; c’est que je l’ai vue à l’œuvre, et je sais de quoi elle est capable ! Mais qu’elle y prenne garde ; je la tiens de près, au premier sujet d’inquiétude qu’elle me donne, au plus léger symptôme de rébellion, la répression fondra sur elle immédiate et exemplaire ; elle le sait et reste immobile, comme la bête féroce qui se sent en face de plus fort qu’elle ! De telles natures ne se mènent que par la terreur ! Voilà pourquoi, madame, je ne peux pas vous la donner ! Dieu m’est témoin que, pour vous être agréable, je donnerais la moitié de mon sang ; j’en donnerais autant pour me sentir libre de cette odieuse entrave ! Mais ce que vous me demandez est impossible ; vous seriez sûre de vous perdre et vous ne me sauveriez pas ! Non, non, celui qui a la garde d’un tigre et qui le laisse échapper, doit le ressaisir sur l’heure ou périr déchiré par lui ; toute hésitation le déshonore ! Je suis celui qui a la garde du tigre, mais je connais mon devoir, et que Dieu me foudroie sur place si je viens jamais à y manquer !
Au retour, Bernard avait pris place dans le landau des princesses ; le marquis et le chanoine suivaient dans un coupé. La conversation, comme on peut le penser, s’engagea sur les événements de la soirée.
— À vous tous mes remerciements, M. de Rednitz, dit la princesse Dadief ; vous tenez vos promesses et vous faites bonne mesure. Je me souviendrai de Castel d’Orgoyl ! Certes, j’y ai é un des bons moments de mon existence ! Voir une scène de drame, dans la vie de tous les jours, entre personnes naturelles, voilà qui est piquant ! Le comte a bien dit son monologue ; avec sa tête énergique, ses yeux flamboyants, sa voix mâle et furieuse, on aurait dit un lion ! Et cette Clarice, quelle curieuse créature ! Elle a de beaucoup déé mon attente, et cependant je vous rends cette justice, elle est bien telle que vous me l’avez dépeinte, mais comme pour toutes les individualités fortement prononcées, on ne peut les apprécier qu’en les voyant.
— Et, dit la princesse Orzoenski d’un ton légèrement acide, on ne prétendra pas que vous n’ayez pas fait tout votre possible pour former votre jugement ; votre caie, seule avec elle, a été d’assez bonne durée ! Ah ! grand Dieu, Nadjeda, cette curiosité, que ne vous fera-t-elle pas faire ! Mais, au nom du ciel, pour vous parler si longtemps, qu’est-ce donc que vous avez pu vous dire ?
— Eh bien, une foule de choses, et je vous jure que je n’ai pas trouvé le temps long. Elle m’a dit combien sa position était difficile, à quel point elle était isolée, repoussée de tous, en butte à une méfiance, pour ne pas dire une malveillance universelle ; puis, sa mauvaise santé qui la rend incapable de tout effort, de tout travail prolongé ; de là, impossibilité de se suffire à elle-même et obligation de vivre dans la dépendance la plus humiliante sans qu’il lui soit seulement possible de songer à s’en affranchir…
— Allons donc, de cela je ne crois pas un mot ! Si elle voulait sérieusement…
— Mais non, et je comprends très bien qu’elle recule devant une telle lutte. Voyons, en conscience, que pourrait-elle faire ? Être institutrice, maîtresse de piano, femme de chambre peut-être, voyez quelles carrières ! Son âge, sa beauté surtout, les lui rendent plus impossibles qu’à toute autre. Puis il y a son étrange é, cette sorte de mystère qui l’enveloppe, qui crée autour d’elle comme une atmosphère de méfiance ! Elle le sent bien, et cela lui ôte toute énergie.
— Oui, et sa mauvaise réputation surtout, car je ne pense pas qu’elle aille jusqu’à jouer la vertu sans tache !…
— Cela, c’est le secret de sa conscience ; ce qui est sûr, c’est qu’elle soutient qu’elle est accusée à tort, qu’elle a été victime d’intrigues, de calomnies !… Ce n’est pas impossible après tout !
— Eh, sans doute, rien n’est impossible ! Mais entre M. de Claram et elle, entre le loyal gentilhomme, le vaillant officier, nourri aux plus pures traditions de l’honneur, et la fille de bohème, venue on ne sait d’où, au é fâcheux pour ne rien dire de plus, s’il faut se fier à l’un ou à l’autre, franchement, je m’en tiens au premier, et tous seront de mon avis !
— Le plus grand nombre en tout cas, cela est sûr ; elle le comprend, elle, mieux que personne, et cela lui donne un découragement, une crainte de la vie et de la lutte, qui touche au désespoir ! Pourtant, il y a bien du ressort en elle, on le voit à l’éclair de ses yeux, au feu de sa parole… Mais que peut-elle faire ? Les obstacles sont trop forts… et elle se résigne… oh ! mais, avec quel brisement de cœur, cela me faisait mal de le voir !… Et comment cela finira-t-il ? On n’ose pas y penser !… Tout cela est bien étrange, très captivant en tout cas, et je le répète, sur tout et par-dessus tout, profondément dramatique.
— N’est-il pas vrai ? dit Bernard ; vous dites, princesse, irablement, ce qui fait l’attrait de cette femme : elle est faible et elle est forte, calme et violente tout ensemble, c’est comme une double nature dont on ne peut deviner le secret.
— Oui, certes, c’est cela même, véritable énigme vivante, et qui serait trop amusante à déchiffrer ; quand elle parle, on croit et on doute, on est sympathique et on ne peut se défendre d’arrière-pensées, il semble qu’il y a deux êtres en elle, l’un bon, noble, généreux jusqu’à l’héroïsme, l’autre, habile, audacieux, sans scrupules, prêt à tout sacrifier pour en venir à ses fins ! Et surtout, quelle merveilleuse intelligence inépuisable en finesses, en subtiles analyses, en nuances infinies, comprenant tout, acceptant tout, conciliant les contraires les plus extrêmes, toute d’imprévu et de contraste !… Je ne sais si elle a beaucoup de cœur, de ce que nous appelons la conscience, mais l’intelligence à ce degré, cela tient lieu de tout ; rien, rien absolument ne lui échappe ! Et quelle extraordinaire rapidité d’intuition ! Quelle lucidité merveilleuse ! Elle comprend tout, elle sait tout, elle devine tout, quand elle arrête sur vous son regard, on le sent qui vous pénètre jusqu’au plus profond de l’âme… J’ai déjà vu quelques personnes douées de cette faculté de pénétration, presque de prescience mais on pouvait se défendre encore ; avec elle, il n’y a pas à y songer, et cela va si loin qu’il est facile de voir que le plus souvent elle répond, non pas à ce que vous dites, mais à ce que vous pensez ; entre les deux, il y a une nuance permise, nécessaire même ; pour elle, c’est tout un, tout ménagement de parole est une dépense en pure perte. Vraiment, vraiment, je n’ai jamais vu plus étrange personne !…
— Ah ! dit Bernard, combien je suis aise de voir que votre impression est si semblable à la mienne ! Sans avoir rien à cacher, il répugne de se sentir fouillé et analysé jusque dans ses pensées les plus intimes, et dans ma mauvaise humeur, j’en venais à me dire que je me trompais, que cette singulière clairvoyance n’était qu’une illusion de ma part. Mais si vous avez la même impression, c’est que la mienne est juste, une erreur que vous partagez ne peut pas en être une. Et comme elle est belle ! Lorsqu’elle vous parlait tout à l’heure, elle a eu un moment d’éclat qui faisait d’elle, quelque chose d’absolument irable !
— Cela est vrai ; en s’animant, soudain elle s’est transfigurée, et sa beauté que je trouvais tout d’abord, un peu voilée, a resplendi jusqu’à en devenir incomparable ! C’est qu’elle a la double beauté, celle des traits et celle de l’expression ; c’est tout à fait la femme moderne ; en elle, l’esprit est la clarté puissante qui fait rayonner la matière ; pendant qu’elle, me parlait avec cette ion qui embrasait ses yeux et faisait vibrer sa voix, je me disais que si Raphaël ou Léonard, revenus en ce monde, pouvaient la voir, eux, les grands observateurs, ils ne chercheraient pas ailleurs leur type de moderne beauté ! Et quelle extraordinaire finesse de race ! Avez-vous vu la forme délicate de ses mains, l’exquise cambrure de son pied, le dessin pur et ferme de ses traits ; en vérité je crois que c’est la perfection même ! Et quelle grâce incomparable dans ses moindres mouvements, dans sa démarche, dans tout le port de sa personne ! Elle dit qu’elle est Géorgienne, je n’en crois rien, les femmes de ce pays sont plus fortes, d’un plus gros module ; moi qui vous parle et qui ne suis Géorgienne qu’à demi, avec mes grands traits, mes grands ossements, je suis une sorte d’homme à côté d’elle. On la prendrait plutôt pour une créole américaine, mais elle n’a rien de ce type un peu anguleux, quelquefois heurté qui caractérise les belles yankees et leurs compatriotes du sud. Je n’ai vu qu’une seule fois, à Constantinople, une femme qui pût lui être comparée, et combien elle était moins captivante ! C’était la fille d’un colonel Anglais et d’une princesse Mahratte ; elle avait du sang hindou dans les veines, et son père ne se souciait pas de la conduire en Angleterre. Elle n’en était pas moins adorable ; le mélange de ces deux races si anciennes, proches parentes pourtant, l’une si forte, d’autre si fine, crée des types vraiment extraordinaires ; c’est là que la race Aryenne révèle tout ce qu’elle comporte de pureté, d’élégance et de force ; nous autres, Slaves demi-asiates, nous n’y atteindrons jamais ; on nous élève trop en serre chaude ; je ne veux rien dire de défavorable pour mes belles compatriotes, mais que voulez-vous, il faut en prendre notre parti, nous serons toujours quelque peu Tartares !
C’en était trop pour la patience de la princesse Orzoenski ; elle ait avec impatience cet éloge enthousiaste, le dernier mot fit déborder la coupe :
— Vraiment, Nadjeda, s’écria-telle, en vérité, je ne vous comprends pas ! Vous prenez feu comme une fusée d’artifice ! Mais voilà bien comme vous êtes ; quand quelqu’un vous plaît, vous briseriez tout en morceaux et tout de suite, pour lui faire un plus beau piédestal ! Cette femme est bien, je n’en disconviens pas, mais ce n’est pas une raison pour faire de nous des Kalmouks ! Pour moi, je ne partage pas votre enthousiasme, non certes, et j’en suis à cent lieues ; cette soirée m’a paru longue et je suis heureuse d’en être quitte ; d’abord cette villa est triste à périr, ces énormes bâtiments, ces terrasses désertes, cet immense parc à l’ancienne mode, tout cela est affreusement lugubre ; jusqu’à cette grande stupide statue qui élève au-dessus des arbres, sa grosse vilaine tête noire, comme pour vous espionner ! C’est vieux, c’est laid, c’est parfaitement inconfortable ! Puis je le dis franchement, le voisinage de cette femme m’est désagréable ; il règne autour d’elle, dans ce vieux château abandonné, comme une atmosphère énervante, fiévreuse, qui doit pousser à la violence ou à la folie. Et ses yeux que vous irez si fort, ce regard brûlant et ionné, moi, je l’ai trouvé pénétrant, c’est vrai, mais dur et froid jusqu’à en être pénible ; c’est comme une lame d’épée qui vous glace et vous déchire le cœur ! Brrouou ! j’en frissonne encore ! Non, non, je ne suis pas fâchée d’avoir vu cette créature, mais une fois suffit, je suis fort heureuse d’en avoir fini avec elle, et n’en déplaise à M. de Rednitz, si la villa Rezzi ne doit compter que sur ma visite, elle court risque de rester fermée fort longtemps !…
— Eh bien, vous avez tort, Vera, dit la princesse Dadief en riant de cette sortie ; oui, vraiment, vous avez tort ; de longtemps, vous ne verrez rien d’aussi piquant que ce que vous avez vu ce soir ; les personnages, la mise en scène, tout était du plus haut intérêt. Allez, c’est une vraie trouvaille, cette Clarice, avec son nom de roman ! Si comme moi, vous lui aviez parlé, vous auriez été émerveillée de ce qu’il y a d’âme, d’intelligence, de vie, de puissance dans cette délicieuse petite tête ! Et voyez-vous, à quoi bon s’en défendre, elle a le charme, cela ne s’explique ni ne se discute, le charme, cela répond, cela suffit à tout !
— Le charme, le charme ! disait la princesse en s’agitant dans son coin ; c’est bientôt dit, mais souvent cela ne dit rien ; le charme de cette créature, je vais vous dire, moi, ce qu’il est. Avez-vous vu à Pétersbourg, il y a trois ans, cette curieuse bête que Dimitri Alexiewitch, mon cousin, vous le savez, avait rapportée de son voyage dans l’Inde ? Non ! Eh bien, figurez-vous une grande chatte grise avec des rayures plus foncées, du dessin le plus bizarre et le plus charmant, et d’immenses yeux noirs irables de distinction et de finesse ; c’est une espèce particulière qui ne se trouve qu’à Java, et encore est-elle extraordinairement rare ; Dimitri Alexiewitch l’avait prise toute petite dans un nid, tout au haut d’un arbre, et elle était encore toute jeune quand il la rapporta à Pétersbourg. Il l’installa, dans son hôtel, avec tous les soins possibles ; elle grandit tout doucement, et devint une belle et bonne panthère, mais on n’y prenait pas garde, tant elle était douce et gracieuse ; elle ne se nourrissait que de lait, pour rien au monde, elle ne se serait abaissée jusqu’à tâter de la viande crue ou cuite. On la trouvait étendue devant le foyer, dans le salon de la princesse, ou empelotonnée sur un meuble, et on la caressait comme on aurait fait pour un gros chat ; c’était charmant ! Mais voilà qu’un jour, le valet de chambre, en mettant les choses en ordre, veut la faire descendre d’un sofa et lui donne un coup de plumeau ; il lui en avait donné cent mille ; crac ! elle s’élance sur lui et l’étrangle net ! Au bruit, le chasseur accourt, elle l’étrangle aussi ! Vous comprenez l’horreur de cette scène ! On ne savait que faire ; les agents de police étaient là, mais l’horrible bête s’était retranchée dans le jardin d’hiver, sous des massifs de plantes rares, et on ne savait comment l’en débusquer. Arrive Dimitri Alexiewitch ; on lui explique ce qui se e, il s’approche, appelle la bête, elle sort tout doucement d’entre les vases et vient se frôler contre ses jambes en ronronnant avec la sérénité la plus parfaite ; Dimitri, avec non moins de sang-froid, d’une main la caresse, de l’autre lui applique son révolver sur le crâne et la tue raide. Eh bien, sauf le dénouement, il me semble que je fais l’histoire de cette créature que nous venons de voir ; elle a le charme, je ne le nie pas, mais c’est le charme d’une nature dangereuse qui, longtemps, vous comblera de caresses, et tout à coup, sans motif, par une pure impulsion de son caprice, donnera cours à ses mauvais, instincts et brisera tout autour d’elle !
— L’histoire est jolie, dit la princesse Dadief, reste à savoir si elle est bien dans la situation. Dans ce monde, on n’est sûr de rien ni de personne ; cela est si vrai que cela en est banal ; il se peut fort bien faire que cette charmante créature ne soit pas toujours facile à mener, et tout bien considéré, il vaut peut-être mieux que le comte n’ait pas accepté mon offre, mais comme cela est contrariant pour une fois que l’on rencontre une figure intéressante, de ne pouvoir en jouir à son aise ! C’est qu’elle est ingénieuse et originale, à un point surprenant ; on ne doit pas s’ennuyer en sa compagnie ; je n’ai jamais vu d’esprit plus libre de tout préjugé, de toute idée préconçue, et quelle appréciation élevée des hommes et des choses ! Elle m’a parlé du comte, qui est son maître, après tout, après avoir été à ses pieds, comme l’amoureux le plus follement épris ; la situation est délicate, n’est-ce pas, eh bien, elle le jugeait avec un calme, une impartialité, une absence de ion, c’était prodigieux, irable ! Je ne voudrais pas dire qu’il n’y ait pas chez elle de la haine, un grand mépris, en tout cas, mais c’est merveille de voir comme elle leur impose silence, on dirait qu’elle n’a pas la moindre idée de se venger ! Et cependant elle aurait certes bien le droit de prendre sa revanche ; quoi qu’en dise le comte, il n’a pas la conscience nette à son égard ; elle a pu avoir des torts envers lui, mais faire violence à une femme, vraiment, cela n’est pas pardonnable !
— Eh, ma toute belle, et la ion ! c’est la ion qui plaide la cause du comte et qui la gagnera toujours. Le comte est une nature ardente, loyale, sans détours, qui agit selon l’impulsion de son cœur, s’il s’égare ou s’emporte, au moins n’y a-t-il en lui aucun calcul, pas d’arrière-pensée. Elle, cette dangereuse créature, elle n’a pas cette excuse ; quand elle le torturait à plaisir, ce n’était que par froide coquetterie et astucieuse perversité. Il suffit de les voir tous deux pour se rendre compte de la différence ! Il me plaît à moi, ce comte Octave, avec sa grande prestance et sa face de lion ! Comme il a bien dit son : « J’aurais dû la tuer ! » On sentait qu’il l’aurait fait ! Voilà un homme, et s’il a eu des torts, c’est d’abord de s’éprendre de cette méchante femme, ensuite de garder avec elle des ménagements qu’elle ne mérite pas !
— Là, là ne vous emportez pas, Vera mia. Bonté divine quel acharnement ! Vous n’êtes plus seulement sévère, vous devenez cruelle. Et puis qui sait ? J’ai encore un reste de doute, moi, et je ne voudrais pas jurer que cette haine féroce du comte ne soit pas quelque dernier vestige d’un amour malheureux !
— Un amour malheureux ! allons donc : mais, Nadjeda, comment pouvez-vous dire pareille chose ! Vraiment, j’enrage de vous entendre déraisonner ainsi : le comte hait cette femme, il la méprise, et on me dirait qu’il l’a écrasée sous son talon de botte que cela ne me surprendrait pas !
— Ce ne serait pas une raison, l’amour rebuté prend souvent l’aspect de l’aversion la plus furieuse, mais c’est une apparence seulement, et, des deux ions, on ne sait jamais laquelle a le dernier mot. Une chose est certaine pour moi, c’est qu’elle ne l’a jamais aimé ; elle parle de lui avec une froideur, pour ne pas dire une aversion, trop désespérante. Cela peut paraître singulier, car le comte Octave est bien homme à se faire aimer d’une jeune fille ; combien j’en connais qui ne se seraient pas longtemps fait prier !
— Eh, c’est que cette femme n’est pas une femme, c’est la personnification de la perversité froide et implacable. Elle ne peut aimer qu’elle-même ; cela se voit assez !
— Et vous, M. de Rednitz, qu’en pensez-vous ? En votre qualité d’Allemand, vous devez aimer le merveilleux ; ces aversions instinctives, ces amours qui se changent en haines, cela ne vous rappelle-t-il pas ces sources enchantées qui inspiraient la ion à l’un, la répulsion à l’autre ! Oui, oui, il doit y avoir de la diablerie là-dessous ! Et, il me semble que je connais maintenant… comment dirai-je ! une enchanteresse ?… C’est plus que cela : une magicienne, une fée, une péri, et je ne peux plus me représenter ces êtres charmants sous une autre forme.
— Une fée ! dit Bernard. Cela est vrai !…
— Une fée ! dit la princesse Orzoenski, dites un génie malfaisant, une sorcière diabolique ! Heureusement qu’il s’est trouvé sur sa route un magicien de la bonne sorte et qui saura bien la mettre à la raison ! Pour moi, tout ce que je souhaite, c’est de ne jamais la revoir, quelque forme qu’il lui plaise de prendre et quelque langage qu’il lui convienne de parler !
Pendant ce temps, dans l’autre voiture, entre le marquis et le chanoine, la conversation roulait sur le même sujet :
— Ce comte de Claram me plaît, disait le marquis, et cette noblesse d’outre-mer ferait fort bonne figure, si on peut la juger d’après lui… c’est un vrai gentilhomme d’allure, de tournure et de sentiments. C’est le fils aîné d’un prince d’Anclares Oreno ; je ne connais pas cette maison, mais j’ai connu autrefois des parents de la princesse, sa mère ; c’est une excellente famille du Hainaut, bien apparentée en Bavière et en Espagne. Avec lui, donc, on est en bonne compagnie. Puis le dîner était bon, et le service bien fait, la livrée a bonne apparence, ces domestiques nègres me rappelaient un dîner que je fis à Paris, en 1822, à l’ambassade d’Espagne…
— En 1822, à l’ambassade d’Espagne, interrompit le chanoine, vous n’avez rien vu de comparable à cette jeune femme qui nous a servi le vin de Porto c’est une nature exquise, croyez-moi, et de fine trempe, s’il en fut jamais !
— C’est vrai, c’est vrai, un peu maigre pourtant, mais dans un an, deux ans, il n’y paraîtra plus ; vrai morceau de foi, sur ma parole, et je crois m’y connaître.
— Oh ! l’extérieur n’est encore rien, c’est l’intelligence qui brille de tout son éclat, chez cette étonnante personne, la pénétration de son regard est vraiment prodigieuse ! Quand la princesse lui a parlé, elle a levé les yeux, on eût dit le flamboiement d’un éclair ; c’était tout ensemble de l’étonnement, de l’émotion, et une volonté de savoir, une puissance de connaître, contre laquelle il n’y a pas de résistance. Elle nous a tous vus, tous compris d’un coup d’œil ! Ah ! si une pareille femme voulait employer la force qui lui a été donnée, dans un but méritoire, quels prodiges ne ferait-elle pas !
— Ah ! vous voilà bien, M. le chanoine, avec vos finesses et vos petits moyens ! Vraiment, j’enrage quand je vois l’Église appeler sans cesse le diable au secours du bon Dieu ! Eh, il est bien assez fort tout seul, et si parfois ses desseins sont contrariés, c’est qu’il a de trop zélés serviteurs qui l’enrayent en voulant trop bien lui venir en aide. Une bonne fois pour toutes, laissez les jolies femmes faire leur métier de jolies femmes, que les prêtres fassent le leur, qui est de donner le bon exemple, et tout ira bien !
— Eh, M. le marquis, vous en parlez bien à votre aise, mais par le temps qui court, celui qui ne s’aide pas lui-même, court grand risque de rester en route. Quand on sait ce que peut l’influence d’une jeune et charmante femme, bien-pensante et bien dirigée, on ne renonce pas à s’appuyer d’un auxiliaire aussi puissant. Vous venez de parler du diable ; il n’a que faire dans ce que je dis, mais vous vous plaisez à voir du mal en toutes choses !
— Allons, allons, M. le chanoine, nous sommes trop vieux l’un et l’autre, et nous avons vu trop de choses pour ne pas savoir que là où est la femme, le diable n’est pas loin. Je n’y crois pas, pour ma part, à cette action bienfaisante, dégagée de tout élément terrestre, qui serait celle de la femme selon vos rêves ; que voulez-vous, je suis de l’autre siècle, moi, et vos nuances modernes, vos subtilités mystiques, tout cela n’est que des curiosités auxquelles je n’entends rien.
— Cependant il est des exemples bien puissants à citer en ma faveur ; le rôle de Mme Swetchine, la douce, influence des livres de Mrs Craven, sont choses qui ne se nient pas. Moi qui vous parle, j’ai connu à Rome, une jeune dame, Hongroise de grande et sainte maison, la comtesse Narolyi, femme irable de beauté et d’intelligence, qui s’était vouée au progrès de la bonne cause : que de services ne nous a-t-elle pas rendus, que d’âmes ne nous a-t-elle pas ramenées ! Elle a été retirée du monde trop jeune, mais si l’on pouvait la remplacer !…
— Et vous voudriez que ce fût cette femme de tout à l’heure qui en fît l’office, cette épave venue on ne sait d’où, la maîtresse et l’esclave de ce comte brésilien ! Sur ma foi l’idée est plaisante ; moi, je vous dis que les femmes, les jeunes femmes, s’entend, n’ont d’autre opinion, d’autre religion que celle de leur amant, pardon, de l’homme qu’elles aiment. Eh ! mon Dieu, oui, elles seront sages, vertueuses, pieuses tant que vous voudrez, vous leur donneriez le paradis sans confession… e un beau cavalier qui les charme, adieu, paniers, vendanges sont faites ! C’est l’éternelle histoire, depuis notre mère Ève, qui était une sainte femme, elle aussi je suppose, en son bon temps. Votre comtesse Narolyi, je n’en dis rien, n’ayant pas eu l’honneur de la connaître, mais j’ai connu des Narolyi, ils servaient dans les hussards hongrois, ce n’étaient pas des saints, tant s’en faut, je vous l’atteste. Leur parente est morte jeune, dites-vous, faut-il le regretter ? Si elle avait vécu, nous aurions peut-être chanté une autre gamme ! Ah, elle rirait bien, cette petite Clarice, si elle savait quel rôle vous lui destinez ! Je ne m’y fierais pas, moi, à une prophétesse de cette trempe ; non que je croie tout ce que le comte nous a raconté ; ces litanies d’amant trompé ou dégoûté, je les ai entendues cent fois et sais ce qu’en vaut l’aune, mais j’ai du coup d’œil, tout vieux que je suis, et je ne me prends pas aux yeux baissés, surtout quand ils sont si grands, si beaux et si noirs ! Croyez-en ma vieille expérience, cette petite femme sait bien ce qu’elle vaut, et le petit Dieu d’amour n’en a pas fini avec elle, ni son maître non plus, je m’assure. Et ce benêt d’Allemand qui reste là, planté comme une souche, à côté de cette jolie femme maltraitée et malheureuse, et qui ne sait pas la tirer de là ! Eh ! morbleu, à son âge, si j’avais été à sa place, les choses se seraient autrement ées ! Savez-vous ce qui m’arriva, à Paris, en 1814, à propos d’une comtesse polonaise ?
— Je ne saurais vous dire au juste… Vous m’avez déjà conté pas mal d’histoires, et…
— Eh, ne faites donc pas votre dégoûté ! Elles vous amusent, mes histoires, et quand bien même vous entendriez celle-ci pour la deuxième fois, je veux vous la raconter, car elle a un rapport étonnant avec ce que nous avons vu ce soir.
— Ainsi soit-il, dit le chanoine, avec un geste d’acquiescement résigné.
— C’était donc à Paris, en 1814 ; mon régiment y était cantonné avec une masse d’autres troupes alliées ; les officiers mettaient largement à profit leur temps de séjour dans cette diable de ville, et ma foi, j’étais jeune, je faisais comme les autres. Je logeais rue d’Anjou Saint-Honoré, près d’un hôtel occupé par un général russe, le comte Restaïef, un grand gaillard fort comme un ours, et brutal d’autant ; il menait avec lui une Polonaise, la comtesse Wanicki, dont il s’était épris à Varsovie, et qu’il avait enlevée presque à force ouverte. La belle comtesse, car elle était belle comme le jour, avait trouvé l’aventure de son goût et ne s’était pas trop fait tirer l’oreille pour suivre son vainqueur, mais au bout de deux mois, la fantaisie avait é, et elle ne l’aimait plus guère que par habitude. Cela ne faisait pas le compte du cosaque ; il était plus épris que jamais et d’une jalousie féroce ; aussi tenait-il la comtesse en charte privée, ne la laissant jamais sortir qu’avec lui, la montrant à peine, du reste, et faisant autour d’elle une police formidable, de jour et de nuit ; cour, hôtel et jardins étaient farcis de kalmouks munis de la consigne la plus sévère et qui auraient tué un homme comme un chien, s’il se fût avisé d’entrer sans permission. J’avais eu l’occasion de parler une fois à la comtesse et j’en étais fort amoureux ; jugez donc, tous les jours, depuis ma fenêtre, je la voyais se promener dans le jardin, au bras de son ours, et cela faisait une vraie pitié de penser que cette belle personne était quasiment prisonnière de ce vilain jaloux. Elle s’était bien aperçue du tendre intérêt que je lui portais, je ne lui avais pas déplu et les quelques encouragements qu’elle trouvait moyen de me donner, tombaient dans une terre bien préparée. Je résolus de l’enlever ; l’entreprise n’était pas facile, mais, ma foi, à vingt ans, les obstacles ne sont qu’un plaisir de plus. Avant tout, il s’agissait d’arrêter un plan. Entrer inaperçu dans l’hôtel, il n’y fallait pas songer, la cour et l’antichambre n’étaient qu’un vaste corps de garde ; pénétrer par le jardin, c’était encore plus difficile, on n’aurait pas fait cinq pas sans recevoir des coups de fusil. Voici ce que j’imaginais et ce n’était pas si mal inventé ; j’étais informé que le général devait donner un grand dîner, après dîner, grand jeu à ce moment, la comtesse rentrait dans ses appartements libre de la surveillance de son jaloux. Au jour dit, dès que je suis informé qu’on s’est levé de table, je me présente à l’hôtel en grand uniforme, et je demande à parler à un général autrichien que je savais être au nombre des convives ; pendant qu’on va le prévenir, un valet de chambre avec qui je m’étais ménagé, écus sonnants, des intelligences, m’introduit dans un salon d’attente ; à peine la porte est-elle fermée, je m’élance, je traverse plusieurs chambres, et je gagne l’escalier de service ; là je me trouve en présence d’une soubrette prévenue également, qui me conduit, après plusieurs tours et détours, dans l’appartement de sa maîtresse ; la belle comtesse m’attendait, toute émue, je me jette à ses genoux : madame, vous voyez à vos pieds, un homme qui meurt d’amour pour vous, mon bonheur, ma vie sont entre vos mains ! Fiez-vous à mon honneur, fuyons, le bonheur, la fidélité, etc., etc. !… Je vous épargne le reste ; bref, je débite tout ce qui se dit en pareil cas. Il n’y avait pas de temps à perdre ; j’avise sur un fauteuil un grand manteau d’uniforme russe et un chapeau à l’ordonnance, je m’en affuble, la comtesse prend mon bras, nous descendons, traversons un grand salon tout éclairé qui semblait attendre les convives, nous ouvrons une porte, et nous voilà dans le jardin. C’était le moment critique ; je paie d’audace et nous avançons ; le premier factionnaire voyant dans l’obscurité la comtesse avec un officier en costume russe, ne doute pas qu’elle ne soit avec le général et ne souffle mot ; nous marchons tout doucement pour ne pas éveiller les soupçons ; voilà qu’un cosaque me crie : Qui vive ? dans sa diable de langue ; je réponds, mon accent me trahit, l’animal se jette sur moi ; j’avais un pistolet à la main, je lui en assène un maître coup sur la tête pour éviter le bruit ; il tombe en criant à pleine gorge ! Émoi, tumulte, les fenêtres de l’hôtel s’ouvrent, on accourt ; il n’y avait pas de temps à perdre ; j’avais aposté quelques hommes de ma compagnie au pied du mur du jardin, ils me jettent une échelle, la peur donne des ailes à ma belle conquête, elle escalade, leste comme un oiseau, je la suis, nous voilà dehors, non sans avoir entendu siffler quelques balles ; nous faisons une belle retraite devant l’ennemi, et nous gagnons ma demeure. Le général, ivre de rage, voulait donner l’assaut séance tenante ; nous étions prêts à le bien recevoir ; bref, la police, la garde, tout accourut et l’ordre fut rétabli, sans cela, il y aurait eu un fier scandale ! Le lendemain nous nous battîmes, et je lui istrai un coup d’épée dans le bon style, qui le mit au lit pour deux mois. L’affaire fit grand bruit, mais on savait que la comtesse n’avait fait que reprendre sa liberté, et on ne songeait pas à s’apitoyer sur le malheur de son tyran. Puis, en ce temps-là, on n’y regardait pas de si près, quelques coups de sabre de plus ou de moins, ce n’était pas une affaire. Mon régiment quitta Paris un mois après, et je n’eus pas de désagréments personnels.
— Tout cela est très héroïque et vous vous êtes conduit comme un véritable Amadis. Et vous fût-elle fidèle au moins, cette femme pour qui vous hasardiez si gaillardement votre vie et votre carrière ?
— Eh non, vous le savez bien ! Deux mois plus tard, à Milan, elle s’amouracha d’un chétif tenorino de la Scala, si bien que je dus l’envoyer paître. Vous riez ! Il n’y a pas de quoi rire ; nous ne nous étions pas juré une fidélité à outrance ; j’ai bâtonné le cabotin, tout est donc en règle. Où en serions-nous, s’il fallait regretter ses fredaines de jeunesse, quand elles n’ont pas eu de pire résultat ? Non, sur ma foi, je ne les regrette pas, celle-là moins que toute autre, et si j’étais à la place de ce petit officier !…
— Oh ! M. le marquis, que dites-vous là, vous, un vénérable grand-père !…
— Eh oui, je suis grand-père, et je ne l’oublie pas, mais je ne peux m’empêcher de trouver que les jeunes gens de nos jours, sont faits d’une drôle de pâte. Le comte de Claram, par exemple, très charmant homme du reste, comprenez-vous quelque chose au rôle qu’il joue ? Il n’aime plus cette femme, et il la garde comme on garde une maîtresse adorée ! Il la traite comme la dernière des misérables et il l’entoure d’un luxe princier ! Et qu’est-ce que c’est que ce ton tragique ! Tout à l’heure, ne parlait-il pas de la tuer ! En vérité, tout cela n’a aucun bon sens !
— Sans doute ; c’est le fait d’un esprit profondément troublé. Qui sait ! Cette grande haine n’est peut-être qu’un amour mal éteint qui s’abuse sur sa véritable nature.
— Mais non, mais non, où donc prenez-vous cette idée baroque ! Le comte n’aime plus cette femme, cela se voit du reste, elle n’est plus pour lui que le plus inable des fardeaux ! Une ancienne maîtresse dont on est dégoûté, voilà une épine dans la vie ! Et il ne sait comment s’en défaire, chose bien curieuse aussi, car belle comme elle est, ce ne sont pas les occasions qui doivent lui manquer. En a-t-il vraiment peur ? Pour moi, je n’en crois rien ; peur d’une femme ! On ne connaissait pas cela, de mon temps.
— Eh ! eh ! avec une autre femme, vous auriez raison ; avec celle-là, je ne sais trop que dire ; c’est une bien étrange personne, prodigieusement intelligente, et à ce titre, dangereuse, si l’on ne parvient pas à s’imposer à son esprit ; c’est à quoi le comte n’a pas su réussir ; elle ne l’a jamais aimé, elle le craint comme l’intelligence craint la force brutale ; mais elle l’a fait cruellement souffrir et je serais bien surpris si cette haine furieuse du comte n’était pas due au désespoir qui l’a saisi quand il a vu que, maître absolu de cette femme, il ne pourrait jamais s’emparer ni de son cœur, ni de son esprit ; c’est alors qu’on brise son idole, et si l’idole n’a pas été brisée, il paraît qu’il ne s’en est guère manqué.
— Subtilités romanesques, tout cela, quintessences alambiquées auxquelles je n’entends rien ! Tout ce que je peux vous accorder, c’est que le comte est resté jaloux, bien que rassasié de sa maîtresse, cela s’est vu, mais autre chose, c’est inissible.
— Permettez ; le comte n’est pas si rassasié que vous le supposez, et pour dire tout ce que je pense, je crois qu’il se pourrait bien faire qu’il redevînt amoureux un jour ou l’autre, et amoureux fou, car avec cette femme, on ne doit pas l’être à demi.
— Amen, M. le chanoine, je dois m’incliner devant votre science, bien qu’à vrai dire elle me paraisse bien profane pour être si profonde. Mais, après tout, comme vous le dites, tout est possible ; la femme est un si drôle d’animal, qu’avec elle, il ne faut jamais jurer de rien. Et j’en reviens à mon dire : à la place de notre petit officier, j’aurais une solution toute prête, et de mon temps elle ne se serait pas fait attendre, vous savez laquelle, je n’insiste pas !… Mais, à ce propos, dites-moi, je vous prie, y a-t-il des comtes au Brésil ! Je me suis laissé dire qu’il n’y avait que des vicomtes, des barons et des marquis ?
— Oui, bien pour la noblesse de dénomination récente, mais, autant que je puis le savoir, l’ancienne, d’avant la séparation, garde ses anciens titres et les porte à l’étranger ; c’est sans doute le cas de M. de Claram.
— Ainsi soit-il ! Notre hôte de ce soir a tous les dehors d’un vrai gentilhomme et cela m’aurait chagriné de savoir qu’il ne serait, comme tant d’autres, qu’un comte de carton !
Les derniers jours de l’été sont la belle saison pour visiter les lacs d’Italie. Les villas, toutes occupées, sont vivantes et gaies, et tout autour, comme un vol tumultueux d’oiseaux de age, la foule incessante des touristes s’ébat, bruyante et bigarrée. La paisible bourgade d’Orta elle-même, prenait sa large part dans ce mouvement fiévreux, ses deux hôtels étaient chaque jour trop petits pour héberger la cohue sans fin des visiteurs. Dans le nombre, Bernard trouva plusieurs personnes de sa connaissance, et entre autres un officier de son régiment à qui il s’empressa de faire les honneurs du pays. Ils firent ensemble le tour traditionnel des lacs et ne se séparèrent qu’à Milan. Bernard profita de l’occasion pour se présenter chez le comte de Claram ; il ne le trouva pas chez lui, le comte était en villégiature dans le Tyrol italien. La chaleur encore intense ne rendait pas attrayant le séjour de la grande ville ; Bernard se décida à regagner au plus tôt son gîte champêtre. C’était le soir, il prit le dernier train pour Arona. À son arrivée, comme il sortait de la gare, un voyageur y entrait en courant ; il traversa en toute hâte la salle d’attente, et n’eut que le temps de se jeter dans le train de Milan. C’était le colonel Ivantelly ; Bernard reconnut aisément sa figure jaune et caractérisée. Sans doute il venait de Castel d’Orgoyl et brusquement la pensée de Bernard se reporta vers Clarice ; qu’était-il advenu d’elle depuis la soirée où elle avait été servie en pâture à la curiosité des dames russes ? Distrait par mille choses, Bernard n’avait eu guère le temps d’y songer ; d’ailleurs, comme il lui arrivait d’ordinaire, toutes les fois que le é douteux de cette femme était remis sous ses yeux d’une manière énergique, son esprit se détachait d’elle, et il lui semblait que, par une incohérence dont il était le premier à s’étonner, il n’éprouvait plus pour cette étrange créature qu’une indifférence à peu près complète ; en ce moment, rendu à lui-même après plusieurs jours d’activité et de dissipation, en proie à cette légère défaillance de volonté qui accompagne la fin de tout voyage, il était dans la meilleure disposition pour se laisser reprendre par ses préoccupations habituelles, et la pensée de Clarice devait, une des premières, s’imposer à son esprit. L’apparition d’Ivantelly était bien faite pour surexciter encore cette tendance ; cet homme, malgré tout son esprit, n’était pas sympathique à Bernard, et les paroles prononcées par Octave au sujet de ses relations avec Clarice, n’étaient pas de nature à modifier cette impression. Lorsque l’on croit avoir des droits à l’affection d’une femme, il faudrait n’être pas homme pour ne pas éprouver un mouvement d’aversion instinctive pour celui que l’on vous désigne comme étant le premier dans ses bonnes grâces. Bernard n’échappait pas plus qu’un autre à ces faiblesses si fortes de la nature humaine ; l’idée du bon accueil réservé au colonel par l’habitante du vieux château lui causait un dépit qu’il avait peine à se dissimuler. Dans cette disposition chagrine, la pensée de se présenter à l’improviste chez Clarice et de la mettre à l’épreuve surgit dans son esprit et s’imposa avec une insistance opiniâtre ; il lui semblait qu’il devinerait, rien qu’à voir sa manière d’être, s’il avait devant lui la femme qui venait de quitter son amant. Puis que risquait-il en définitive ? Dût-il ne rien apprendre, une visite à Clarice avait toujours son charme. Il en serait quitte pour revenir par les bois ; la promenade était longue, mais il valait la peine de la faire. Il partit.
Il était près de neuf heures ; un faible reste de crépuscule éclairait à peine la route. Il avait fait toute la journée une chaleur intense ; le temps était lourd ; au midi, un grand banc de nuages couvrait l’horizon et projetait à de longs intervalles des éclairs silencieux ; tout au haut du ciel, de légers flocons de nuées couraient, entraînés par le vent du sud ; de loin en loin, des rafales égarées aient sur les grands bois ; on eût dit la respiration intermittente de la nature oppressée. À l’orient, la lune, énorme et rouge, apparaissait au ras du sol, semblable à l’œil monstrueux d’un géant…
Bernard goûtait vivement la sombre beauté de cette soirée ; les formes tourmentées des rochers, les masses puissantes des grands arbres, prenaient, dans cette demi-obscurité, un caractère dramatique, étrange. Involontairement, il se rappelait l’impression de malaise, qui, dans une circonstance semblable, s’était emparée de la princesse Orzoenski dans le parc d’Orgoyl.
« C’est que vraiment, se disait-il en entrant dans l’avenue du château, cela ressemble au crépuscule de la nuit de Walpurgis ! Ces grandes lignes d’ormeaux, si paisibles d’ordinaire, prennent des attitudes farouches que je ne leur ai jamais vues. Castel d’Orgoyl tient à justifier ce soir sa réputation de château enchanté ! À voir ces bâtiments sombres, cette grande cour déserte, ce silence morne, je ne serais pas un enfant de la superstitieuse Germanie, si je ne donnais pas un souvenir à toutes ces sottes légendes dont on a bercé mon enfance. Voyons donc la magicienne de ce séjour ; aujourd’hui, je n’aurai pas de peine à me mettre à l’unisson de ses croyances mystiques, y compris tout le cortège des fées et des sorcières, des anges et des démons ! »
Il était arrivé devant le vestibule ; un des grands nègres du comte s’y trouvait comme en faction ; il répondit par un monosyllabe affirmatif à la question que fit Bernard sur la possibilité de voir Clarice. Le jeune homme entra et se mit en devoir de traverser tout le dédale d’escaliers et de corridors qui conduisait chez elle. Jamais ces sombres galeries, ces longs couloirs, ne lui avaient paru plus tristes et plus déserts ; dans l’obscurité rendue plus visible par l’éclat du flambeau qui éclairait sa marche, le bruit de ses pas semblait réveiller des échos plus que jamais mélancoliques. Comme il entrait dans le corridor qui se terminait à la porte de l’appartement de Clarice, son oreille fut frappée par des sons musicaux ; il s’arrêta ; dès la première mesure, il avait reconnu les saisissants accords du Roi des Aulnes. Immobile, il écoutait ; jamais l’œuvre de Schubert ne lui avait produit une impression aussi puissante. Était-ce l’effet de l’exécution irable ou bien la terrible mélodie empruntait-elle à l’obscurité, à l’heure avancée, à la tristesse de ce château désert, une force inconnue, il n’aurait su le dire ; ému jusqu’aux dernières fibres de son être, il se sentait le cœur serré comme à l’approche de quelque événement sinistre ! Chose étrange, il ne reconnaissait pas le son habituel du piano de Clarice ; il lui semblait entendre une voix humaine, comme si ce fût un être vivant, doué d’âme et de ion, qui criait et gémissait sous la pression d’une main impitoyable. Transfigurée par cette exécution extraordinaire, l’inspiration du maître prenait un caractère grandiose terrible ; on eût dit un hymne à la haine et à la terreur ! Que se ait-il donc dans l’âme de Clarice pour qu’elle débordât ainsi dans ce cri de sauvage ion ! Le silence se fit enfin ; Bernard poussa la porte et entra.
L’impression fut saisissante ; la vaste salle si sombre d’ordinaire, apparaissait toute rouge ; une sorte de buée visible, imprégnée d’une odeur subtile, enivrante, la remplissait entièrement, et au milieu de cette vapeur colorée, partout des lampes, des flambeaux, espacés sur la cheminée, les tables, les consoles, répandaient des flots de lumière comme pour la plus brillante fête. Entourée de ce prestigieux éclat, Clarice se tenait immobile, assise devant le piano d’ivoire ; d’ordinaire elle n’en jouait pas, c’était la première fois que Bernard en entendait résonner les cordes. La jeune femme portait un costume étrange ; une longue robe d’un rouge vif serrait son cou, ses épaules, sa poitrine, se collait sur ses bras dont elle modelait jusque dans les moindres détails, les formes exquises, puis tombait en marquant à peine la taille jusque sur le tapis où elle s’étalait en longs plis à noble cassure. Il semblait voir une de ces figures du Moyen-Âge, comme on en rêve dans l’Enfer du Dante et telles que les a représentées sur les vieux manuscrits la foi patiente des miniaturistes. Surpris comme à l’aspect d’une apparition, Bernard gardait le silence. D’un mouvement brusque, Clarice se leva et frappant vivement les mains l’une contre l’autre :
— Ah ! s’écria-t-elle, bonne journée, bonne soirée, tout à l’heure, lvantelly, maintenant M. de Rednitz ! Soyez le bienvenu ; nous allons ca tout à notre aise ; je me sens d’humeur allègre, et si vous êtes triste, n’importe, je saurai bien vous égayer !…
Bernard restait immobile, incapable de se rendre compte de ses impressions ; dans cette atmosphère ardente, tout prenait à ses yeux un aspect étrange, fantastique. Comme avivée par la singularité du cadre, la beauté de Clarice brillait d’un éclat extraordinaire ; avec son rouge costume, ses yeux étincelants, l’extrême pâleur de son teint, ses noirs cheveux rejetés en arrière, elle revêtait un caractère hautain et hardi, de l’effet le plus saisissant et le plus original. Entièrement oublieux du projet qui l’avait amené près d’elle, partagé entre l’iration et une défiance instinctive, Bernard gardait le silence, les yeux obstinément fixés sur elle, comme s’il n’eût pu se rassasier de cette fantastique apparition…
— Eh bien, reprit-elle de sa voix harmonieuse et vibrante, vous ne répondez rien ! Ah ! je vois, c’est mon costume qui vous étonne. Comment le trouvez-vous ? Il a du cachet, n’est-ce pas ? Je l’ai mis pour faire plaisir à ce pauvre colonel ; il aime le rouge, lui, comme un vrai barbare qu’il est. Mais il a raison, cette fois ; le costume me va bien, et je ne le porte pas mal, ce me semble…
Et elle se regardait, comme eût fait une enfant joyeuse d’avoir une nouvelle parure, avec des poses et des inflexions qui permettaient au bizarre costume, de se montrer dans tout son éclat. De fait il lui allait fort bien, et elle le portait avec une grâce, une aisance vraiment royales.
— Voilà donc tous les compliments que vous me faites ! reprit-elle. Mais déridez-vous donc un peu ! Voyons, faut-il vous prendre par les jouissances matérielles ? Voulez-vous du café bien noir et très chaud ? Préférez-vous un verre de cet illustrissime Porto vieux comme le siècle ! Parlez, j’ai de tout cela sur ce dressoir. Oh ! pas pour moi, mais pour Ivantelly ; tout sobre qu’il est en sa qualité d’Espagnol, vous le savez, comme vieux soldat, il est sensible à ces petites choses. Mais j’y pense ! Tenez, prenez une cigarette, nous allons fumer, ensemble comme deux vieux amis !…
Sur le piano, à côté d’elle, un coffret oblong, montrait sa laque dorée toute couverte de dessins bizarres ; elle le prit, l’ouvrit et le tendit à Bernard, puis donnant l’exemple, elle en tira une cigarette, et la porta à ses lèvres :
— Et tu vas fumer ? dit machinalement Bernard qui ne se faisait pas à cette désinvolture inaccoutumée.
— Sans doute, et cela m’arrive quelquefois, sans qu’il y paraisse. Que voulez-vous ? Il faut bien faire quelque plaisir à ce misérable corps que je traîne après moi…
Ce genre de plaisanterie avait le don d’agacer tout particulièrement Bernard :
— Belle doctrine, dit-il brusquement, et qui pourrait mener loin. Mais c’est tout à fait la théorie des mystiques ; on est si peu solidaire de son corps qu’on peut lui laisser faire tout ce qui lui plaît ; l’essentiel, c’est de préserver l’âme de toute souillure, cette âme immatérielle et divine dont il vaut seulement la peine de s’occuper.
Clarice eut un brusque éclat de rire :
— Eh ! dit-elle, l’idée n’est point si mauvaise ; elle établit tout de suite la vraie hiérarchie, et la chair périssable perd toute espérance de s’égaler à l’esprit immortel.
— Très jolie, la distinction, à condition toutefois que tu puisses m’établir, une fois pour toutes, le vrai point de départ entre la matière corporelle, et ce que tu t’amuses à appeler l’esprit.
— Prenez donc garde, M. de Rednitz, vous allez faire comme beaucoup que j’ai connus, qui dépensaient infiniment d’esprit pour prouver qu’ils n’étaient que des bêtes brutes. Puis ce serait peine perdue ; vous le savez, moi, je suis une spiritualiste incorrigible ; ce serait trop ridicule à moi d’être autrement !
Et elle continuait à rire, d’un rire ironique, nerveux, saccadé, qui impressionnait péniblement Bernard.
— Eh ! bien, reprit-elle, et ma cigarette, comment la trouvez-vous ? Jolie, d’abord, et originale, avec son papier noir, ondé de rouge ; puis, c’est vraiment très bon, force et finesse tout à la fois, avec un petit arôme plein de mérite. Et la fumée donc ! Voyez autour de nous cette atmosphère rouge, ne se croirait-on pas dans le calice d’une de ces belles roses de l’Orient !
La vaste salle, en effet, se remplissait d’une fumée toujours plus visible, toute teintée d’une coloration rose qui, dans le voisinage des lumières, prenait des reflets rouges d’un éclat singulier ; dans cette vapeur transparente, nageait un léger parfum d’une finesse indéfinissable, suave et pénétrant à la fois ; le tabac des cigarettes contenait sans doute quelque substance qui lui communiquait cette propriété particulière ; quoi qu’il en soit, il était excellent, et Bernard, fumeur expert, en appréciait vivement tout le mérite.
— Parfaite fumerie, dit-il ; où as-tu fait cette trouvaille ?
— Ce sont des cigarettes javanaises, dit Clarice, en en allumant une seconde ; elles me sont données par Ivantelly qui prétend les tirer en droite ligne de Batavia. Vous savez qu’il est allé dans ces pays baroques, et il a eu le talent d’en revenir, chose plus rare qu’on ne pense, demandez aux Hollandais !
Ce retour du nom du colonel dans la bouche de Clarice, la petite nuance d’éloge dont elle l’accompagnait, réveillèrent chez Bernard les soupçons qui l’avaient assailli à Arona :
— Tu en parles beaucoup, dit-il, de ce colonel Ivantelly ! C’est une vraie préoccupation ! Il te tient donc fort à cœur ?
Clarice se mit à rire :
— Me tenir au cœur ! Le colonel ! Non vraiment ! Il m’amuse, voilà tout, et pas toujours encore. Il est bon causeur, il a de l’esprit, et il se donne de la peine pour m’être agréable. Eh ! bien, je lui en suis reconnaissante. Que faire ? Je n’ai aucun motif de le rudoyer.
— Et tu ne le rudoies pas, je le crois sans peine. Tu le reçois même très bien, et souvent, ce me semble. Il y a un proverbe qui dit : qui a l’oreille est bien près d’avoir le cœur. Et je crois aux proverbes, moi !…
— À votre aise, si cela vous plaît ; moi, j’ai un principe, c’est de subir ce que je ne peux empêcher ; je ne suis pas libre de ne pas recevoir le colonel, donc, je le reçois et je tâche d’en tirer le meilleur parti possible. Si au lieu de me quereller, il me fait er une ou deux heures agréables, ai-je le droit de me fâcher ?
Cette réplique ne plaisait guère à Bernard ; il se sentait indirectement mis en cause :
— Comme tu voudras, dit-il d’un ton bourru ; si cette ironie perpétuelle, ce persiflage de tout et de tous, te plaît, moi, je serais bien naïf de m’en étonner et de m’en plaindre !…
— Mon Dieu, cela ne me plaît pas outre mesure ; je fais de mon mieux pour m’en accommoder, et si j’y réussis, où est le mal ! Ils sont nombreux, dans votre Humanité si fière d’elle-même, ceux qui ne peuvent s’empêcher de rire à la vue des bossus ou des mal tournés ! Moi, je suis plus charitable, je ne ris que des difformités morales. Le colonel Ivantelly est fort bien fait au physique ; au moral, il est déjeté de la façon la plus amusante. Parfaitement égoïste, il se fait gloire d’être foncièrement vicieux, à peine veut-il condescendre à reconnaître quelque vestige d’honnêteté chez les autres. Il se vante, peut-être ; mais a-t-il tort ? Il paraît que ce travers d’esprit en impose grandement aux esprits faibles. Du reste, ignorant comme une carpe, sur tout ce qu’il n’a pas vu et touché du doigt. Et ses histoires sur ses campagnes ! À Manille, nous faisions ceci, à Manille, nous disions cela ! Que voulez-vous, avec tout son esprit, sa finesse, et son absence de scrupules, il est amusant souvent, ridicule aussi à ses heures. Puis c’est un homme qu’il vaut mieux avoir pour ami que pour ennemi. Par exemple, je le paie en sa propre monnaie ; je m’ébahis à ses doctrines, je m’intéresse à ses anecdotes, je ris de ses paradoxes, je lui donne la réplique aussi bien que je puis, et je fume ses cigarettes ! Ah ! pauvre colonel ! il n’aura pas d’autre récompense !…
Et elle riait, de son rire imprégné d’un hautain sarcasme ; elle se montrait bien telle que la décrivait son maître, de l’intelligence la plus subtile, la plus pénétrante mais souverainement ironique et dédaigneuse, dominée par l’orgueil le plus intraitable, le plus absolu !… Une pensée traversa l’esprit de Bernard ; il ne put s’empêcher de lui donner cours :
— À merveille, dit-il, voilà ce qu’on appelle en bon argot, manger du prochain ; maintenant c’est le tour du colonel, mais quand il est assis dans ce fauteuil, c’est moi sans doute qui fais les frais du festin !
Ce reproche ne parut pas toucher Clarice ; elle repartit en riant :
— Mais non, M. de Rednitz, mais non ! Comme vous me jugez mal ! Ne vous l’ai-je pas déjà dit, pour moi, vous êtes un esprit intelligent, un bon cœur, aimable, parfaitement honnête et loyal ! Oui, certes, honnête, loyal et moral aussi ! Ne protestez donc pas ! Ah ! vous voilà bien comme les autres hommes, toujours tentés de prendre pour un mauvais compliment, ce qui devrait être tenu pour le plus grand éloge ! Mais je persiste ; vous êtes intelligent et bon, toujours, aimable, moins souvent peut-être, mais qu’importe la forme s’il se trouve le fond ! Soyez-en sûr, quand je cherche des choses gracieuses à dire au colonel, je ne me suis jamais avisée de penser à celle-là.
Cette manière de juger son caractère intime avait quelque chose de hautain, qui heurtait Bernard ; aussi ne voulant pas répondre au compliment, qui lui était fait sous cette enveloppe douteuse, qu’il ne voulait pas plus accepter que ref, il garda le silence.
— Est-ce à dire que vous soyez parfait ? continua-t-elle sans paraître prendre garde à cette réserve quelque peu froide. Non certes, heureusement pour vous. Et je vais vous dire ce qui vous manque ; je me hasarde à vous dévoiler ce secret parce que j’ai pour vous une véritable estime !… Peut-être vous souciez-vous peu de mon estime ! Qu’importe ! Ce n’est pas une raison pour moi de ne pas vous l’accorder.
Elle avait toujours le sourire aux lèvres, un sourire étrange, mélange indéfinissable de bonne humeur et d’ironie altière. Elle s’était levée et marchait de long en large dans la vaste salle, allumant et jetant sans cesse de nouvelles cigarettes…
Bernard la regardait fixement, en proie à une sorte de stupéfaction singulière ; une fois de plus, il se surprenait à reconnaître chez cette jeune femme de condition si douteuse, une autorité qu’il sentait toute prête à s’imposer à lui. Il voulut réagir, et comme pour rompre le charme, il se carra dans son fauteuil avec l’attitude de résignation dédaigneuse de l’homme qui s’apprête à subir un ennuyeux sermon :
— Va donc, dit-il, je t’écoute. Voyons ce qui me manque ; je ne demande qu’à m’instruire et la vérité, dit-on, se plaît à sortir de la bouche des enfants.
— Eh bien, je suis enfant en cela, car elle va sortir de la mienne. Ce qui vous manque, sachez le bien, c’est l’expérience !…
— L’expérience ! s’écria Bernard piqué au vif. L’expérience ! Voilà qui est bien trouvé ! Décidément je m’instruis à t’entendre !… Et veux-tu bien me dire, avec toute ta haute science, ce que tu peux savoir du monde, et de la vie que je ne connaisse cent et cent fois mieux que toi !…
— Récriez-vous, c’est fort naturel, je n’espère pas vous convaincre du premier coup. Mais de nous deux, c’est moi qui ai raison ! Soyez-en sûr ! C’est que l’expérience dont je parle, n’est pas cette expérience vulgaire, ce pessimisme banal, produit avorté d’une observation superficielle, qui se croit bien forte parce qu’elle est méfiante et malveillante ! Celle que je vous souhaite, c’est cette éducation de l’esprit qui procède des faits d’abord, mais surtout de l’étude des causes qui les engendrent, des mobiles intimes qui agissent sur la volonté ! Cette expérience rend aux choses de ce monde leur véritable importance, elle remet l’Humanité à la place qu’elle doit avoir et dont elle est si tentée de sortir, elle distingue ce qui est actuel de ce qui est avenir, ce qui est périssable de ce qui est éternel. Dans cette disposition d’esprit le mal n’apparaît plus comme un obstacle monstrueux et inique, il n’est plus que ce qu’il doit être, la conséquence forcée de la cohésion établie entre les deux éléments de l’humanité, la matière satisfaite d’elle-même, l’esprit qui a les promesses et les aspirations de l’idéal ! Celui qui a cette expérience pourra concevoir de la haine ou du mépris, il se gardera de la colère qui asservit et qui déprime !…
— Morale de stoïcien ou d’indifférent, incapable de rien produire d’utile !
— Préférez-vous la morale du sacrifice ! C’est la plus noble et la plus pure, celle du mystère de charité ! Mais, hélas, elle est trop sublime, et l’Humanité qui l’a reçue en don, n’est peut-être pas de force à er le fardeau qu’elle lui impose.
— Et dont elle a raison de s’affranchir. Qu’a-t-elle fait depuis qu’elle règne dans le monde, cette morale du sacrifice, et l’homme est-il devenu meilleur depuis qu’on a voulu brider chacune de ses aspirations !
— Il est meilleur, oui, certes ; tout au moins il a conscience d’un idéal de perfection qui ne sera pas déé ! Et malheur à lui s’il donne sa confiance à ces prétendus docteurs qui lui prêchent de s’en affranchir ! Voyez quel voile de sombre tristesse s’est étendu sur le monde, depuis qu’au principe vivant de la charité, on a substitué je ne sais quelles lois aveugles de développement et d’instincts !…
— Tout cela est bon à prêcher aux solitaires de la Thébaïde. La lutte de la vie demande d’autres armes ; nous n’avons pas le choix en ce monde, et mieux vaut écraser que d’être écrasé.
— Alors, mort aux faibles et place aux forts ; eux seuls ont le droit puisqu’ils ont la puissance ! Ô Humanité, glorifie-toi, quelle noble découverte ! Il est donc vrai, toute ta science, ton expérience si vantée n’ont abouti qu’à te ramener au rang des brutes qui ne peuvent se voir sans être tentées de s’entredéchirer !
— Tu la méprises donc bien, cette pauvre Humanité, pour le prendre de si haut avec elle ! Daigne donc te souvenir que tu en fais partie !
Elle s’était arrêtée devant lui, toute pâle, le regard chargé d’éclairs ; on eût dit que cette parole l’avait blessée au vif, et qu’elle allait y répondre par quelque ardente riposte !… Elle se contint néanmoins et resta un instant silencieuse :
— Non, je ne l’oublie pas, dit-elle enfin en reprenant sa marche fiévreuse. Oh ! je ne donnerai pas dans ce piège ; il y aurait trop de joie à m’y voir tomber ! Mais je ris de voir le développement naïf de l’orgueil humain, ce défi porté à la force des choses, cette volonté acharnée de se considérer dans ce monde où rien ne finit, comme le but et le dernier sommet de toute la nature ! Plutôt que d’ettre qu’il n’est qu’un des innombrables anneaux de cette chaîne infinie qui relie la matière à la Perfection Divine, l’Homme préfère s’enfoncer dans la boue de ses instincts, et il se proclame libre au moment où il y disparaît étouffé !…
— Il ne disparaît ni n’étouffe ; jamais il n’a marché d’un pas plus ferme vers la soumission de toutes choses à sa raison et à sa volonté.
— Oui, et au milieu de sa marche victorieuse, il s’arrête en proie à une noire tristesse ; il n’ose regarder ni en avant, ni en arrière, ce monde qu’il mesure et qu’il pèse lui paraît vide, glacé, mort ! C’est qu’il s’est masqué à lui-même la lumière du flambeau qui lui donnait la clarté et la vie, et ne comprenant pas la cause de son malaise, il s’arrête et s’indigne, comme un enfant devant un obstacle plus fort que sa petite volonté !
— Et c’est ton expérience qui le rendra au bonheur ! Si elle est autre que la mienne, que celle de tous, parle, je serais heureux de savoir comment on l’acquiert ?
— Comment on l’acquiert ? Oui, voilà le problème ; les grandes leçons de la vie, beaucoup les reçoivent, bien peu savent les mettre à profit !…
— Que veux-tu dire et de quelles leçons parles-tu ? Crois-tu qu’à mon âge, il en est beaucoup qui m’aient manqué ? De nous deux, celui qui peut parler d’expérience, c’est moi seul ; ne l’oublie pas !
— En êtes-vous bien sûr ? Oh, je le sais ; vous allez me dire que vous avez travaillé, que vous avez vécu, que vous avez risqué votre vie ! C’est beaucoup sans doute, mais que c’est peu, en définitive. Autant vaudrait dire que le voyageur qui a partagé pour une nuit la cabane du berger des Alpes, connaît les privations, les luttes opiniâtres dans lesquelles son hôte se consume ! Ah ! il est bien aisé de se restreindre un jour, quand on sait que le lendemain on aura tout à souhait ! Vous avez fait l’expérience de la vie facile, rendue plus piquante par quelques moments de gêne et d’abstention. Vous protestez ! Analysons donc : l’université, on y travaille, mais dans un milieu factice où la préoccupation sérieuse de l’avenir n’aborde pas. Le régiment, le service ! On y travaille encore et beaucoup, mais on est soutenu, dirigé sans détour possible, par l’esprit de discipline et la spécialité du but à atteindre. La guerre ! À part quelques fortes émotions, dans ce tourbillon qui vous emporte, à peine a-t-on conscience de soi-même ; on hasarde sa vie, mais est-ce bien toujours par pur esprit de dévouement ? Quoi donc encore ? Les voyages, le monde ? C’est l’école du savoir-faire, de l’habileté pratique, de l’intelligence appliquée à satisfaire vos instincts et vos désirs. Non, non, cela n’est pas la vraie, la saine expérience. Ce qui forme l’esprit, c’est la souf ! Oui, la souf morale, aiguë, cruelle ! Avez-vous souffert ? Avez-vous vu le regard de celle que vous aimez, aller chercher l’amour dans les yeux d’un autre ? Avez-vous assisté à l’agonie de votre unique enfant ? Vous êtes-vous trouvé soudain frappé par une calomnie lancée par celui que vous considériez comme votre ami, vous êtes-vous senti écrasé par l’accusation infâme, tomber au dernier niveau de la honte, en proie à l’abandon, au mépris de tous ! Dieu vous garde de er par ces épreuves ; c’est quand on les a subies qu’on comprend le néant des choses humaines, la faiblesse irrémédiable des secours qu’elles offrent, la nécessité de s’appuyer sur la Sagesse Éternelle, de compter sur cet avenir où il n’y a plus de changements ! Alors, le cœur s’élève et s’épure ; ces ions furieuses dont l’homme se glorifie, combien elles lui paraissent basses et mesquines ! Relevé par la souveraine indulgence, à son tour il veut avoir la force d’en répandre les bienfaits, il oublie les maux de cette misérable vie terrestre et regarde sans effroi la mort, cette crise bienfaisante qui l’affranchit des ignobles liens de la matière ! Voilà le véritable enseignement, celui qui ne trompe jamais quiconque se donne la peine de le comprendre. Ce n’est pas le désenchantement morbide des âmes faibles, c’est une mâle résignation, la vertu forte et calme, refuge assuré de ceux qu’a brisés la brutalité humaine. Qu’est-ce auprès d’elle que l’expérience du monde, cette science banale à l’usage des belles dames saturées de bien-vivre ; des vieux pécheurs, pénitents forcés de l’être, des égoïstes, subtils qui, d’après eux-mêmes, croient que tout est mauvais ! Que savent-ils, ceux-là ? Que le monde est une machine bien utile à celui qui sait la manier, que la vie est en somme, chose facile, qu’après la maladie, le seul ennemi à craindre, c’est l’ennui ! Faut-il parler encore de ces naïfs qui croient avoir droit à tout éloge parce qu’ils ont travaillé consciencieusement pendant de longues années ; qu’ils y aient du mérite, je le veux bien, puisqu’il y a tant de paresseux inutiles, mais en définitive, qu’ont-ils cherché sinon leur propre avantage, leur immédiat intérêt ! Tout cela n’est que de l’expérience, à bon compte, et si l’Humanité s’en contente, c’est qu’elle se satisfait à peu de frais !
— Voilà une bien furieuse éloquence pour prêcher le calme ! Mais toute cette ironie est en pure perte ; ce pauvre genre humain que tu insultes, est fort, après tout, il ne se soucie pas de tes invectives, il ne s’en doute même pas !…
— Eh ! qu’est-ce que cela prouve ? le ver de terre que j’écrase peut aussi se donner la satisfaction de m’ignorer !
— À merveille ! Continue ! Ah ! tu es bien telle que l’on te décrit, orgueilleuse jusqu’à la folie ! Mais sais-tu donc ce que tu enseignes ? Ce n’est pas l’expérience, ni la résignation, c’est le dégagement hautain de tout lien, de toute affection, de tout devoir, c’est l’indifférence et le dédain universels ! Ah ! nature dure et froide, ton maître a raison de le dire, dans le délire de ton ironie effrénée, tu mépriserais même le diable, ce dieu de l’orgueil incarné !…
Clarice s’arrêta court, à trois pas de lui ; elle était affreusement pâle, ses lèvres frémissaient, ses yeux lançaient des éclairs ; le front haut, la tête rejetée en arrière, vivante image de l’audace indomptable, brusquement, elle se roidit en un geste terrible de défi et de menace :
— Et pourquoi non ! s’écria-t-elle avec un emportement à peine contenu ! Pourquoi ne mépriserais-je pas cet Esprit Inférieur qui ne sait agir sur les débiles créatures humaines, qu’en les attaquant par les bas et mauvais côtés de leur nature ! Quel triomphe que celui qu’il remporte en exploitant les instincts de ces pauvres êtres, leurs faiblesses, leurs pitoyables défaillances ! Et voilà celui que les hommes prennent pour le type de puissance, l’incarnation vivante de la suprême habileté ! Eh ! bien, qu’il se repaisse de la sotte iration de ses victimes, ce sera sa gloire, et il n’en aura pas d’autre ! Il lui a plu de s’occuper de l’Humanité, qu’il garde son lot ! Les existences supérieures ne le lui envient pas ! Mais malheur à lui s’il voulait entrer en lutte avec elles ! Sur ce terrain même qu’il prépare et qu’il connaît si bien, il s’apercevrait bientôt du néant de sa force ! Je suis, dites-vous, une nature orgueilleuse et froide ! Eh bien, cette dure parole, je la prends comme un éloge, car ceux-là seuls qui savent se contenir eux-mêmes, savent aussi résister aux autres, et c’est la lutte qu’ils soutiennent contre leurs ions et leurs instincts qui conserve leur indépendance et exalte leur individualité ! Honte mille fois à celui qui ne peut agir sur le cœur humain qu’en s’appuyant sur les mobiles bas et sordides ; je ne serais pas moi-même si je ne le méprisais pas !
Elle parlait avec une animation âpre et hautaine ; l’expression ionnée de sa figure, le son vibrant de sa voix, l’énergie de ses gestes, donnaient à ses paroles une puissance singulière. En entendant ces hautains défis jetés à toutes ses idées, à ses plus chères croyances, Bernard avait peine à se défendre d’un mouvement de colère, et en même temps, il ne pouvait s’empêcher d’irer l’audacieuse vigueur d’esprit de cette femme si belle, et qui toute entière à sa foi idéaliste, semblait se soucier si peu de sa beauté ! Sous l’empire de ces émotions diverses, les yeux éblouis par les lumières, le cerveau enfiévré par le parfum pénétrant répandu dans la salle, il sentait ses pensées s’agiter incohérentes et tourbillonner comme un vol d’oiseaux surpris par l’orage ; dans son trouble, il avait conscience d’être sous l’empire d’un vague sentiment de superstitieuse terreur ; il fit un violent effort pour ressaisir son équilibre, et s’écria :
— Tu déraisonnes, Clarice ! Ton orgueil sans mesure te fait perdre le sens ! Qui donc es-tu pour parler ainsi !
— Qui je suis ? dit-elle avec une inflexion de voix hautaine impossible à rendre… Vous me demandez qui je suis ! répétait-elle et son regard flamboyait, resplendissant d’un éclat tel que Bernard avait peine à le soutenir… Tout à coup, sa figure se contracta ; elle saisit à deux mains, avec un mouvement de rage, sa noire chevelure :
— Qui je suis, s’écria-t-elle, avec un éclat de rire convulsif ! Ne vous l’a-t-on pas dit ? Je suis la femme perdue, celle dont les mains sont sanglantes, la créature aux bas instincts, le vice et la corruption incarnés, la misérable aux vils calculs, qui va quêtant des héritages au prix des plus honteuses complaisances ! Ah ! Dieu puissant, dire qu’il faut entendre ces injures sans y répondre, qu’il faut courber la tête sous ces accusations infâmes, qu’il faut tout subir, tout endurer !… Ah ! l’épreuve est terrible ! Gloire à vous, esprits infaillibles, qui l’avez si bien préparée ! Mais elle ne lassera pas ma patience, et je lutterai jusqu’au bout ! Et quant aux instruments aveugles de votre vengeance, que m’importe leurs calomnies et leurs outrages ! Qu’ai-je à faire de leur mépris ou de leur estime ! Ils rampent dans la boue terrestre ; quoi qu’ils fassent, quoi que je fasse, ils ne sauraient s’élever à mon niveau ! Ils peuvent avoir mon corps, ils pourront le flétrir, le torturer tout à leur aise, mais mon esprit leur échappe, il ne leur est permis ni d’y atteindre, ni de le comprendre !
Elle s’arrêta brusquement ; dans le silence de la nuit, on entendit au loin, comme le bruit d’une porte qui se serait violemment fermée…
— Qu’est-ce que cela ? dit-elle. Sans doute la comtesse d’Orgoyl qui se promène !…
Et elle riait d’un rire fiévreux saccadé…
— Cette nuit, continua-t-elle, est celle de l’anniversaire de sa mort. La tradition veut qu’à cette heure, elle sorte de la tombe pour venir errer dans le château !
Clarice, en prononçant ces mots était effrayante à voir ; la sinistre pâleur de son visage augmentait, à chaque instant plus livide ; sauf le rouge intense des lèvres, et l’éclat extraordinaire des yeux, c’était comme un masque de pierre qui n’offrait plus rien de vivant ! Cette tête étrange, encadrée de ses noirs cheveux, cette longue robe rouge, cette marche fiévreuse, incessante, tout concourrait à lui donner un aspect indéfinissable, il semblait que ce ne fût plus un être réel, mais bien quelque vision comme il en surgit dans les mauvais rêves ; Bernard sentait cette impression grandir en lui au point de devenir un véritable malaise ; il voulut réagir à tout prix !…
— Trêve de non-sens, dit-il brusquement. Penses-tu que je ne voie pas ce que tu cherches ? Tu espères m’intimider ! Ne te flattes pas d’y réussir ! La comtesse d’Orgoyl ou toute autre fantasmagorie, tu perds ton temps, à vouloir me les imposer !
Clarice eut un hautain éclat de rire :
— Vous intimider ! dit-elle. Eh, je n’y songe guère ! Que votre orgueil se rassure, vous n’aurez pas à voir la comtesse d’Orgoyl ; pour y réussir, il faudrait d’autres yeux que les vôtres, il faudrait surtout une bien autre volonté ! Ainsi niez hardiment, moquez-vous, parlez sans hésiter de niaises superstitions, de fables ridicules ; l’insecte aussi, lorsqu’il périt écrasé sous le pied de l’homme, sait-il seulement ce que c’est qu’un homme, peut-il ettre l’existence de ce que l’on appelle l’Humanité ! Il meurt sans voir, sans comprendre, son orgueil est sauf. Ah ! pauvre race humaine, ton orgueil aussi est sauf, à tes yeux s’entend ! Tu te glorifies d’être la tête et le cœur du monde, d’avoir seule la clef de cet univers infini, tu ne veux rien ettre au-dessus de toi, il n’y a rien eu avant, il n’y aura rien après. Et cependant devant toi, quelque progrès que tu fasses, toujours les mêmes problèmes se posent ; en vain, ne sachant comment les résoudre, tu prends le parti de les nier ; ton esprit, que tu prétends asservir, se révolte contre ces entraves, il veut savoir, lui, il sent que cette froide régularité qu’on lui impose, n’est qu’apparente et qu’il vaut mieux ettre la possibilité de complications que de se ref brutalement à les examiner et à les résoudre ! Ah ! pauvre race humaine qui dépenses tant d’esprit à te ravaler au niveau des brutes, tu en viendras peut-être à révoquer en doute le témoignage de tes sens, s’ils ont l’audace de te révéler autre chose que ce qui concorde avec tes bien aimées doctrines ; mais lorsque tu te seras imposé cette dernière mutilation, alors n’espère plus écrire une grande page de la grande histoire !… Et ce sera pour le mieux peut-être. Pourquoi chercher à vous faire gravir, malgré vous, un échelon dans l’éternelle progression des êtres ? Vous êtes heureux dans votre bourbier terrestre, à quoi bon vous en faire sortir ! Votre ambition est aujourd’hui proportionnée à vos forces, l’âge héroïque de votre race est é, l’ère des grands efforts vers l’idéal est close ; vous proposer de la rouvrir, n’est-ce pas vous imposer un travail sans mesure et risquer de vous plonger dans un désespoir sans merci ! Que les inférieurs restent donc inférieurs ; si le bonheur réside dans le bien-être, peut-être réussiront-ils à devenir heureux !
— Et pourquoi l’Humanité n’aurait-elle pas le droit d’être heureuse à sa manière ? Qu’est-ce que le bonheur de ces existences supérieures dont ton orgueil mystique nous accable ? Sont-ils donc sans ions et sans faiblesses, ces êtres dont tu proclames la perfection avec une si hautaine emphase ?
Clarice dans sa marche furieuse, était à ce moment tout à l’extrémité de la salle ; elle s’arrêta court, comme si la parole de Bernard lui eût porté un coup imprévu et cruel, elle se prit la figure dans les deux mains, et resta un instant silencieuse et immobile ; puis elle se redressa soudain ; dans ses yeux démesurément ouverts, une flamme s’était allumée, toute fulgurante de colère et de défi…
— Oui, vous avez raison, dit-elle, d’une voix sourde ; vous avez raison et plus que vous ne pensez ! Non, ils ne sont pas exempts de ions et de faiblesses, faiblesses inexcusables, défaillances qu’une vie entière de martyre suffirait à peine à racheter ! mais pourquoi ne pas laisser le travail de l’expiation s’accomplir par sa seule force dans l’âme coupable ! Est-il juste d’y ajouter des tortures inutiles ! Pourquoi emprunter aux inférieurs, ces hostilités personnelles, ces rancunes mauvaises qui trouvent leur satisfaction dans le malheur d’autrui ! Est-ce leur donner l’exemple que de s’associer à ces basses ions, à ces mesquines vengeances ! Oui, vous êtes puissants, vous êtes éternels, vous, les Êtres Supérieurs, oui, vous avez la force et la science, votre existence est grande et votre action est infaillible parce que vous connaissez les lois de l’ordre éternel, et que vous ne voulez que ce que veut la grande Pensée de l’Univers, vous ne vous créez pas des aspirations chimériques, et les troubles des choses mortelles ne peuvent vous atteindre, vous avez le calme, le grand équilibre de la sagesse et de la puissance, mais à défaut de la sensibilité des inférieurs, de cette charité énergique et active qui, ne l’oubliez pas, peut élever jusqu’à vous les chétives créatures humaines, avez-vous au moins l’indulgence et l’oubli ! Prenez-vous la peine de comprendre qu’il y a des défaillances involontaires qui comportent une expiation sans doute, mais non pas ces châtiments excessifs, encore moins ces ressentiments âpres et inexorables ! Votre orgueil souffre de ces chutes, mais le sentiment le plus exalté de justice doit-il totalement exclure la condescendance et la pitié ? Oui, voilà votre faiblesse, à vous, les forts, les puissants, les immuables, la faute, à vos yeux, n’a pas de degrés ; quand vous n’êtes pas indifférents, vous êtes implacables !
Elle parlait ainsi, les yeux fixes, le regard ardent, enfiévré, terrible, il semblait qu’elle s’adressât à des êtres présents et visibles, que ce fût à eux qu’elle lançât ces furieuses invectives ! Puis, comme saisie de délire, elle marchait, marchait toujours, parcourant la vaste salle, ralentissant et précipitant tour à tour son pas et le flot de sa parole. Elle ait ainsi devant Bernard, sans plus s’occuper de lui que s’il n’eût pas existé, tout entière à l’exaltation de sa pensée, proférant des mots brusques, entrecoupés, qu’il avait peine à saisir, qu’il ne pouvait comprendre. Tantôt c’étaient des plaintes, des reproches déchirants, elle se disait abandonnée, trahie, en butte à une persécution injuste, à une vengeance sans mesure, et comme brisée par une lutte au-dessus de ses forces, elle se laissait aller au plus amer désespoir, à l’abattement mortel le l’être qui se voit broyé par une fatalité, irrésistible. Puis soudain, elle se relevait, hautaine, exaspérée, elle faisait serment de ne pas céder, de ne jamais demander grâce ! Alors, c’était une explosion de colère, de défis à outrance, un emportement de mépris et de haine dans lequel elle semblait confondre, les auteurs de ses malheurs et les inconscients complices dont ils s’étaient servis pour la frapper ! Tout cela proféré avec une amertume indicible, une verve furieuse, des gestes, un jeu de physionomie qui donnaient à sa parole une énergie formidable, presque surhumaine !…
Bernard assistait à cette scène, inerte, éperdu, la regardant avec une sorte de stupeur, marcher, marcher sans cesse dans sa longue robe rouge, la figure livide, contractée, effrayante, entendant sans les comprendre, les lambeaux de phrases qui parvenaient jusqu’à lui ; troublé jusqu’au fond de l’âme, il ne songeait plus à se demander s’il assistait à quelque subite explosion de folie, il lui semblait qu’il était le jouet de quelque horrible cauchemar, et dans l’indicible désordre de sa pensée, il se sentait perdre jusqu’au sentiment de la réalité !…
Tout à coup, Clarice s’arrêta court devant le piano resté ouvert ; d’un mouvement brusque elle s’assit, et de ses mains fiévreuses, fit résonner les touches d’ivoire, comme si elle eût voulu les broyer ! C’était toujours le Roi des Aulnes ! Le lied lugubre roula de nouveau ses accords dans la vaste salle ; il semblait y réveiller des échos qui retentissaient comme des voix furieuses ! L’inspiration du maître si saisissante déjà, prenait sous la main qui l’évoquait un redoublement de puissance ; c’était pour elle un thème qui correspondait à l’état de son âme, et le variant au gré des ions qui la dominaient, elle en tirait des effets imprévus, terribles. C’étaient des plaintes, des sanglots, des gémissements, des cris de rage et de révolte, des explosions de haine et de désespoir, tout cela jeté tout ensemble avec une âpreté de fureur qui laissait bien loin derrière elle les emportements les plus fiévreux de la parole !… Pénétré jusqu’au plus profond de son être, Bernard écoutait haletant ; sa pensée étreinte, subjuguée, échappait à tout contrôle et l’entraînait dans des régions inconnues, où elle ne trouvait plus qu’hallucination et épouvante. Devant lui, avec une réalité terrible, il voyait er le lugubre cavalier, tout entouré des fantômes acharnés à sa poursuite ; il se sentait emporté dans le tourbillon de leur course furieuse, au-dedans de lui retentissaient déchirants, impitoyables, les cris d’agonie de l’enfant. Par un bizarre phénomène, sous cette scène d’une réalité si poignante, il entrevoyait un drame plus terrible encore ; Clarice en était le principal acteur, c’était elle qui-jouait le rôle de l’accusée, de la victime ; autour d’elle se pressaient des figures confuses, acharnées, implacables, exécuteurs sans merci d’une inexorable vengeance, c’était elle que le cavalier sinistré emportait au galop furieux de son cheval, c’était elle que poursuivait la meute des fantômes, c’était elle qui laissait échapper ces cris de terreur, ces sanglots de désespoir à la vue de ces êtres étranges qui se dressaient autour d’elle comme les remords vivants de quelque faute inconnue ! Si forte était l’impression qu’elle arracha Bernard à sa stupeur ; se levant brusquement, il s’élança vers Clarice :
— Assez, lui dit-il, assez de cette horrible musique ! Cesse de jouer, Clarice, je t’en prie, il m’est impossible de t’entendre plus longtemps !
Brusquement, sans répondre, sans même tourner les yeux sur lui, Clarice s’était levée ; debout, l’œil en feu, la lèvre contractée, le bras replié comme pour frapper, on eût dit un combattant à qui de vive force on arrache son ennemi terrassé ! Elle resta immobile, muette, comme si elle eût besoin de toute sa force pour contenir la tempête de fureur qui tourbillonnait en elle ; puis se tournant vers lui :
— Vous avez raison, dit-elle, cette musique est terrible, il ne fait pas bon la jouer à tous les moments !
Elle se tenait debout, le regard fixe, dominée encore par les sentiments fougueux auxquels elle venait de donner un si formidable essor ; puis elle fit un geste de dépit et de colère tout ensemble, comme si elle eût senti qu’elle s’était laissée aller à quelque manifestation excessive. Lentement, elle marcha jusqu’au fond de la salle, cherchant à reprendre possession d’elle-même ; arrivée devant la fenêtre, elle écarta les rideaux ; dans l’encadrement des sombres draperies, apparut la lueur pâle du ciel vaguement éclairé par la lune. Un instant elle resta immobile, le regard perdu dans ces ombres indistinctes, puis laissant retomber la lourde étoffe, elle revint sur ses pas. Son visage avait repris son calme, mais elle était toujours effroyablement pâle, et cette teinte livide, répandue jusque sur ses mains, lui donnait un aspect si étrange, que Bernard, saisi d’un vague malaise, ne pouvait se décider à lui parler. Ce fut elle qui rompit le silence ; s’arrêtant devant lui, et le regardant de ses grands yeux ardents et sombres :
— Vous plaît-il que nous sortions ? dit-elle. Le grand air et les senteurs des arbres valent mieux que cette atmosphère fiévreuse qui nous enveloppe… Je vous accompagne ; cette nuit, il doit faire beau dans les bois…
En tout autre temps, Bernard n’eût pu s’empêcher d’éprouver un vif mouvement de surprise ; c’était la première fois qu’elle l’associait à ses promenades nocturnes, mais tout ce qu’il voyait ce soir était si étrange qu’il eut à peine la pensée de s’étonner de l’innovation.
— Tu es dans un singulier costume pour courir les champs, reprit-il sans trop savoir ce qu’il disait.
— Costume de sabbat, n’est-ce pas ? répondit-elle avec un éclat de rire cassant. Mais on peut y remédier, ce n’est ni long, ni difficile…… Que dites-vous de ceci ?……
En disant ces mots, elle serra une ceinture cachée dans l’ampleur de la robe ; les grands plis, s’ajustant étroitement à la taille, se relevèrent pour former une sorte de jupe courte, disposée de la manière la plus élégante et la plus dégagée.
— Eh bien, dit-elle, ne voilà-il pas une jolie tenue de promenade ? Sans me flatter, je trouve que cette toilette ne me va pas mal ; au temps de l’inquisition, elle aurait bien pu me faire brûler vive…… Eh ! on en a brûlé pour moins que cela ! Pourtant je n’ai pas le pied fourchu, que je sache…
Et elle avançait un petit pied chaussé d’une mignonne bottine dont la couleur rouge vif ne réussissait pas à altérer les proportions exquises.
Et elle riait de son rire saccadé qui s’accordait si bien avec l’aspect étrange de toute sa personne.
— Vous êtes prêt ? dit-elle. Partons.
Elle posa sur ses noirs cheveux un petit chaperon rouge orné d’une écharpe de même couleur dont les longs plis lui entouraient le cou et retombaient sur son épaule ; puis prenant un flambeau, elle ouvrit la porte et s’engagea dans les corridors. Bernard la suivait, marchant silencieux derrière elle dans les vastes galeries et les grands appartements vides ; il lui semblait, à voir devant lui cette figure rouge, en costume de théâtre, qu’il jouait un rôle dans quelque drame fantastique, que quelque chose d’imprévu allait surgir qui lui apprendrait enfin la vérité sur son étrange hôtesse. Cette fois encore il en fut pour ses frais d’imagination ; après une marche qui lui parut longue, ils s’engagèrent dans un petit escalier tournant, descendirent une trentaine de degrés, et se trouvèrent enfin devant une petite porte dissimulée dans l’épaisseur du mur. Clarice l’ouvrit et éteignit le flambeau ; une bouffée de l’air du dehors, toute tiède et parfumée, pénétra sous la voûte sombre ; Bernard l’aspira avec délices, c’était la vie réelle qui revenait à lui, la douce et calme nature, la senteur des prairies et des bois… Il franchit le seuil, heureux de laisser derrière lui ces vieux bâtiments dont la masse sombre semblait l’écraser de son poids… La porte s’ouvrait dans la face nord du château ; tout près du grand mur qui formait de ce côté l’enceinte du nouveau parc, elle était à moitié cachée par des buissons et des arbres dont les branches touchaient presque la façade. Le visiteur qui se serait hasardé dans ce recoin abandonné aurait eu peine à reconnaître qu’il y avait là une issue praticable ; Clarice, maîtresse de cette porte, pouvait entrer et sortir sans que personne pût s’en douter.
Elle la referma avec soin, puis suivie de Bernard, fit quelques pas dans la direction de la terrasse ; ils se trouvèrent tout près de la façade principale, en dehors de l’ombre des arbres. La masse sombre du château apparaissait avec ses grands murs et ses hautes fenêtres hermétiquement fermées. La nuit était claire ; la lune se trouvait au haut de sa course, mais sa lumière n’apparaissait que par échappées, voilée qu’elle était par de grands nuages livides ; dans les interstices, on voyait le ciel noir et morne ; l’atmosphère était calme, la fraîcheur de la nuit se faisait à peine sentir ; il régnait un silence profond et solennel…
Bernard resta un instant immobile ; il se sentait ressaisi par une impression profondément mélancolique ; les muettes façades du château, les grandes lignes sévères des arbres se dressaient sombres et tristes ; comme pour les isoler du reste du monde ; autour de lui, tout était abandon et silence, on eût dit un désert étranger, hostile même, à toute activité humaine ; à tout ce qui n’est pas le morne repos éternel…
— Prenons de ce côté, dit enfin Clarice presque à voix basse, et rentrant sous l’ombre des lourds feuillages, elle conduisit Bernard dans la grande avenue, le long des murs du nouveau parc. Il y régnait une obscurité presque complète, et Bernard trébuchant au milieu des ronces et des inégalités du sol, avait peine à suivre sa compagne qui marchait silencieuse, d’un pas sûr et rapide ; involontairement il se souvint des paroles du chasseur : « on dirait qu’elle voit la nuit ! » Arrivée à l’extrémité de l’avenue, Clarice s’arrêta. Le site était nouveau pour Bernard ; c’était une assez vaste clairière parsemée de ces végétations sauvages qui se plaisent sur la terre inculte ; tout autour, les grands arbres élevaient leurs masses sombres ; çà et là quelques pâles rayons de lune laissaient tomber leur lumière indécise sur les épais feuillages ; tout était calme, partout régnait un grand silence interrompu seulement à de longs intervalles par le bruit sourd de quelque rafale qui ait au loin sur les bois……
— J’aime cette grande nuit ! dit Clarice. Elle m’enveloppe et me protège ! Merci à toi, nuit obscure, merci au nom de tous les êtres qui respirent dans l’ombre, un instant délivrés du joug de leurs tyrans !
— La nuit protège la faiblesse, dit Bernard à son tour, mais elle favorise la violence et la fraude, ne l’oublie pas !
— Les hommes redoutent les hommes, mais la nature entière est fatiguée du fardeau que lui imposent les caprices, de l’Humanité. En sera-t-elle un jour délivrée, c’est là le grand secret !
Ils reprirent leur marche, et quittant la clairière, se retrouvèrent sous la voûte obscure des arbres.
— Prenez garde, dit Clarice ; c’est ici que nous sortons du parc ; là, tout près, il y a une brèche au mur d’enceinte ; assurez votre marche, nous allons descendre dans le fossé…
En disant ces mots, elle mit le pied sur les pierres amoncelées dont la masse sombre s’entrevoyait confusément sur le sol ; lestement elle franchit la brèche, se laissa glisser au fond du fossé et gagna l’autre bord ; là, elle s’arrêta pour attendre Bernard qui avait peine, dans cette noire obscurité, à se dégager du fouillis des ronces et des décombres.
Ils se remirent en marche et prenant tout droit devant eux, traversèrent une succession de bois et de clairières, coupés de ravins et de collines, avec quelques rares chemins et des habitations plus rares encore. Bernard croyait bien connaître les environs du château, mais cette région montueuse lui était tout à fait nouvelle, et il dut s’avouer qu’il ne savait nullement où il était. Clarice s’y dirigeait sans un instant d’hésitation, elle semblait être aussi à son aise, à cette heure et dans ces lieux déserts, qu’elle l’eût été dans son appartement du château. Au bout de quelques moments, Bernard s’aperçut qu’elle était suivie pas à pas par un grand chien noir qui marchait sans bruit à côté d’elle…
— Oh ! dit-il, nous avons recruté un compagnon de route… Peut-on savoir qui est et d’où vient cet animal ?
— Le Docteur Faust croirait que c’est le diable, dit-elle en accentuant sa réponse par un éclat de rire nerveux, mais vous n’êtes pas le Docteur Faust et cette bête n’est pas Méphisto. C’est tout simplement le chien de quelque garde ou d’un berger qui e la nuit dans ces bois. Il s’est pris d’affection pour moi et m’accompagne pendant deux ou trois cents pas lorsqu’il me rencontre, puis, je lui fais une caresse et il disparaît.
— Eh bien, il n’est pas à plaindre ; je vais être obligé de me contenter à moins de frais.
— Oui-da ! que cette humilité est touchante et délicate ! Mais que faire ; il faut en prendre votre parti, quelque intelligence que les hommes dépensent pour s’assimiler aux chiens, de longtemps encore, les chiens auront des privilèges qui seront refusés aux hommes. Du reste, voyez, il n’y est plus.
Le chien en effet avait disparu. La lune brillait en ce moment, au milieu des nuages ; Bernard ne pouvait détacher les yeux du visage effroyablement pâle de sa compagne ; l’effet semblait plus saisissant encore par le contraste avec le rouge vif de la coiffure et du costume. Mais elle ne paraissait pas s’apercevoir de l’attention dont elle était l’objet ni de la cause qui la provoquait. Elle marchait la tête haute, d’un pas dégagé, singulièrement rapide. Devant eux s’étendait un rideau épais et sombre de grands arbres…
— Prenez garde, dit Clarice, nous allons er l’Agogno, il est très encaissé en cet endroit, et le pont n’est guère large, mais c’est le chemin le plus direct et vous n’êtes pas homme à vous détourner pour si peu.
Ils avaient déé la lisière du bois ; le sol s’abaissait rapidement, les arbres serrés au bord du ravin laissaient er tout juste assez de lumière pour que Bernard vît à se conduire ; on entendait dans l’obscurité le bruit de l’eau coulant à une assez grande profondeur.
— Voici le pont, dit Clarice ; c’est une simple planche mais elle est solide ; quand vous y aurez posé le pied, marchez hardiment, droit devant vous, en trois pas, vous serez à l’autre bord.
Bernard se tenait d’une main à un arbre, fort embarrassé de discerner ce qu’il avait devant lui ; le ravin se creusait sous ses pieds, et il ne pouvait se rendre compte ni de sa largeur, ni de la direction qu’il devait suivre, enfin son pied rencontra la planche, mais au-delà l’obscurité était absolue, et la pensée de s’avancer dans les ténèbres, au-dessus de cette eau noire roulant au fond de ce gouffre, ne lui était pas agréable.
— Y voyez-vous assez ? dit la voix de Clarice qui paraissait venir de l’autre bord.
Bernard ne répondait rien ; il lui en coûtait de ne pas se trouver plus hardi en présence d’une femme…
— Je vais à votre aide, reprit Clarice ; c’est ici comme l’accès du paradis de Mahomet et vous êtes peu croyant. Voici ma main, prenez-la sans crainte elle ne vous égarera pas !…
En ce moment, Bernard vit comme une ombre noire qui s’arrêtait tout près de lui, et sortant des ténèbres, à portée de son bras, une petite main dont la blancheur apparaissait à travers l’épaisse nuit. Il la saisit, elle était froide comme le marbre, d’un froid qui lui alla au cœur ! Il fut sur le point de la lécher, tant le de cette main de cadavre lui était pénible… Mais il n’y avait pas à reculer, il ne pouvait s’exposer à entendre le rire ironique de Clarice !… Il suivit la direction qui lui était donnée, et marchant avec précaution, il atteignit l’autre bord.
— Nous voici en terre ferme, dit Clarice. Allons, vous avez sang-froid et bonne tête ; tout le monde ne traverserait pas l’Agogno comme vous venez de le faire. Mais aussi tout le monde ne m’aurait pas pour guide, et je ne mène pas perdre ceux qui se confient à moi !…
Bernard ne répondit rien, il lui semblait qu’il était en compagnie d’une morte ; l’attouchement de cette main de marbre avait détruit le peu d’équilibre qui lui restait, ses pensées confuses, comme affolées, s’agitaient dans son esprit sans qu’il pût s’en rendre maître. Il continuait machinalement à suivre Clarice, sans plus savoir où il était, ni où il allait. Ils marchaient en ce moment dans des prairies semées de grands arbres ; l’obscurité y était moins profonde. Comme ils traversaient une clairière marécageuse, soudain ils virent briller autour d’eux, à fleur du sol, plusieurs petites flammes mobiles et tremblotantes :
— Voyez ces follets, dit Clarice ; comme leur pauvre petite lumière est jolie, et comme ils paraissent heureux de s’ébattre en paix dans ces grandes herbes !…
— Ça, dit Bernard avec humeur, c’est de l’hydrogène carboné qui s’est enflammé spontanément au de l’air. Au diable ces vilains météores qui ne nous annoncent que marais et fondrières !
— Bravo ! dit Clarice avec un éclat de rire ; voilà une réponse qui sent son laboratoire d’une lieue ! Arrière, follet, dit-elle comme si elle s’adressait à une flamme qui voltigeait tout près d’eux, arrière, te dis-je, nous n’avons que faire de ta compagnie, tu agaces notre science, et nous ne sommes pas en veine de poésie ! Voyez donc, ne dirait-on pas que la pauvrette a compris ; elle se retire, la voilà qui s’éteint.
Ils rentrèrent sous bois, et firent encore quelque cent pas sous les arbres très clairsemés en cet endroit. Soudain Clarice s’arrêta :
— Voici ma limite ; nous sommes à dix minutes au plus d’Ameno ; je vous y ai conduit par le plus court chemin ; vous êtes à l’entrée d’une avenue, suivez-la dans toute sa longueur, à l’extrémité, vous trouverez une prairie, et lorsque vous l’aurez traversée en ligne droite, vous verrez les maisons du village. Adieu, M. de Rednitz, et bonne nuit ; pour si peu qu’il en reste, le souhait n’est pas hors de propos.
Une inquiétude surgit dans l’esprit de Bernard ; malgré l’assurance de Clarice, il lui répugnait de penser qu’elle allait retraverser toute seule, ces bois déserts…
— Merci de ta bonne escorte, lui dit-il ; maintenant que je connais le chemin, c’est à mon tour de t’accompagner, à cette heure, je ne peux te laisser retourner ainsi seule au château !…
— Vous prendriez une peine fort inutile ; vous le savez, la solitude et la nuit, ce sont mes sauvegardes.
— Tu peux faire quelque rencontre !…
— Je ne rencontrerai que qui je voudrai ; sous ces bois obscurs, je n’ai rien ni personne à craindre ! Mille fois merci de votre obligeance, mais n’insistez pas, vous y perdriez vos peines. Adieu, M. de Rednitz, et bon repos !…
Sa voix partait déjà de l’épaisseur du bois ; dans cette obscurité où elle se conduisait si facilement, il n’était possible ni de la découvrir, ni de la redre. La lune s’était voilée ; sous la voûte des grands feuillages, la vue ne s’étendait pas à dix pas. Force fut à Bernard de continuer sa route dans la direction d’Ameno, et il se mit à marcher dans l’avenue qui devait l’y conduire… Tout à coup, il lui sembla qu’une vive lueur s’allumait derrière lui ! Il se retourna !… Spectacle étrange et splendide, dans l’écartement des fûts noirs des arbres, la clairière resplendissait d’une intense lumière verte, tout un monde de formes indistinctes apparaissait, se mouvant dans cette vapeur phosphorescente ; au milieu de cette foule confuse, une figure d’une beauté irable, noblement drapée dans les grands plis d’une étoffe étincelante, s’élevait, montant vers le ciel, dans un mouvement d’indicible majesté ! Cette figure, Bernard la reconnut d’un coup d’œil, c’était celle de l’étrangère qu’il avait vue un jour, causant avec Clarice, au Monte-Sacro d’Orta !…
Éperdu, hors de lui-même, il se rejeta en arrière et mettant la main sur ses yeux :
— Ciel ! s’écria-t-il, je suis halluciné !
Puis, tout aussitôt, il s’élança en avant, comme pour prendre la vision corps à corps !… Mais déjà, la lueur avait diminué, elle semblait s’enfoncer dans les profondeurs de la forêt… Une seconde encore et tout avait disparu !…
Longtemps, Bernard resta immobile, se demandant avec angoisse si ce spectacle inouï avait quelque chose de réel, si ses yeux l’avaient bien vu… L’impression avait été si forte qu’il ne pouvait croire qu’il eût été le jouet d’une illusion, il lui semblait à chaque instant que l’éclatante apparition allait lancer de nouveau ses flots de lumière !… Mais la forêt resta ensevelie dans l’ombre et filtrant avec peine à travers le feuillage, un pâle rayon de lune vint argenter, tout près de lui, l’écorce grise d’un frêne. Bernard dut se décider à quitter la place ; à pas lents, marchant devant lui, au hasard, il finit par se retrouver à l’entrée du chemin d’Orta ; il était trois heures lorsqu’il frappa à la porte de l’hôtel. Retiré dans sa chambre il y resta longtemps encore en proie à un désordre d’idées qui lui faisait douter qu’il eût toute sa raison. Ce ne fut que lorsque les premières clartés du matin vinrent dissiper les ténèbres de cette nuit étrange, que son agitation subitement dissipée, lui permit de se rasséréner et de s’endormir…
À son réveil, Bernard se trouvait aux prises avec l’évènement de la nuit :
« Cette fois, se disait-il, il n’y a pas à en douter ; j’ai eu une belle hallucination ! Jamais je n’aurais cru que pareille fortune me fût réservée. C’est que ce serait fort désagréable si cela devait se renouveler ! Mais j’y mettrai bon ordre et un peu d’iodure de zinc en aura vite raison. C’est dommage pourtant, car en soi, le spectacle était irable, et on recommencerait bien l’épreuve, si on était sûr qu’elle n’eût pas d’autres conséquences. Les fumeurs d’opium n’ont pas tant tort peut-être, ils ont des jouissances que nous ne soupçonnons pas ! Il y avait sans doute quelque préparation analogue dans ce tabac javanais du colonel Ivantelly ; c’est ce qui nous a mis dans cet étrange état, Clarice aussi bien que moi, car si j’étais surexcité, elle était quasiment folle ; avec sa figure de morte, son costume diabolique, ses propos décousus et sa musique enragée, c’était une vraie figure de sabbat ! Comment sera-t-elle rentrée au château, dans la nuit, au milieu de ces bois déserts ! J’ai eu tort de la laisser revenir seule ; cela m’inquiète maintenant. Hier, cela me paraissait tout naturel ; elle avait une telle assurance, une si rapide décision, il ne me venait pas à l’esprit de la contredire. Si pourtant elle s’était encore une fois donné la comédie à mes dépens, avec ses cigarettes préparées ! Mais non, pourquoi la soupçonner ? Elle était tout aussi bien que moi sous l’influence. Comme elle était pâle ! Avec ses lèvres rouges, ses yeux étincelants, ce masque livide, on eût dit la Fièvre en personne ! Oh ! elle doit être plus malade que moi, maintenant ; chez cette nature nerveuse, la réaction a dû se faire rude ! C’est que je me sens fort bien, moi ; jamais je n’ai été plus dispos ; pour avoir eu une hallucination, c’est s’en tirer à bon compte. Quand pareille chose est arrivée à Von Rhoneck, il était dans un bien pire état ! Moi, je n’éprouve rien d’anormal, pas le plus petit symptôme de malaise ; j’ai les idées lucides, le raisonnement bien à ma disposition, cela est étrange. Il faut que j’en écrive au Dr Strössle ; je vais lui rédiger un beau mémoire : « De l’hallucination lumineuse avec figures féeriques » c’est bien le titre qui donne le mieux l’idée du sujet. Oui, mais pour remonter aux causes, il faudra faire intervenir Clarice dans l’exposé ; cela n’est pas si simple ; elle n’a rien de scientifique, elle, et le docteur qui est malin comme un singe, pourrait bien se prendre à rire de son correspondant. Bah ! je le ferai tout de même ; il s’agit d’une observation intéressante, et pour le bien de la science, il faut savoir braver un peu de ridicule ; le maçon qui apporte sa pierre à l’édifice, ne se rebute pas de la poussière qui couvre ses habits. Peut-être ferais-je bien de voir Clarice auparavant ; sans doute elle a eu quelque impression maladive, il serait intéressant de faire la comparaison… Mais elle ne le dira pas ; avouer quelque faiblesse, jamais elle ne voudra s’y résoudre, ce serait trop pour son féroce orgueil. Ah ! quel étrange caractère, capricieux, mobile, fantasque, violent, hautain et charmant tout ensemble ! Cette vie d’ermite qu’elle s’impose, cette réclusion si rigoureuse, tout cela ne doit pas être sans de bonnes raisons. Et la princesse qui voulait la prendre pour dame de compagnie ! Voilà bien une idée russe ! Si elle lui avait vu jouer la scène d’hier soir, toute curieuse qu’elle est, la belle Nadjeda, je crois qu’elle aurait trouvé qu’il lui était fait trop bonne mesure ! C’est que, par moments, elle devenait vraiment effrayante ! J’en ris à présent ; hier je ne savais trop que dire. Et comme elle était belle encore, malgré sa figure de morte ! Certes, le spectacle avait son prix, et si jamais on me demande comment je me représente une sorcière, une goule, un vampire, un être surnaturel enfin, je n’aurai qu’à décrire Clarice, les amateurs les plus difficiles auront lieu d’être satisfaits !… »
Tout en tenant ces raisonnements, le jeune homme s’était levé ; il se sentait en parfaite disposition et déjeuna du meilleur appétit. « Décidément, se disait-il, le docteur Strössle a raison : tout est bon ou mauvais, selon l’occurrence ; j’ai le droit de dire que, dans de bonnes conditions, l’hallucination est un apéritif… Seulement, comme de tout autre, il ne faut pas en ab. »
Et, sans désemparer, il rédigea un mémoire détaillé sur les symptômes, prodromes, circonstances et conséquences de la vision qu’il avait eue ; le travail ne manquait pas d’intérêt, comme il arrive pour toute observation faite avec soin par un homme d’une instruction suffisante. Satisfait de son œuvre, il l’expédia, séance tenante, au docteur Strössle ; puis, se sentant en veine d’écrire, il reprit son célèbre mémoire sur le rôle de la cavalerie légère en bataille, qui depuis quelque temps n’avançait guère. Cette fois, il regagna le temps perdu et put terminer un bon tiers au moins de l’œuvre. Il travailla ainsi sans hésitation et sans fatigue, pendant six bonnes heures, ce ne fut que l’ombre croissante derrière ses persiennes qui le prévint qu’il était temps de s’arrêter :
« Voilà un fait acquis, se disait-il, l’hallucination me réussit ; encore une ou deux de même force, et j’aurai une bonne marque à l’état-major… C’est assez de travail pour aujourd’hui ; je veux voir des vivants, maintenant, des vivantes surtout faisons une ou deux visites ; et profitons de ce que j’ai l’esprit dispos, on ne l’a jamais trop pour babiller avec les femmes. Oui, vraiment, je vais aller voir les Austen et la toute belle miss Florence ; gare au signor comte si je le rencontre chassant le même gibier, il n’aura pas beau jeu avec moi. Et ce soir, ce sera le tour des adorables princesses ; leur raconterai-je la scène d’hier ? Pourquoi pas ? Elles aiment ces ragots à saveur piquante. Mais sur l’hallucination, silence, je veux bien me présenter comme cas médical au docteur Strössle, mais pour ces belles dames, non, ma foi ! Me faire prendre pour un fou, courir la chance du ridicule, ce serait, trop naïf !… Encore si j’étais sérieusement malade ; ce serait le tour de la pitié, de l’intérêt sympathique ces bons sentiments-là, on les subit et on s’en contente, mais seulement quand on ne peut pas en inspirer d’autres, et j’ai la prétention de ne pas encore en être là ! »
Ce disant, il se rendit chez les Austen ; miss Florence l’accueillit à merveille, il était en bonne disposition de caie, et eut un vrai succès au grand déplaisir du beau major de Vaunaz qui se trouvait réduit à jouer un rôle fort secondaire. Chez les dames de l’ÎIe, il en fut de même ; il eut vite fait de regagner et au-delà le terrain que ses fréquentes absences lui faisaient perdre. On ne plaît pas aux autres sans se satisfaire soi-même, et Bernard en rentrant chez lui, se trouvait dans un de ces moments où la vie apparaît comme un jardin enchanté dont les perspectives s’allongent indéfiniment, toujours plus riantes, toujours plus lumineuses. Il était minuit bien é, mais Bernard ne se sentait nullement tenté de chercher le sommeil ; assis sur la galerie, au bord de l’eau, sa bonne pipe du régiment à la main, il respirait avec bonheur l’air frais du lac, et se délectait à voir le sillon de la lune resplendir au loin sur les eaux.
« Comme il fait bon vivre ! se disait-il. Et comme j’ai été bien inspiré de m’installer ici ! Toutes ces femmes, sont-elles assez belles, assez séduisantes ! Chacune a son charme, et toutes ensemble sont adorables ; vraiment, je crois que je ne leur déplais pas ; une seule chose me trouble, c’est de décider laquelle me plaît le plus. »
Et il les faisait comparaître devant lui, toutes radieuses et souriantes, les examinant et les interrogeant tour à tour, plus indécis que le beau Paris au moment de jeter la fatale pomme. Puis soudain apparut une quatrième figure, indécise d’abord, puis de plus en plus reconnaissable, c’était la solitaire d’Orgoyl toute seule, méprisée et douteuse qu’elle était, elle soutenait sans effort la comparaison avec ses trois rivales, insensiblement, elle les reléguait dans une pénombre de plus en plus obscure, et restait seule en vue par la force magique de sa beauté. Bernard la revoyait, non pas comme elle était la veille, violente, fiévreuse, étrange dans son rouge costume, mais telle qu’elle lui était apparue le jour où il l’avait rencontrée dans le parc, vêtue de son exquise toilette fleur de tilleul, avec son doux sourire, son teint de perle, ses yeux calmes et profonds… Puis lorsqu’il l’avait bien irée, soudain, par un jeu bizarre d’imagination, par instant, à sa place, apparaissait la tête irable de l’étrangère de la vision ; elle disparaissait à son tour devant la délicate beauté de Clarice, et, peu à peu, grâce à ces substitutions rapides, Bernard en venait à les confondre, à ne plus savoir, laquelle il avait devant les yeux…
« C’est toujours toi, rusée magicienne, disait-il, riant en lui-même de ces bizarres jeux de son esprit, tu viens éprouver encore une fois l’étendue de ton pouvoir… Oui, je vois bien ce sourire tout empreint de grâce dédaigneuse, ce regard hautain et charmeur tout ensemble, avec lequel tu cherches à me troubler ! Tu te fatigues en pure perte, je t’en préviens ! En vain tu te pares de toutes les séductions, en vain tu appelles à ton aide celles de ta belle compagne, tu pourras intéresser mon esprit, l’émouvoir par tes prestiges, le pousser jusqu’à l’hallucination, tu ne réussiras pas à conquérir mon cœur ! Il y a trop d’équivoque, trop d’obscurité en toi, ce é douteux, cette pénombre mystérieuse qui t’enveloppe, c’est ta force peut-être, mais c’est aussi ta faiblesse. L’amour vit de confiance, peut-on en avoir pour toi ? Je ne veux pas être ta dupe et je ne le serai pas. Je peux aimer l’une de ces belles personnes qui vivent ici près de moi, je pourrais faire des folies pour elle, mais quoi qu’il arrive, j’éviterai les abîmes, bien pis encore, les fondrières marécageuses dans lesquelles tu peux m’entraîner ! Que sais-je de toi, être multiple, sinon que tu es ce que tu veux paraître ? Suis-je sûr que ce bon accueil que tu me réserves, ne soit pas une scène détachée de quelque audacieuse comédie dont je me crois spectateur, sauf à en devenir acteur à mon insu ! Mais je ne suis pas si complètement sous le charme, je vois où commence l’illusion théâtrale, et avant de monter sur la scène, j’entends profiter de toutes les chances de plaisir que peut m’offrir la représentation. »
En poursuivant sa méditation, il revoyait, comme dans la perspective d’un théâtre, tous les bizarres épisodes du spectacle que Clarice lui avait donné la veille. Son esprit surexcité encore, en reproduisait tous les détails avec une fidélité, une intensité singulières ; tantôt il ressentait les impressions puissantes qui l’avaient si fortement ému, tantôt, au contraire, il se trouvait singulièrement naïf d’avoir donné la moindre importance à cette fantasmagorie ; puis il se disait avec une certaine complaisance que Clarice pourrait être tentée de recommencer l’épreuve, et il se promettait, s’il était appelé à y jouer un rôle, de s’y prendre d’une toute autre façon ; il savourerait les cigarettes malaises en se mettant en garde contre leur parfum, il écouterait la musique en amateur difficile, paierait au talent de l’actrice le tribut d’éloges qui lui était dû, et accepterait de grand cœur la proposition d’une nouvelle promenade nocturne :
« J’irerai la nuit, continuait-il, les grands bois sombres, le chien noir même, les feux follets, s’il le faut, mais prends garde, belle Clarice, on doit l’iration aux grandes comédiennes, quant au respect, il faut qu’elles sachent le mériter ! Tu pourras m’entourer de tes mises en scène, m’assaillir de tes paradoxes, t’égayer à mes dépens, chercher à m’enivrer de tes prestiges, mais prends-y garde, répétait-il en souriant sous sa moustache blonde, vienne l’occasion et je pourrais bien, moi, me divertir à mon tour ! »
Le lendemain, Bernard voulut continuer son travail, mais son esprit si prompt, si lucide la veille, n’obéissait plus qu’avec une sorte de lenteur et de mauvaise grâce : une tendance invincible à la rêverie ramenait sans cesse devant ses yeux l’image de Clarice, mais non plus de Clarice souriante et gracieuse, à sa place se dressait la figure inquiétante de la dernière soirée, dans l’étrange appareil de son rouge costume et de sa sinistre pâleur ; avec une ténacité impitoyable, tous les épisodes de cette nuit venaient se retracer dans leurs plus petits détails, la scène de l’hallucination surtout s’imposait obstinément à son souvenir. À sa grande surprise, il la voyait grandir dans son esprit, prendre une importance, des proportions qu’il qualifiait d’absurdes, de stupides, mais dont il ne pouvait réussir à se dégager ; en vain se disait-il qu’il n’y avait là que le résultat d’une excitation nerveuse, toute naturelle, dont il connaissait les causes et dont il saurait bien prévenir le retour, ces raisonnements si judicieux ne pouvaient chasser l’obsession dont il était victime, il voyait sans cesse les deux figures de Clarice et de l’étrangère se complétant, se substituant l’une à l’autre, et il se surprenait à se dire qu’elles pouvaient être toutes deux également réelles, également vivantes, qu’il n’y avait pas plus de raisons pour révoquer en doute le témoignage de ses sens à propos de la scène de l’hallucination, que pour celle du Monte-Sacro… Fatigué, excédé de ces luttes, il lui prenait de sourdes colères contre Clarice ; c’était elle qu’il rendait responsable de ces humiliantes incertitudes, de ces ridicules indécisions, il s’indignait à la pensée que cette femme ignorante, superstitieuse, équivoque à tant de titres, pût s’imposer à son esprit et le jeter au gré de son caprice dans cet état de trouble et de défaillance !… Puis, par une réaction logique, ces sentiments hostiles aboutissaient à constater mieux encore la puissance du charme de celle qui en était l’objet, et sous l’empire de ces impressions contradictoires, Bernard voyait en elle tantôt la beauté la plus désirable, tantôt une influence pernicieuse qui l’avilissait à ses propres yeux. Et soudain une idée surgit dans son esprit : pour se délivrer de cette obsession, il fallait marcher droit à celle qui en était la cause, une fois de plus, il fallait affronter la magicienne dans son antre, la surprendre au milieu de son arsenal de ruses et de maléfices !… Mais il fallait mener l’attaque de franc jeu, à la clarté du soleil, sans que l’ennemi pût appeler à son aide ses alliés naturels, la solitude et la nuit, le fantôme devrait se montrer en plein jour, la lutte serait égale, et Bernard se promettait de profiter de toutes les circonstances pour se délivrer du joug qu’il sentait si près de s’imposer à lui !
Il n’était pas encore midi lorsque Bernard entra dans la cour du château ; comme il demandait à voir Clarice, le garde-chasse, qui se trouvait là lui dit qu’elle était dans son jardin et s’offrit à le conduire auprès d’elle. Ils traversèrent la cour, gagnèrent les bâtiments de dépendances de l’aile du midi, traversèrent le logement du garde et débouchèrent dans un jardin potager, coupé d’allées droites, tout plantureux de vieux arbres, de beaux légumes, même de touffes de fleurs, mais déplorablement tenu au point de vue du bon ordre et de la propreté : les melons dormaient dans les carrés de choux, la vigne grimpait sur les pommiers, et les herbes folles s’étalaient à loisir dans les allées, côte à côte avec les œillets et les pensées. Tout au bout du jardin, sous un vieux pavillon de verdure, on entendait s’élever tout un concert de petites voix, des cris, des rires, tout ce qui annonce la présence d’enfants en pleine bonne humeur, et une vieille femme toute ridée, assise sur un banc, contre le mur de la maison, dit à Bernard dans un italien à peine compréhensible, qu’il trouverait la jeune femme sous la tonnelle « avec la marmaille ».
Cette mise en scène, singulièrement calme et champêtre, n’était certes pas celle que Bernard avait prévue et comme il arrive à ceux qui se font d’avance leur plan de conversation, le changement de décor, l’absence des accessoires sur lesquels il avait compté, dérangeaient notablement son plan d’attaque. Toutefois il n’y avait pas à reculer, et le jeune homme s’engagea dans l’allée toute inondée de soleil, qui conduisait au pavillon ; il arriva sans être vu jusqu’à la vieille muraille de charmille. Le spectacle qui s’offrit à lui était de moins en moins propice à la mise à exécution de ses projets offensifs. Dans le pavillon il s’était fait un profond silence troublé seulement par la voix de Clarice ; assise sur un banc vermoulu, la jeune femme paraissait conter quelque histoire à sept ou huit enfants rangés autour d’elle ; sans doute le récit était intéressant, car les petites figures et les yeux de l’auditoire restaient fixés sur la conteuse avec une attention intense qui témoignait du succès de la narration. Il y avait dans ce petit tableau un si grand calme, l’atmosphère qui l’entourait était si tranquille et si saine, que Bernard sentait s’évanouir ses prétentions hostiles et devait faire appel à sa mémoire pour retrouver le souvenir de ses griefs. Il se tenait immobile, toujours masqué par le feuillage, repaissant ses yeux de cette aimable scène et ne sachant plus trop dans quel but il était venu…
En ce moment, le récit de Clarice se termina, une bruyante explosion de rires, de cris, de battements de mains se fit entendre, et d’un seul mouvement, le petit auditoire se jetant sur la narratrice, l’ensevelit toute entière sous une avalanche de caresses et de baisers. Ainsi prise à l’improviste, Clarice soutint de son mieux le choc, rendant au hasard rires pour rires, baisers pour baisers. C’était bien là une idylle, la plus fraîche, la plus gracieuse, qui se pût voir, la joie expansive de l’enfance unie au charme exquis de la beauté…
Soudain, le silence se fit ; les enfants avaient aperçu Bernard et se taisaient tout intimidés ; Clarice, dégagée de leur étreinte, se leva, et accueillit le nouveau venu avec un sourire si franc, si affectueux, si amical, que ce qu’il pouvait rester d’irritation dans le cœur du jeune homme, s’en trouva tout à fait désarçonné…
— Ah ! M. de Rednitz, dit-elle, avec son beau sourire, cette fois vous me surprenez en bonne compagnie ! N’ai-je pas l’air d’une bonne gouvernante pour marmots de six à huit ans ? Mais voyez donc ces petits êtres, sont-ils assez gentils, comme disent MM. les Parisiens ! Quels regards limpides, et quels bons rires francs et purs ! Que peut-il y avoir de meilleur et de plus gracieux ! Voyez cette blondine qui vous regarde avec ses beaux yeux bleus, c’est la fille du garde, une vraie enfant de Savoie comme son père, de race fine et forte comme les sapins de son pays… Et toi, Ninine, dit-elle à une petite brunette, fille sans doute d’Erboano, que fais-tu là à regarder M. le baron avec tes gros yeux noirs, comme si c’était une bête curieuse ? Donne-moi donc un bon baiser, tout de suite…
Et la petite moricaude vint lui jeter les bras autour du cou avec l’effusion caractéristique de ces affections d’enfant, inépuisables et sans arrière-pensée…
— Tu m’aimes un peu, n’est-ce-pas ? dit Clarice ; il faut m’aimer, Ninette ; moi, je t’aime bien, je t’assure ! Allons, mes enfants, le soleil devient brûlant, c’est l’heure de votre petit somme, rentrez chacun chez vous et soyez parfaitement sages ; ce soir ou demain, je vous conterai l’histoire de l’Écureuil enchanté.
« Oh ! les enfants, disait-elle en suivant des yeux la petite troupe qui s’éloignait docile, quelle charmante chose ! Comme ce serait bon d’en élever un, entièrement et pour soi seule ! Il me semble que j’y réussirais ! Vous riez ! Pourquoi donc êtes-vous si sceptique pour tout ce qui est de moi ? Vraiment, en fait d’institutrice, vous pourriez en trouver de plus mauvaises ! Mais comme il fait chaud ici sous ces feuillages ! Vous plaît-il que nous regagnions mon gîte ? Nous traverserons le jardin ; c’est un vrai courtil à l’ancienne mode, et tenu à la diable, mais il a l’apparence si honnête qu’on finit par le trouver tout aussi bien venu qu’un autre, fût-il cent fois plus riche et plus beau !
Bernard marchait à côté d’elle ; ressaisi de nouveau par cet amour-propre de jeunesse qui ne veut pas avoir tort, il s’ingéniait à trouver une phrase acérée par laquelle il pût amener la conversation sur le terrain qu’il avait préparé. Pendant qu’il se livrait à ce travail ingrat, Clarice qui semblait ne pas se douter de sa préoccupation, lui fournit l’occasion qu’il cherchait :
— Eh bien, dit-elle, avez-vous fait bon retour, l’autre soir ?
— Très bon, répondit-il. Mais c’est à toi qu’il faut faire la question ; revenir par les bois, à cette heure, pour une femme toute seule, c’est grandement risqué, et je me repentais de t’avoir ainsi abandonnée à toi-même ; j’espère que tu n’as pas fait de mauvaise rencontre, que tu n’as rien vu d’extraordinaire ?…
— Je n’ai rien rencontré, ni rien vu ; dans ces bois déserts, le brigand italien n’existe qu’à l’état de légende ; une harpie, une tarasque seraient de trouvaille plus facile. Puis on braconne si bien en plein jour, que ce n’est pas la peine de braconner la nuit.
Elle parlait d’un ton si naturel que Bernard sentit tout le ridicule qu’il y aurait à faire la moindre allusion à la préoccupation qui lui hantait l’esprit ; il dut continuer la conversation d’une manière assez plate comme il arrive quand on est sous l’empire de deux idées contradictoires. Clarice ne remarquait pas son embarras ; elle était en veine rieuse et parlait avec tant de bonne humeur, que Bernard, peu sérieux de son naturel, finit par s’associer de bon cœur à cette vivace expansion de gaîté. Ils traversèrent ainsi le jardin, et chassés par l’ardeur du soleil, ils s’acheminèrent par une série d’enclos formés par de vieux bâtiments abandonnés ; tournant ainsi la partie habitée de la villa, ils se trouvèrent devant l’aile occupée par Clarice, à la porte de la salle où se tenaient les nègres du comte ; ils étaient à leur poste, mais pas plus que la première fois, ils ne parurent s’étonner de voir Clarice accompagnée d’un étranger ; ils se contentèrent de se lever et de rester immobiles jusqu’à ce que les deux promeneurs eussent gagné l’escalier qui conduisait à l’étage supérieur.
En entrant dans la grande salle, soudain Bernard sentit revivre, comme un reproche, le souvenir de l’étrange scène de l’avant-veille, et il se trouva ridicule de n’avoir pas témoigné à Clarice qu’il n’avait pas été la dupe de l’audacieuse parade qu’elle lui avait jouée ; sous cette impression hostile, il lui dit brusquement :
— Et ces fameuses cigarettes du colonel, tu n’en as plus à me donner ?
— Non, vraiment, dit Clarice, sans paraître s’émouvoir de l’accentuation sèche de ces paroles, nous les avons toutes fumées l’autre soir et je ne compte pas en redemander. À vrai dire, je ne tiens pas à être l’obligée du colonel ; il est amusant, spirituel, fort aimable quand il le veut, mais sa patte de velours cache de bonnes griffes, et je ne tiens pas à lui donner prise. J’ai trop besoin de calme pour ne pas rechercher avant tout les caractères égaux, les gens homogènes. Et certes, le colonel n’est pas de ceux-là ; il a trop vécu dans ces sauvages pays d’Orient, c’est un Asiate, comme disent les Russes ; neuf jours de suite, il vous fera bonne mine et bon accueil ; le dixième, il n’écoutera que son caprice. Que faire d’un homme qui ne distingue pas les nuances ? Je lui dis quelque chose d’aimable, c’est banal, cela n’engage à rien, il le prend pour un encouragement ! C’est trop ridicule ! Avec lui, il faut toujours être sur ses gardes ; je n’aime pas cela !
— Voilà une bien bonne profession de foi, dit Bernard, j’y applaudis des deux mains, mais ce qui serait meilleur encore, ce serait de la mettre en pratique.
— Je vous entends et je vous comprends. Et voyez, je suis tout près d’accepter la leçon, avec une toute petite réserve, pourtant… Oh ! je l’ai bien vu tout à l’heure, quand vous êtes arrivé, vous étiez fâché contre moi ! Il ne faut pas être fâché contre moi, M. de Rednitz, non vraiment, ce ne serait pas juste ! Je peux être capricieuse, fantasque même, mais si vous saviez tout, vous me pardonneriez ! C’est une triste chose que de vivre comme je le fais, ensevelie dans cette morne solitude, de se sentir enveloppée de soupçons, de malveillance, de devoir me défier de tout et de tous, même de l’intérêt que l’on me témoigne, surtout de celui que je ressens ! Il faut que je sois toujours sur la défensive, contre les autres et contre moi-même ! C’est que je suis apprise à le savoir : l’estime, l’affection, je ne peux pas me permettre d’en témoigner à personne ; mes moindres actes, mes paroles les plus insignifiantes ont été si souvent mal interprétés, odieusement travestis ! Voilà ce que je me répète sans cesse, mais ces froids calculs de prudence, ah ! qu’il est difficile de toujours s’y plier ! Si peu que je sois, parfois je m’oublie, je cède à la tentation d’avoir une opinion qui soit mienne, de montrer que moi aussi, j’ai un cœur, une intelligence, une pensée qui m’est propre ! Et je ne réfléchis pas que mon éducation, mon é, toute ma vie, me mettent en contradiction avec tout ce qui m’entoure, avec vos idées d’Europe, vos habitudes de société, de famille, toute votre civilisation correcte et formaliste ! Alors, qu’arrive-t-il ? Je heurte, je froisse, je me fais mal juger, on me croit orgueilleuse, hautaine, froidement perverse, cynique même !… Et on me le fait durement sentir !… Le plus souvent, je m’incline devant la force des chose si je réussis à rester calme, mais parfois je me révolte, je me ionne, je m’irrite, puis, ce qui est plus triste encore, je me décourage, je me désespère, je me dis qu’il n’y a place dans ce monde que pour l’injustice, la haine, la plus impitoyable méchanceté ! Oh ! Dieu ! qui m’eût dit que j’en viendrais là, moi si confiante jadis, qui ne pouvais vivre que dans une atmosphère de bon vouloir et de sympathie !
— Bon, dit Bernard touché de cette expansion si triste, tu prends vraiment les choses trop au tragique ; certes je ne dirai pas que tu sois comme tout le monde, mais enfin on ne te voit pas si noire que tu le crois ; si tu n’as pas d’autre sujet de tristesse, franchement je crois que tu peux bien te consoler un peu !…
— Le croyez-vous sincèrement ? dit-elle, et ses grands yeux se fixaient sur lui, tout émus de doute et d’espoir. Ah ! si cela est vrai, j’en suis bien heureuse ! Si j’ai encore un désir en ce monde, c’est d’inspirer un peu d’estime ! C’est beaucoup demander, je le sais, les apparences sont si fort contre moi ! Mais je ne perds pas courage ! L’estime, oui, je sais que je la mérite… Et c’est la vôtre surtout que je voudrais gagner ! Quelquefois, il faut que je vous le dise, oui, parfois, il me semble que vous avez confiance en moi, car la confiance est toujours réciproque, et moi j’ai confiance en vous, confiance pleine et entière ! Oui, c’est ainsi, depuis le premier jour que je vous ai vu, et s’il y a quelque chose dont je sois sûre, c’est qu’en cela je ne puis pas me tromper !…
Elle parlait ainsi, émue à la fois et souriante, comme si elle eût voulu revendiquer sa part d’estime et demander en même temps pardon pour son audace. Il y avait tant de grâce dans cette franchise, une si douce séduction dans cet abandon expansif, que Bernard oublia du même coup ses défiances et ses résolutions ; sans force contre cette humble supplication, il se laissa emporter bien au-delà des limites qu’il s’était fixées :
— Moi aussi, j’ai confiance, s’écria-t-il, et je vais te le prouver ; écoute ce que je vais dire ; il y a bien peu de personnes à qui j’en ferais la confidence !
Et sans hésiter, il lui raconta l’étrange scène de la forêt, jusque dans ses plus petits détails et en insistant sur la ressemblance qu’il avait saisie entre l’étrangère du Monte-Sacro et la principale figure de la vision. La confession fut aussi complète que possible, et à l’entendre, on ne se fût pas douté que le narrateur pensait une heure auparavant qu’en donnant la moindre importance à semblable chose, il fit preuve d’une faiblesse ridicule. Mais celle à qui le récit était destiné, ne paraissait pas disposée à le tourner en plaisanterie ; dès les premiers mots, ses traits avaient pris l’expression de l’intérêt, de l’étonnement le plus intense, et lorsque Bernard cessa de parler, elle resta immobile, comme atterrée de ce qu’elle venait d’entendre…
— Vous avez vu cela ! disait-elle, vous avez vu cela ! Et dans ses yeux grands ouverts, son regard nageait éperdu comme si elle eût contemplé quelque chose d’incompréhensible…
— Oh ! dit-elle enfin, comme vous êtes heureux !…
Bernard ne s’attendait pas à ce trait :
— Heureux ! s’écria-t-il ! En vérité, voilà, un singulier bonheur ! Tu me trouves heureux d’avoir eu une hallucination ?…
— Que voulez-vous dire ? dit Clarice qui ne semblait pas se rendre compte du sens de ces paroles.
— Eh ! je veux dire que j’ai eu une hallucination du sens de la vue, mes yeux ont cru voir quelque chose qui n’existait qu’à l’état d’idée dans mon esprit. C’était fort beau comme spectacle, sans doute, mais c’est un luxe qu’il ne faudrait pas se donner trop souvent.
— Une hallucination ! répéta Clarice… Peut-être avez-vous raison…
— Sans doute, j’ai raison : autrement, tu l’aurais vu en même temps que moi, ce spectacle, s’il eût été réel. Mais je me rends fort bien compte de ce qui s’est é : j’étais dans un état de surexcitation nerveuse éminemment propre à produire ce bizarre effet, je m’étonne même que l’accès ait été unique.
— Oui, dit Clarice d’un ton amer, c’est la disposition qui est tout. Vous étiez préparé, moi, je ne l’étais pas !…
Et brusquement, elle se cacha la figure dans ses mains et resta silencieuse.
— Eh bien ! que te prend-il donc ? dit Bernard. Ce que je dis est étrange sans doute, mais c’est une chose toute naturelle et il n’y a pas là de quoi t’émouvoir si fortement.
— Ne pas m’émouvoir ! dit-elle, en le regardant soudain de ses grands yeux fixes. Et de quoi donc devrais-je m’émouvoir si je ne m’émeus pas de cela ?
— Ma foi, je ne peux que te remercier de l’intérêt que tu prends à ma santé, mais vraiment, cela n’en vaut pas la peine. Une hallucination n’est pas chose si grave, on en revient fort bien, et la preuve, c’est que me voilà, aussi dispos que jamais et tout prêt à en avoir une autre, si l’occasion s’en présente.
Clarice restait silencieuse ; elle ne paraissait pas le comprendre…
— Ah ! j’y suis ! dit Bernard, en éclatant de rire. Excuse ma distraction ; j’aurais dû penser à ta marotte ; il y a là du surnaturel, n’est-ce pas, j’ai eu une apparition, une vision, une révélation de l’autre monde ! N’est-ce pas là ce que tu penses ?
Il y eut un moment de silence… Clarice restait sérieuse :
— Oui, dit-elle enfin, d’une voix ferme et lente. Oui c’est bien cela que je pense. Oui, je le crois !…
— J’en étais sûr ! Ton aveu naïf peut être adorable, mais franchement aussi, permets-moi de ne pas m’y laisser prendre.
— Comme il vous plaira. Mais moi, je vous le répète, de tout mon cœur, je crois !
Bernard la regardait fixement ; elle était sérieuse, émue presque ; il était difficile de douter de sa sincérité.
— Ah ! çà, dit-il, c’est donc une vraie manie ! Raisonnons un peu, s’il te plaît !
— Non, dit-elle, par un élan soudain, comme si elle revenait à elle. Non, ne raisonnons pas ! Vous ne me convaincrez pas, et je sens que le moment n’est pas encore venu où je pourrai vous convaincre. La controverse est donc bien inutile et je courrais le risque de vous fâcher ; deux fois en un jour, ce serait trop, je veux vivre avec vous en bonne intelligence. D’ailleurs, pourquoi me mettrais-je l’esprit à la torture pour des choses qui me sont étrangères ! On a bien assez de peine déjà à comprendre ce monde sans qu’il faille deviner encore ce qui se e dans l’autre ; ceux qui y sont me le montrent assez clairement, ils ne se soucient pas de moi, pourquoi donc me soucierais-je d’eux !
Son front s’était éclairci et le sourire avait reparu sur ses lèvres ; elle était peut-être honteuse d’avoir laissé voir l’impression profonde qu’avait causé sur elle le récit d’un fait au fond fort naturel. Il était visible d’ailleurs que le sujet avait pour elle quelque chose de désagréable, il semblait qu’elle eût hâte d’en changer et de faire oublier à son interlocuteur ce que son attitude avait eu d’étrange. Elle reprit donc toute sa bonne humeur, et s’emparant de la conversation avec une souveraine aisance, elle se mit à parler de la visite des dames Russes :
— Elles sont fort séduisantes, dit-elle ; toutes deux ont cette intelligence fine et rapide qui ne laisse rien échapper ; la princesse Dadief, surtout, est une femme supérieure, vraie grande dame dans toute l’acception du terme, de celles qui faisaient autrefois la diplomatie, les grandes affaires d’État. Mais, vous le dirai-je, il y a une ombre à cette splendeur, bien légère, c’est vrai, disons plutôt une imperfection à peine sensible ; quel est l’astre qui rayonne toujours d’une splendeur égale ! Savez-vous ce qui leur manque ? Il leur manque de croire sérieusement à quelque chose ! Elles sont sceptiques, presque défiantes, et il ne peut en être autrement, tout est si facile pour elles ; leurs moindres volontés sont obéies sur l’heure, comme celles de leurs pères, de leurs aïeux l’ont été, comme celles de leurs enfants le seront à leur tour ; elles n’ettent pas d’obstacle, leur caprice est leur loi, puisque leur caprice s’exécute toujours. Quelle place peut-il rester dans leur esprit pour l’ordre, la discipline morale ! Bien peu, mais c’est beaucoup encore, si l’on pense dans quelle atmosphère elles ont dû se développer ; elles ont été élevées par des esprits mal croyants, et mieux vaut encore croire peu que croire mal. Puis est venu le moment de l’ironie, cette revanche toujours prête contre les autres, contre soi-même aussi. De peur de paraître avoir des illusions, elles ont abjuré toute confiance, elles n’osent plus croire au bien par lui-même, au désintéressement, à l’abnégation, on leur a si bien enseigné que tout cela n’était que duperie ridicule ! Et leur nature généreuse au fond, proteste contre ces arides principes, et parfois, sans s’en expliquer la cause, elles sentent au plus profond de leur cœur, comme un amer désenchantement ; alors il faut se distraire, lutter contre la satiété, écarter l’ennui !… Ah ! l’ennui, voilà la grande terreur, l’ennemi mortel ! Et que n’invente-t-on pas pour le vaincre ! Moi, j’ai été la chose curieuse qui, un instant, a distrait leur ennui, mais bien simple celui qui prendrait leur satisfaction éphémère pour une vraie bienveillance ! Non qu’elles manquent de bonté, d’amabilité parfaite, mais dans ces esprits qui savent tant de choses, quelle est la durée d’une impression ? Il n’était pas besoin, l’autre soir, de repousser à si grand bruit la proposition de la princesse, je l’avais écartée déjà, de moi-même, et j’aurais réussi, sans recourir à de si grands moyens, à la faire tenir pour ce qu’elle était, c’est à dire impraticable. J’avais vu, d’un coup d’œil, comme dans un tableau, tout ce que ce beau projet aurait produit : le premier mois n’eût été qu’une fête, un ravissement continuel, mon amour-propre aurait épuisé la coupe des attentions délicates, des gracieuses flatteries, des plus attrayantes amabilités ; le second mois eût été beaucoup plus calme ; ce qu’auraient été les suivants, je n’avais aucune envie d’en faire l’expérience. Je me défie du hasard et de l’imprévu ; ce sont des divinités païennes adorées des heureux, des puissants de ce monde, mais pour moi, chétive, elles ne m’ont jamais été propices, leurs caresses même, sont rudes et leurs caprices sont impitoyables. N’était-ce pas courir aux abîmes que de se mettre à la merci d’une grande dame, aux impressions vives, aux enthousiasmes brusques, qui prend la curiosité pour l’affection, et chez qui l’intérêt le plus vif ne précède que d’un pas la plus parfaite indifférence ! Non, non ; me donner à elle, c’eût été lui imposer des devoirs en dehors de sa nature et me livrer sans défense à tous les risques de l’inconnu ! Ici, au moins, je vis dans l’ombre, je me tapis dans mon sillon comme la perdrix quand souffle l’orage ; s’il m’atteint et me renverse, au moins je me rendrai ce témoignage de n’avoir rien fait pour l’attirer sur moi. Je n’en reste pas moins son obligée, à cette belle princesse aux yeux clairs ; si jamais je peux lui être utile, elle verra qu’elle n’a pas eu affaire à une ingrate. Elle a eu pour moi un vrai mouvement de sympathie, je voudrais lui rendre au centuple le moment d’émotion heureuse qu’elle m’a donné !
Elle parlait ainsi, toute rassérénée, gaie et vivace comme une fauvette sur un arbre en fleurs. L’appréciation qu’elle avait faite du caractère de la princesse Dadief, l’avait mise sur la voie de toutes sortes de souvenirs de son existence ée. Le monde bizarre qu’elle avait traversé pendant son enfance et sa jeunesse, avait fait er sous ses yeux bien des personnages étranges, grotesques même, et dans les conditions les plus propres à mettre en relief les côtés comiques de ces natures. De là, mille épisodes où la réalité se mêlait à la fantaisie dans des disparates que l’on et comme vrais parce qu’il serait impossible de les inventer ; elle se mit à en faire le récit et elle s’en acquittait avec tant de naturel et de bonne grâce, une façon si amusante de dire sérieusement les choses comiques, une telle verve de détails, tant de puissance pour donner vie à ses personnages, elle se servait si adroitement de la confusion de termes que faisait naître la multiplicité des langues qu’elle parlait, l’accent, le geste, tout concourait si bien à l’effet de ses récits, que ce ne fut bientôt pour Bernard qu’une suite d’accès de ces grands et bons rires qu’on connaît si peu dès qu’on a é la limite de la jeunesse. Comme gagnée par la gaîté de son auditeur, elle riait à son tour, mais elle n’en continuait pas moins, imperturbable, et son calme ne faisait qu’ajouter, par le contraste, à l’entraînement des crises de gaîté suscitées par sa parole.
Mais elle ne se bornait pas à provoquer le rire, elle savait aussi, et c’était sa grande force, exciter l’esprit de son interlocuteur, et lui faire trouver en lui-même des ressources qu’il ne se connaissait pas. Avec une perspicacité merveilleuse, elle discernait le fort et le faible des intelligences qui venaient au de la sienne ; aussi habile à mettre en relief l’un qu’à éviter l’autre, elle déployait une adresse infinie pour faire ressortir sous leur jour le plus avantageux, les qualités solides ou brillantes qu’elle discernait chez autrui. On se sentait de l’esprit avec elle ; on comprenait vite, et la pensée, comme guidée par une main ferme et sûre autant que souple, fournissait la repartie sous la forme la plus nette et la mieux tournée. On se savait bon gré de se découvrir ce mérite, et la conversation devenait un plaisir très vif et de bon aloi. Elle, comme heureuse de ce succès dont elle était la cause inavouée, témoignait sa satisfaction par des paroles aimables, de douces flatteries contenues dans les limites d’une exquise réserve, et si bien nuancées de finesse et de bonhomie que celui qui en était l’objet, les recevait comme une amicale prévenance sans songer même à feindre un modeste embarras. C’était le don et le désir de plaire poussés à leur extrême limite, s’exerçant en toute franchise, et ivre d’autant plus de puissance qu’il ne s’y glissait pas la plus légère nuance de douteuse coquetterie. L’esprit animé et charmé tout ensemble goûtait sans arrière-pensée, l’attrait de ce plaisir ; c’était l’effet vivifiant d’une boisson forte et légère que l’on savoure en toute confiance, sans craindre que le bien-être qu’elle procure ne dégénère en ivresse malsaine, en un brutal emportement.
Le dîner ne fit que continuer un si bon emploi du temps, les heures s’écoulaient rapides, la musique, de nouvelles reprises de caie, conduisirent bien vite la soirée jusqu’au moment où Bernard avait l’habitude de se retirer.
— Il est dix heures et demie, dit Clarice ; ma journée de liberté commence ; je vous accompagne, si vous le voulez bien.
Et, pendant qu’elle faisait ses menus préparatifs de départ, Bernard pensa soudain à ses méditations hostiles de la nuit précédente ; combien il en était loin maintenant !
« Allons, se disait-il, il est écrit que je ne pourrai jamais me fâcher contre cette enchanteresse. Je n’ai pas seulement, pu lui dire un mot de mon juste mécontentement ! Mais qu’y faire et, après tout, pourquoi viendrais-je morigéner à froid cette charmante créature qui paraît avoir tant de plaisir à se trouver dans ma compagnie et qui ne craint pas de me le témoigner ! Ah ! qu’elle pense de moi ce qu’elle voudra, j’en prends d’avance mon parti ! Ne me donne-t-elle pas en échange un plaisir exquis, tel que je n’en ai jamais trouvé ailleurs ! Auprès d’elle, je me sens plus fort et meilleur, que pourrais-je avoir de plus à lui demander ? »
Ils sortirent par l’antichambre où se tenaient les nègres ; ils étaient à leur poste, couchés sur des nattes, deux paraissaient dormir, un troisième veillait. Le age de Clarice et de Bernard n’eut pas le don de le faire sortir de son immobilité silencieuse ; une fois de plus, Bernard constata que s’ils avaient une consigne, elle ne leur imposait pas le devoir de surveiller bien rigoureusement leur prisonnière.
La nuit était claire ; la lune, peu élevée, projetait ses premières lueurs sur la cime des grands arbres ; le temps était calme, frais, très agréable pour la marche. Clarice conduisit Bernard tout au milieu du parc, par des allées couvertes d’herbes et de mousses ; par instants, la trace se perdait sous l’ombre des massifs, et dans ces obscurités intermittentes, les vieilles statues rongées par le temps prenaient des aspects d’une solennité presque inquiétante. Mais Clarice n’était pas en disposition de s’en émouvoir, elle continuait à ca et à rire dans cette solitude avec autant d’animation et de bonne humeur que si elle eut été assise dans sa chambre, sous la paisible clarté de ses flambeaux. Au bout d’un quart d’heure environ, ils arrivèrent à la brèche, franchirent le fossé, et se trouvèrent dans le bois, puis continuant leur route, ils débouchèrent dans la rase campagne.
— Et le grand chien noir ? dit Bernard. Le verrons-nous aujourd’hui ?
— Si cela vous fait le moindre plaisir, dit Clarice, que votre volonté soit faite ; pourvu toutefois qu’il soit dans les environs, car je n’ai pas le pouvoir de le faire sortir de terre…
Elle donna un coup de sifflet avec une modulation particulière. Quelques minutes après, le chien gambadait autour d’elle.
— Ah ! ah ! Brino, bon chien, s’écria-t-elle, vous voilà ! Vous êtes donc de garde dans quelque clairière voisine ! Tout beau, ne marchez pas sur ma robe, vos grosses pattes mouillées n’y font aucun bien. Eh bien ! M. de Rednitz, que dites-vous de cette obéissance ? Ces pauvres bêtes vont si volontiers à qui les aime, il faut être bien mauvais pour s’en faire rebuter ! Brino, bon chien, vous voyez ce gentleman qui veut bien m’honorer de sa compagnie, je vous le recommande, si jamais vous lui causez de l’ennui, nous nous brouillerons, prenez-y garde !
— Me voilà bien en sûreté ! dit Bernard ; la protection d’un chien ! Je ne m’attendais pas à cet honneur…
— Eh ! ce n’est pas à dédaigner ; Brino a de bons crocs et bonne envie de s’en servir ; je veux que ce soit à votre profit. Maintenant, Brino, retournez à vos moutons, nous avons grand plaisir à votre société, mais malheur à nous si nous vous enlevons à vos devoirs.
Ils arrivaient en ce moment au ravin de l’Agogno ; il faisait nuit noire sous les arbres et on entendait le bruit de l’eau qui coulait dans la profondeur ; Bernard s’arrêta, sortit gravement de sa poche une mèche cirée et l’alluma ; il pouvait voir à quatre pas, cela lui suffisait.
— Ah ! dit Clarice en riant, vous avez pensé à cela !
— Les officiers de hussards prussiens pensent à tout, dit Bernard d’un ton doctoral, je ne me soucie pas de tomber dans ce trou noir si j’ai quelque moyen de l’éviter.
Et il a sur la planche, prudemment, mais d’un pas ferme.
— Que voilà une bonne idée ! dit Clarice, honneur à votre esprit prévoyant ; si MM. les officiers prussiens l’ont tous à même dose, on ne sait qui l’on doit le plus envier, de leurs soldats ou de leurs femmes. Moi, je n’ai pensé à rien, mais je erai bien tout de même.
Et elle franchit le mauvais pas, légère et vive comme un oiseau. Ils sortirent du ravin et se trouvèrent dans une vaste clairière toute éclairée par la lune ; ils marchaient droit devant eux dans les herbes humides de rosée ; soudain, tout à côté d’eux, une chouette a de son vol calme et sans bruit…
— Bon, dit Clarice, voilà un autre de mes familiers ! Parions que je vous la fais voir de près !
Elle fit entendre un cri de chouette avec tant de vérité, que l’oiseau de nuit croyant trouver un de ses semblables, vint les effleurer de son aile ; Clarice riait de tout son cœur.
— Que dites-vous de mon talent ! disait-elle. C’est tout de famille ; je crois que je suis proche parente de ces bonnes créatures-là. Tenez, voulez-vous rire un peu ? Voici un tas de pierres qui émerge de l’herbe ; nous allons nous y asseoir, vous allumerez votre mèche en prenant garde d’en masquer la lumière, et vous ne la montrerez qu’à mon signal ; moi, je vais appeler ces belles promeneuses nocturnes, et votre flambeau vous permettra de les voir tout à votre gré ; elles sont si amusantes avec leurs bonnes figures rondes et leurs grosses panses emplumées ! Il faut bien se divertir un peu ; ce soir il n’y a pas de feux follets, et ces grands bois sont un peu tristes.
Le jeu réussit à merveille : au rappel de Clarice, comme soumis à un charme irrésistible, les oiseaux de nuit arrivaient tout près d’elle, et la lumière brusquement démasquée permettait de voir leurs gros yeux effarés et leurs faces étrangement comiques…
Clarice s’en amusait avec une joie d’enfant, et Bernard ne pouvait s’empêcher de partager sa gaîté communicative. Depuis la mignonne chevêchette, jusqu’à la maussade hulotte et à la bizarre effraie, toutes les espèces vinrent se produire à leur tour, enfin, au moment où ils allaient quitter la place, ils entendirent la voix lugubre du grand-duc, et virent er devant eux, comme une ombre rapide, la figure imposante du roi des oiseaux de nuit…
— Allons, dit Clarice lorsqu’il eut disparu, la représentation est finie, nous avons vu Sa Majesté, à tout seigneur, tout honneur ! Et maintenant, partons, l’humidité se fait sentir, et je serais désolée que mes succès d’oiseleur eussent pour résultat final de troubler, ne fût-ce que par un rhume, le précieux équilibre de votre santé.
Ils reprirent leur marche, et se retrouvèrent bientôt dans le bois ; puis les arbres s’éclaircirent et Bernard vit s’ouvrir devant lui une longue avenue où se jouaient les rayons de la lune ; il la reconnut tout de suite, c’était à cette place même que s’était produite son hallucination !
Clarice s’arrêta court :
— Je ne vais pas plus loin, dit-elle. Le village est à l’extrémité de l’avenue. Moi, je suis comme mes amis les hiboux, je fuis la civilisation et les lumières. Adieu, M. de Rednitz, mille fois merci de votre bonne visite et à bientôt !
Elle était déjà dans l’ombre ; Bernard ne la voyant plus, se disposait à partir. Tout à coup, il entendit sa voix :
— M. de Rednitz, disait-elle, l’autre soir, à cette place où vous êtes, quand vous avez vu ces apparitions phosphorescentes, si je les avais vues, moi aussi, au même instant, qu’en eût dit votre science ?
La question était bien simple, et cependant, soit par l’intonation de Clarice, soit le souvenir de l’émotion qu’il avait éprouvée, toujours est-il que Bernard resta interdit ; mais se remettant bien vite :
— C’est tout simplement impossible, dit-il, l’hallucination est individuelle ; il n’y a pas d’exemple que deux personnes aient eu la même en même temps ; il n’y a pas à parler de ce que tu supposes.
— Vous avez raison… peut-être !… dit-elle en soulignant le dernier mot d’un éclat de rire d’une intonation étrange ; M. le baron, bonsoir !
Bernard resta un instant immobile ; en proie à un trouble inexplicable, il lui semblait que, à cette même place, quelque incident allait se produire, quelque surprise de ses sens contre laquelle il roidissait d’avance sa volonté ! Mais il en fut pour ses frais d’imagination : tout resta parfaitement calme, et les pâles rayons de la lune brillaient seuls dans l’avenue solitaire.
Bernard regagnait Orta ; au plus profond de son cœur, l’éclat de rire de Clarice résonnait comme une interrogation moqueuse, se transformant en une sorte d’énigme ironique dont son esprit brusquement chassé de son équilibre cherchait inutilement le mot. Ses doutes, ses soupçons si bien endormis tout à l’heure, se réveillaient plus tenaces, plus incisifs que jamais. Cet être à double face qui posait ainsi devant lui, qu’était-il en définitive ! Pouvait-il lui accorder confiance, à cette jeune femme si aimable, si naturelle, qui venait de lui faire accueil avec une si franche cordialité, ou bien ne devait-il voir en elle que l’étrange créature qui s’était montrée à lui si peu auparavant, dans cet appareil de mélodrame, avec ce ton tranchant, cette assurance hautaine, cette obstination impérieuse, rebelle à tout raisonnement, au plus simple bon sens, le tout entouré d’une mise en scène, vraie parade audacieuse jusqu’à en être cynique !… La question restait sans réponse, et il en éprouvait une impatience qui prenait bien vite l’allure d’une vive irritation. Quoi ! c’était au moment même où il consentait à oublier ses justes défiances, que brusquement, sans motifs, par on ne sait quel caprice aveugle, elle venait lui jeter une véritable provocation ! Cette interrogation moqueuse qu’elle lui décochait ainsi à l’improviste, il ne pouvait s’y tromper, c’était une ironie amère, presque une insulte gratuitement lancée contre tout ce qu’elle savait être ses plus intimes convictions ! Pourquoi cette brusque agression, sitôt après ces heures si calmes, si doucement ées dans la plus amicale intimité ! Si elle avait voulu seulement se faire un jeu de son dépit, c’était une impertinence qu’il ne devait pas er, et il se promettait d’en prendre une éclatante revanche !… Mais au plus vif de sa colère, un autre sentiment se faisait jour ; ce problème irritant pouvait avoir une solution toute différente, et la connaissance qu’il avait du caractère étrange de Clarice rendait cette seconde hypothèse bien vraisemblable : en lui jetant cette parole énigmatique, n’avait-elle pas obéi à une impulsion irrésistible de sa nature capricieuse et mystique ? Elle n’avait pas voulu s’engager sur l’heure, dans une discussion pour la soutenir, mais c’était bien l’expression de sa pensée intime, toujours tournée à voir des influences mystérieuses en dehors, au-dessus des lois de la nature. Sur ce point, ses légitimes défiances ne l’empêchaient pas de lui rendre justice, elle était superstitieuse, mais sincère dans sa superstition. Et au plus profond de son cœur, il sentait avec un étonnement tout voisin d’une sorte d’indignation contre lui-même, qu’il comprenait trop aisément, presque sans plus s’en étonner, ce penchant singulier, cette quasi-infirmité de cette intelligence à la fois inculte et raffinée. Et soudain, comme évoquées par la contagion de l’exemple, de vagues impressions, depuis longtemps oubliées, surgissaient des régions les plus intimes de son être, elles s’accentuaient, s’imposaient presque à son intelligence, un peu plus, elles auraient empiété sur sa volonté ! Lui, superstitieux ! Lui, enclin à croire plus que n’ettent les lois de la science ! Une telle chute était impossible, il en avait horreur, et toute son énergie intellectuelle frémissait, se soulevait contre cette honteuse dégradation ! Non, ce qu’il avait vu n’était qu’un phénomène tout interne, un produit morbide de sa nervosité surexcitée, il en était certain, et cette conviction, rien ne pouvait l’ébranler ! Il voulait bien exc l’excentricité superstitieuse de Clarice, et oublier même ce qu’il pouvait y avoir d’ironie déplacée dans sa question, mais là s’arrêtaient ses concessions, aller plus loin était impossible et ridicule ! Et arrivé à cette certitude, soudain, il croyait entendre résonner à son oreille, cet étrange éclat de rire, agressif et hautain comme le défi d’un adversaire sûr de la victoire, et ressaisi comme par une force irrésistible, il retombait dans ses indécisions, dans ses angoisses, véritable obsession dont son esprit surexcité jusqu’à en être fébrile, se sentait incapable de se délivrer…
À quelques jours de là, Bernard, en entrant dans la cour de la villa, y vit tout un mouvement de domestiques affairés, de cochers et de voitures, qui lui fit penser que le maître du logis se trouvait là en nombreuse compagnie. Il allait se retirer lorsqu’il se trouva en présence du comte lui-même qui sortait d’une écurie en compagnie d’un jeune homme à épaisses moustaches, vrai type d’officier italien.
— Ah ! vous venez à propos, dit le comte avec cette cordialité qui donnait tant de charme à son accueil, j’ai manqué votre visite à Milan, mais je m’en dédommagerai ici. Vous dînez avec nous, n’est-ce pas ? Nous sommes en garçon, mais il y a des femmes, cela va sans dire ; ce ne sont pas des types de matrone romaine, mais elles ont au moins la bonne foi d’en convenir, nous en connaissons d’autres, et pas loin d’ici, qui ne les valent pas, et qui se croient des droits au respect !… Et elles sont fort jolies, nos invitées, vous les verrez ! Que voulez-vous, il faut se distraire un peu, la gaîté est une si bonne chose ! Puis, nous ne sommes pas si gâtés que vous, nous ne pouvons espérer de couler nos jours dans la société de charmantes misses et d’adorables princesses, il faut chercher à nous en consoler !
Ce disant, il l’emmenait, le bras é sous le sien ; Bernard ne songeait pas à résister, la perspective de er une gaie soirée avec de jolies femmes, n’était pas pour lui déplaire et le comte avait dans ses manières quelque chose de si franc, de si affectueux, qu’il ne pouvait venir à la pensée de le désobliger par un refus ; il se laissa donc conduire de très bonne grâce sans trop regretter de manquer sa visite à Clarice.
Les invités du comte étaient sur la terrasse, au nombre d’une douzaine environ dont cinq femmes fort jolies et en grand luxe de toilette. La connaissance fut bientôt faite ; tout ce monde était de vie facile et la froide réserve n’y était pas de mise ; il y avait là trois danseuses de la Scala, puis une parisienne pur-sang, échappée d’une troupe d’opérette en ce moment en représentation à Milan, la cinquième, la perle du bouquet, était une fort jolie femme, un peu forte, très blanche, avec de superbes cheveux blonds, l’air hardi, le ton dominateur. On l’appelait Leda, mais son vrai nom était Lehnda Voscovitz ; dès les premiers mots qu’elle prononça, Bernard reconnut au milieu de la plus pure langue verte parisienne, le véritable accent des brasseries de Prague. Un caprice de la fortune l’avait enlevée du modeste théâtre de ses débuts pour la placer sur un des trônes les plus en vue de la haute galanterie parisienne ; elle se rendait digne de ces grandes destinées par une affectation de désinvolture cynique, un goût déclaré pour le bruit à outrance, et un talent hors ligne pour faire naître autour d’elle le scandale et le tapage. En ce moment, elle se ait la fantaisie d’un voyage en compagnie de son amant en titre, insignifiant jeune homme, petit crevé dans toute la force du néologisme. C’était en son honneur que M. de Claram avait organisé cette réunion à la villa Rezzi, et il se montrait fort empressé auprès d’elle. Dans ce joyeux cénacle, la liberté la plus complète était à l’ordre du jour ; Bernard se mit bien vite au diapason, il tint les propos qui se tiennent en pareil monde, et s’amusa comme on s’y amuse. Dans le cours de la conversation, le nom du colonel Ivantelly fut prononcé ; la remarque fut faite qu’il s’était promptement dérobé, et qu’il prolongeait notablement son absence. La conséquence apparut nettement à l’esprit de Bernard ; pour abandonner ainsi cette joyeuse compagnie, il fallait que le colonel fût auprès de Clarice. La pensée de ce tête-à-tête s’imposait désagréablement à Bernard ; désireux de savoir si ses soupçons étaient fondés, il s’esquiva et gagna le vieux château. Comme il entrait dans le vestibule du premier étage, il se trouva face à face avec Ivantelly ; le colonel paraissait être de fort mauvaise humeur, et l’expression irritée de ses yeux ajoutait encore à la dureté habituelle de sa figure.
— Vous allez chez Clarice ! dit-il à Bernard. Vous ne la trouverez pas en bonne disposition, je vous en préviens ! Ah ! quelle tête, quel orgueil, quelle opiniâtreté de démon ? Au diable les caprices de femmes, et de celle-là surtout, la plus diablesse de toutes !
— Vous m’étonnez, répondit Bernard ; Clarice ne me paraît pas si méchante que cela, à l’ordinaire !
— Pardieu, quand on ne lui demande rien !… Mais elle ne me connaît pas encore ! Je ne suis pas un gamin que l’on fait danser à son bon plaisir, et je me charge de le lui prouver !
Et sa figure sinistre prenait un caractère de méchanceté peu rassurant.
— Au reste, continua-il, je vous souhaite bonne chance, peut-être trouverez-vous meilleur accueil que moi ! Mais ne vous attardez pas, nous allons dîner tout à l’heure, je pense !
Et il descendit l’escalier.
Bernard entra chez Clarice ; il la trouva debout, appuyée contre la fenêtre ; elle était pâle et paraissait en proie à une émotion pénible ; l’inquiétude, l’angoisse, une irritation fiévreuse se lisaient dans ses yeux sombres…
Elle fit un brusque mouvement en voyant Bernard :
— Vous aussi, M. de Rednitz, dit-elle, vous aussi vous êtes de cette aimable fête ! Vous allez vous am ! je vous souhaite bien du plaisir !… Quand on est en si bonne compagnie, il faut savoir en profiter !…
Elle parlait d’une voix âpre, mordante, saccadée…
Bernard, peu endurant de sa nature, se sentit froissé de cette apostrophe :
— Pourquoi pas ! répondit-il d’un ton sec. Il y a là de gais compagnons et des femmes qui me paraissent fort agréables ; ce ne sont pas des dragons de vertu, mais ici, ce n’est pas le cas de se montrer trop difficile.
Clarice ne répondit pas ; brusquement, par un geste de désespoir, elle se couvrit la figure de ses mains… Bernard sentit qu’il était allé trop loin :
— Qu’as-tu donc ? reprit-il d’un accent tout autre. Qu’y a-t-il qui puisse t’émouvoir à ce point ? On dirait que tu redoutes quelque chose ? En vérité, je n’en vois pas la raison !
— Ce que j’ai ! dit Clarice, et elle se tordait les mains dans une convulsion d’angoisse. Vous me le demandez ! Mais ne le voyez-vous pas ?… N’ai-je pas tout à craindre ! Qu’est-ce qui peut les arrêter, ceux qui sont là, s’ils veulent m’humilier, me donner en spectacle à ces misérables créatures ! Que sais-je, moi, de ce qu’ils complotent pour me perdre ! Oh ! grand Dieu, que veulent-ils faire de moi ?
— Mais, dit Bernard, sérieusement, qui peut te faire craindre ?…
— Eh, ne sais-je pas que je suis à la merci d’ennemis sans pitié ! Ne me l’a-t-il pas fait comprendre tout à l’heure, ce colonel Ivantelly, ce chacal à face humaine, ce vil parasite ! Parce qu’il a l’audace d’une bête féroce, il croit que tout lui est permis !… Mais il se trompe ! Ah ! qu’il y prenne garde ! Si faible que je sois, il ne sait pas à qui il s’attaque !…
Et soudain, ses yeux réfléchirent une telle intensité de violence, une haine si implacable, que Bernard se sentit au cœur une émotion singulière, comme si un noir abîme se fût ouvert à ses pieds !… Mais ce ne fut qu’un éclair ; la terreur, l’angoisse la ressaisirent :
— Et se sentir sans défense, reprit-elle, contre ces lâches attaques ! Que puis-je faire contre ces volontés furieuses, toutes ameutées contre moi ! Ah ! que ne suis-je le caillou sans nom que l’on foule aux pieds, que l’on écrase dans la boue ! Au moins, je n’aurais pas conscience de ma dégradation ! Mais non, il faut vivre, il faut que je traîne après moi, ce misérable corps, ce fardeau immonde qui me livre à toutes leurs brutales ions !
Elle semblait en proie à une surexcitation fébrile qui outrait démesurément ses impressions… Bernard comprit qu’il devait la ramener à un état d’esprit plus calme :
— En vérité, dit-il, tu t’exagères singulièrement le danger que tu peux courir ; le comte de Claram, même le colonel, sont des hommes de bonne compagnie, rien n’autorise à croire qu’ils préméditent de ne pas se conduire comme tels à ton égard. Je ne sais où tu vas chercher matière à des terreurs si prodigieusement disproportionnées.
— Et en quoi voulez-vous que je trouve des motifs de confiance ? Ne savez-vous pas de quelle haine il me poursuit, celui que je n’ose pas même nommer ? Ne cherche-t-il pas toutes les occasions de m’humilier, de me livrer au mépris, à la malveillance de tous ? Il s’est borné à des paroles l’autre soir, et quelles paroles, mon Dieu ! Mais aujourd’hui, à quoi s’arrêtera-t-il en présence de ces femmes qui le poussent au scandale, qui sont elles-mêmes un scandale vivant ! N’est-il pas sous l’influence absolue de cet Ivantelly, l’astuce et la corruption incarnées ! Ne se fait-il pas l’esclave de ses odieux paradoxes, de son cynisme sans frein ! Celui-là aussi, je sais de quoi il est capable, je viens d’entendre ses menaces ! Quelle meilleure occasion trouvera-t-il de les réaliser ? Oh non, je le sens, aujourd’hui tout est fini, je suis perdue !…
Bernard se sentait ému :
— Mais non, Clarice, dit-il ; en vérité, tu t’alarmes à tort, je suis sûr, moi, que tu n’as rien à craindre ; le colonel n’est pas si noir que tu le fais, et M. de Claram n’est pas homme à lui er tous ses caprices. Moi-même, penses-tu que j’hésiterais à prendre ta défense si je croyais qu’il en fût besoin !
Elle s’était brusquement tournée vers lui ; son regard si sombre s’éclaircit soudain, elle fit un geste comme pour lui tendre la main… Puis, tout à coup, il sembla qu’elle fût saisie de quelque appréhension nouvelle ; les paroles qu’elle avait prononcées avaient peut-être été plus loin que sa pensée ; elle voulut en atténuer l’effet :
— Prendre ma défense, dit-elle, oh ! non, je l’espère, il n’en sera pas besoin ! Oui, vous avez raison, mon esprit s’égare, je crois que je m’effraie à tort. Je n’ai encore aucun ordre pour paraître, il est possible que l’on m’oublie. Dieu le veuille, j’ai si grand besoin de repos ! Merci en tout cas, M. de Rednitz, merci de votre offre, mais votre aide ne me sera pas nécessaire… Une humiliation de plus, peut-être, voilà ce qui m’attend, j’y suis faite, vous le savez, cela ne vaut pas la peine de vous faire courir le moindre risque… Non ; non, je vous suis mille fois reconnaissante, mais ma vraie sauvegarde, c’est la patience, et cette fois encore, j’en aurai…
Elle parlait d’un ton embarrassé, avec une hésitation visible ; quelque nouvelle appréhension semblait s’être fait jour dans son esprit et entravait l’expression d’ordinaire si nette de sa pensée. Dans cette nature mobile, impressionnable à outrance, tout procédait par brusques saccades, par révolutions imprévues, mais quelle pouvait être la cause d’un si soudain revirement ? Il y avait là une énigme étrange susceptible de tant de solutions contradictoires, que Bernard ne savait à laquelle il devait s’arrêter. Il entrevoyait sous l’embarras de Clarice toutes sortes de sous-entendus, d’arrière-pensées, d’obscurités dans lesquelles il hésitait à s’aventurer ; saisi d’un nouvel accès de défiance en présence de ce caractère indéchiffrable, il abrégea l’entretien, et se retira.
Il rejoignit le comte et ses invités au moment où ils se mettaient à table. Comme toujours, le dîner fut servi avec un luxe, une recherche du meilleur ton ; les invités étaient gens à y faire grand honneur, et si un dîner bruyant est synonyme de dîner gai, le comte put se flatter d’avoir réussi à égayer ses convives. On but beaucoup, on parla à proportion, on rit à plein gosier, il y eut des mots salés, des chansons fort vives, même quelques assiettes cassées, bref, tout se a comme il se pratique en pareille circonstance, et quand on se leva de table, la compagnie pouvait er pour sensiblement animée.
On se transporta sur la terrasse toute éclairée et illuminée avec force candélabres et lanternes vénitiennes ; la nuit était belle, parfaitement calme, l’atmosphère était tiède, un orchestre placé à quelque distance dans le parc, faisait entendre ses plus brillants morceaux ; le café fut servi, on alluma cigares et cigarettes, et chacun s’apprêta à savourer de son mieux le charme de cette belle soirée. Bernard avait éprouvé une sorte de soulagement lorsqu’on s’était levé de table ; Clarice n’avait pas paru, ses appréhensions ne s’étaient pas trouvées fondées. Le comte ne paraissait se soucier que de bien recevoir ses hôtes ; il se montrait fort empressé auprès de Leda qui trônait, le cigare à la bouche, dans tout le déploiement de sa copieuse beauté ; à côté d’elle se tenait Ivantelly qui paraissait fort bien placé dans ses bonnes grâces ; elle lui avait longtemps parlé à voix basse, et maintenant, elle riait aux éclats des saillies de sa verve cynique. Ce n’était donc pas le moment de se livrer à de moroses préoccupations ; Bernard sans plus s’inquiéter des terreurs de Clarice, prenait sa part de l’excitation générale ; entouré de tous ces gais compagnons et de ces jolies femmes, il s’amusait franchement et sans arrière-pensée.
En ce moment on entendit la voix de Leda, qui dit avec son affectation outrée d’accent parisien :
— Cher comte, je vous en préviens, il va se er quelque chose de terrible ; je péris littéralement de soif ! Avec votre protection, serait-il possible d’avoir un verre de champagne ? Sans cela, je le sens, vous avez ma mort à vous reprocher !…
— Ne nous faites pas des terreurs pareilles, répondit le comte, nos pauvres nerfs n’y tiendraient pas. Mais nous allons vous sauver, s’il en est temps encore !
Il se retourna, fit un signe à Erboano qui se tenait à sa portée et lui donna un ordre à voix basse…
— Vive Dieu ! s’écria Ivantelly, de sa voix railleuse, comme nous sommes dégénérés ! Au bon vieux temps, dans un tel péril, nos ancêtres auraient offert leur sang à leur belle, aujourd’hui, nous nous contentons d’une liqueur sucrée, avec un peu de mousse et d’alcool, cela sautille et pétille, et il n’en reste rien ! Ô misère, misère, trois fois misère et décadence ! Ah ! pauvre race humaine, vraiment tu me fais pitié !
La conversation et les rires reprirent de plus belle. Soudain, il se fit un silence. Bernard tourna la tête ; un spectacle étrange frappa ses yeux…
Au haut de l’escalier qui montait du parc, au pied d’un candélabre qui l’inondait de lumière, se tenait Clarice ; elle s’appuyait contre la balustrade et paraissait avoir peine à se soutenir ; sa pâleur mortelle était rendue plus visible encore par l’éclat de son costume, tout de velours et de soie, disposé en larges dessins triangulaires rouges, noirs et jaunes, avec des broderies, des franges, des profusions de torsades et de boutons d’or, d’un effet sauvage et splendide !… Les femmes la regardaient avec une curiosité ardente ; malgré l’angoisse désespérée peinte sur sa figure, sa beauté, l’éclatante originalité de sa toilette écrasaient tout autour d’elle !…
Mais ce n’était pas pour se faire irer qu’elle était venue ; elle tenait à la main un plateau d’argent ; Erboano s’approcha, y plaça un verre, le remplit de vin de champagne, et d’un geste lui indiqua d’avoir à l’offrir à Leda. Tout cela paraissait arrangé, combiné d’avance, Bernard eut l’intuition que cette mise en scène allait aboutir à quelque étrange péripétie…
Clarice s’avança lentement d’un pas incertain, les yeux baissés, semblable à un automate poussé par une force étrangère ; arrivée devant Leda, elle s’arrêta ; on la voyait trembler, toute pâle, comme si elle allait s’évanouir ! Tous la regardaient, immobiles, dans un silence de mort… Par un dernier effort de volonté, elle fit un pas et présenta le verre ; la hardie bohème le prit, et regardant Clarice bien en face :
— Pas mal, l’enfant, dit-elle avec son accent parisien outré, pas mal, et pas mal non plus ce costume de polichinelle ! Si j’avais un gamin de quinze ans, pardieu, je lui ferais cadeau de cette jolie poupée !
Et lentement, elle but les trois quarts du verre, puis la regardant toujours fixement, au moment où Clarice avançait le plateau, pour le reprendre :
— Merci, petite, dit-elle… Et d’un geste brusque, elle lui lança le reste du vin à la face !
Il y eut un moment terrible !… Clarice se redressa, livide ; ses yeux flamboyèrent, une horrible contraction bouleversa ses traits ; transformée, méconnaissable, on crut voir la tête effroyable d’une monstrueuse vipère ! D’un geste rapide comme l’éclair, elle porta la main à sa ceinture comme pour y prendre une arme, et se jeta sur Leda. Le comte n’eût que le temps de lui saisir le bras.
— Laissez-moi ! disait-elle d’une voix rauque. Ne voyez-vous pas l’insulte que cette misérable vient de me faire !…
— Misérable ! s’écria le comte. Tu parles de misérable, toi, la dernière des femmes !… À genoux, à genoux, te dis-je, et implore son pardon, ou malheur à toi !…
— Que je demande pardon ! disait Clarice en essayant de se débattre…
— À genoux, et tout de suite, répétait le comte dont la colère montait comme une mer furieuse. Es-tu de celles que l’on insulte à tort ? Tu subirais tous les outrages, que tous tu les aurais mérités !
C’en était trop pour les forces de Clarice ; le paroxysme de rage qui l’avait saisie, ne put tenir contre cette terreur instinctive que lui inspirait son maître, son énergie s’affaissa d’un seul coup ; tremblante, elle baissa la tête et se cacha la figure de sa main… Le comte la regardait en silence ; on eût dit, à voir la violence furieuse empreinte sur sa figure, qu’il allait l’abattre et la broyer sous ses pieds !… Puis, brusquement, la traînant par le bras, inerte et sans force, il la conduisit à Leda…
Mais celle-ci n’était guère en disposition de jouer le rôle qu’on lui destinait ; elle paraissait frappée de terreur, et se débattait dans une sorte de crise nerveuse mêlée de cris et de sanglots. On s’empressait autour d’elle sans pouvoir la rassurer. Quand le comte s’approcha avec Clarice, elle se détourna brusquement, sans vouloir la voir, ni l’entendre :
— Qu’elle s’en aille ! criait-elle d’une voix entrecoupée. C’est le démon ! Que je ne la revoie plus ! Elle est bien vengée ! Je lui pardonne, puisque vous le voulez, et plus volontiers qu’à ceux qui m’ont jetée dans cette aventure ! Que je n’en entende plus parler, c’est tout ce que je demande !…
On ne put rien obtenir de plus. Le comte n’insista pas et fit signe à Erboano d’emmener Clarice. Tout cela s’était é si vite qu’il semblait que les spectateurs n’eussent pas conscience de l’étrangeté de la scène à laquelle ils assistaient ; Bernard lui-même qui, au premier moment, s’était levé pour aller au secours de Clarice, interdit, troublé, restait immobile ; un instant, lorsque Clarice était apparue, il avait pu craindre pour elle, quelque grave violence ; cela, coûte que coûte, il ne l’aurait pas toléré ; maintenant ce danger paraissait écarté, et quelque douloureuse que fût l’insulte dont elle venait d’être victime, il se demandait si en se posant pour si peu que ce fût, en chevalier de cette femme tenue pour plus que douteuse par tous les témoins de la scène, il n’allait pas au-devant d’un ineffable ridicule. En proie à ces pensées contradictoires, il restait debout, immobile, regardant sans voir, l’agitation des assistants, entendant sans les comprendre, les propos incohérents qui s’échangeaient autour de lui ! Au milieu de cette confusion, il se trouva auprès d’Ivantelly ; l’Espagnol venait d’échanger avec Leda quelques mots qui, sans doute, n’avaient pas été de son goût, car il était de fort mauvaise humeur :
— Eh bien, dit-il à Bernard, que dites-vous de tout cela ? Est-ce assez bête ! Et cette Leda qui se permet encore de faire des reproches ! Je l’ai remise au bon pas, par exemple ! Quand on est aussi stupide, on a le droit de se taire et pas d’autre ! Nous avions arrangé cette petite scène pour Clarice ; et à propos, l’avez-vous vue quand la rage l’a prise ? Comme elle a bien fait le geste du couteau ! Je l’ai vu faire mille fois, jamais avec cette foudroyante furie ! C’est qu’elle avait un poignard, j’en suis sûr, j’ai vu briller la lame ! Si Octave ne s’était pas trouvé là, et il n’est pas manchot, lui non plus, il faut lui rendre cette justice, notre bonne Leda était saignée raide, comme une grosse dinde qu’elle est !… Et comme elle était belle de méchanceté diabolique ! Ah, Dieu, avec une femme comme celle-là, si elle vous était dévouée, on arriverait à tout, dans ce monde de lâches et d’imbéciles ! Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ; notre effet est manqué, c’est archi-stupide ; nous voulions lui donner une petite leçon, non pas l’insulter, mais lui montrer le cas que nous faisions de son orgueil, lui prouver qu’elle n’était pas prise au sérieux, même par des créatures aussi peu sérieuses. Cela l’aurait rendue plus souple, plus maniable ! Mais il fallait que Leda y mit un peu de gentillesse, quelque chose de fin et d’un peu canaille en même temps, genre Régence comme disent les Français ! Mais bast, que voulez-vous attendre de ce gros mammifère-là ! Elle n’a su que la traiter comme une de ces petites drôlesses qui font mine de vendre des violettes sur le boulevard, entre onze heures et minuit ! Et Octave qui prend tout au tragique, qui fait la grosse voix, qui roule les yeux, comme dans un mélodrame ! Oh ! les maladroits, quelle engeance ! Je voudrais qu’ils fussent tous à tous les diables ! Nous aurions ri un instant et voilà tout gâté ! Sur ma foi, je ne sais comment va le monde, mais il n’y a plus moyen de s’y am ! Et voyez donc, ils sont là, tous ahuris, à ne savoir que faire ; c’est encore moi qui devrai leur redonner un peu d’entrain ! Il faut les mettre au jeu ; le jeu est comme la foi, il n’y a que cela qui sauve !
Il connaissait bien son monde. La vue des cartes et du tapis vert ramena tout de suite l’équilibre dans ces esprits troublés. Leda se mit au jeu la première, et en peu d’instants, elle eut totalement oublié l’incident qui l’avait si fort émue ; il y avait là de gros joueurs, le comte de Claram tout le premier ; le reste de la nuit a fort vite dans les péripéties d’un lansquenet énergique.
Bernard s’était retiré au petit jour, laissant la partie encore fortement engagée. Il dormit fort tard et, sur le soir il lui vint à l’esprit de retourner à la villa. Il n’aurait pas été surpris d’y trouver encore le comte et ses invités ; cette perspective ne l’effrayait pas, bien au contraire ; puis il voulait savoir comment Clarice s’était remise de la pénible scène à laquelle elle avait été mêlée. Au fond du cœur il sentait comme un vague regret d’y avoir joué le rôle d’un témoin trop inerte et il voulait, dans la limite du possible, réparer sa faute en donnant à la victime quelque marque d’intérêt.
En entrant dans la cour, il vit au grand calme qui y régnait, que la compagnie était partie ; cela lui fut confirmé par Erboano qui, tout endormi, vaguait dans le vestibule ; il demanda à voir Clarice, mais il lui fut répondu qu’elle ne pouvait pas recevoir. Comme il se retirait assez désappointé, l’idée lui vint d’entrer chez le garde ; peut-être il y obtiendrait les renseignements dont Erboano se montrait avare. Sur le seuil de la porte, il se trouva en présence de la femme du garde, brune et vive Piémontaise qui ne demandait qu’à parler. Aux premiers mots qu’il lui dit, elle répondit d’un ton qui voulait être dolent :
— Monsieur le baron demande des nouvelles de Clarice ? Ah ! la pauvrette ! Elle est morte !…
— Morte ! s’écria Bernard. Que voulez-vous dire ?
— Ah ! Seigneur Dieu, oui, et si elle n’est pas morte, elle n’en vaut guère mieux !
— Mais expliquez-vous donc ? Qu’est-il arrivé ? Que se e-t-il ?…
— Il se e qu’elle est dans un de ses accès de mort, comme dit la moresque, la femme du majordome. Ah ! misère de moi ! Comme c’est triste et comment peut-on mettre une si bonne personne en si mauvais état !…
Bernard comprit que plus il questionnerait, plus il ouvrirait la porte aux digressions, et il se résigna à laisser er le flot.
— Je vais vous dire ce que je sais, continua la jaseuse Italienne, mais il faut prendre dès le commencement :
« Donc, c’était hier, sur le tard, vers dix heures et demie ; mon mari venait de partir en tournée, et moi, j’allais me coucher, voilà tout à coup, j’entends frapper au volet sur le jardin. Qu’est-ce que ça pouvait être ? Qui est là ? dis-je et j’entends une voix qui m’appelle par mon nom. Je n’étais pas trop rassurée ; pourtant j’entrouvre la fenêtre et je vois devant moi un des grands nègres de M. le comte, aussi noir que la nuit ; il me dit quelques mots dans son baragouin, et je comprends que c’est Clarice qui me demande. Ça ne m’amusait guère de courir à ces heures, dans le vieux château, mais elle est si bonne pour moi, pour ma mère et les enfants, que je me décide à y aller… je suis le nègre et j’arrive chez Clarice par l’escalier dérobé. Ah ! pauvre chère fille, dans quel état je la trouve ! Toute pâle, échevelée, les yeux pleins de fièvre, vêtue comme polichinelle, et dans un désespoir, une fureur !… Cela faisait trembler ! Elle est bien douce, mais quand elle s’emporte, je sais ce que c’est, elle est terrible ! Elle vient à moi et me demande en grâce, avec des supplications, de rester cette nuit avec elle. Impossible de lui ref ; je croyais qu’elle était malade, et elle ne veut que moi pour la soigner. Elle se défie du majordome, de sa femme, de tous ces moresques, et elle n’a pas tort, c’est certain. Voilà qu’elle se met à marcher dans sa grande chambre, à marcher, marcher, en parlant tout haut, les yeux fixes, les dents serrées, comme une folle, tremblant de peur un moment, furieuse l’instant d’après, et avec des crises de désespoir qui me faisaient croire qu’elle allait tomber en convulsion… Pendant deux heures, elle ne s’est pas arrêtée, et moi, je restais à la regarder, comme hébétée, dans mon fauteuil. Tout à coup, elle s’arrête, s’abat devant moi, la tête sur mes genoux, et elle se met à pleurer, à pleurer avec des sanglots, des élancements !… Cela me déchirait le cœur ! J’aurais voulu la consoler, mais je ne savais quoi lui dire, et je me mets à pleurer, moi aussi… Elle s’en aperçoit, se redresse, me jette les bras autour du cou :
« — Tu pleures ! me dit-elle, tu pleures ! Et c’est moi qui te fais pleurer !…
« Et la voilà qui me dit des choses si bonnes, si douces, sans plus penser à elle, comme si c’était moi qui fut la malheureuse ! Ah ! pauvre bon cœur, bien sûr, elle n’a pas eu sa part de bonheur dans ce monde ! Mais comment se trouve-t-il des gens assez durs pour lui faire du chagrin !… Je ne sais pas ce qu’on lui avait fait, mais elle avait peur, oh ! peur ! Elle, si vaillante, elle a toujours peur quand M. le comte est à la villa, mais hier, c’était plus fort que jamais ! Je ne sais ce qu’elle a pu faire à M. le comte pour qu’il soit si fort en colère contre elle, lui qui est si bon aussi ! Enfin, cela ne me regarde pas ; je ne veux dire que ce que j’ai vu… Après avoir bien pleuré, elle me dit :
« — Je suis fatiguée ; je vais essayer de me reposer…
« Elle avait la figure d’une morte et pouvait à peine se soutenir. Je l’accommode sur le canapé, bien entourée de châles ; elle ne voulait pas se coucher, et on ne lui fait pas faire ce qu’on veut, à elle, je vous assure. Je lui donne du lait chaud, c’est la seule chose qu’elle veuille prendre dans ses crises. Comme je la vois tranquille, je m’accote, moi aussi, dans mon fauteuil, et je m’endors… À six heures du matin je me réveille et je la vois encore devant moi, les yeux fixes, brillants de fièvre ; elle n’avait pas dormi une minute, elle ne voulait pas dormir, aussi ses forces étaient à bout, elle ne pouvait pas faire un mouvement, à peine parler… Je lui donne encore du lait chaud, et nous restons ainsi jusqu’à dix heures. À ce moment, je vais voir ce qui se e en bas ; justement M. le comte venait de partir avec tout son monde !… La voilà bien soulagée, elle s’est laissée mettre au lit, et pas plutôt elle y était, le sommeil l’a prise comme un anéantissement : elle reste immobile, presque froide, sans mouvement, sans respiration. La moresque du majordome dit qu’elle a un accès de mort ; c’est vrai, on jurerait qu’elle est morte ! Avant de venir au château, elle en avait souvent à ce qu’il paraît, et qui duraient des jours et des semaines entières. C’est effrayant à voir, et malgré cela, elle est bien belle, avec sa figure d’ange et ses magnifiques cheveux noirs tout déroulés sur le lit blanc ! Elle restera dans cet état jusqu’à demain au matin ; alors son âme sera revenue comme dit la moresque, elle se réveillera, un peu languissante encore, puis trois heures après, surtout s’il fait beau soleil, elle se retrouvera, vive et gaie, comme elle est toujours. Pour aujourd’hui, il ne faut pas songer à la voir ; je l’ai enfermée à double tour et je ne veux pas risquer de la déranger. Mais si M. le baron veut venir demain, à pareille heure, elle sera bien heureuse de le voir ; nous parlons souvent ensemble de M. le baron et elle a pour lui infiniment de respect…
Bernard reprit la route d’Orta, fort soulagé de savoir que le drame semi-tragique dont il avait vu les premières scènes n’avait pas eu de dénouement. Il reait dans son esprit le récit de l’Italienne ; confus et incohérent qu’il était, il n’en jetait pas moins quelques lueurs sur ce caractère étrange, excessif, tout de violence et de contraste, de la recluse d’Orgoyl. Parfois il se sentait pénétré d’une pitié ardente pour cette nature, si forte et si faible tout ensemble, qui se trouvait aux prises avec de si rudes difficultés ; puis la défiance le reprenait, il reculait devant ces obscurités dont une bonne partie au moins lui apparaissait comme volontairement calculées. Un mot lui revenait obstinément à la mémoire, c’était celui par lequel l’Italienne avait terminé son récit, le respect :
« Du respect, du respect ! répétait-il. Me voilà bien réconforté, pourquoi pas de la vénération ! Au diable ces termes pompeux ! Je n’y tiens pas tant que cela, au respect… Ici, du moins ! Quand j’aurai les cheveux gris, à la bonne heure, mais ils ne le sont pas encore et, sambleu, il ne me plaît pas qu’on ait l’air de s’y tromper !… »
Le lendemain, Bernard revenait à Castel d’Orgoyl et se faisait conduire auprès de Clarice. Il la trouva assise à sa place habituelle, un peu pâle encore, mais toute gracieuse et souriante. Elle lui fit le meilleur accueil :
— Vous êtes venu hier déjà, dit-elle, je regrette de n’avoir pu vous recevoir ; j’étais souffrante, hors d’état de faire le moindre effort… Cette horrible scène de l’autre soir m’avait brisée ! Oh ! je le sais, je suis bien niaise de prendre ces choses-là au sérieux ! Ces outrages partent de si bas, on voit si bien la mise en scène ! C’est par du mépris qu’il faudrait y répondre, et moi, stupide que je suis, je m’emporte, je divague et c’est tout au bas de l’escalier, comme Rousseau, que je me rends compte de ce que j’aurais dû faire ! Cette femme, par exemple, que m’importent ses insultes ? Pauvre stupide créature, qu’est-elle autre chose qu’un instrument inerte, à peine responsable, entre des mains qui le rejetteront bien loin dès qu’elle aura rempli le vilain rôle qu’on lui fait jouer ! Ah ! oui, d’elle vraiment, je me soucie comme de cette misérable chenille qui se traîne là, sur ce bouquet ! Quant aux autres, patience ! Ils ont la force, le présent est pour eux, mais il reste l’avenir !…
Elle parlait avec une amertume hautaine, toujours croissante, ses grands yeux sombres flamboyaient d’éclairs de haine, et ses lèvres serrées se contractaient comme pour lancer une mortelle invective… Elle s’en aperçut et fit un violent effort sur elle-même, ses traits se rassérénèrent, et ce fut avec un sourire qu’elle continua :
— Voilà que je retombe dans mon péché favori ! En vérité, je suis comme ce galant homme que j’ai vu je ne sais où, en proie à une colère furieuse, il trépignait et frappant sur une table à la briser, hurlant à pleine tête, il s’écriait : Je suis calme, sang et furies ! Je suis calme, parfaitement calme ! C’est tout à fait mon cas, n’est-il pas vrai ?
— Pas tant que cela, répondit Bernard ; j’ai l’impression que tu sais très bien ce que tu fais, et encore mieux ce que tu dis.
— En vérité ! Eh bien, cela me fait plaisir, car pour un peu, je me serais comparée à ces caniches stupides qui, furieux à propos de rien, s’acharnent à vouloir mordre les roues d’une voiture… Et voyez ce qui se e, depuis tantôt une heure, je me laisse prendre à ne parler que de moi ; comme cela est intéressant, n’est-ce pas ! Mais j’y mettrai bon ordre, et j’ai bien autre sujet en tête ; il s’agit de vous et j’ai je ne sais combien de choses à vous dire…
— Oui-da ! Voilà qui me flatte et m’inquiète ; je n’aime pas trop que l’on s’occupe tant de moi !
— Il le faut bien cependant ; jamais vous n’êtes venu plus à propos ; je suis dévorée de curiosité, et vous seul pouvez la satisfaire !
Bernard ne savait trop que répondre ; il ne pouvait deviner où elle en voulait venir dans son brusque caprice et il se tenait de son mieux sur la plus prudente défensive.
Elle continua :
— Tout d’abord, établissez-vous là dans ce fauteuil, et assurez-vous d’une bonne installation ; la séance sera longue, je vous en préviens, et jamais on n’a tant de patience que lorsqu’on y t toutes ses aises.
— Quel préambule, dit Bernard ; tout de bon, je commence à m’effrayer ; loin de m’asseoir, j’ai bonne envie de me sauver !
— Vous ne me ferez pas ce déplaisir ! Prenez place, je vous prie, et écoutez. Vous voyez ce livre : je l’ai pris ce matin dans la nouvelle bibliothèque. Je dis la nouvelle par opposition à celle du vieux château qui contient pour dernière nouveauté, la Nouvelle Héloïse. L’autre va jusqu’en 1835 ; il paraît qu’à ce moment les goûts littéraires des habitants de ce logis se sont évanouis tout net. Jusque-là ils se tenaient au courant et toutes les éditions de Barba, de Person, de Ladvocat, ces grands libraires du romantisme, se trouvent sur leurs rayons de chêne, au grand complet, dans ces beaux caractères et sur ce beau papier que Bruxelles et les chemins de fer ont si bien supplantés. Eh bien ! ce livre, depuis ce matin j’en fais mes délices ; le fond et la forme, idées, style, figures, tout y est à l’avenant. Mais ce n’est pas tout, et voici l’essentiel : dans ce livre, vous jouez un rôle ! Ne vous récriez pas, je vais vous en donner la preuve. Le rôle est indirect, c’est vrai, mais qu’importe ; même ce peu m’enchante, c’est le ferment qui fait lever la lourde pâte. Oyez et écoutez comme disent les écrivains chevelus de cette enthousiaste époque. Je commence par le titre :
« Pèlerinage romantique sur les bords du Rhin, par le vicomte Arnoul de Saint-Oscard. Publié à Paris chez Barba, 1829. Galeries du Palais-Royal. »
« Voilà qui promet, n’est-ce pas ? Pèlerinage romantique ! Vicomte de Saint-Oscard ! Cela sent son fruit de 1830 d’une lieue ! Et à la page 236, voici ce que je lis :
« C’était une terrible nuit que celle du 27 août 1827 ! Dans la noble vallée où le Rhin promène ses ondes majestueuses, une tempête épouvantable se déchaînait avec une rage satanique ! Un ouragan furieux assaillait les rochers et tordait les grands arbres comme des roseaux fragiles, la foudre frappait à coups redoublés, la pluie, la grêle se répandaient en nappes torrentielles… Assis à l’entrée de leurs souterrains, les gnomes, les kobolds n’osaient se hasarder à entreprendre leurs promenades nocturnes ; les sylphes, les willis, cachés dans le creux des vieux chênes, ne songeaient pas à nouer leurs rondes capricieuses, et, retirées dans leurs grottes profondes, les ondines écoutaient avec effroi le tonnerre assourdissant des flots écumants du Rhin, lancés par l’orage contre les hautes falaises ! Perché sur un roc à pic, au-dessus du contour le plus sauvage que dessine le grand fleuve, le château de Rosenfels se cramponnait à ses fortes assises pour faire tête à la tourmente ; ses hautes tours assaillies par la rafale, se dressaient dans la nuit comme les mâts d’un navire en détresse !… Dans la grande chambre, devant l’énorme manteau de la cheminée, le châtelain de Rosenfels entouré de sa famille pâle d’effroi, écoutait en silence la formidable clameur de l’ouragan en délire ; sa jeune femme, ses enfants à la blonde chevelure croyaient leur dernière heure venue et restaient immobiles, dans l’attente d’une catastrophe de laquelle rien ne semblait pouvoir les sauver !…
« Tout à coup, à la poterne d’entrée, le son aigu de la cloche se fait entendre ; ce ne peut être qu’un voyageur perdu dans ce cataclysme qui vient demander un abri… Fidèle aux lois sacrées de l’hospitalité, le seigneur de Rosenfels se lève et va au-devant de l’inconnu : c’est un cavalier au visage livide, drapé dans un noir manteau !…
« — Qui êtes-vous, qui demandez-vous ? lui dit le comte.
« Une voix sourde lui répond :
« — Je veux parler à la marquise Waldrade Berenyi !
« C’était une parente du comte qu’il avait recueillie sous son toit, lorsque, plusieurs années auparavant, elle avait perdu son époux.
« On représente à l’inconnu que la marquise ne peut se hasarder à sortir par une nuit pareille.
« — Je ne veux parler qu’à elle, répond le cavalier noir. Malheur sur vous, qui l’empêchez de venir à moi !
« Son insistance triomphe ; la marquise, prévenue par un écuyer, paraît à côté du comte ; alors l’inconnu écarte son noir manteau, et apparaît pâle, couvert de sang :
« — Oh ! ma mère, ma mère ! s’écrie-t-il ; j’ai voulu forcer les portes du sanctuaire de la science, elles se sont refermées sur moi, elles m’écrasent, j’expire victime de ma curiosité ! Oh ! ma mère, ma mère chérie, priez pour moi ! S’il en est temps encore, priez pour votre infortuné fils !
« Puis il plonge ses éperons dans le flanc de son coursier et disparaît dans la nuit !… La marquise Waldrade a reconnu son fils, elle tombe évanouie ! On s’empresse, on l’emporte, le reste de la nuit se e à lui donner des soins ; on se perd en conjectures sur cet étrange mystère ; pourquoi cette apparition si brusque ! pourquoi le jeune marquis, blessé, en danger peut-être, a-t-il refusé d’accepter l’hospitalité du château ? Pourquoi fuit-il les soins, les embrassements de sa mère ? Mystère étrange qui jette sur les habitants du château un voile de sombre tristesse !
« Deux jours après, on reçoit une lettre cachetée de noir ; elle vient de l’université dans laquelle le fils de la marquise se livre à de profondes études… On l’ouvre ! Ô surprise effroyable ! La nuit du 27 août, à l’heure même où le cavalier noir est apparu à Rosenfels, le jeune marquis a trouvé la mort en tentant une dangereuse opération d’alchimie !
« Depuis ce jour, la marquise Waldrade vit comme vivent les ombres, pâle, muette, insensible à tout ce qui n’est pas le souvenir de son fils bien aimé !… Ses cheveux ont blanchi dans le cours de la nuit fatale !… Pendant des jours, des semaines entières, elle s’enferme dans ses appartements, sans recevoir, sans voir personne ; assise sur une haute terrasse, elle e de longues heures, les yeux fixés sur les eaux écumantes du Rhin, qui coulent au-dessous d’elle à une profondeur vertigineuse. La nuit, on prétend qu’elle voit apparaître la Dame Blanche de Rosenfels qui vient lui parler de son fils bien-aimé !… Les entretiens allègent sans doute le poids de sa douleur, car, lorsqu’ils ont eu lieu, elle quitte sa solitude et revient pour quelques jours reprendre sa place dans la famille, parmi les vivants. Mère infortunée, puissent les sympathies que fait naître le récit de tes malheurs, adoucir quelque peu l’âpreté de ta souf ! Puisse ce vœu du pèlerin qui e inconnu au pied de la tourelle où tu te consumes dans les larmes, répandre quelque baume sur les blessures de ton cœur et t’aider à franchir les quelques années qui te séparent du moment où tu pourras redre les êtres chéris que tu as perdus ! »
— Eh bien, dit Clarice en fermant le livre, voilà une belle légende pour votre château de Rosenfels ! Ah ! M. de Rednitz, vous qui me savez superstitieuse, pourquoi ne me l’avez-vous pas contée ? N’est-il pas providentiel que j’en aie fait la découverte ! Et comme ce récit est dramatique ! qu’en dites-vous, M. le baron ?
Bernard s’était levé, en proie à un mouvement d’impatience dont il n’était pas maître :
— Ce que j’en dis ! Je dis qu’il n’y a que les Allemands pour inventer de ces contes ridicules, et que les Français pour les mettre en scène avec cette emphase absurde !… Qu’est-ce que tout ce fatras de châtelain, d’écuyer, ce cavalier noir qui vient annoncer sa propre mort, comme dans les légendes les plus banales ! Et cette Dame Blanche plus usée encore ! Et ce style amphigourique qui fait pleuvoir un déluge de mots longs d’une aune pour exprimer quoi,… les choses les plus simples, les faits les plus naturels ! J’ai horreur de cette littérature de convention, de ces larmes de commande, de ces émotions à froid ! La sauce est mauvaise et le poisson détestable ! Voilà ce que j’en dis, de cette histoire !… Tu es satisfaite, je pense ?
Clarice ne pouvait s’empêcher de rire :
— Je suis satisfaite, dit-elle, et je ne le suis pas… Je vous sais homme de goût et ne m’étonne pas que vous détestiez ces orgies littéraires des romantiques. Mais, pour continuer vos comparaisons culinaires, je dirai que la mauvaise qualité de la croûte ne doit pas nous faire jeter loin le pâté. Au milieu des flots d’écume pas mal lourds que le digne vicomte Arnoul fait jaillir de toutes parts, il me semble distinguer un petit fond de vérité ; or, la vérité, elle est toujours respectable, en si petite compagnie qu’elle soit, et je tiens à lui rendre hommage, si j’en trouve l’occasion… Et je vous demande donc… oui ou non, y a-t-il quelque chose de vrai dans cette histoire ?…
Bernard s’agitait avec impatience :
— La vérité ! disait-il. La vérité ! C’est le cas de dire qu’elle est le prétexte de bien des mensonges ! Oui, il y a un fond de vérité sous cet amas de sottises, mais parce que Charlemagne a existé, ce n’est pas une raison de croire à Huon de Bordeaux ou à Ogier le Danois ! Le château de Rosenfels existe, et la preuve, c’est que j’y suis né. La marquise Waldrade Berenyi y a vécu, c’était ma grand tante, et il est vrai aussi que son fils est mort, à Berlin, le 27 août 1827, dans un accident de laboratoire. Mais ce dont j’enrage, c’est que de toutes ces circonstances, qui n’ont rien d’extraordinaire, on fasse je ne sais quel échafaudage stupide et que l’on en tire la matière d’un récit absurde où la vérité, le bon goût et le bon sens sont outragés à chaque ligne ! Les choses les plus simples, les plus respectables ne sont plus qu’un thème à déclamation, et nous voilà enrichis d’une légende, mais ensevelis sous le plus profond ridicule !…
Clarice riait de plus belle :
— Eh, ce n’est pas risible ! continuait Bernard. N’est-il pas honteux de voir un pseudo-vicomte, un cuistre, un gratte-papier de dixième ordre, se permettre d’entrer dans la vie privée d’une famille, d’en arranger les événements à sa guise et de battre monnaie avec ses tristesses ou ses douleurs ! Pardieu, si c’était faux, ce ne serait que lourdement bête, mais il s’y mêle du vrai, et c’est là ce qui fait la scandaleuse inconvenance !
— Calmez-vous, M. de Rednitz ! On ne lutte pas contre la force des choses ; ne porte pas un nom historique qui veut, et quand on naît dans un château dix fois séculaire, dans un site poétique des bords du Rhin, il faut s’attendre à des mésaventures que ne redoutent pas les propriétaires de simples villas de faubourg…
— C’est très bon à dire, mais pour être né dans un château d’âge respectable, on n’est pas tenu de tout er, et si ce vicomte m’était tombé sous la main !…
— Heureusement pour lui qu’il est mort, si toutefois il a jamais existé, et il faut vivre comme je vis, dans cette ruine perdue, pour s’aviser de fouiller dans ses œuvres. Mais, tout badinage mis à part, je suis curieuse de savoir ce qu’il y a de vrai dans ce récit grotesque. Le vicomte Arnoul, malgré son emphase, me paraît être un fort pauvre sire en fait d’imagination, il n’a pu inventer toute cette fantasmagorie, de pied en cap. Ce qui me paraît probable, c’est qu’il court dans le pays quelque version bizarre sur la manière dont votre grande tante fut informée de la mort de son fils ; de là, amplification de rhétorique, et vous voilà décorés d’une légende que beaucoup de châteaux vous paieraient bien cher !
— Je la leur laisse bien, parbleu, et gratis ! Il n’y a rien de plus sot que d’être en butte à la curiosité des gens, à leur pitié surtout ! L’histoire de ma pauvre grande tante est triste ; puis, je ne le nie pas, elle a quelque chose d’étrange, et telle est la crédulité humaine, si grand est l’amour du merveilleux, que tous sont portés à ne voir dans ces douloureux événements, qu’un prétexte pour élever des échafaudages absurdes ! Si quelque chose pouvait augmenter mon aversion pour la superstition et le mysticisme, c’est de voir qu’ils réussissent à noyer dans le ridicule les sentiments les plus respectables ! Aussi je n’aime pas à conter cette histoire, je vais le faire encore une fois pour toi, mais j’espère vivement que ce sera la dernière.
— Je vous sais gré de votre obligeance, croyez bien que ce n’est pas une vaine curiosité qui me pousse à vous imposer cette tâche désagréable. Je suis superstitieuse, c’est vrai, et à ce seul titre, votre récit m’intéresse, mais ce qui touche votre famille et vous-même m’intéresse bien plus encore, et il me semble que je vous connaîtrai mieux lorsque vous m’aurez conté ces étranges événements.
— Ainsi soit-il, dit Bernard avec un geste de résignation. Tu sauras donc que mon grand-père, le comte Hercule Maximilien de Rednitz-Rosenfels avait une sœur, la baronne Waldrade, plus jeune que lui de sept ans et non moins différente de caractère. De tous temps, les Rednitz ont été de bons compagnons, solides et bien portants, bons soldats, bons cavaliers, bons convives, bons de toute manière, doués surtout d’une tête froide, peu enclins à se forger des chimères et à se payer de mots. Les femmes de la famille au contraire, tiennent de leur ancêtre, Hedwige de Rosenfels, une tendance au mysticisme contre laquelle, nous les hommes, nous avons fort à faire de lutter. C’est cette prédisposition qui entretient la croyance à la Dame blanche de Rosenfels et autres sottises du même acabit. Le contraste s’accentua vivement entre le frère et la sœur. Pendant que mon grand-père, colonel de hussards sous Ziethen, payait de sa personne sur tous les champs de bataille de la guerre de sept ans, ma grande tante se confinait dans le manoir de Rosenfels et se repaissait de toutes les fausses idées qui avaient cours de son temps. Elle était fort belle, grande, un port de reine, avec de beaux traits, de beaux yeux, de beaux cheveux, ses portraits en témoignent de la manière la plus éloquente, du reste. Énergique, hautaine, avec un tour d’esprit original et une bonne dose d’opiniâtreté, elle faisait montre d’un grand dédain pour le mariage, et toute la gent masculine en général. De nombreux partis, fort acceptables, furent écartés par elle avec un superbe sans façon. Mais toute chose prend fin en ce monde ; en 1789, à Coblentz, ma tante, rencontra dans un bal, le marquis Berenyi, grand seigneur hongrois, un peu bizarre lui aussi, adonné aux idées philosophiques et même aux sciences occultes, comme on avait la simplicité de le dire dans ce bon vieux temps. Il était plus âgé que ma tante de quelque vingt ans, d’apparence sévère, étrange, un peu maniaque pour tout dire en un mot. Son succès n’en fut que plus éclatant. Le cœur indompté de ma fière grande tante avait reconnu son maître, elle se courba sous le joug du mariage, et accepta l’existence austère que lui offrait le marquis. Pendant vingt-deux ans, elle resta ensevelie dans un vieux château perdu au plus sauvage des Carpathes, ne donnant à sa famille d’autres signes de vie que quelques rares lettres. Le vieux marquis lui avait inculqué le goût de ses études mystiques et développé en elle ce penchant aux idées superstitieuses inhérent à la nature intime de toutes les descendantes des Rosenfels. À sa mort, la marquise se consacra toute entière à l’éducation de son fils et la solitude dans laquelle elle vivait n’en devint que plus absolue.
« En 1813, le jeune marquis Berenyi avait dix-sept ans ; il était bouillant, enthousiaste, un peu mystique aussi comme sa mère ; ionné d’indépendance, il ait mal le joug de fer sous lequel le premier Napoléon tenait courbée l’Europe et tout particulièrement l’Allemagne. Lorsque la Prusse se souleva contre son impitoyable oppresseur, le jeune marquis était officier dans un régiment de hussards hongrois ; impatient de son inaction, il donna brusquement sa démission et vint s’engager dans le corps de notre parent, le général de Rednitz, de la branche Lœwenau. Mon père, plus jeune que lui de deux ans, entrait le même jour au même régiment ; les deux cousins firent ensemble les trois campagnes, jusqu’à Waterloo. Tant, que durait l’action, le marquis déployait la bravoure la plus héroïque, la plus intelligente ; puis, quand le danger cessait, qu’il n’y avait plus à risquer sa vie, son naturel rêveur, mystique, reprenait le dessus, et il s’absorbait dans des méditations silencieuses, ou se plongeait dans des études ardues. Mon père me dit souvent que je lui ressemble trait pour trait ; je voudrais que cela fût vrai aussi pour les qualités militaires, mais certes pour les rêvasseries et le mysticisme, il n’y a rien de commun entre nous. À la paix, il donna sa démission et s’établit à Berlin où il se jeta à corps perdu dans ses chères études.
« Ce fut à ce moment que sa mère revint à Rosenfels. Les années l’avaient à peine effleurée ; elle était encore très belle, d’une beauté sérieuse, imposante, son calme avait ce cachet spécial que le mysticisme imprime à ceux qui s’en laissent envahir. Elle recherchait la solitude et s’était installée à Rosenfels de manière à pouvoir satisfaire son goût de silence et de retraite. Du reste, son caractère altier semblait s’être notablement adouci ; elle était affable ; dévouée, mon père, nos parents, tous ceux qui l’ont connue ne peuvent assez dire à quel point elle savait se faire aimer.
« Un soir, c’était le 27 août 1827, mes parents l’attendaient pour achever la soirée avec elle selon qu’ils en avaient l’habitude, les heures se ent, on ne la voit pas venir. On se décide à entrer dans sa chambre ; elle gisait évanouie, sur le plancher… Quand elle fut revenue à elle, il fut évident qu’elle était sous l’empire d’une sorte de délire, d’un léger trouble mental, produit sans aucun doute par une très faible congestion cérébrale qui n’avait pas laissé d’autre trace. Elle disait qu’elle avait vu son fils, qu’il lui avait annoncé sa mort ! Cent fois j’ai entendu conter cette histoire et j’ai fixé dans la mémoire les paroles qu’elle assurait avoir entendues :
« — Ma mère, avait dit l’apparition, je meurs, la science m’a tué !…
« Paroles de fièvre, double hallucination de l’ouïe et de la vue, évidemment produites par l’ébranlement morbide qu’avaient éprouvé les fibres cérébrales de la pauvre marquise…
« Maintenant, il est positif que ce fut dans la même nuit, le 27 août 1827, que le marquis Berenyi périt victime d’une expérience qu’il tentait sur des composés de chlore ; il fut comme foudroyé et ne jeta pas même un cri. Ses voisins ne se doutèrent de rien, ce ne fut que le lendemain qu’on le trouva mort dans son laboratoire. Une lettre qu’un de ses professeurs, le docteur Hindenberg, écrivit à sa mère donna tous les détails de ce tragique événement.
« On ne peut nier que la coïncidence ne soit étrange, mais ce n’est qu’une coïncidence, et il serait indigne de l’esprit, même le moins sensé, d’y chercher autre chose. Que de fois, en pensant à un parent, à un ami absent, on se prend soudain, sans aucun motif, à redouter qu’il ne soit en butte à quelque danger ; ces pressentiments ne sont que le fruit de l’intérêt qu’on lui porte, combiné avec les fictions que crée l’imagination. Si une fois, contre toute vraisemblance, la prévision se trouve coexister avec quelque chose de réel, en est-ce moins une pure coïncidence ? Cependant, c’est sur des bases aussi fragiles que l’on échafaude les histoires de prophéties, de miracles, qui oblitèrent tant d’esprits !
« La pauvre marquise était une proie trop bien préparée à subir ces sortes d’impressions pour ne pas tomber tout en plein dans le piège ; jusqu’à ses derniers jours, elle soutenait qu’elle avait vu son fils dans la nuit de sa mort, et il ne fallait pas songer à paraître en douter. Tu peux juger de l’effet qu’un tel exemple produisait sur les esprits crédules des gens de service, des paysans des alentours. Aujourd’hui encore, la légende est parfaitement accréditée, et dans la nuit du 27 août, on trouve à peine un palefrenier qui consente à traverser les cours, une fille de chambre qui se hasarde seule dans les escaliers…
« Du reste, chose étrange, son désespoir fut moins terrible qu’on ne serait tenté de le croire ; le premier moment é, elle montra un courage surprenant ; peut-être son cerveau surexcité par la maladie et la douleur lui fournissait-il une force de résistance toute spéciale. Elle conserva toujours un grand calme, parlant de son fils comme s’il eût été vivant, et disant que la distance qui la séparait de lui diminuait tous les jours. Elle devint un peu plus bizarre ; son goût pour la solitude s’accrut, elle s’enfermait dans son appartement quelquefois pendant des semaines entières, sans recevoir personne. Assise sur une terrasse à pic sur le Rhin, elle ait de longues heures, la nuit surtout, absorbée dans une contemplation toute voisine de l’extase. Elle s’habillait tout de blanc ; avec son teint qu’elle avait encore très jeune, ses magnifiques cheveux tout blancs aussi, elle présentait un aspect de beauté calme, de dignité imposante vraiment irable. Son caractère participait à cette singulière transformation ; il était toujours plus égal, toujours plus bienveillant, toujours plus aimable. Je ne l’ai pas vue et ne puis en parler que par ouï-dire, mais tout ce que j’en entends me donne l’impression d’une personne quelque peu atteinte de monomanie mystique, mais à part cette très légère faiblesse, vraiment supérieure et d’une rare intelligence.
« Voilà la simple vérité sur cette histoire ; tu peux juger à quel point ce cuistre de vicomte l’a défigurée et si je suis en droit de trouver son procédé au plus haut point inconvenant et stupide !
Ce récit avait produit sur Clarice une singulière impression ; l’animation, la gaîté qu’elle déployait au début de l’entretien avaient disparu. À leur place se montrait cette intensité d’intérêt si facile à éveiller chez cette nature excitable. Elle resta quelques instants silencieuse, puis baissant les yeux comme si elle se fut sentie embarrassée :
— Oui, dit-elle, ce devait être une étrange personne que cette belle marquise Berenyi… Et vous dites qu’elle était toujours vêtue de blanc, malgré son âge, malgré son deuil ? Quel singulier caprice ! Dans ses idées mystiques, peut-être cherchait-elle à rappeler la Dame Blanche de Rosenfels, car vous avez votre Dame Blanche, tout aussi bien que les Hohenzollern ?
— Sans doute ; pourquoi pas ? Nous avons tout autant de droit à cette légende ; les familles sont aussi anciennes l’une que l’autre, seulement la seconde a mieux réussi. Mais je ne pense pas que notre Dame Blanche jouât un grand rôle dans les préoccupations de la marquise ; il paraît que ma belle tante n’en parlait guère ; si mystique qu’elle fût, elle avait le bon goût de n’y pas croire plus que moi ; elle se contentait de ressembler à son portrait et ce n’était pas son moindre mérite.
— Ah ! dit Clarice, et elle paraissait redoubler d’attention. Elle avait son portrait, cette belle marquise ! Et quelle était donc son apparence ? Décrivez-le moi dans le détail ! Cela m’intéressé, et beaucoup.
— C’est que la chose même est intéressante : la marquise n’a fait faire son portrait qu’une fois, au moment de son mariage ; elle avait vingt-trois ans. Eh bien, à soixante-cinq ans, elle lui ressemblait encore à le croire fait du jour même : le port, le teint, les traits étaient restés ce qu’ils étaient alors, les cheveux seuls avaient blanchi, mais en cela aussi ils rappelaient à s’y méprendre la coiffure poudrée de l’autre siècle ; le costume était tout semblable, tout blanc, des pieds à la tête. Ressembler à ce point à son portrait, à quarante-deux ans de distance, tous n’y réussissent pas.
Les yeux de Clarice étincelaient ; on eût dit qu’elle voulait arracher à son interlocuteur ses plus secrètes pensées :
— Et ce portrait, dit-elle lentement, il existe toujours à Rosenfels ?
— Sans doute, je l’y ai iré encore pas plus tard que ce printemps. Je n’ai pas retenu le nom du peintre, il n’a rien de célèbre, mais certes ce n’était pas un maladroit, son œuvre est vivante et la ressemblance parfaite ; quand on voit, sur le panneau de notre salon bleu, cette grande figure blanche avec son haut collier de perles, son aigrette de brillants, son éventail demi ouvert, son attitude élégante, résolue, un peu hautaine, on jurerait qu’elle va parler !…
Clarice tenait les yeux fixés sur lui avec une expression d’intérêt intense :
— Vous me disiez, reprit-elle, que le portrait était tout blanc… Cela est curieux ; à l’époque où il a été fait, était-ce donc si fort de mode ?…
— Je ne saurais le dire, je ne m’en suis guère inquiété. Une chose est sûre, et mes parents me l’ont bien souvent répété, la marquise avait toujours eu le goût de se vêtir de couleurs très claires, de blanc surtout, sa beauté s’en trouvait bien, sans doute ; lorsqu’elle se fit peindre, elle voulut que ce fût dans sa couleur favorite ; de là cette grande forme blanche dont l’aspect, dans la demi-obscurité, nous frappait si fort quand nous étions enfants.
— Mais enfin, dit Clarice avec une insistance dont elle ne pouvait contenir l’ardeur, qu’est-ce donc que ce portrait peut avoir, blancheur à part, de si surprenant ? Est-ce la coupe du costume, la mode, les bijoux, la coiffure ? En 1789, le genre Louis XVI est à son déclin, le Directoire s’annonce avec son faux antique, ses tailles courtes, ses coiffures baroques, sa simplicité affectée ; c’est peu élégant, un peu plus, ce sera grotesque. Si c’est ainsi qu’est fagotée votre tante, je la plains, il faut être dix fois belle pour tenir à un pareil accoutrement.
— Eh bien, ne te mets pas en frais de pitié, ce serait en pure perte ; autant que je peux me connaître en chiffons, le costume du portrait serait de mode quelque peu plus ancienne, taille longue terminée en pointe, gorge découverte, avec un haut collier de trois splendides rangs de perles, longue traîne imposante, des dentelles partout, un grand éventail de nacre et une coiffure poudrée, point exagérée, d’un effet très noble ; l’ensemble a tout à fait grand air avec ses traits fièrement dessinés, ses beaux yeux bleus, ses bras de forme parfaite, sa superbe prestance, c’est tout à fait la grande dame d’autrefois, telle que nous nous représentons les fières marquises de Versailles, et on peut se dire en toute assurance, qu’à voir une si belle tante, il y a plaisir à être son neveu.
— Une marquise ! répéta Clarice, lentement, avec une sorte d’émotion qui voilait presque le son de sa voix, une marquise, blanche, poudrée, parfaitement belle… un portrait de famille,… d’une ressemblance complète !… Mais alors… j’y songe… cette figure blanche dont vous m’avez parlé… qui apparaît dans vos… dans vos rêves… pour vous donner de si bons conseils… à mes dépens… que vous en semble, ne serait-ce pas l’original de votre portrait ?…
C’était au tour de Bernard de se sentir troublé ; cette question qui lui était posée, son esprit l’avait résolue dès le premier jour, mais une répugnance instinctive qu’il n’avait pu vaincre, l’avait toujours empêché d’en parler autrement que de la manière la plus évasive. Et maintenant, cette dissimulation n’était plus de mise ; avec une pénétration singulière, Clarice déchiffrait ce secret, comme à livre ouvert, et sa question hardie ne lui laissait aucune possibilité d’esquiver d’y répondre. Il le comprit et prenant son parti de bonne grâce :
— Cela est vrai, dit-il ; c’est bien la marquise, ma tante, que j’ai vue en rêve…
Clarice le regardait fixement sans mot dire ; ses grands yeux, tout pénétrés d’émotion, d’étonnement, d’un intérêt intense, semblaient chercher sur sa figure l’explication de quelque mystère qui la ionnait au plus haut point.
— C’est elle, dit-elle enfin, la blanche marquise ? Ah ! M. de Rednitz, pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ?…
— Eh bon Dieu, dit Bernard en affectant une assurance qui n’était point entièrement dans son cœur, d’abord, je ne suis pas sûr de ne pas te l’avoir dit ; d’ailleurs, en quoi cela peut-il te toucher ? Des rêves, quoi de moins intéressant ! Il n’y a que les vieilles bonnes femmes et les servantes qui aient encore la manie de les expliquer. Tu n’en es pas là, ce me semble. Prends au sérieux ce que je dis à l’état de veille, cela me flattera, car tu ne m’y as guère habitué, mais mes rêves, franchement, c’est du temps perdu que d’en parler.
Clarice ne répondit pas ; immobile, elle attachait sur lui ses grands yeux sombres, avec une expression singulière, comme si elle eut ardemment désiré l’interroger encore et qu’elle craignit de l’irriter…
— Un rêve ! dit-elle enfin… Un, peut-être,… mais deux,… si précis, si vivants, si semblables !…
— Eh bien, que veux-tu dire ! Va, je te devine ; dans ta manie superstitieuse, tu veux me persuader qu’il y a là quelque chose de sérieux, de vrai, de réel même !… Eh, bon Dieu, ne te gêne pas, prends-en à ton aise, cela ne me fâchera pas, sois-en sûre ; j’en ris, voilà tout, et c’est bien la seule réponse à faire.
— Cependant…
— Il n’y a pas de cependant. Pour nous, gens de science, le rêve n’a pas de secret. Je te l’ai déjà dit sur tous les tons, ce n’est autre chose qu’une opération du cerveau, inconsciente comme tant d’autres mouvements internes de nos organes, qui procède de causes parfaitement connues et se règle selon les mêmes données d’observation. L’explication est bien simple ; la figure du portrait est fixée dans mes cellules cérébrales, comme bien d’autres sensations de mémoire ; un jour sous le coup de quelqu’une de ces excitations qui, sans que nous en ayons conscience, constituent l’activité du grand centre nerveux, elle a pris corps dans ma pensée, a incarné en elle les doutes de mon esprit et s’est manifesté à ma faculté d’observation sous la forme concrète d’un rêve. Que l’acte se soit produit une fois, deux fois, cela n’en change ni la nature ni la portée, c’est un rappel de sensation, voilà tout, et c’est aussi une démonstration de la solidité de nos données scientifiques : les faits, la mémoire, la réflexion suffisent à toutes nos pensées, rien n’y intervient que nous ne l’ayons auparavant vu, touché, éprouvé ; une fois de plus, il est constaté qu’en dehors des sensations perçues par nos sens, rien ne s’invente, rien ne se crée, rien n’existe, en un mot.
Bernard avait cessé de parler. Si tranchantes qu’elles fussent, ces affirmations dogmatiques semblaient courir grand risque de rester sans effet ; celle à qui elles s’adressaient, paraissait les avoir à peine entendues ; en proie à un trouble visible, sa mobile physionomie reflétait, miroir fidèle, tout un orage d’impressions, de sentiments inconciliables, tantôt une sorte de satisfaction ionnée, tantôt une amertume âpre, toute voisine d’une colère à peine contenue ; on eût dit que cette âme complexe, aimante, hautaine et capricieuse tout ensemble, se débattait entre des impulsions également puissantes, absolument contradictoires…
— Je comprends, dit-elle enfin, et sa voix aux inflexions saccadées, comme arrêtée dans sa gorge par une contraction nerveuse, décelait le trouble de sa pensée. Je comprends fort bien… c’est absolument ce que j’ai toujours pensé… je ne m’attendais pas à en avoir la justification si complète !… C’est toute, une scène de famille dans laquelle je ne joue pas le beau rôle, moi ! La tante vient reprocher à son neveu de se commettre avec une étrangère mal notée, le neveu se rit des appréhensions de la tante et lui donne l’assurance que s’il y a danger, ce n’est certes pas pour lui. La pauvre étrangère, fort innocente de tout ce tumulte, ne dit mot et reste en butte à la malveillance de l’une et à la défiance de l’autre ! Mais je saurai prendre mon parti de cette mauvaise aventure ; quelles que soient les sévérités de cette belle marquise contre une pauvrette qui ne lui a jamais rien fait, je m’intéresse à son sort, moi, et je tiens à savoir tout ce qui la concerne. Vous n’avez donc pas fini avec mes points d’interrogation, M. de Rednitz, je suis avide d’apprendre si votre mystérieuse parente a conservé son calme et sa beauté jusqu’à sa mort, car, enfin, elle doit être morte, si prodigieusement vivace qu’elle fût…
— Elle est morte, sans doute, dit Bernard d’un air quelque peu contraint, elle est morte en 1844, un an après ma naissance ; c’est même une histoire assez triste qui a jeté comme un voile de mélancolie sur l’esprit de mes parents. Ils se reprochent de ne pas l’avoir assez entourée, de n’avoir, pas veillé sur elle de plus près, mais elle voulait rester seule et on n’osait trop la contrarier. Elle ne dormait presque plus, et ait ses nuits à se promener dans son appartement et sur sa terrasse… A-t-elle eu quelque défaillance, le pied lui a-t-il manqué au moment où elle se penchait sur le gouffre, on ne l’a jamais su ; ce qui est sûr, c’est que, un matin, on ne la trouva pas, toutes les recherches furent vaines, elle était tombée dans le Rhin !
— Mais on a retrouvé son corps ! dit Clarice avec une singulière émotion dans la voix.
— Non, reprit Bernard, on n’a pas retrouvé son corps. Cela est facile à expliquer, le courant du Rhin est très rapide sous Rosenfels, les rochers sont semés d’excavations et de crevasses profondes dans lesquelles la pauvre marquise aura été engloutie ; le fait est qu’elle n’a jamais reparu.
Le regard de Clarice avait brillé d’une flamme ardente ; puis soudain, ce feu s’éteignit ; elle se tenait immobile, les yeux baissés, comme si elle eût été dominée par une pensée impérieuse :
— Oui, dit-elle, maintenant tout s’explique… Comment ne m’en suis-je pas avisée plus tôt ?…
Ce calme surprit Bernard ; il s’attendait à ce que cette péripétie étrange fit une impression tout autrement vive sur cet esprit superstitieux.
— Ainsi cela te paraît tout naturel ! dit-il d’un ton un peu piqué. Il faut croire que c’est ma narration qui manque de force ; sous la plume émue du vicomte Arnoul, les événements t’auraient paru plus saisissants.
Clarice leva sur lui son beau regard calme :
— Il est vrai, dit-elle, votre récit ne me surprend pas. Pour la Blanche Marquise, cette fin était la seule possible ; c’est une manifestation puissante de cette même influence qui vous a fait retrouver l’émeraude de la princesse là où vous n’aviez posé qu’un vulgaire caillou. Les deux événements sont du même ordre, l’un ne m’étonne pas plus que l’autre, maintenant que je peux les rapprocher…
Bernard la regardait avec une sorte de stupeur ; cette affirmation si audacieuse le mettait hors de garde.
— Parles-tu sérieusement ! dit-il enfin. Je suis peu tenté de me livrer à des jeux d’esprit sur des événements si tristes.
— Je parle très sérieusement. Vous connaissez ma conviction sur ces choses qui déent l’horizon de la raison humaine ; ce n’est pas au moment où vos paroles leur donnent une consécration si éclatante que je songe à la renier.
Il y eut un silence ; Bernard se demandait si elle était dans son bon sens, puis il lui vint à l’esprit que cette assurance hardie pouvait cacher une simple plaisanterie, il convenait de payer la railleuse de sa propre monnaie :
— À merveille, dit-il d’un ton ironique. Allons, voilà un beau succès pour le très illustre vicomte Arnoul de Saint-Oscard ; c’est à n’y pas croire, mais il n’y a pas à en douter, sa sotte histoire fait des croyants !…
— Eh non, dit Clarice, je ne suis pas si stupide !… Ce que je dis, c’est que sous cet accoutrement ridicule ; il y a un fond de vérité ; je prends cette vérité et rejette le reste. Le cavalier noir, l’orage, tout cela n’est qu’une vaine mise en scène, mais il n’en est pas moins vrai que la blanche marquise a connu la mort de son fils au moment même où elle se produisait. Comment l’a-t-elle su ? Vous l’expliquez par une simple coïncidence ; c’est commode, mais celui qui s’en déclarera satisfait ne conservera-t-il aucune arrière-pensée ? Et cette même intelligence, si singulièrement informée, au mépris du temps, de la distance, soudain elle disparait, on ne retrouve aucune trace de son corps…
— Eh, cela n’est que trop fréquent !…
— Oui, j’entends, il y a des morts volontaires, mais ce que vous dites du caractère de la marquise, sa calme résignation, son humeur toujours plus égale, plus aimable, plus sympathique après cet effroyable malheur, tout ici en exclut la possibilité… Personne d’ailleurs n’y a cru, au moment même surtout, dans son entourage le plus intime, comment y croire maintenant ?…
— Et les accidents, tu les comptes pour rien ?…
— Les accidents ! C’est bien peu probable, ces hautes balustrades des vieux châteaux ne se franchissent pas si aisément… Puis un accident, cela fait du bruit, cela laisse des traces ; or on n’a rien vu, rien entendu, rien retrouvé surtout. Si madré qu’il soit, le vieux Rhin, il finit toujours par dire ses secrets à qui l’interroge avec adresse ; s’il a gardé le silence, c’est qu’il n’avait rien à dire, et son silence est gros de vérité.
— Alors elle s’est transformée en ange, en fée, elle a ouvert ses ailes et s’est élancée dans le bleu !…
— J’ignore le moyen, je ne vois que le fait, elle a disparu de la terre et…
— Et elle est encore vivante, n’est-ce pas ? Ah ! je te vois venir, superstitieuse endurcie que tu es ! Et ma bonne tante rôde encore autour de nous, me tenant par la main de crainte que je ne me heurte aux pierres de la route, me grondant de mes sottises, m’enveloppant dans du coton, en un mot, comme un baby de deux ans !…
— Eh bien, pourquoi pas ?…
— Tu le crois !
— Mais oui !…
— Sérieusement !…
— Sans doute ! Ah ! M. de Rednitz, il y a plus de choses entre le ciel et la terre que n’en rêve votre philosophie ! Ce n’est pas moi qui le dis, ce sont vos grands génies, les voix les plus écoutées de votre Humanité ! Et si on les révère, c’est que l’on sent que leurs paroles sont l’expression des pensées les plus intimes de l’âme humaine, d’un instinct primordial auquel le doute, l’ironie, l’orgueil peuvent parfois imposer silence, mais qui renaît toujours, indomptable et indestructible, parce qu’il répond à une immuable vérité !
— Oui, oui, je sais tout cela ; oh ! la superstition a de profondes racines, et aux époques d’ignorance, les plus grands esprits lui ont payé leur tribut… Mais ces temps sont és ; aujourd’hui nous tenons le réel, et tant pis pour ceux qui se paient de mots !
— Et moi, je dis qu’il n’y a des mots que parce qu’ils répondent à des choses ! Ces instincts si vivaces, si singulièrement puissants, qu’est-ce autre chose que des besoins de notre esprit, des exigences de notre être, et si l’Humanité venait à les perdre, à se dépouiller de ses aspirations vers l’au-delà, vers l’idéal, ah ! je le dis sans crainte d’être démentie, à ce moment, bien malheureuse sera l’Humanité !
— Ainsi, selon toi, nous vivrions dans un milieu tout peuplé de visions, de fantômes, nous coudoierions des êtres impalpables, des vivants se transformeraient en esprits immatériels ? Et moi, tout spécialement, je serais en butte à cette fantasmagorie ?
— Oui, dit Clarice ; oui, je le crois !…
Bernard la regarda un instant, ne sachant s’il devait douter de sa bonne foi ou de son bon sens… puis soudain le côté comique de la situation l’emporta, il partit d’un grand éclat de rire… Il paraît que sa gaîté était communicative, car Clarice se mit à rire aussi.
— Allons, dit Bernard, j’étais bien sûr que tu ne pourrais garder ton sérieux. Tu ris ; cela me dispense de répondre !…
— Je ris, sans doute, dit-elle. Comment ne rirais-je pas en voyant la lutte obstinée que vous soutenez contre les faits ! Que la mouche se cogne pendant des heures entières contre un carreau de vitre, cela m’attriste, parce que la pauvrette ne peut comprendre cet obstacle qui l’arrête et qu’elle ne voit même pas, mais qu’un savant, un homme à notions exactes se refuse à ettre ce qui existe, ce qu’il a constaté lui-même, cela est comique, et pourquoi n’en rirais-je pas ?
— Merci de cette ironie et merci surtout de la comparaison ! Il ne lui manque qu’une chose, c’est d’être juste ; la mouche ne sait pas se rendre compte de la nature de l’obstacle qui l’arrête ; moi, je me borne à te conter tout naturellement des événements tout naturels ; si tu y vois autre chose, si tu veux les expliquer par l’ingérence d’éléments surnaturels, à toi de prouver que tu as raison et que je me trompe. Cela ne sera pas facile, je t’en préviens.
— Aussi je n’aurai garde de m’y risquer. Est-ce que l’on convainc la mouche de l’existence de cette feuille transparente qui brise ses efforts ? Eh non, on la chasse, c’est le seul argument. Pour vous aussi, ce sont les événements qui se chargeront de vous ouvrir les yeux à la lumière ; vos théories si bien construites ne résisteront pas aux faits.
— Et quand viendra l’avènement de cette vérité lumineuse ?
— Cela, je l’ignore ; je ne suis pas dans le secret. Mais j’ai bonne confiance ; le résultat peut être différé, il sera certainement atteint, vous y marchez à votre insu, mais vous n’y marchez pas moins, et d’un pas ferme. De jour en jour, les progrès sont visibles, votre intelligence se dégage, votre esprit s’élève, votre âme s’épure. Vienne une circonstance propice, et votre regard affermi prendra la force nécessaire pour percer le voile de la matière et embrasser la vraie réalité.
— Mots sonores, chimères creuses et folles ! dit Bernard que cette obstination finissait par remplir d’une impatience nerveuse. Je serais bien malheureux, le jour où je me surprendrais croyant à ces sottises, où je verrais apparaître ces visions absurdes dans lesquelles ton imagination se complaît !
— Pourquoi donc ? dit Clarice, imible devant cette humeur agressive. Pour ce que vous en avez vu, vous n’avez pas si fort à vous plaindre !…
Et son calme, ce regard fixe attaché sur lui, finissaient par ca au jeune homme, une impression singulière, une émotion indéfinissable. D’un mouvement brusque il se leva, et marcha dans la chambre comme pour se soustraire à cette obsession. Puis revenant à Clarice :
— Je vois ton calcul ! dit-il. C’est celui de tous les mystiques : éblouir, ébranler les esprits faibles par d’audacieuses affirmations ! Mais ce moyen ne réussit que sur l’ignorance ; pour moi tout cela n’est qu’un fatras indigeste, cela ne se discute même pas. Encore une fois, je me place sur le terrain des faits ; là, je t’attends et te défie !
— Pourquoi un défi pour un différend dont vous devez être le seul juge ? À quoi bon y mettre tant de ion ! Regardez autour de vous, sans parti-pris, sans système arrêté d’avance : il y a dans votre famille des prédispositions qui ne se trouvent pas chez d’autres ; tout récemment encore les faits que vous me racontez, si sottement qu’ils aient été travestis par le vicomte Arnoul, l’attestent ; cette prescience de la Blanche Marquise, au moment même de la mort de son fils, êtes-vous absolument convaincu qu’il n’y ait rien là qui dée l’entendement humain ? Puis cette Blanche Marquise qui disparaît, ettons, ce que je ne crois pas pour ma part, qu’elle ait été engloutie au plus profond du fleuve, encore est-il qu’elle reparaît soudain, à vos yeux, deux fois de suite avec une précision, une insistance qui a peine à se concilier avec les limites si restreintes du rêve. Et l’émeraude de la princesse, voilà un fait qui ne se récuse pas ! Et cette hallucination de la forêt, qui vous prend en pleine santé, qui ne vous laisse aucune trace morbide, comment ne comprenez-vous pas que c’est une absolue réalité ? L’esprit humain a toujours is qu’il y a des êtres favorisés, d’essence plus parfaite, à qui il est donné de voir plus loin que les autres, de comprendre ce qui reste inconnu à la foule, de pénétrer plus avant dans le grand secret de l’univers, est-ce donc vous faire injure que de vous placer parmi ces esprits d’élite, de croire à votre supériorité ? Non, non, je veux vous dire cette vérité ; il faut qu’elle s’impose à votre conscience, qu’elle serve de guide, de phare à votre vie. Vous êtes prédisposé à voir au-delà du voile dont la matière nous entoure ; désormais il faut penser, il faut agir en conséquence ; c’est le vrai but de la vie, l’élévation, la perfection de l’esprit ; cela seul peut vous donner le calme et le bonheur. Moi, chétive et abandonnée qui n’ai pas vos privilèges, ce serait avec la plus amère douleur que je devrais renoncer à l’espoir de retrouver bientôt la liberté dont me prive la lourde étreinte de la matière, mais dans mon abjection, j’ai confiance ; quoiqu’il arrive, et dussé-je être mille fois plus écrasée encore que je ne le suis, je crois, qu’au-delà de cette vie terrestre, il y a une existence plus élevée, plus pure, qui la complète et la couronne, c’est celle-là dont je suis digne et je saurai la réaliser !…
— Espérances creuses, vagues aspirations que tout cela ! Brillantes chimères dont l’humanité s’est longtemps nourrie ! Comme elles s’évanouissent aujourd’hui ! La science, la connaissance exacte des faits les font disparaître comme la lumière du soleil dissipe les ténèbres de la nuit. Pour moi, je me sens fait pour la vie terrestre et réelle ; merci de tes brillants pronostics, mais je n’ai aucune envie de les voir s’accomplir. Je suis de mon temps, moi ; peu m’importe la tendance superstitieuse de mes ancêtres. Que je n’en sois pas absolument exempt, moi-même, c’est malheureusement possible, mais je t’en donne ma parole, je saurai la tenir en bride et la soumettre à ma raison. Ne te mets donc plus en frais de prestiges et d’audace, tu ne réussiras pas à me pousser dans cette voie, et je ne te saurais aucun gré de tes efforts. Vivons en bonne intelligence dans cette pauvre vie terrestre que tu traites de si haut ; quand viendra le tour de cette existence subtile à laquelle tu aspires, alors je te laisserai le soin de m’en faire les honneurs, à supposer pourtant que j’y atteigne, ce qui me paraît bien douteux.
— Je ne réplique rien, dit Clarice en riant ; je mets en réserve mes prestiges, et mon audace, comme il vous plaît de dire, pour une meilleure occasion… Vraiment, je ne croyais pas être si dangereuse, et je comprends que cette sévère Blanche Marquise qui vous protège, se donne tant de peine pour vous mettre en garde contre mes perfidies !… Peut-être, un jour, elle reconnaîtra qu’elle se trompe, mais je n’attends rien de son indulgence, et je saurai m’en er. L’avenir décidera de notre querelle ; c’est la juridiction suprême à laquelle recourent les faibles ; elle ne leur rend pas toujours justice, mais au moins elle écoute patiemment leurs plaintes et si elle n’exauce pas leurs prières, elle a le mérite de ne pas les rebuter.
C’était aux premiers jours d’octobre. La région enchantée des lacs Italiens brillait encore de tout son éclat sous les rayons de son beau soleil d’automne ; au travers des légères brumes qui apparaissaient au matin dans le fond des vallées, les forêts resplendissaient des chaudes teintes de l’arrière-saison ; chaque jour les laissait voir plus accentuées, et empreintes déjà par places de ces fauves nuances qui annoncent la chute prochaine des feuilles. Les soirées étaient longues, les jours de pluie n’étaient plus une rareté. La transition se faisait, très douce, insensible, mais non moins certaine ; sous ces derniers sourires de la nature, on sentait l’approche de l’hiver, avec ses rudesses et ses frimas.
C’est le moment où la campagne perd ses irateurs de age, mais le grand calme qui s’y fait ne lui donne que plus d’attrait pour ceux qui l’aiment et qui savent goûter son charme ; Bernard était de ce nombre ; habitué dès son enfance à la vie en plein air, aux longues courses dans les champs et les bois, il trouvait un plaisir infini à se perdre dans ces belles campagnes italiennes, à s’imprégner des tièdes rayons de soleil, à contempler les jeux de la lumière sur les masses dorées des forêts et les eaux bleues des lacs ; le fusil sur l’épaule, le plus souvent sans songer à s’en servir, il parcourait les collines d’Orta, s’élevait sur les contreforts du Monterone, cherchant dans cette irable nature des impressions de calme et de recueillement, auxquelles la pensée de son prochain retour à la vie active avec ses fiévreuses alternatives d’étude, de travail et de plaisir ne donnait que plus de prix.
La solitude se faisait peu à peu autour de lui ; Orta ne recevait plus que de rares visiteurs ; la famille Austen était partie depuis longtemps ; un jour, Bernard reçut, avec le timbre de Rome, l’avis du mariage de Miss Florence avec le jeune comte de Vaunaz ; il laissa tomber le papier sur la table, riant lui-même de l’indifférence avec laquelle il accueillait l’annonce d’un tel événement. Puis ce fut le tour des dames de l’Île ; l’ennui les prit dans une heure de pluie, et deux jours après, elles étaient sur la route de Milan. Elles pressèrent vivement Bernard de les suivre, promettant de lui faire escorte jusqu’à Vienne où elles se rendaient ; ce fut inutile, le jeune homme voulait jouir de ses vacances jusqu’au bout. Puis sans vouloir l’avouer, il se sentait retenu par un charme sur lequel aucune instance ne pouvait prévaloir ; les dames le comprirent bien et ne se privèrent pas de le lui dire :
— Prenez garde ! disait la princesse Dadief ; le calme vous entoure en apparence, mais en restant ici, vous jouez gros jeu, plus que vous ne le pensez. Il y a des proverbes sur le sujet ; entre l’arbre et l’écorce, il ne faut pas mettre le doigt, à plus forte raison entre le marteau et l’enclume ; croyez-en ma vieille expérience, je vous le prédis : entre le comte et Clarice, il se era tôt ou tard quelque chose de terrible ; malheur à qui se trouvera dans le rayon d’action de cet éclat ! Je les ai bien étudiées, ces deux natures, j’ai beaucoup parlé avec le comte, dans notre dernière visite à Milan, et tout récemment encore j’ai é toute une soirée avec Clarice. Ils sont tous deux excessifs ; liés l’un à l’autre comme ils le sont par je ne sais quelle fatalité, ils sont voués à quelque étrange catastrophe. Le comte est fort intelligent, c’est un vrai gentleman, il a conscience de sa valeur personnelle et du rôle que sa grande position, ses facultés éminentes l’appellent à jouer, mais fût-il mieux doué encore sous tous les rapports, tous ces dons ne pourraient contrebalancer les chances terribles que lui fait courir l’effroyable intensité de ses ions. Il y a une paille dans cette lame d’acier, si brillante et si forte ; il a le culte de sa violence, disons mieux de son caprice ; la force pour lui, c’est de suivre ses entraînements partout où il leur plaira de le conduire ; la faiblesse, ce serait d’y résister ; il ne peut accepter de reculer même devant une folie ! Il y a bien de la séduction dans ce caractère ; comment ne pas se sentir une vive sympathie pour cette nature expansive, chevaleresque, capable des actes les plus héroïques, des résolutions les plus enthousiastes ! Mais quand on le compare à Clarice, quelle différence ! Vous souvenez-vous de ce que nous disions en revenant, dans cette soirée où le comte nous avait montré Clarice ? Nous comparions cette femme à une fée… Eh bien, ce que je disais alors par manière de plaisanterie, je ne peux m’empêcher aujourd’hui que je la connais bien, que je lui ai longuement causé, de le répéter, et avec un sérieux dont je m’étonne moi-même. C’est ridicule, c’est puéril, mais cela est ! Cette femme crée autour d’elle je ne sais quelle atmosphère de prestige, comme un cercle magique où elle trône en souveraine ; on y entre, l’esprit tout chargé de méfiance ; l’enchanteresse sourit, on se sent gagné à ce qu’elle va dire, elle parle, on la croit, elle vous regarde, il semble qu’elle s’empare de vos pensées, qu’elle y substitue les siennes, de sa part on accepte tout, les affirmations les plus étranges, les invraisemblances les plus extraordinaires, tout cela, dans sa bouche, devient simple et naturel ! Impossible de résister à cette magie ! Elle vous éblouit, elle vous enlace, elle vous subjugue, vous entraîne ! Vous la quittez ; soudain, il semble que vous reveniez à vous-même, le prestige se dissipe, vous sentez que vous avez eu affaire à une magicienne sans égale, que vous vous êtes livrée à elle, mais qu’elle ne vous a rien donné, que tout ce que vous savez, c’est que vous êtes en présence d’une capricieuse sirène, ondoyante comme la mer, mystérieuse et redoutable comme elle ! Bientôt, derrière ce prisme éblouissant, vous entrevoyez comme des obscurités étranges, les objections naissent, les doutes surgissent, un pas de plus, c’est la défiance ; on pense à ce mystérieux é, on prévoit un redoutable avenir, la douce victime que l’on se laissait aller à plaindre, se transforme en un sphynx menaçant ! Ah ! je comprends bien le comte et cette haine terrible qui le domine en présence de cette femme ! Il a subi trop souvent ces cruelles alternatives ; comme ces chevaliers de l’âge héroïque qui bravaient mille dangers pour conquérir un mystérieux trésor, il a tenté de comprendre cet esprit impénétrable, ses forces se sont trouvées insuffisantes, sa raison a faibli dans cette lutte impossible, la conscience cruellement accentuée de son infériorité a jeté cette nature excessive dans les derniers paroxysmes de la violence, aux limites de la folie ! Il croyait aimer la beauté de cette femme, c’était son âme qu’il voulait posséder, cette âme étrange, indéchiffrable et pourtant séduisante entre toutes ! Quand il a vu qu’elle lui échappait, qu’elle lui échapperait toujours, le désespoir l’a saisi, son amour rebuté, foulé aux pieds, s’est changé en une haine furieuse !… Mais la transformation n’est qu’apparente ; au plus profond de son cœur, sans qu’il s’en doute, il est amoureux encore, bien plus, il est jaloux ! Cela est certain, je vous le dis ; si cette haine était bien réelle, pourquoi garderait-il, sous sa dépendance immédiate, cette femme qu’il dit abhorrer ! Pour quoi refuse-t-il de lui rendre sa liberté ! Pourquoi lui impose-t-il cet isolement demi-claustral qu’il ne rompt qu’à contre-cœur et pour si peu de personnes ! Voyez, il y a un détail bien insignifiant en apparence, plein d’enseignement en réalité : le comte ne permet pas à Clarice de s’habiller en étoffes blanches ; il paraît que rien n’est plus propre à faire resplendir sa beauté, et c’est ainsi qu’il l’aurait vue, la première fois qu’ils se sont rencontrés. C’est qu’il veut garder pour lui seul ce souvenir des premiers enivrements de son amour ; aucun autre regard ne doit le profaner ! N’est-ce pas caractéristique ? Je tiens ce détail de ce colonel Ivantelly, cet aventurier cynique et railleur, qui marche dans la vie du comte, comme le chacal de ce lion ; il connaît bien les deux acteurs de ce drame et je sens qu’il dit vrai quand il affirme le pouvoir de Clarice sur le comte, quand il assure qu’il lui suffirait d’un sourire, d’un regard, d’un mot pour le faire tomber à ses pieds ! Mais ce mot, Clarice ne le dira jamais, ou, si elle le dit, ce sera pour mieux assurer sa vengeance !… Oui, sa vengeance ! Elle n’a pas l’air d’y songer ; sous ce silence qu’elle garde lorsqu’il est question de son maître, elle laisse voir plus de mépris encore que de haine… Mais là encore, ce n’est qu’une apparence… La vengeance, c’est l’unique but de sa vie ! Il la lui faut complète, absolue ; elle attendra un an, dix ans s’il le faut, mais au moment fixé, elle frappera, sans hésitation, sans pitié, avec délices, comme le tigre bondit sur sa proie ! Mais il faudrait être aveugle pour ne pas le voir !… Croyez-vous que cette âme toute de ion et d’orgueil, pourrait endurer l’odieuse existence qui lui est faite, si elle n’avait pas l’espoir de venger à elle seule, d’un seul coup, le désastre de sa vie ? Pensez-vous qu’elle puisse pardonner à celui qui la cause, cette terreur instinctive qui la saisit, qui la brise en présence de son maître ! Ce sont là des humiliations que cette nature hautaine entre toutes, n’acceptera jamais. Oh ! je l’ai bien vu : au moment où elle me parlait de lui avec ce calme, cette froideur glacée sous lesquels elle cache le mépris le plus implacable, tout à coup, je ne sais ce que je lui dis, son regard a étincelé ! Ce n’a été qu’un éclair, un seul, mais il a suffi, j’ai vu, à son éclat sinistre, tout ce que cette âme renferme de violence, de haine implacable ! Le comte pourra la frapper, la fouler aux pieds, l’égorger, que sais-je ! Tout est possible avec ces natures excessives, mais s’il lui en laisse le temps, elle lui fera descendre lentement, sûrement, les degrés qui conduisent aux abîmes, à la folie, à la dernière dégradation !… Je vous le dis, il se era entre eux quelque chose de terrible ! J’espère que vous ne serez pas témoin de cette lutte finale ; malheur à quiconque y jouera un rôle ! Comme dans les poèmes grecs, il ne faut pas que les simples mortels s’immiscent dans les querelles des dieux ! Il est beau, certes, de voir le développement de ce drame, d’assister à ce choc de ces ions formidables, mais avec de tels acteurs sur la scène, avec cette terrible actrice surtout, la furie de l’action a bientôt fait de s’emparer des spectateurs et de les jeter dans la mêlée ; alors ils iront tous à l’aveugle, frappant au hasard, enfiévrés de fureur et d’amour, mais quand cessera leur affolement, ils verront avec effroi, avec désespoir peut-être, de quels égarements ils se seront rendus complices !… Non, non, croyez-moi, laissez ces destinées fougueuses s’accomplir ; à vouloir contempler de trop près la splendeur de la foudre, on s’expose à être la première victime de ses éclats !…
Bernard reconnaissait combien ces appréciations étaient justes ; une fois de plus il s’étonnait de trouver, même dans ces esprits dégagés de tant de scrupules, ces appréhensions vagues, ces défiances instinctives qui entouraient comme d’une atmosphère viciée, celle qui en était l’objet. Que de fois, il avait éprouvé ces incertitudes que la princesse décrivait avec tant de lucidité ! En ce moment encore, après tant d’épreuves, tant de luttes ; tant de résolutions prises, il se trouvait toujours au même point, partagé entre le charme et le doute, incapable de s’affranchir de l’un comme de l’autre. Mais les sombres pronostics dont on tentait de l’accabler lui paraissaient empreints de couleurs trop chargées ; s’il y avait danger comme on le lui disait, ce n’était pas un danger imminent contre lequel il fallût immédiatement se prémunir ; au contraire, il lui semblait, dans ses rapports avec Clarice, être entré dans une période de calme qui éloignait toute possibilité de complication ou d’orage. Il se laissait donc aller à son penchant naturel d’insouciance et de vie facile ; les circonstances si souvent revêches, avaient mis sous ses pas, un semblant d’aventure des plus exquis, des plus rares et il se disait qu’il serait bien fou d’y couper court pour complaire à de vagues appréhensions, à des susceptibilités chimériques ! Chaque jour donc, il se retrouvait à Castel d’Orgoyl, se disant bien que peut-être il eût mieux fait de ne pas y venir, mais se demandant aussi pour quelles raisons il n’y serait pas venu.
Et chaque jour le charme dont s’entourait Clarice lui apparaissait plus complet, plus exquis. Avec l’amabilité la plus délicate, la jeune femme avait su donner à leurs relations, un caractère de calme et de sérénité qui enlevait à Bernard tout motif d’arrière-pensée. Il semblait que cette âme mobile, altière et ionnée, eût réussi à dompter sa fougue ; dans les circonstances étranges où elle se trouvait placée, elle parvenait, à force de simplicité, par des miracles de tact et d’intelligence, à paraître vivre de la vie de tous, sans complications et sans orages. Puis, il y a une grande séduction dans le sentiment de la confiance qu’on inspire ; celle que Clarice témoignait à Bernard était entière, franche et loyale ; c’était la déférence affectueuse d’une jeune sœur envers un frère aîné qu’elle aime et qu’elle respecte, Bernard trouvait un vif plaisir à se sentir entouré de cette sympathie doucement expansive ; s’il ne pouvait encore la payer entièrement de retour, il reconnaissait que les préventions qui l’avaient empêché si longtemps de la partager, avaient perdu beaucoup de leur puissance. Dans cette jeune femme au é obscur, à la vie étrange, il se surprenait à voir un camarade, presque un ami ; pendant des heures, des journées entières, il pouvait échanger ses pensées avec elle, sans que jamais un mot, une expression douteuse, vinssent altérer ce caractère de cordiale égalité. Presque oublieux de cette beauté si exquise, il ne recherchait plus que le charme délicat de son esprit, ses ressources infinies, cette bienveillance vivace dont elle se plaisait à l’entourer !
Puis, elle mettait tant d’intérêt à tout ce qui le touchait, à sa vie, à sa carrière, à sa famille ; il semblait qu’il n’y eût en elle aucune préoccupation personnelle ; oublieuse d’elle-même à un degré parfois étrange, elle ne s’occupait que de son hôte, s’associant à ses travaux, embrassant ses opinions, s’éprenant de ses enthousiasmes. Involontairement Bernard lui savait gré de cette cordiale sympathie ; il lui plaisait de constater la part importante qu’il occupait dans sa pensée. Sur un point toutefois ils ne pouvaient se mettre d’accord ; il s’agissait des convictions mystiques de Clarice ; malgré les démonstrations scientifiques de Bernard, en dépit de ses argumentations les plus rigoureuses, poussées même jusqu’à une ironie parfois amère, la jeune femme maintenait sa foi au surnaturel, elle la défendait pied à pied, à outrance, avec des raisons si ingénieuses, une telle abondance de ressources qu’elle réussissait souvent à rendre incertain le résultat de la discussion. Même poussée dans ses derniers retranchements, elle résistait encore :
— Je crois, disait-elle après les luttes les plus vives, je ne peux faire autrement, je crois autant qu’à ma propre vie !
Et son regard exprimait tant de sincérité, une conviction tellement inébranlable, que Bernard se sentait en présence d’un obstacle invincible. Il s’expliquait d’autant moins cette opiniâtreté que sur toute autre chose, Clarice se soumettait sans peine à l’autorité de son savoir ; son esprit toujours en éveil puisait avidement dans le fond solide d’instruction du jeune homme, c’était merveille de voir avec quelle facilité elle s’assimilait les notions les plus ardues, les plus ingrates, et il était plus étonnant encore de suivre l’essor de son intelligence, la rapidité de ses aperçus, la hardiesse singulière avec laquelle elle déduisait de faits bien connus les conséquences les plus imprévues. Mais sa supériorité se révélait surtout dans le domaine artistique ; elle avait le sens de la beauté développé à un degré extraordinaire ; en tout, elle savait trouver les éléments du charme ; il semblait que cette intelligence amoureuse de la perfection voyait les choses, non comme elles étaient, mais comme elles devraient être ; on eût dit même que son éducation si, insuffisante sous tant de rapports, lui avait conservé une vivacité, une originalité d’impression, qui donnaient à ses jugements une saveur, une délicatesse singulières. Pour les œuvres de l’esprit humain, littérature, musique, arts plastiques, son goût était d’une sûreté merveilleuse ; souverainement dédaigneuse du banal et du médiocre, elle était pour l’excellent, ardente à l’enthousiasme, et savait trouver, pour le faire goûter, des paroles d’une pénétration, d’une énergie saisissantes. Mais c’était surtout le sentiment de la nature qui était en elle prodigieusement intense ; calme sérénité des plaines, solitude silencieuse des grands bois, ruisseaux aux vivacités argentines, glauques profondeurs des étangs endormis sous les feuillages, les brûlantes splendeurs du ciel bleu aussi bien que la douce mélancolie des jours de pluie, l’éclat radieux du soleil, les ombres mornes de la nuit, tout avait pour elle des séductions d’ordre très personnel, d’une puissance singulière, presque excessive ; elle pouvait rester de longues heures, perdue dans une muette contemplation, comme en extase ; dans ce grand calme, sa pensée, toujours tournée au mysticisme, semblait se complaire jusqu’à s’absorber ; pour s’arracher à cet enivrement, il lui fallait un effort presque pénible. Quelquefois elle faisait avec Bernard, de longues promenades dans le vaste parc abandonné du château ; sous ces hautes salles d’arbres, dans les clairières inondées de soleil, au milieu de cette nature librement revenue à elle-même, loin de tout regard, de tout ressouvenir de la vie civilisée, elle semblait renaître, s’épanouir, s’exalter, comme l’oiseau qui, échappé de sa froide prison, s’enlève, enivré de liberté, au plus haut des airs ; les nobles perspectives des avenues solitaires, le lointain des grands horizons, les belles formes des groupes d’arbres, les jeux de lumière sur les feuillages, ces innombrables et merveilleuses délicatesses fondues en une exquise harmonie, tout ce divin enchantement de la nature, si doux et si fort, si pénétrant et si sain, elle le savourait avec une sensibilité ionnée, et en quelques mots d’une précision, d’une justesse parfaites, elle savait le faire ressortir et goûter ; c’était comme une initiation instinctive à tout un ordre de sensations d’une finesse, d’une séduction extrêmes ; sa parole simple, sans effort, sans aucune prétention semblait être la magique baguette qui révèle en toutes choses, tout ce qu’elles peuvent contenir de perfection et de beauté ! Bernard éprouvait un plaisir infini à s’entretenir avec elle de ces questions si délicates de formes, de couleurs, de proportions et d’accords ; c’était pour lui comme une révélation ; il lui semblait voir s’ouvrir devant lui des perspectives toutes nouvelles, d’une étendue infinie, la nature entière lui apparaissait transformée, imprégnée de lumière, éblouissante d’éclat, de grâce et d’harmonie. Puis, avec cette mobilité d’impression si particulière à sa nature, soudain sans transition, sans effort, elle revenait, calme et souriante, aux choses de la vie usuelle, s’occupant aussi volontiers à dire un conte de fées aux enfants du garde qu’à préparer minutieusement une aquarelle, ou à suivre Bernard dans quelque ardue démonstration scientifique. Cette intelligence souple et forte ne se rebutait de rien ; la fatigue, l’ennui n’existaient pas pour elle ; enfouie dans cette solitude morne, privée de tout rapport avec le monde extérieur, ne recevant jamais une lettre, ne lisant jamais un journal, réduite pour toute pâture à quelques vieux livres démodés, elle conservait une activité merveilleuse, maîtresse d’elle-même, calme et vivace tout ensemble, on eût dit le développement irrésistible d’un arbre en pleine vigueur, qui grandit et se déploie, insoucieux des obstacles, par l’essor tout puissant de sa sève indomptée !…
Que de ressources il devait y avoir dans cette nature d’apparence si délicate, pour lui permettre de se nourrir ainsi de sa propre substance, de se développer avec tant d’énergie, sans recourir à aucun, secours étranger. Cette existence solitaire que si peu auraient trouvée able, paraissait être la seule, dont elle put s’accommoder. Dans l’atmosphère silencieuse, calme, toujours égale dont elle s’entourait, sa santé s’affermissait visiblement, chaque jour, sa beauté devenait plus exquise, plus saisissante. Depuis la scène de Leda, le comte n’avait pas reparu au château, on disait même qu’il avait quitté Milan ; délivrée de la préoccupation accablante de cette terreur nerveuse qui la saisissait à l’approche de son maître, Clarice se reprenait à la vie, comme une belle fleur qui vient d’échapper aux violences de l’orage ; l’apaisement qui se faisait dans son esprit, donnait à tout son être un charme nouveau, irrésistible. Bernard suivait les progrès de cette transformation, ému parfois de cette perfection merveilleuse, non qu’il se laissât subjuguer au point de mettre en oubli le é obscur de l’enchanteresse, mais il trouvait inutile de réagir toujours contre lui-même, de se tenir éternellement en garde contre le penchant si naturel de son cœur. Auprès d’elle, il éprouvait cette impression vivifiante que donne le voisinage d’un être intelligent et fort ; son esprit, sans qu’il s’en rendit compte, se complétait, se mûrissait, beaucoup de choses qui lui étaient restées jusqu’alors étrangères lui devenaient familières et intéressantes, des notions qu’il tenait pour confuses et sans valeur, se révélaient soudain, claires et perceptibles, ses jugements étaient moins absolus, les nuances lui apparaissaient, le côté général des idées le frappait chaque jour davantage. Le travail lui devenait facile ; ce qui était autrefois une tâche pénible, se changeait aujourd’hui en une occupation pleine d’intérêt. Désireux d’obtenir une prolongation de congé, il entreprit plusieurs mémoires à l’adresse de ses chefs et les mena à bonne fin rapidement, sans fatigue. Sa santé physique aussi n’avait jamais été meilleure ; il prenait beaucoup d’exercice, chassait, montait à cheval, ramait pendant des journées entières, veillait souvent très tard et son intelligence ne s’en trouvait que plus vive et mieux en main. En un mot, il éprouvait ce bien-être instinctif caractéristique de toute phase de développement qui se produit dans des conditions favorables ; l’esprit et le corps progressaient rapidement, d’un pas égal et ferme, sans songer à se supplanter, à s’asservir l’un l’autre ; chose bien rare en cette vie moderne, si coupée et agitée, il avait conscience de se sentir heureux !
Dans une de ses parties de chasse, Bernard avait rencontré le garde-chef du château et ils avaient combiné une battue au chien courant sur les hautes pentes du Monterone ; il parla de ce projet à Clarice ; elle manifesta un vif désir d’y prendre part. Au premier abord, le garde parut peu disposé à lui accorder sa demande, mais à force d’instances, elle finit par gagner sa cause et on arrêta les dernières dispositions de l’expédition projetée.
Au jour fixé, Bernard partit d’Orta aux dernières étoiles ; il devait dre ses compagnons dans les bois au-dessus d’Ameno. Il les trouva exacts au rendez-vous ; l’équipage se composait de Clarice, du garde, d’un chasseur, d’un porteur et de quatre chiens courants. La jeune femme avait revêtu pour la circonstance, un charmant costume de marche, gris brun, court de jupe, laissant voir de jolies bottines à fortes semelles ; un petit chapeau de paille de forme ronde, très simple, coquettement incliné sur le front complétait sa toilette ; dans cette tenue, élégante et pratique tout ensemble, debout, au bord du chemin, appuyée contre un arbre, un alpenstock à la main, elle était la frappante image de la vie et de la jeunesse. Le plaisir que lui promettait cette journée de plein air, faisait resplendir ses beaux yeux, et le sourire avec lequel elle accueillit Bernard, pénétra le cœur du jeune homme comme le premier rayon de soleil au travers des douteuses clartés du crépuscule.
On se mit aussitôt en marche. Pour atteindre les pâturages où devait se faire la chasse, il fallait monter une grande heure dans les bois ; on prit par des sentiers de bûcherons, en pente raide, tantôt obstrués de pierres roulantes et de racines d’arbres, tantôt glissants à n’y pouvoir tenir, vraie école de patience même pour des montagnards exercés ; Bernard si bon marcheur qu’il fût, ne les trouvait guère de son goût, mais il n’osait rien dire, car il tenait à faire bonne figure en présence du garde et de Clarice surtout, qui toute rayonnante de bonne humeur, ne cessait de ca et de rire, sans paraître s’apercevoir des difficultés du chemin. Enfin on déboucha dans les terrains ouverts, et la chasse commença.
Le temps était beau, les chiens excellents, le gibier abondant ; tout allait à souhait et avant onze heures, quatre lièvres étaient enfouis dans les vastes poches de chasse. On s’était beaucoup élevé ; la montagne se dessinait maintenant en côtes rocailleuses coupées de ravins escarpés. Sur ce terrain de plus en plus difficile, Bernard ne pouvait s’empêcher d’irer l’énergie de Clarice ; cette ascension peu faite pour une femme d’apparence aussi délicate, semblait n’être qu’un jeu pour elle ; à la voir gravir, légère comme une chevrette, les pentes les plus abruptes, redescendre, remonter, toujours en tête des chasseurs, suivant de tout près les chiens, on eût dit que le soleil, le grand air l’exaltaient, l’enivraient de vie et de force. Le garde lui-même, peu causeur de sa nature, louangeur encore moins, ne cachait pas son enthousiasme.
— Ah ! brave fille, disait-il dans son patois demi-français, demi-italien, voyez comme elle grimpe de bon cœur ! Ce n’est pas une femmelette, celle-là, bonne à traîner ses jupes sur le pavé plat ! Il n’y a pas à s’inquiéter d’elle ; si c’était son idée, elle erait bientôt les chiens !
On était à une heure environ du sommet, un cinquième lièvre venait d’être tué, les chiens en lançaient un autre, la montagne retentissait du bruit magnifique de leurs voix… Bernard, Clarice et le porteur, marchant sur la crête d’un rapide contrefort, les voyait courir tous ensemble à portée de fusil sur l’autre bord du ravin escarpé. Tout à coup, le chien qui était en tête pousse un hurlement de douleur, s’arrête et se roule sur le sol…
— Il a été piqué ! dit le porteur ; cette maudite côte est pleine de vipères, et toutes mauvaises encore ! Et il est perdu ; on n’arrivera pas à temps pour lui porter secours !…
Il n’avait pas achevé, que, soudain, sans hésiter, Clarice s’était jetée dans le ravin et se laissait glisser le long de la pente rocheuse avec une audace, une sûreté vraiment extraordinaires… Bernard, effrayé, lui criait de revenir, mais elle avait atteint déjà le bas de la côte, et traversant un lit de ruisseau tout hérissé de grosses pierres elle commençait à gravir la paroi opposée !…
— Ah ! laissez-la faire, disait le porteur ; elle a bonnes jambes, celle-là, et ce n’est pas ces rochers qui veulent l’arrêter ! Pardieu, il serait bien malin, celui qui voudrait la suivre partout où elle e ! Tenez, la voilà, en haut, à côté du chien ! mais c’est trop tard ; il est bien perdu !…
Elle était en effet arrivée auprès du pauvre animal qui ne cessait de hurler de la façon la plus lamentable ; elle s’agenouilla, se pencha sur lui et parut lui donner des soins. Au bout d’un instant, les cris s’arrêtèrent ; Clarice s’était relevée, elle tenait le chien dans ses bras, et se mit en devoir de gagner le sommet du contrefort ; elle marchait lentement, le poids de l’animal, pas trop fort pourtant, était évidemment trop lourd pour ses forces. Bernard et le porteur doublèrent le pas pour la redre, le garde arriva aussi de son côté, et toute la chasse se trouva bientôt réunie au point de rencontre des deux parois du ravin.
Clarice tenait toujours le chien dans ses bras ; la pauvre bête était sans mouvement, la tête renversée ; de sa gueule entrouverte s’échappaient des filets d’écume sanglante.
— Ce ne sera rien, dit Clarice ; il a été bien mordu là, à la lèvre ; c’est une place dangereuse, mais je lui ai fait le bon remède, et dans deux heures, il n’y paraîtra plus. La source n’est pas loin, il faut l’y porter, et quand l’engourdissement aura cessé, le laisser boire tant qu’il voudra. Prenez-le, s’il vous plaît, major Ansermoz, dit-elle au garde, il est trop lourd pour moi, et m’écrase, tout petit qu’il est.
Sur un signe du garde, le chasseur prit l’animal, et se faisant suivre des trois autres chiens, il partit en avant en obliquant sur le flanc de la montagne.
— Maintenant, dit Clarice, il n’est plus question de chasse ; nous allons monter au sommet pour que M. de Rednitz puisse jouir de la vue, elle en vaut bien la peine. Puis nous déjeunerons ; cela nous est bien dû. Qu’en dites-vous, major Ansermoz ? Le plan n’est-il pas bon ?
Le garde approuva, et on se dirigea sur le sommet en gravissant tout droit sur les gazons en pente roide.
Bernard se trouvait auprès de Clarice :
— Ah ! ça, lui dit-il, explique-moi ce que tu as fait au chien pour pouvoir si vite répondre de sa guérison. Les vipères du Monterone ent pour dangereuses, et j’ai vu mourir des chiens pour des piqûres moins graves… As-tu donc quelque pharmacie de campagne dans l’une de ces mignonnes poches de cuir que tu portes à ta ceinture ? À voir ton air dégagé, je ne t’aurais pas cru si prévoyante personne…
— Eh bien, une fois de plus, vous reconnaîtrez que je suis encore meilleure que je ne parais… Mais je n’ai aucune pharmacie dans mes poches, et je n’ai fait qu’appliquer le remède usité dans des pays où il y a plus de vipères que de fioles d’acide phénique. J’ai attrapé sur place le coupable ou quelqu’un de ses proches, dans ces rocailles on n’a que l’embarras du choix, et je l’ai fait mâcher de force à la victime ; cela, et, une bonne gorgée d’eau-de-vie, j’en ai dans ce flacon, la remettra sur pied parfaitement ; en ce moment, vous allez rire, le blessé est plus ivre qu’autre chose. J’ai vu pratiquer le remède dans mes montagnes du Kurdistan, et dans les forêts de Saint-Paul, toujours avec succès, et j’ai répété l’expérience. Ah ! je suis une personne de ressources, sans que cela paraisse, avouez-le !
— Mais cela paraît fort bien ; seulement le remède n’est pas à la portée de tout le monde… tu aurais fort bien pu te faire piquer à ton tour, pendant que tu médicamentais l’animal… Prendre et manier ainsi une vipère, sais-tu que tu jouais gros jeu !…
— Pas tant que vous croyez ; ces pauvres bêtes, on les calomnie, elles sont d’assez bonne composition, demandez aux préparateurs d’histoire naturelle… Puis, vous le savez, et elle riait de son rire étrange, je suis l’amie des bêtes, moi, je les ménage, et elles me le rendent bien.
— Drôle de ménagement ! les lièvres ce matin, la vipère tout à l’heure, peuvent en rendre témoignage !
— Ah ! quand il le faut, c’est autre-chose ! Entre le chien et le serpent, il n’y avait pas à hésiter, le dégât a été réparé aux dépens du coupable… Quant aux lièvres, j’ai regardé la chasse, voilà tout ; si vous les avez tués, c’est vous qui en êtes responsable ! N’ai-je pas raison, sergent-major Ansermoz ?
— Oh ! je sais que tu as bonne langue, dit le garde, et que tu n’es jamais à court de raisons… Seulement, il faut que tu te calmes, car, tout à l’heure, endiablée comme tu es, tu vas faire pour sûr quelque sottise ; M. le baron a dit vrai : tu es d’une imprudence folle ; si tu avais été piquée sur cette maudite côte où il y a plus de vipères que de cailloux, j’aurais fait bonne figure, moi, en rentrant au château !
— Allons, allons, major, ne grondez pas ; je ne courais pas grand risque, j’ai bon œil et bonne oreille, et je sais me retourner au bon moment…
— Tout cela est bel et bon, mais elles connaissent aussi leur métier, les vipères du Monterone, et un malheur est vite arrivé. Mais tu seras toujours la même, à t’emporter en plein air comme un cheval d’escadron qui entend sonner la charge… Moi, je suis responsable de ta personne, et s’il t’arrive quelque chose avec tes folies, c’est moi qui paierai les pots cassés !… Que diable, pour un chien qui crie, on ne se jette pas dans un ravin plein de vipères, quand il était si simple de faire autrement !…
— Eh bien, que voulez-vous, quand j’ai entendu ces cris, je n’ai pu me tenir ! La souf, c’est si cruel ! Cela n’a pas si mal réussi ; s’il avait fallu attendre, la pauvre bête avait dix fois le temps de tréer !
— Allons donc ; je serais arrivé bien assez tôt !… Ce n’est pas à un vieux guide du Mont-Blanc qu’on apprend à marcher dans la montagne.
— Et on ne lui apprend pas non plus à gronder et à grognonner, n’est-ce pas !… Mais, tenez, je ne suis pas d’humeur difficile ; pour vous apaiser, je vous promets de mieux m’observer une autre fois… Là, êtes-vous content ? Oui, vous l’êtes, je le vois à vos yeux, quand même vous ne voulez pas en convenir… Et nous voici au sommet ; saluez, M. de Rednitz, le spectacle est irable !
La vue que l’on a du sommet du Monterone est célèbre, ce jour-là, elle se déployait dans toute sa splendeur sur un amphithéâtre immense ; du Mont Viso jusqu’aux cimes du Tyrol, une ceinture ininterrompue de neiges éternelles resplendissait sur le ciel bleu ; revêtues des riches colorations de l’automne, leurs bases puissantes se modelaient dans tout l’infini de leurs reliefs par des ombres violettes d’une variété et d’une finesse extraordinaires, puis, par des dégradations insensibles, elles allaient se perdre dans la plaine italienne étendue au loin, à perte de vue ; de légers brouillards déployés comme une gaze argentée, estompaient les vallées, et voilaient à demi le miroir des lacs ; le regard se reportait sur l’éblouissante chaîne des blancs sommets ; ces cimes gigantesques, ces vastes champs de neige, ces glaciers étincelants, tout cet ensemble si prodigieusement grandiose, s’imposait à l’esprit et l’élevait jusqu’au sentiment d’iration exaltée, hommage nécessaire, inséparable de ces grands spectacles !
Sous le coup de cette impression puissante, les trois spectateurs restaient silencieux, immobiles, comme s’ils eussent voulu imprimer dans leur mémoire, le souvenir ineffaçable de cette sublime nature. Puis, insensiblement, l’enthousiasme se traduisit en paroles, l’émotion éprouvée en commun prit son libre essor, on paya le tribut obligé d’iration au Mont-Blanc et au Mont-Rose, les deux rois de cette brillante multitude. Les gigantesques sommets de la vallée de Bagnes, le Cervin à l’allure hardie, provocante, ne furent pas oubliés. Bernard qui avait parcouru tout récemment la chaîne du Mont-Rose, indiquait à ses compagnons, les principaux points de son itinéraire, et donnait pleine carrière aux souvenirs enthousiastes qu’il avait rapportés du Théodule et du Weiss-Thor.
— Le Weiss-Thor ! dit Clarice. Mais j’y ai é, moi aussi ! Le nom me revient maintenant, et je suis sûre de ne pas me tromper. Oui, j’y ai é, il y a quatre ans, en allant de Macugnaga à Zermatt ; j’étais avec un digne professeur bâlois et sa respectable épouse, à qui Stankowitch m’avait confiée sur leur demande, après une course faite en leur compagnie au Salvatore, près de Lugano. Lui, pendant ce temps, le digne homme, il ait tout paisiblement le Simplon avec le reste de sa bande, et allait faire une huitaine de villégiature, devinez où ? Au Casino de Saxon !… Grand fut l’étonnement du respectable professeur quand il vit le repaire où Stankowitch abritait ses brebis ! Quant au Weiss-Thor, il est digne de son nom retentissant ; c’est bien le grandiose de la haute montagne dans toute sa puissance ! Et avec une dose très suffisante de distance et de difficultés… J’en vins assez aisément à bout ; je serais trop heureuse si j’avais autant de force active que de résistance à la fatigue. Puis quand on a la volonté, le reste n’est qu’un détail, et si l’on fait quelques efforts, comme on en est largement récompensé ! Ah ! ces courses de grande montagne, quelles nobles et belles impressions elles m’ont laissées ! Quel sentiment de sain et pur bien-être ! Il semble qu’à ces hauteurs, la sensibilité se fait plus exquise, plus forte, et vous inspire des pensées que cet océan de terres basses ne comprend même pas…
— Cela est vrai, dit Bernard ; on vit mieux sur ces cimes superbes, on se sent une énergie, une force toutes nouvelles ! Peut-être, comme je l’ai entendu dire, cette excitation n’est-elle que le résultat du sentiment d’orgueil causé par la difficulté vaincue, peut-être même, pour prendre les choses au point de vue le plus rationnel, la vivacité de l’air, la proportion plus grande d’oxygène, l’abondance extrême de la lumière, sont pour beaucoup, dans cette exaltation, mais quelle que soit la cause, on ne peut contester l’effet, et pour une heure de ce bien-être physique et moral, dût-il m’en coûter dix fois plus d’efforts, je donnerais toutes les promenades du monde en pays plat !
— N’est-il pas vrai ! dit Clarice. Oui, l’amour de la haute montagne est un sentiment bien légitime, puissant et fécond, il existe par lui-même, et arrière ceux qui veulent n’y voir qu’un bien-être physique, ou je ne sais quelle mesquine satisfaction d’amour-propre ! J’exècre cette tendance à tout rabaisser, à tout expliquer par les petits instincts de la nature humaine ! À quoi servirait-il à l’homme d’être la seule créature capable d’enthousiasme, s’il ne doit voir dans cet appel de son cœur qu’un prétexte pour se dénigrer lui-même, pour se ravaler au niveau de la brute engagée dans les liens de la matière, incapable de rien voir au-delà !
— N’exagérons rien, dit Bernard, même en présence de ces grands spectacles, il faut savoir garder son sang-froid. Cela ne nous empêche pas de goûter cette impression si saine qui se dégage de ces magnificences. N’est-il pas singulier que le déploiement de cette nature écrasante, loin de vous déprimer, vous exalte ; en contemplant cette manifestation gigantesque des forces de la nature, on se sent comme un redoublement d’action et de vie, il semble que rien ne vous soit impossible et comme l’aigle, on prend possession de l’immensité.
— Et c’est un mouvement de légitime orgueil ; au de cette nature prodigieuse, l’esprit constate en lui-même la présence d’une force vive, qui a conscience d’elle-même, sur qui la matière, si puissante qu’elle soit, n’a pas d’empire ; ces rochers, ces abîmes, ces fleuves de glace, ces immensités gigantesques, tout cela est aveugle et inerte, l’esprit de l’homme, de cet atome à peine visible, les embrasse sans effort, et les domine de toute la hauteur où l’enlève le sentiment de son individualité. Puis, voyez, en bas, sur ces plaines, les brouillards s’accumulent et voilent la lumière radieuse. De même, les égoïsmes, les ions, les vils instincts, rampent sur les foules humaines, et y forment une lourde atmosphère qui obscurcit le rayonnement de la beauté éternelle. Ici, on plane au-dessus de ces froides vapeurs ; l’orage peut se déchaîner sur les cimes, mais il e et on se retrouve dans la lumière, en présence de l’immensité éternelle. Dans ce silence grandiose, l’âme, seule avec sa pensée, reprend conscience d’elle-même, elle se sent en communion avec le monde supérieur, elle comprend la puissante vérité, les grandes aspirations de l’idéal ! Certes il faut un violent effort pour y atteindre, mais cet effort même vivifie, on est heureux de se sentir d’accord avec cette saine nature, avec les grandes volontés qui la régissent. Ici, rien ne vient en contrarier l’essor, la main téméraire de l’homme recule, elle se sent impuissante à contredire l’ordre immuable et éternel !
« Voilà pourquoi l’on aime ces grands spectacles ; tous ne le comprennent pas nettement, mais tous en ont le vague instinct ; pour un instant on secoue le joug des mesquines attaches de la vie de tous les jours, on se sent plus fort, plus libre, meilleur, et l’esprit momentanément enlevé aux misérables préoccupations terrestres, éprouve une sensation de bien-être dont le souvenir ne s’efface pas !
Elle parlait ainsi, l’œil en feu, la voix vibrante, une puissante émotion exaltait son esprit, faisait vibrer tout son être. Sous cette inspiration presque mystique, la parole de la pauvre déshéritée, de la créature déchue, prenait une autorité que Bernard séduit, subjugué, acceptait sans protestation, sans résistance.
Ils restèrent ainsi longtemps dans l’iration de cette immensité grandiose ; Clarice, avec sa vivacité d’impression, avait peine à modérer l’essor de son enthousiasme. Ce ne fut que sur les vives instances de ses compagnons qu’elle se décida à descendre. Malgré la beauté du temps, le vent d’octobre soufflait âpre, à ces hauteurs, ce fut avec un sentiment de réel bien-être que la petite troupe trouva à s’abriter, à quelque cent pas au-dessous du sommet, au pied d’une déchirure du sol, en plein soleil. On ouvrit le sac aux provisions, et selon les bonnes traditions de montagne, on se mit à procéder en toute conscience à l’expédition d’un déjeuner bien gagné ?
La première fougue ée, la conversation reprit de plus belle ; on traita ces deux sujets inépuisables, la chasse et la montagne. Chacun y apportait son contingent ; le garde lui-même, sous l’influence vivifiante du déjeuner, prit une part active. Cet homme de rude écorce, avec ses petits yeux gris, ses traits taillés à coups de hache, sa moustache en brosse et son collier de barbe jaunâtre, cachait sous cet aspect inculte une intelligence réelle et savait être intéressant à ses heures, lorsqu’il s’était débarrassé de la timidité défiante habituelle aux gens de la campagne. Savoyard de race, il avait débuté par faire le service de guide dans les hautes vallées de son pays, puis il avait servi dans l’armée sarde, et c’était là que le propriétaire de la villa Rezzi l’avait choisi pour surveiller ses champs et ses forêts. Il avait donc beaucoup vu, dans des milieux bien divers et pouvait parler de beaucoup de choses avec pleine connaissance du sujet. Sous ce triple rapport de montagnard, de chasseur et de soldat, il avait bien des affinités avec Bernard, et le jeune homme prenait plaisir à entendre ses récits. Le garde, mis bientôt à son aise, donnait volontiers carrière à ses souvenirs, et les mettait en scène dans ce langage pittoresque empreint d’une matoise bonhomie et non sans esprit, si habituel à ceux de sa race. Chose singulière, cet homme qui avait fait la guerre en Italie et en Orient, se reportait beaucoup plus volontiers à ses courses dans les grandes Alpes ; à l’entendre, il semblait qu’un orage sur le glacier ou l’ascension d’une cime escarpée, présentât plus de grandeur et de danger que les risques poignants de l’assaut ou du champ de bataille. Réduit maintenant à courir les bois sur les bases du Monterone, il se considérait comme atteint d’une vraie déchéance, et il avait peine à dissimuler son impression.
Sur un point cependant, il se répandit en témoignages d’une iration qui prenait presque un caractère enthousiaste : ce fut à l’occasion du comte de Claram ; le garde l’avait accompagné dans des courses et des chasses qu’il avait faites autour du Mont-Rose :
— Voilà un homme ! s’écriait-il ; je ne connais pas son pareil, et pourtant j’en ai bien vu ! Il faut le voir attaquer une paroi de roc vif ou se lancer dans une pente de neige ! En septembre, là-haut, dans le Val Anzasca, nous avons marché vingt heures de suite, en courant les chamois au découvert et dans de mauvais endroits ; tout autre aurait renoncé, mais avec lui, rien n’y fait ! Il voulait ces chamois, et il les aurait suivis jusqu’au diable vert ! On les a cernés à la fin, sur une corniche, et de quatre balles, on les a décrochés tous les quatre ; nous étions trois et fatigués, M. le comte en a rapporté deux à lui tout seul, comme un autre aurait pris deux lièvres !… Et du courage et du sang-froid ! Il n’y a pas quinze jours, nous avons fait une expédition en Suisse, dans les montagnes des Grisons, plus loin que Chiavenna ; c’est l’ours qu’on chasse par là. Nous en avons traqué un, dans un fourré tout rochers et épines ; on n’y voyait rien, les chiens étaient dedans, faisant un bruit d’enfer, heureusement que l’ours avait déjà deux balles dans sa méchante carcasse, sans ça, il n’en revenait pas un ! Et on n’osait pas tirer !… M. le comte a vu que ça devenait mauvais ; il a pris un couteau de chasse, et s’est lancé dans le tas ; en deux coups de lame, il a fini la bête et l’a retirée à lui tout seul, un gros ours, lourd comme un bœuf ! C’est une poigne, cela ! J’ai bien couru du pays, j’ai bien vu des vivants, et des solides encore, en Lombardie, en Crimée, partout, des Anglais, des Français, des Russes, des Turcs, quoi encore ! Mais pas un, pas un comme M. le comte ! Je suis vieux, et j’ai quatre enfants, mais s’il fallait reprendre le fusil et faire campagne, si M. le comte était mon colonel, eh bien, je le ferais tout de même, et avec plaisir ! Avec lui, on sait que s’il faut aller droit, on ira droit et gare de devant, et s’il faut biaiser, on biaisera, mais, on arrivera tout de même, et plus vite que les autres ! Allez, c’est un fier homme, je vous le dis, foi de vieux sergent-major ! Il a l’aplomb, il a l’œil et la poigne ! Et un bon homme, avec cela, pas fier, pensant à tout, se contentant de tout, et partageant la bonne et la mauvaise fortune avec nous autres, pauvres diables, comme si on était des princes comme lui !… À sa santé, M. le baron, si vous le voulez bien !… Et maintenant, permettez que je vous laisse, il faut que j’aille à la source, voir comment va le chien !
Quand il fut parti, Bernard se tourna vers Clarice ; elle était couchée sur l’herbe, la tête appuyée sur sa main, et n’avait rien dit depuis qu’il avait été question, du comte. Il vint à l’esprit du jeune homme que l’occasion était bonne pour lui faire subir un petit interrogatoire :
— Il paraît bien, dit-il, que M. de Claram est vraiment héroïque dans le danger. Voilà plusieurs fois que je l’entends dire et j’ai bien pu m’en apercevoir par moi-même, à Varallo, quand il mit si lestement à la raison, ces deux brutaux de charretiers si prompts à jouer du couteau… C’est beau, le courage, à ce degré ; qu’en penses-tu, Clarice !
— C’est fort beau, dit-elle d’un ton sec, sans se retourner.
— Comme tu dis cela ! Tu n’as pas trop l’air d’être de mon avis. Le courage, pourtant, n’est-ce pas la qualité essentielle, celle qui constitue les véritables hommes, dignes de commander aux autres, et n’est-il pas juste que les plus braves soient les plus irés et les plus aimés ?
Clarice ne répondait rien.
— Qui ne dit mot, consent ! poursuivit-il. J’en étais bien sûr ! Telle que je te connais, l’intrépidité doit te gagner le cœur. Tu ne serais pas de ton sexe, sans cela !
Elle fit un brusque mouvement :
— Un jour, dit-elle, à Paris, je ais à cheval, près du Champ-de-Mars ; je vois venir un régiment d’infanterie qui rentrait de la manœuvre, en grand appareil, musique en tête, drapeaux déployés, l’image frappante de la force invincible… Tout à coup, un bœuf qu’on menait je ne sais où, aperçoit cette masse toute bariolée de rouge ; la rage le prend ; sans penser, sans regarder même, insoucieux du danger, inaccessible à la crainte, il fonce droit sur les premiers pelotons, pousse au plus épais, frappe, bouscule, renverse, et ne s’arrête que criblé de coups, écrasé par le nombre !… Que dites-vous de ce trait de courage, et ce bœuf indomptable n’est-il pas pour vous, le type du héros !
— Quel non-sens ! s’écria Bernard ; c’est de la brutalité stupide ! Le courage est toute autre chose…
— Vous croyez ! Eh bien, moi, je crois que le plus souvent, ce farouche déploiement d’énergie qu’on appelle le courage, a beaucoup de rapport avec celui de mon bœuf ; c’est l’ébullition du sang, la violence des instincts brutaux, querelleurs, une sorte de frénésie qui monte au cerveau, et vous lance dans le danger sans que l’on sache ni pourquoi ni comment… Vous irez cela, vous en êtes libre ! Moi, je ne l’ire guère, je le dis franchement.
— Et pour qui donc réserves-tu ton iration ? Pour les poltrons et les couards qui calculent toutes les chances, et ne se risquent qu’en étant sûrs de la victoire !… Cela est tout simplement absurde !…
— Pourquoi donc ? Il s’agit de s’entendre sur le sens des mots. Oui, je respecte, j’ire le courage ; mais c’est le courage par devoir, par réflexion, cet effort du moral sur le physique qui fait taire, quand il le faut, la voix de l’instinct de la conservation, la crainte si naturelle de la mort où de la douleur, et qui lance le corps dans le danger quand l’esprit voit que ce sacrifice est nécessaire… Alors le corps tremble, il a conscience du péril, mais il l’affronte parce qu’il se sent conduit vers un but noble et utile. Appelez cela le courage de la lâcheté, il n’en sera pas moins le seul méritoire ; quant à l’instinct querelleur, batailleur, quant à l’audace aveugle du taureau ou du bouledogue, c’est de l’emportement, de la violence pour la violence ; moi, je suis stupide peut-être, mais je ne sais pas l’irer !…
— Le courage de la lâcheté, voilà un ingénieux paradoxe ! Moi, je le laisse aux discoureurs de profession… Et je suis certain qu’au fond de ton cœur, tu es de mon avis. Oui, le courage brillant, désintéressé, le courage pour lui-même sans hésitation, sans calcul, le mépris du danger, l’excitation de la lutte, c’est cela qui est beau et noble, et tant que l’Humanité sera ce qu’elle est, elle honorera ce courage et lui réservera ses plus belles récompenses !
— L’Humanité ! dit Clarice avec un sourire amer. Quel juge infaillible !… Oui, elle honorera l’homme assez confiant dans sa force pour affronter un ours aux abois, et s’il tue correctement la pauvre bête, elle n’aura pas assez pour lui d’applaudissements enthousiastes !… Et que cet homme au bras de fer, mais faible jusqu’à la bassesse devant son égoïsme, s’attaque à une pauvre créature sans défense et l’écrase de sa force de brute, votre Humanité battra des mains devant cette décision énergique, pour la victime, elle n’aura que risée et mépris !…
— Ceci est une toute autre question. Il ne faut pas déplacer la discussion et se perdre dans les nuances. Le courage est une grande vertu, cela ne veut pas dire que l’homme courageux soit un saint sans faiblesses et sans reproche !
— À merveille ; je m’attendais à cette réponse. Soyez brave, soyez fort, ne reculez devant rien, exposez brillamment votre vie en plein jour, vous serez un héros ! Puis livrez-vous à vos instincts, écrasez les faibles, foulez aux pieds le bonheur des autres, tout cela n’est que peccadilles qui ne valent pas la peine qu’on s’y arrête, que nul n’aura le ridicule de blâmer ! Ah ! la morale commode, la noble éducation de l’âme, le bel exemple à proposer ! Eh bien, moi, je ne courberai pas la tête devant ces maximes complaisantes dans lesquelles se délecte votre orgueilleuse Humanité ; à mes yeux tous les actes de courage ont moins de prix qu’une heure de lutte contre soi-même, qu’une victoire remportée sur sa ion, sur ses instincts, qu’un sacrifice de ses goûts, de son bonheur, au repos, au bonheur d’autrui !…
— Paroles bonnes pour les natures calmes et molles qui ignorent l’entraînement de la ion, qui ne peuvent en comprendre la force inacceptables et absurdes pour tout être qui a du sang chaud dans les veines et de l’énergie virile au cœur !…
— Et qui donc montre plus de force, du cheval qui s’emporte, ou du cavalier qui le contient ?
— Assimilation forcée ! Paradoxe injuste, presque absurde !… Je n’y répondrai même pas !
— Pas du tout si absurde,… à vous entendre, celui-là seul est fort qui se livre tout entier à ses entraînements, il semble que la puissance qui fait bouillonner la ion doit s’avouer incapable de résister à ses appels ! Voilà le paradoxe injuste. Ce qui est vrai, c’est que dans les deux cas, la force est égale, c’est la volonté qui ne l’est pas ! Et moi, je vous le dis en toute certitude, tel peut montrer le plus grand courage contre les autres, qui fait preuve envers lui-même de la plus insigne lâcheté !
— Encore une fois, ceci n’est qu’une confusion volontaire de choses qui doivent demeurer parfaitement distinctes ; en fait d’honneur, de vertu, de courage, rien ne sert de subtiliser, la notion simple est la plus juste. Vois notre sergent, c’est le bon sens, la voix de la conscience universelle, il est inculte peut-être, mais il a l’expérience pour lui, il a vu le danger, et il sait comment il faut s’y conduire. Je m’en rapporte à lui, l’éloge qu’il a fait du comte est l’expression de la vérité.
— Comme il vous plaira ; je ne poursuis pas la discussion ; j’en ai peut-être trop dit. Je me tais, mais je ne suis pas convaincue, même par l’autorité de notre sergent ; je vois en lui un brave homme, point sot du tout, et très bon sous sa rude écorce ; comme tel, je l’apprécie et je l’aime de tout mon cœur ; comme guide et comme garde, je le respecte infiniment, je crois qu’il sait la charge en douze temps aussi bien que quelque sergent du monde ; quant à ses appréciations psychologiques, cela, c’est autre chose et ne vous en déplaise, je m’en soucie comme de cela !
Elle allumait au même moment, une cigarette ; soufflant sur sa bougie, elle la jeta d’un geste de suprême dédain !
— Oui-da, dit Bernard. Une cigarette ! Te voilà retombée dans tes anciens péchés !
Elle ne répondit pas.
— Ce n’était pas la peine, dit Bernard, de débiter cette homélie pour aboutir à te donner ce démenti. Est-ce encore ce fameux tabac du colonel Ivantelly ! Tu affirmais si bien ta volonté de ne t’en plus servir !
— Mon Dieu, la fantaisie est petite, et le colonel n’y est pour rien. Ma pauvre cigarette, voyez comme elle a l’air honnête, avec son papier grossier et son tabac plus médiocre encore. Il n’y a rien de Malais dans sa tournure, non certes, puis, c’est en plein air… Savez-vous à quelle occasion je me suis remise à fumer ? Parfois, je vais chez le garde er la soirée, en famille… Cela vous étonne ? Que voulez-vous ? Je suis faite à la solitude, vous le savez, mais, quelquefois, elle me terrasse, elle m’écrase, il faut que je sorte de moi-même, de mes pensées, il faut que je voie du mouvement, de la vie, pour si peu que ce soit ! Alors, je vais chez le sergent ; je vous l’ai dit, lui et sa femme, ce sont d’honnêtes gens, de braves cœurs et je les aime sincèrement… Si les enfants sont là, je leur cause, je ris avec eux ; s’ils dorment déjà, eh bien, nous jouons aux cartes ; le sergent adore le piquet, et comme il faut qu’il fume sa pipe en tenant les cartes, moi, je fume aussi pour le mettre à l’aise… Oh ! riez tout à votre gré, c’est votre droit ; il est possible que cela paraisse ridicule, mais comme j’en prends facilement mon parti ! Et ce n’est pas tout ; vous allez irer ma mauvaise chance ! Le sergent, en vrai montagnard rapace, ne veut jouer que s’il a chance de gagner quelque chose ; il a fixé l’enjeu à deux sous par partie ! C’est peu, n’est-ce pas ! Eh bien, c’est énorme pour moi qui n’ai rien, qui ne peux rien avoir, pas même un centime ! Il faut bien pourtant en er par là, le sergent n’en veut pas démordre… Et voici ce qui s’est é : un jour, dans la montagne, j’ai trouvé trois pièces de deux francs, tombées, Dieu sait depuis combien de temps, de la poche de quelque voyageur, toutes salies, usées, rongées, méconnaissables enfin ! Je me les suis adjugées, et je les ai jouées contre mon sergent ! Je joue bien mieux que lui, à tous les jeux, eh bien, cela ne me sert de rien, je perds toujours, il a fini par tout gagner, je n’ai plus rien, pas un rouge centime, et aucun moyen de sortir de cette misère ! Ah ! j’en ris, mais c’est pour ne pas en pleurer, tellement je trouve cela humiliant et injuste !
Elle parlait, ainsi, avec un mélange d’enjouement et de colère si finement exprimé, que Bernard ne pouvait se rendre compte si elle était ou non sérieuse. À tout hasard, il prit le parti de tourner la chose en badinage :
— Voilà un bien gros malheur, ma pauvre Clarice, dit-il, et je compatis à ton chagrin. Mais console-toi ; tu es croyante, pour ne pas dire dévote, et tu sais que ce sont les pauvres qui héritent du royaume des Cieux ; nous autres mécréants, nous resterons à la porte ; aussi nous tâchons d’être heureux dans ce bas monde ; c’est toujours autant d’assuré !…
— Oui, M. le baron de Rednitz, et si fort, si savant que vous soyez, vous n’y réussissez pas toujours ; or, sans le succès, ces paroles hardies, je ne dis pas cyniques, font pauvre figure. Mais nous allons faire un marché : pardonnez-moi mon tabac, moi, je vous pardonnerai votre paradoxe et j’y aurai du mérite, car il est de ceux qui sonnent mal aux oreilles des pauvres et des malheureux, et il n’en manque pas, de ceux-là, en ce monde !…
Soudain, d’un mouvement d’une merveilleuse souplesse, elle se redressa à demi, un genou en terre, son regard, projeté au loin, s’illumina d’une flamme de curiosité capricieuse :
— Ah ! dit-elle, voici du nouveau ; oui, vraiment, c’est toute une bande de touristes !
Bernard tourna la tête et vit un groupe de voyageurs qui gravissaient les pâturages en pente raide qui forment le sommet de la montagne ; cinq chevauchaient sur des ânes, deux suivaient à pied.
— Voilà qui nous vient de , dit Clarice, et de Paris même, si je ne me trompe, sauf les ânes, bien entendu et les deux guides ; les vestons blancs de ces messieurs, les délicieuses toilettes de ces dames le proclament assez haut… Ce matin, à Baveno ou à Stresa, on a vu le beau temps et le chaud soleil, et on a endossé ces molletons blancs qui brillent au loin comme mouettes en mer… Et voilà qu’on arrive à un sommet quelconque, sans trop savoir ni pourquoi ni comment, on ire tant bien que mal, sans cesser de parler de Paris, et non sans se plaindre de la monotonie des voyages et de la disette d’aventures… Eh bien, moi, je vais leur en fournir une d’aventure, et dont il sera longtemps question, rue Croix-des-Petits-Champs et lieux circonvoisins ; vous allez le voir !
Elle s’était levée, et d’un geste rapide, elle rajustait les plis de sa jupe, le bouquet de son corsage, le ruban de son chapeau ; son visage animé, l’éclair de ses yeux, sa contenance dégagée, le vif sourire qui entrouvrait ses lèvres, tout cet ensemble imprévu et vivace faisait d’elle l’image vivante du caprice, cette explosion de volonté féminine instantanée, absolue, irrésistible. Il fallait l’irer, car on ne pouvait voir plus de grâce et de charme, mais l’esprit faisait tout bas ses réserves ; la transformation était trop brusque, la jeune femme, type idéal de distinction et d’élégance correcte avait disparu ; à sa place surgissait l’être indéfinissable, la mystérieuse Clarice, la reine de bohème, violente, impérieuse, prête à tout oser… C’était bien ainsi que la décrivait le comte de Claram, c’était bien ainsi que lui, Bernard, l’avait déjà vue se révéler soudain dans tout l’imprévu de sa fantasque excentricité. Laquelle des deux était la vraie ? Il ne put s’empêcher de donner essor à sa pensée :
— Prends garde, dit-il ; je ne sais ce que tu vas faire, mais à te voir si surexcitée, sans être prophète, je peux juger que ce pourrait être quelque grosse sottise. Crois-moi, laisse en paix ces bons touristes, avec leurs ânes et leurs vestons blancs, tenons-nous en à notre conversation qui devenait fort intéressante…
— Eh ! j’ai assez causé pour aujourd’hui, maintenant je veux agir, je veux vivre, je veux voir des figures nouvelles ! Et je vais leur donner des impressions auxquelles ils ne s’attendent pas, ces paisibles voyageurs, et ils ne les paieront pas trop cher ! Voyons, M. de Rednitz, je vais vous faire une belle proposition : voulez-vous parier avec moi, qu’après un quart d’heure d’entretien, ces gens-là que je ne connais pas, que je n’ai jamais vus, m’auront gratifiée d’une belle pièce d’or, et cela de grand cœur !
Elle riait comme un enfant mutin qui se prépare à jouer un bon tour… cette légèreté insouciante, cette recherche de la distraction à tout prix, ce caprice instantané, sans hésitation, presque sans scrupule, tout cela déplut à Bernard qui répondit durement :
— Parbleu, cela dépend de ce que tu leur offriras en échange !
— Elle fit un brusque mouvement, un flot de colère fit étinceler ses grands yeux sombres !… Puis, soudain, elle eut un éclat de rire ; elle avait compris que cette boutade masculine ne révélait aucun parti pris de l’offenser :
— Vous avez la plaisanterie rude, dit-elle, mais je suis de trop bonne humeur pour m’en fâcher. Toute étourdie que je parais, je sais me conduire, et je n’irai pas plus loin que je ne veux aller. Je réussirai, j’en suis sûre, de franc jeu, et sans que la conscience la plus méticuleuse puisse me faire le moindre reproche. Du reste, vous serez témoin de la scène ; restez-là ; dans un quart d’heure, je reviens.
Elle donna un dernier coup d’œil à sa toilette, puis, sans autre préambule, instantanée dans sa décision, elle partit, gravissant d’un pas alerte la pente rapide… Bernard ne pouvait se lasser d’irer la grâce de ses mouvements, la légèreté, l’élégance de sa démarche…
« Elle a mille fois raison, se disait-il, et moi, je suis un sot de lui faire à tout propos la leçon… Si, au lieu de ces badauds vêtus de blanc, ce fût moi qui me trouvais en ce moment sur ce sommet désert, si je voyais venir à moi cette charmante femme toute rayonnante de grâce et de beauté, je ne sais ce que je donnerais pour er quelques instants en sa compagnie, pour savourer le prestige de son esprit pour m’enivrer de son charme !… Bien malheureux celui qui ne sait pas goûter pour elle-même, cette séduction exquise, qui n’y voit que la compagne nécessaire de l’amour et du plaisir ! »
Clarice avait atteint le sommet ; les voyageurs s’étaient levés à son approche ; bientôt ils se groupèrent autour d’elle ; ils semblaient lui ca avec un grand intérêt… Soudain, par un mouvement brusque, ils s’écartèrent puis se rapprochèrent, sauf les deux dames qui persistèrent à se tenir à quelques pas ; il y eut des allées et des venues ; entre les deux groupes, il y avait évidemment quelque pourparlers que Bernard ne pouvait s’expliquer. Clarice parla quelque temps encore avec deux des voyageurs, puis elle fit une petite révérence, respectueuse et désinvolte tout ensemble, et redescendit rapidement ; en quelques minutes, elle se trouva auprès de Bernard.
— J’ai gagné ! dit-elle, avec une animation joyeuse, et elle faisait sauter dans sa main une pièce d’or… J’ai gagné ; me voilà riche ; ce n’est qu’un demi-louis, mais c’est une fortune pour moi, et je n’avais pas affaire à des seigneurs… C’est bien, comme je vous le disais, des Parisiens de pure race, deux fort jolies femmes naturellement, avec des toilettes plus jolies encore, Messieurs leurs époux et M. Anatole, l’ami commun, tous trois identiques d’habits, d’esprit et de langage… Je leur ai fait tous mes tours ; ils en ont eu pour leur argent, je vous assure, et leur pièce d’or est bien gagnée !
Bernard ne put s’empêcher de rire :
— Que tu es une drôle de personne, dit-il, et quelle singulière idée t’a prise d’aller exploiter ces braves touristes ! Quand il t’était si facile de me demander dix francs ! Mais cela te regarde, et ce n’est pas à moi de te garder, ni de te gronder. Comment donc t’y es-tu prise pour extorquer à ces Parisiens blasés une si belle récompense ?
— Eh bien, je ne m’y suis pas épargnée, et l’entreprise n’était pas si simple. Je ne pouvais pas leur dire de primesaut : Me voici, mon nom est Clarice, je loge ici près dans un vieux château, pas tout à fait de mon plein gré ; j’ai grand désir d’avoir dix francs, et je viens vous les emprunter ! La plaisanterie eût paru trop forte ! Alors, je leur ai montré des bêtes curieuses ! Oui, vraiment, j’ai pris le véritable accent des gens de ménageries, ce mélange impossible d’allemand et de provençal, le seul, paraît-il, que comprennent la hyène barrée et le grand lion de Numidie :
« — Mesdames et Messieurs, leur ai-je dit, vous plaît-il d’acheter de jolies bêtes bien apprivoisées ?
« Ils ont ouvert de grands yeux ; l’aventure leur paraissait drôle…
« — Oui, Mesdames et Messieurs, ai-je continué, de jolies bêtes bien élevées, bien douces et pas cher du tout. Vous plaît-il que je vous les montre ?
« Ils ne savaient trop si je parlais sérieux… Enfin la curiosité l’emporte, on me demande à voir ma marchandise ; voici ce que je le leur ai montré !…
En disant ces mots, Clarice avait ouvert un petit sac de cuir jaune qu’elle portait attaché à sa ceinture, et en tira un joli petit animal moitié rat, moitié écureuil :
— Que dites-vous de ceci ? dit-elle ; est-il assez joli, avec ce petit museau roux, ces yeux noirs et sa belle queue en pinceau ! C’est un muscardin ; je l’ai pris en montant à travers les taillis, sous une touffe de noisetiers. Et voyez, il me connaît déjà, il n’a pas peur… »
En effet, le petit animal se pelotonnait dans le creux de sa main avec un air d’assurance et de bien être fort plaisant à voir…
— Ce n’est déjà pas trop mal, poursuivit-elle, mais ce n’était pas assez, et mon public ne s’enflammait pas. Il a fallu recourir au grand jeu ; le voici !
Elle replaça le muscardin dans sa logette, et mit la main sur un autre sac qui faisait pendant au premier, mais elle ne l’ouvrit pas, et poussant un ressort, elle démasqua une fente étroite garnie d’une frange de métal ; soudain par l’ouverture ainsi produite, Bernard vit sortir la tête plate et les yeux vitreux d’un serpent… Clarice le saisit fort adroitement au cou et le tira presque complètement du sac.
— C’est une vipère rouge ! s’écria Bernard ; veux-tu bien jeter cette vilaine bête !…
— Eh bien, oui, c’est une vipère, mais vous le voyez, elle est hors d’état de mal faire, et je réponds d’elle comme de moi-même. Qu’en pensez-vous maintenant ? Sur le sommet du Monterone, montrer à cinq personnes qui ne s’amusent guère, un joli muscardin, une svelte vipère et votre très humble servante par-dessus le marché, leur débiter quelques phrases aussi aimables que possible, il me semble que cela vaut bien dix francs ! Cela en vaut même bien davantage, mais je ne suis pas exigeante, j’ai pris ce que l’on m’a offert, j’ai emballé mes bêtes curieuses, et me voilà !…
— C’est magnifique ! dit Bernard qui ne pouvait s’empêcher de rire. Oui, certes, à dix francs ; l’impression n’est pas trop payée… Car ils ne t’ont pas pris ta marchandise… Cela se comprend !
— Ils n’ont pas su l’apprécier, c’est vrai, il n’est pas donné à tous d’avoir le goût des bonnes choses. Et même, je vous dirai que l’opération n’a pas été sans difficulté, il y avait de la lutte, les uns voulaient, les autres ne voulaient pas. Il m’a fallu de la patience… Mais j’en ai, de la patience ; nul n’en a plus que moi.
Elle avait replacé la vipère dans le sac ; debout, les yeux brillants, la bouche animée d’un malicieux sourire, elle offrait l’incarnation la plus saisissante de la fantaisie féminine livrée sans réserve à tous les hasards de sa volonté…
— Et voulez-vous savoir, dit-elle, ce qui a décidé du succès ? Un peu la curiosité, sans doute, un peu aussi la peur, l’émotion causée par la vue du serpent, mais surtout… vous allez me trouver bien vaniteuse… mais je veux être sincère… surtout le petit dépit qu’éprouvaient les dames à voir l’amabilité croissante de Messieurs leurs époux envers moi ! C’est qu’en vérité, ils ont fait tous leurs efforts pour gagner mon cœur, s’ils n’ont pas réussi, il n’y a pas de leur faute, pour le plus vieux surtout ; bon Dieu, qu’il était amusant, avec ses mines de soupirant surveillé de trop près par sa tendre épouse ! Moi, je tenais bon, je ne voulais pas revenir les mains vides… La situation se tendait ! Il fallait se débarrasser de moi, à tout prix ! Ce que voyant, M. Anatole qui est l’ami de ces dames tout autant que de ces Messieurs, a tranché la difficulté, en prodiguant l’or… Il m’a donné dix francs ! Je l’avais bien gagnée, ma jolie pièce brillante ! Sur ce, j’ai fait un beau salut à mon public, et me voici !
Elle riait d’un rire malicieux et fantasque, du plus amusant effet.
— Le plus clair de tout cela, dit Bernard, c’est que tu en es venue à tes fins grâce à un fort déploiement de coquetterie… Oh ! filles d’Ève, vous êtes bien toutes les mêmes, et bien naïf celui qui demanderait à la plus sérieuse de renoncer à un si bon moyen !
— Coquetterie ! Quel énorme mot pour si peu de chose ! J’ai fait valoir ma marchandise, c’est de bonne guerre, cela ! Eh donc, la bonne grâce de la marchande a son prix, mais ce n’est que de la bonne grâce, tant pis pour ceux qui y voient autre chose ; en vérité, il faudrait être bien rigoriste pour y trouver matière à critiquer…
— Eh bien, moi, j’y trouve matière à critiquer, dit une voix derrière eux, et se retournant, ils virent le garde debout tout près d’eux ; il avait tout entendu, et sa rude figure portait l’expression non équivoque d’une fort mauvaise humeur.
— Oui, j’y vois matière à critiquer ! répéta-t-il. Et tu vas commencer par me donner tout de suite cette pièce d’or ! Ah ! sancre de moitié folle, dit-il en s’animant, j’étais bien sûr que, dès que je t’aurais quittée d’un pas, tu ferais quelque grosse folie !
Clarice s’était levée ; elle fronçait le sourcil et serrait la pièce dans sa main :
— De quoi vous mêlez-vous ? dit-elle, d’une voix tranchante. Je l’ai bien gagnée, cette pièce, loyalement, et je veux la garder ! Vous ne savez pas seulement comment je l’ai gagnée !…
— Je sais que tu as été la mendier auprès de ces gens, sur le sommet, et c’est ce que je ne veux pas que tu fasses ! Tu vas me la donner, et tout de suite, car je veux la leur rendre !… Oh ! il n’y a pas de raisons ni de mauvaise humeur qui tiennent ; on ne refait pas un vieux sergent-major de la brigade de Savoie !
Clarice restait debout, toute pâle ; on sentait qu’une âpre colère lui bouillonnait dans les veines…
— Je vous dis qu’ils m’ont donné cette pièce de leur plein gré, sans que je la demande !… Je n’ai rien mendié, entendez-vous ! Qu’est-ce que c’est que cette exigence ! Il serait parfaitement ridicule à vous, comme à moi, de la leur rendre, leur pièce !… Est-ce qu’ils y pensent, seulement ! Ils se moqueraient bien de vous, tout sergent-major que vous êtes, si vous la leur rapportiez !
— Ils se moqueront de moi, si ça leur convient !… J’aime mieux cela que de recevoir des reproches !
— Des reproches ! Quels reproches ? Que voulez-vous dire ?
— Je dis que tu es sous ma responsabilité et qu’est-ce qu’il dirait de moi, M. le comte, s’il venait à savoir que tu vas demander de l’argent, au premier venu, sur la montagne, et que, moi, je te laisse faire, sans souffler mot !
Clarice ne répondit pas ; l’argument avait porté juste. Une seconde encore, elle hésita ; puis soudain, violemment, elle jeta la pièce à terre et d’un mouvement brusque, s’abattit sur l’herbe en se cachant la figure dans ses mains !… Le garde haussa les épaules, ramassa la pièce et se mit en marche vers le sommet en grommelant des paroles indistinctes.
Il y eut un moment de silence. Bernard ne savait que dire ; il sentait qu’il ne pouvait donner tort au garde, mais dans ce débat bizarre, il lui paraissait dur de se décider pour la froide raison contre le gracieux et brillant caprice.
Clarice se redressa soudain :
— Oh ! s’écria-t-elle d’une voix sourde et comme se parlant à elle-même, oh ! cette force brutale de l’homme, ces rudes éclats de voix, il est dit que je devrai y céder toujours ! Ah ! misérable être sans énergie que je suis ! je sens qu’il faut résister, je lutte, et un geste, un mot, me brisent et me terrassent !
— Franchement, Clarice, dit Bernard, il m’en coûte de te contredire, mais si tu veux montrer de la force, tu pourrais attendre une meilleure occasion. Le garde donne à la discussion une forme par trop bourrue, mais il faut le dire, il est dans le vrai !
— Eh ! qu’importe qui a tort ou raison ! Il ne s’agit pas de cette misère de tout à l’heure, je n’y songe seulement plus, mais ce qui vient de se er, c’est le résumé fidèle de toute ma vie. Chaque fois que j’ai voulu quelque chose, que je m’y suis attachée, et je le fais de toute mon âme, comme on doit le faire quand on croit être dans le vrai, toujours je me suis heurtée à quelque obstacle à une résistance hostile ou aveugle, brutale toujours, et au moment où il faudrait déployer de l’énergie, soudain, devant la violence physique, je sens mon être qui défaille, et mon lâche corps trahit ma volonté !… e encore pour le danger, on sait ce qu’on risque et on ne ménage rien. Mais dans ces discussions, ces misérables luttes de détail, je me sens brisée d’avance, le sentiment de ma faiblesse m’écrase ! Oh ! je le sais, je suis maudite ! Il n’y a pour moi ni ménagement, ni pitié ! Et maintenant, savez-vous ce qui se e ? Ce garde contre qui, quelle que soit sa rudesse à mon égard, je ne saurais me fâcher puisqu’il ne fait qu’exécuter des ordres, ce garde, pour sauver le ridicule de sa démarche, essaie, j’en suis sûre, de me faire er pour folle ! Folle ! À voir ce qui se e, serais-je plus malheureuse si ce mensonge était la vérité !…
Elle n’était que trop juste, cette plainte poignante ! Bernard en sentait toute la force ; mais il y trouvait comme un souffle de révolte contre la prééminence masculine qu’il ne pouvait laisser er sans protestation :
— Tu parais croire, dit-il, que la supériorité de l’homme ne tient qu’à sa force physique ! C’est inexact ; l’homme a la force, cela est vrai, mais il a aussi le raisonnement et la persévérance ; voilà pourquoi il domine et dominera toujours, n’en déplaise à tous les emportements féminins !
— Vous avez toujours raison, je veux le croire ; pourquoi se fait-il donc que, si souvent, au lieu de chercher à convaincre, vous ne sachiez qu’imposer votre volonté !… D’homme à homme, cela ne va pas toujours jusqu’à l’abus, c’est le propre de la civilisation d’y mettre obstacle. Mais envers les femmes !… ah ! vous ne vous doutez pas du rôle que joue la force, l’intimidation si vous aimez mieux, à leur égard !… Dans les classes supérieures, cela se dissimule encore, mais au bas de l’échelle, que de violences, que de turpitudes !… La loi s’y oppose, me direz-vous ? Hélas, dans quelle pauvre mesure ! Il y a du malheur pour tous dans ce monde, je le sais, mais pour les faibles, la lutte, ce plaisir des forts, est un supplice ; quelle qu’en soit l’issue, ils sont sûrs d’en sortir brisés pour jamais !
— Tu ne veux voir que les abus, il faut prendre la question à un point de vue plus général. Il est un fait acquis : c’est que, en moyenne, l’homme a une force morale corrélative, comme supériorité à sa force physique ; ne serait-il pas illogique de l’obliger à la moitié de cette force à faire ettre la justesse de ses opinions ? Si, lassé d’une lutte sans utilité, sans raison sérieuse, il clôt la discussion et impose sa volonté, à qui la faute, sinon aux êtres moins raisonnables ou plus obstinés, qui ne veulent pas se donner la peine de le comprendre ?
— Alors, vive la cravache ! C’est elle dont la vertu souveraine remplacera la persuasion dont le sexe fort ne daigne pas essayer !
— Eh, pourquoi pas ? Il y a longtemps qu’on l’a dit : Avec les enfants et les chevaux, il faut de la force. Le proverbe est incomplet ; il faut l’étendre aux femmes et aux foules, elles aussi raisonnent mal, ou même ne raisonnent pas du tout !
— Eh bien, joignez encore à ce beau bouquet, les lieutenants de hussards qui répondent aux choses sérieuses par des plaisanteries de junker ! Puisse leur colonel qui a la force, et qui a par conséquent la raison, appliquer à ces êtres inférieurs, les vrais principes en matière de persuasion, et s’il fait l’application avec une vigueur salutaire, personne, bien sûr, ne songera à s’en plaindre !
Clarice avait commencé du ton le plus sérieux, puis, peu à peu, comme entraînée par cette mobilité capricieuse si caractéristique en elle, elle s’était déridée pour finir avec une-sorte de moue si plaisante que Bernard ne put s’empêcher de rire. Elle se mit à rire aussi ; son irritation apparente ne pouvait tenir contre le vivace enjouement de son esprit.
Soudain, son regard devint sombre ; Bernard, en se retournant, vit le garde qui revenait de son expédition ; il ne paraissait pas de meilleure humeur, et Bernard se douta qu’entre Clarice et lui, il allait y avoir de l’orage.
— C’est bien comme je le pensais, dit le garde quand il fut à portée. Tu as fait cinquante bêtises là-haut ! Tu leur as bel et bien extorqué de l’argent ! Ah ! sancre de folle ! va, si M. le comte l’avait su, ton compte était clair, et le mien aussi !
Clarice fit un geste violent…
— Oh ! fâche-toi tant que tu voudras ! continua le garde. Je sais ce que j’ai à faire ; on ne se moque pas d’un vieux sergent-major de la brigade de Savoie ! Mais avec toi, c’est toujours la même chanson ; dès que tu veux quelque chose ; crac, il faut que tu l’aies, et tu vas de l’avant sans rien entendre, sans rien voir, sans penser à rien ! Et il faut que ce soit moi qui répare toutes tes sottises ! Et puis tu as recommencé tes tours avec les serpents ! Tu l’as encore, cette vipère ?…
Clarice ne disait rien ; ses yeux ardents, sa pâleur, sa bouche serrée, tout décelait en elle une colère prête à éclater !…
— Veux-tu répondre ? reprit le garde. Oui ou non, l’as-tu encore ?
— Eh bien ! oui, je l’ai ! dit-elle brusquement.
— Tu vas la tuer, et tout de suite… Tu sais ce que je t’ai dit cent fois, je n’en veux pas de ces vilaines bêtes, ni peu ni beaucoup !
— Cette bête n’a fait aucun mal, et n’en fera aucun !
— Tu n’en sais rien, imprudente et folle comme tu es, tu n’en peux rien dire !
— Je le sais très bien, et j’en réponds sur ma tête. Voilà bien du bruit pour rien ; une petite vipère de six pouces, c’est bien la peine d’en avoir peur !…
Le garde serra les poings…
— Il ne s’agit pas de peur, mille tonnerres ! Assez causé ! Tu vas tuer ce serpent, ou bien, c’est moi qui le tuerai, et tout de suite !
Et il fit un pas en tendant la main comme pour prendre le sac. Clarice vit qu’il allait exécuter sa menace ; elle recula vivement, poussa le ressort, enleva le serpent et le jeta dans un petit ravin qui se creusait tout auprès, dans le flanc de la montagne ; la misérable bête dégringola le long de la pente, tomba sur un amas de pierrailles et disparut !… Ce fut fait si prestement, que le garde, l’eût-il voulu, n’aurait pu l’empêcher… Clarice restait debout, pâle, les traits contractés, les yeux flamboyants d’une colère à peine dominée !…
Soudain, s’adressant au garde :
— Êtes-vous content ! dit-elle d’une voix tranchante. Ah ! çà, sur quelle herbe avez-vous marché ! Vous êtes bien mauvais, aujourd’hui !…
— Et toi, tu es diablement têtue et déraisonnable ! Il faut être dix fois folle pour s’am à faire sa société de ces vilaines bêtes-là !
— Cela vaut mieux que cette manie de détruire, de supprimer tout ce qui existe ! Vous voilà bien, vous autres, toujours prêts à ab de votre force, à écraser par pur caprice tout ce qui vit en dehors de vous ! Ces vipères, elles ont le droit de vivre aussi bien que vous, ce me semble !…
— Elles ont le droit de vivre, et moi, j’ai le droit de les tuer ; comme une engeance malfaisante et dangereuse !… Veux-tu qu’un jour, il arrive quelque malheur aux enfants ?…
— Leur est-il jamais arrivé, quoique ce soit avec moi, fût-ce la plus petite égratignure ! Je vous défie bien de le dire !
— Et c’est grand miracle, tellement tu es bredouille et extravagante ! Pardieu, les voyageurs de là-haut t’ont prise pour une folle, et ils ne se trompent pas de beaucoup !…
Clarice le regardait de ses yeux sombres… Elle était encore pâle, mais on voyait que dans cette nature mobile, les bons instincts reprenaient le dessus :
— Et ont-ils repris l’argent ? demanda-t-elle avec un demi-sourire. Je suis curieuse de le savoir…
— Sans doute, le plus petit a empoché les dix francs et bien content qu’il était.
— Eh bien ! je ne lui en fais pas mon compliment, c’était bien le moins qu’il pût vous les laisser pour votre peine… Car c’est vous, major, qui restez le dindon de toute cette bagarre ; ces dix francs, vous me les auriez gagnés au piquet ; c’est comme si vous les aviez perdus de votre poche !… Allons, vous avez été très méchant, mais me voilà bien vengée ! Touchez-moi la main, major, et soyons bons amis, vous savez que je n’ai pas de rancune !
— Pardieu, je voudrais bien voir que tu en eusses ! Ce serait à moi d’en avoir, avec toutes les misères que tu me fais !… Heureusement que j’ai bon pied, bon œil, et puis, tu sais, on ne fait pas la barbe à un vieux sergent-major de la brigade de Savoie !…
— Je le sais, suffisamment ; il y a longtemps que vous m’en rebattez les oreilles de votre formule…
Elle riait ; la flamme du caprice avait reparu dans ses grands yeux :
— Et savez-vous une chose, major ? C’est que je suis bien sûre que vous, malgré votre méchante humeur et vos rhumatismes, s’il y avait dans la brigade de Savoie ou dans toute autre, un bataillon composé de petits soldats de ma trempe, vous ne craindriez pas de reprendre vos galons et de faire campagne avec lui !
— Je ne dis pas non, mais il faudrait que le commandant et les officiers eussent bonne poigne et barbe grise, car avec des hurluberlus comme toi, la salle de police ne manquerait pas de pratiques. Maintenant assez causé ; il faut nous hâter, si nous voulons lancer encore un ou deux lièvres ; il est trois heures, la bise est tombée, et je vois là-bas du côté de Novare, des nuages qui ne disent rien de bon… Avant ce soir, nous aurons de l’eau, filons, il n’y a pas de temps à perdre…
On voyait en effet l’horizon se couvrir d’une brume sombre ; au haut du ciel, quelques nuages aient, emportés par un impétueux vent du sud. Sur le sommet l’air était calme, mais d’un calme que l’on sentait précaire et menaçant. Le garde donna un coup de cornet pour rappeler le porteur et le chasseur ; on les vit bientôt apparaître, suivis des chiens ; le blessé semblait tout à fait remis, sauf un léger reste d’enflure à la place de la piqûre. En voyant Clarice, il courut à elle et lui prodigua les plus vives caresses ; la pauvre bête semblait vouloir lui témoigner sa reconnaissance et ses démonstrations n’en finissaient pas. Cette persistance toucha Clarice, elle s’agenouilla, prit la tête de l’animal et le baisa au front. Bernard ne put s’empêcher de rire :
— Touchant spectacle ! dit-il ; bel effet de la reconnaissance sur deux âmes sensibles !
— Et pourquoi pas ? dit Clarice. L’affection est si douce chose que, de quelque part qu’elle vienne, on est criminel de la dédaigner. Je ne suis pas gâtée à cet égard ; ce pauvre chien me témoigne la sienne, je veux qu’il sache que je lui en sais gré. Ah ! M. de Rednitz, ne riez pas ; l’ironie, ici, de quoi sert-elle ? Je connais votre bon cœur et, j’en suis bien sûre, si vous étiez à ma place, vous feriez ce que je fais.
Comme tant d’autres, Bernard tenait à avoir le dernier mot :
— Amen, dit-il, le compliment fait er le sermon. Lorsque mon chien sera piqué ou que mon cheval sera malade, de peur de me tromper, je consulterai le vétérinaire d’abord et mon bon cœur ensuite, le dernier surtout.
— Eh bien à quoi bon cette ironie ; sachez-le bien, la plus triste chose du monde, c’est d’avoir honte de sa propre bonté !… La bonté, M. de Rednitz, oh ! oui, il n’y a rien de meilleur, et je plains de toute mon âme ceux qui n’en sentent pas le prix !
On se remit en chasse, mais la chance avait tourné, les chiens se comportaient mollement, et les deux lièvres qu’ils lancèrent essuyèrent en toute sécurité le feu des chasseurs. Un peu honteux, le garde prétexta l’imminence du mauvais temps et donna le signal de la retraite. Le ciel avait pris un aspect sinistre ; une lumière terne glissait sur les grandes pentes rases, et ne laissait plus voir qu’un horizon de plus en plus rétréci. La distance jusqu’au gîte était grande, on hâta le pas, Clarice en tête avec le chasseur et les chiens, Bernard, le garde et le porteur suivaient de près.
Tout en marchant, Bernard causait avec le garde ; on parla de Clarice. Le garde ne tarissait pas en éloges sur son compte ; malgré ses rudes paroles et la brusquerie avec laquelle il l’avait traitée, il était aisé de voir que ce rude paysan avait pour elle une affection qui approchait fort de l’iration enthousiaste ; Bernard voulut en savoir la raison :
— Je serais bien ingrat si je pensais autrement, dit le garde. Écoutez-donc ; elle m’a sauvé la vie, deux fois peut-être, une bien sûr, et elle n’en est pas plus fière avec moi. Voici ce qui s’est é : c’était au mois de juin, elle commençait à être tout à fait remise, et je l’emmenais souvent faire des tournées de garde dans les bois, la nuit ; c’était elle qui me le demandait et je trouvais cela drôle pour une jeunesse comme elle, mais elle s’y plaisait, et je n’avais pas de raison pour lui ref. Je lui avais trouvé un petit fusil, portant bien le plomb, et avec cela, léger comme une plume, car pour dure à la fatigue qu’elle soit, elle n’est guère forte des bras, pas plus qu’un enfant… Quelquefois elle me tuait des oiseaux de nuit rares, que je vends bien à Milan pour des collections ; ça lui est facile, elle voit la nuit, comme les chats… Une nuit donc, en débouchant dans une clairière, j’avise à quinze pas de nous, un mauvais drôle d’Arona qui venait là tendre des lacets. Il y avait longtemps que je le guettais, tout en me tenant sur mes gardes, car le gueux était homme à tirer sur moi comme sur un lièvre, et il se faisait suivre ordinairement d’un grand chien gris pire qu’un loup, mais ce soir-là, je ne le voyais pas. « Bon, que je me dis, je te tiens cette fois, tu n’as pas ton gueux de chien, tu es pris ! » Et je cours sur lui ; il détale mais je gagnais au pied. Il se voit pris, donne un coup de sifflet, et voilà le maudit chien qui sort d’un buisson, et se lance sur moi : je veux prendre mon fusil, mon pied s’engage dans une racine, je tombe, ma foi, je me suis cru perdu ! L’animal était sur moi, un saut de plus et j’avais ses crocs dans la gorge !… Tout à coup, pan ! j’entends un coup de fusil, la vilaine bête saute en l’air, retombe et détale en hurlant ! C’était Clarice ; elle avait vu la malemparée, et avait tiré sur le chien ; tout autre n’aurait pas osé, de peur de m’atteindre ; mais, elle, il n’y a pas de risque qu’elle s’effraie pour si peu ; son plomb a é à un pied à peine au-dessus de ma poitrine, et est venu saler l’épaule de la maudite bête sans qu’il s’en perdît un grain ! Voyez-vous, cette petite femme, toute frêle et chétive qu’elle est, il n’y a personne comme elle pour mener droit un coup de fusil ! J’ai bien vu des bons tireurs en ma vie, et de tous les pays, mais, elle, personne ne peut lui en remontrer, elle ne manque jamais ce qu’elle vise. C’est un don, comme d’autres en ont pour les sources ou les mines… Et puis elle est d’une crânerie, d’une audace ! Elle n’a peur de rien ! Savez-vous ce qu’elle a fait, un jour ! Nous étions en tournée ; l’orage, nous prend, nous entrons dans un mauvais cabaret, près d’Invorio, isolé, un vrai coupe-gorge. Pas plutôt entré, je vois à côté de nous, à une table, trois mauvais gueux, braconniers, voleurs de bois, que j’avais fait condamner, un mois auparavant. « Bon, que je me dis, nous allons avoir du grabuge ! » Ça ne manque pas. Ils me regardent de travers, puis des insultes, des menaces, ça se gâtait tout à fait ! Je tenais mon fusil armé, mais pour tirer au dernier moment ; il ne s’agissait pas de faire de bêtise ; pour moi, j’ai le cuir dur, et j’en ai bien vu d’autres, mais il y avait Clarice, j’en étais responsable et ça m’inquiétait. Elle était derrière moi, ne soufflant mot ! Les gueux font encore un pas !… Tout d’un coup, rapide comme l’éclair, elle e et se met devant-moi, comme pour me défendre !… C’est fort, cela ; une mauviette que j’écraserais du petit doigt, s’aviser de me protéger, moi, un vieux lapin, qui s’est battu à la baïonnette, pendant des nuits entières, dans les tranchées de Sébastopol ! Et le plus drôle, c’est que ça lui a réussi ! Elle avait pris un grand couteau de table, et regardait nos gueux avec ses yeux de braise ; vous savez, quand elle est en colère, elle prend une figure de démon ! Bref, ils ont vu qu’ils n’auraient pas bon marché de nous ; ils ont pris peur, nous les avons forcés à er par la fenêtre et à filer au plus vite. Ah ! oui, elle est crâne, cette petite femme ! Elle se promène la nuit, toute seule, au plus épais des fourrés, comme si elle était dans sa chambre ! C’est vrai que les gens du pays ont peur d’elle ils disent que c’est une sorcière, une magicienne, une fée, quoi ! Ils sont si bêtes, par ici ! C’est sûr qu’elle n’est pas comme tout le monde, et il faut toujours la surveiller… Tenez, j’ai dû renoncer à lui laisser prendre le fusil en plein air et au grand jour, elle s’excite, s’emporte et vous fera mille extravagances. Deux fois, devant moi, elle a mis en joue des gens, de ces rôdeurs de bois avec qui j’avais des prises, et vous savez, quand le mouvement est fait, le coup est diablement près d’être parti… Heureusement je ne suis pas manchot moi non plus, et j’ai pu relever l’arme à temps ; sans ça, il y aurait deux hommes de moins sur la terre, et ça n’aurait pas fait mon compte à cause des parents qui veulent prendre revanche. Et tout à l’heure, l’avez-vous vue quand je l’ai contrariée ? J’ai bien vu à ses yeux qu’elle avait sa mauvaise colère ! Et je me veillais, car je la connais, elle a le premier mouvement terrible ! Heureusement ça ne dure pas ; elle est bonne au fond, tout à fait bonne ; pour ma femme, mes enfants, elle se mettrait au feu, et sans hésiter une minute !… Ah ! c’est bien dommage qu’elle ne s’entende pas avec M. le comte ; à eux deux, ils feraient une paire comme on n’en a jamais vu, et s’ils se mettaient quelque entreprise en tête ce ne serait pas les cinq cent mille diables d’enfer qui les feraient renoncer ! Mais que voulez-vous, ce n’est pas à moi à me mêler de leurs affaires ; autant vaudrait essayer de barrer le chemin au mauvais temps qui vient sur nous !
En ce moment, en effet, l’orage se déchaînait dans toute sa violence. Tout le bas de la montagne était enseveli dans un océan de nuages noirs. Un grand coup de tonnerre retentit, immédiatement suivi de furieuses rafales ; d’épaisses nuées de feuilles arrachées aux basses forêts, aient en sifflant, remontant comme à l’assaut, les hautes pentes rases. De larges gouttes de pluie commençaient à tomber, puis, soudain, elles s’abattirent en une de ces pluies d’automne, véritables déluges, incessants, impitoyables, qui semblent transformer l’atmosphère en une masse liquide. Bernard et le garde pressèrent le pas et atteignirent le couvert des arbres, mais l’abri était insuffisant et leurs épais habits avaient peine à les garantir des torrents qui se déversaient sur leurs têtes. Ils marchèrent ainsi jusqu’à une ferme isolée, la première que l’on rencontre en descendant du Monterone sur Orta. Là, sous la saillie du toit, ils trouvèrent leur avant-garde, qui n’était pas en meilleur état qu’eux-mêmes. Clarice, en particulier, moins fortement vêtue, était aussi mouillée que si elle eût traversé une rivière ; mais cela ne l’affectait pas, elle avait déjà fait bonne connaissance avec les enfants de la ferme, et causait gaîment avec eux sans plus se soucier du temps que s’il eût fait le plus beau soleil du monde. Il fallut l’enlever à ce divertissement, et on se remit en marche. La pluie n’avait fait qu’augmenter ; ce n’était plus qu’une succession de nappes d’eau, fouettées par des bourrasques, les sentiers des bois transformés en lits de torrents tout ruisselants de boue et d’écume, rendaient la descente difficile et fatigante. Les chasseurs détalaient rapides et mornes, on eût dit une armée en déroute ; seule Clarice conservait son imperturbable bonne humeur, et on entendait son joyeux éclat de rire résonner comme le chant d’un oiseau ; dans ce désordre des éléments, cette nature vivace semblait se complaire et s’épanouir.
On traversait une clairière, sorte de terrasse naturelle, qui interrompt, pour une centaine de pas, la déclivité rapide de la montagne ; à l’endroit où la pente reprend, le sentier e sous trois grands chênes de haute venue ; tordus par la tempête, ces arbres robustes dressaient sur le ciel gris, rayé de colonnes de pluie, leur silhouette sombre et tourmentée ; c’était d’un effet puissamment dramatique. Clarice en fit la remarque :
— Voyez ces nobles arbres, dit-elle, comme ces mouvements de branches se profilent fièrement sur ces fonds livides ! Quel énergique contraste, mais aussi quelle saisissante harmonie ! Ah ! la nature a le secret de toutes les beautés !
Bernard n’était pas en veine d’enthousiasme, il se sentait trempé jusqu’aux os, et la marche dans ces terres presque liquides l’agaçait au plus haut point :
— Merci du renseignement, dit-il d’un ton bourru. Avec ta permission, je choisirai un autre moment pour irer le point de vue !
Clarice ne put s’empêcher de rire.
— Déplorable réponse M. le baron ! dit-elle, vraie réponse de déroute ! Et c’est vous qui me la jetez ainsi, vous, un fils de la blonde Allemagne, cette patrie du sentiment et de l’idéal ! Un peu de poésie, M. le baron, et sachons voir la beauté partout où elle veut bien s’offrir à nos regards !
— Et moi, je n’ai que faire de cet enthousiasme de commande qui croit devoir se donner carrière à tout propos ; ce qui me touche, ce sont les sentiments vrais ; ces arbres sont beaux sans doute, mais torturés comme ils le sont par ce maudit orage, ils ne réveillent dans l’esprit que des idées de destruction et de souf !… Tant pis pour tes aspirations esthétiques ; pour moi, le spectacle de cette lutte est d’une amère tristesse, je n’y vois rien de plus et c’est bien assez !…
— Voilà bien l’orgueil humain ; en tout, il veut se voir lui-même, et plutôt que d’y manquer, il impose, même à la nature, ses ions et ses faiblesses !… Parce que cette tempête qui vous assaille ébranle ces chênes et tord leurs branches, vous croyez qu’ils souffrent, qu’ils se plaignent ?… Pure illusion de votre personnalité ! L’arbre a mieux à faire qu’à se mettre à l’unisson de vos dépits, il vit, il grandit, il se développe selon les lois éternelles, quand son heure est venue, il meurt et fait place à d’autres. Viennent la lutte, la tempête, il les subit comme toute autre condition de son existence, mais il ne sent pas, il ne souffre pas, il est calme, il accomplit sa destinée, imible et inébranlable. Et voilà pourquoi la contemplation de la nature, la vie à côté de ces grandes existences inertes, sont profondément salutaires ! La chétive créature humaine, si faible, si nerveuse, si impressionnable, se retrempe au de ces êtres saints, forts, calmes, qui accomplissent leur carrière sans joie comme sans colère, toujours égaux, semblables à eux-mêmes dans la bonne et la mauvaise fortune !… Elle comprend que l’épreuve est une condition de la vie, qui s’impose à tous, que le malheur n’est pas une injustice, et qu’il ne faut pas aggraver sa souf par la comparaison de son sort avec celui d’êtres momentanément plus heureux.
— Consolation bonne pour les fakirs extatiques de l’Inde ; absurde pour tout autre ! Tu crois donc que le type à proposer à l’homme, c’est le stoïcisme, l’indifférence, disons mieux, l’anéantissement de tout ce qui vit, de tout ce qui sent, de tout ce qui palpite en lui !
— Non, mille fois non ! J’aurais horreur d’une telle pensée ! Ce que je ne veux pas, c’est que l’homme s’arroge le droit de voir dans la nature, une esclave fidèle qui lui est ivement asservie, un miroir qui ne fait que refléter ses joies et ses tristesses ! Dans ce grand univers, l’humanité a son rôle, et malheur à elle si elle ne le remplit pas ! L’arbre brisé par la foudre se résigne ; couché sur le sol, il a la grandeur triste de tout ce qui se meurt sans se plaindre autour de lui, ses pareils ne s’étonnent ni ne s’affligent, ils n’ont point de regret, point de tristesse. Mais l’homme, et c’est là sa force, a conscience que sa propre existence est entièrement liée à celle de ses semblables, tout malheur l’émeut ; même s’il n’en est pas personnellement victime. La résignation ne lui suffit pas ; il a le sentiment du devoir, bien plus, il a l’instinct du sacrifice. Fais ce que dois, c’est l’ancienne devise, le sceau de noblesse, le véritable signe de la supériorité de l’Homme sur les organismes inférieurs. Mais elle aussi se trouve insuffisante à satisfaire les besoins de son âme, éprise de l’idéal ; l’Humanité comprend qu’elle doit faire plus que son devoir ; l’esprit de dévouement, la charité sublime, la perfection morale, voilà le but auquel elle marche. Les bas instincts l’en détournent ; la ion égoïste l’en éloigne et il se trouve des théoriciens pour lui enseigner que son noble enthousiasme n’est que sotte duperie. Mais ces obstacles seront impuissants à l’arrêter ; elle sait trop bien que le culte de l’idéal est la condition de sa prééminence, que si elle y renonce, elle renonce aussi à vivre pour se résoudre à végéter !… L’idéal, la perfection, oui, voilà le vrai but de la vie humaine, voilà le haut sommet qu’il faut atteindre, dussions-nous souffrir, dussions-nous périr sur la route ardue qui y conduit !
Clarice avait prononcé ces mots avec une animation singulière ; ses yeux se remplissaient de flamme, toute sa personne semblait grandir à l’unisson de sa pensée. Dominé comme par une force magique, Bernard ne songeait pas à répondre ; jamais il ne l’avait vue si belle ; il y avait en elle un tel éclat d’intelligence, une si prodigieuse expansion d’énergie et de volonté, qu’elle lui apparaissait comme entourée d’une atmosphère d’exaltation enivrante, de cette auréole radieuse qui consacre l’union de la beauté physique et morale dans toute sa puissance, dans toute sa perfection !
Clarice resta quelques moments silencieuse, puis elle lui tendit la main :
— Ici, nous nous séparons, dit-elle. Cette journée nous laissera de bons souvenirs, peut-être même de bons enseignements… Adieu, M. de Rednitz, ayons foi en l’avenir, et si jamais, à votre tour, vous êtes assailli par la tempête, souvenez-vous des grands chênes, dans la forêt d’Orta !
Elle le salua de son radieux sourire, et reprenant sa marche rapide, elle rejoignit le garde et disparut dans le bois…
Bernard s’en allait pensif. Tout à coup, il sentit comme un déchirement dans son cœur ; il lui semblait qu’il venait de voir Clarice pour la dernière fois ! Tout son être frémit à cette pensée ! Il se retourna brusquement et fit quelques pas pour la redre ; puis soudain, la raison lui revint ; honteux de se trouver si impressionnable, il s’arrêta court, et riant de sa propre faiblesse, il reprit au plus vite le chemin d’Orta.
Le lendemain, le mauvais temps retint Bernard tout le jour dans sa chambre. Le soir, comme il entrait à l’heure du dîner dans la salle à manger dont il était depuis bien des jours le seul commensal, il fut surpris d’y trouver un nouveau convive ; c’était un grand et gros homme dont il ne voyait que le crâne chauve, occupé qu’il était, faute de mieux, à considérer les piteuses images qui sont censés décorer les parois de la chambre.
« Bon, se dit Bernard, voilà une carrure qui sent son Berlin d’une lieue ; une certaine roideur dans la force, on ne s’y trompe pas. »
Au même instant, le nouveau venu se retourna ; comme par l’effet d’un courant électrique, Bernard se trouva fixe dans la position règlementaire, et exécuta le salut militaire le plus correct que jamais lieutenant prussien ait décoché à son supérieur… Dans cette figure à lunettes, à demi-enfoncée sous de grosses moustaches et d’épais favoris, il venait de reconnaître le général von Leitzenfels, le chef d’état-major du corps d’armée avec lequel il avait fait la campagne de Bohème. La rencontre fut des plus cordiales ; le général semblait apprécier vivement la chance inespérée qui lui faisait trouver dans cette hôtellerie déserte, une figure de connaissance. Du reste, sous son apparence sévère, c’était un esprit très cultivé chez qui le militaire n’avait pas étouffé le civil, et qui savait voir dans une belle ligne de paysage, autre chose qu’une position stratégique. Il se montra fort aimable et Bernard répondit de son mieux à ses avances, enchanté qu’il était de faire la connaissance personnelle d’un personnage aussi influent. En peu d’instants, ils se trouvaient dans les meilleures conditions pour er à eux deux une soirée agréable ; la veillée se prolongea fort tard, et ils se séparèrent également satisfaits l’un de l’autre.
Le général faisait fort à la hâte une excursion en Italie ; la connaissance que Bernard avait du pays et de la langue, l’agrément qu’il avait trouvé dans sa société, l’engagèrent à lui proposer de l’accompagner pendant les quelques jours dont il pouvait encore disposer. Cette offre n’était pas de celles que l’on refuse, et après avoir fait au général les honneurs d’Orta, Bernard partit avec lui, aide de camp officieux de ce touriste de haut grade. Ils parcoururent ensemble les champs de bataille de Novare, Magenta, Palestro et Marengo, visitèrent Alexandrie et Gênes, et se quittèrent à Turin dans les meilleurs termes et non sans regrets mutuels. Le général avait connu pour le jeune homme de l’affection et de l’estime ; il l’avait connu précédemment comme un officier de niveau moyen en qui rien ne révélait des aptitudes au-dessus de l’ordinaire ; il le retrouvait, l’esprit affermi, l’intelligence développée, montrant beaucoup de capacité et de goût pour le travail ; les mémoires qu’il lui avait soumis attestaient de bonnes études et cette activité individuelle qui tient à se satisfaire elle-même sans se préoccuper de l’émulation et de l’éclat du succès. C’était là des qualités précieuses ; le général se promit de s’occuper de sa carrière, et de lui fournir les occasions de se faire connaître et apprécier. De son côté, Bernard sentait qu’il avait fait sur son supérieur, une impression favorable, et il lui savait bon gré de la satisfaction qu’il éprouvait, sans parler de ce qu’il en espérait d’heureux pour son avenir.
Il était donc dans les meilleures dispositions d’esprit, quand après avoir assisté au départ du général, il reprit le chemin d’Orta. Sur la foi de quelques paroles échappées à son compagnon, il entrevoyait la possibilité de voir son congé se transformer en quelque mission qui devait lui permettre de séjourner quelque temps encore en Italie ; cette perspective dans laquelle la figure de Clarice trouvait tout naturellement sa place, s’ouvrait toute radieuse devant ses yeux. Ce fut donc sans aucune tristesse qu’il se retrouva tout seul dans la pauvre petite ville mélancoliquement assise au bord des eaux grises de son lac ; même au sortir de Turin et de Gênes, il portait en lui assez de gaîté pour défrayer une solitude plus maussade encore.
Le jour suivant, dès midi, il montait l’avenue de la villa Rezzi. Le jour était brumeux et triste, mais l’esprit du jeune homme ne se laissait pas aller à cette impression ; dans les grands bois jaunis, dans les longues allées d’arbres à demi-dépouillés de leurs feuilles, noyés dans un vague brouillard, son imagination retrouvait les belles clartés du soleil, la splendeur de l’été. Soudain, il arrêta son cheval ; il était arrivé à l’entrée de la grande cour ; devant lui, la façade de la villa s’élevait sombre et morne, toutes les fenêtres étaient fermées, toute vie semblait s’être retirée de ces grands bâtiments ! Qu’étaient donc devenus les habitants ? Clarice, où était-elle ?
Un flot de pensées poignantes envahit le cœur de Bernard… Il était donc vrai, le pressentiment qui l’avait saisi le jour de la chasse, s’était réalisé ! Il lui sembla qu’un sombre rideau s’était abaissé sur cette nature tout à l’heure si riante ; autour de lui, il ne vit plus qu’une solitude morne ; c’était un théâtre d’où la foule s’était retirée ; partout régnaient un triste silence, une maussade obscurité !…
Le premier moment é, Bernard voulut réagir ; il avait hâte de savoir ce qui avait motivé ce brusque départ ; sans doute on pourrait lui apprendre la nouvelle résidence de Clarice… Il questionna un valet de ferme qui se trouva sur son age : il lui fut répondu que la villa était abandonnée depuis huit jours ; quant à savoir ce qu’étaient devenus les habitants, le paysan, peu curieux de sa nature, ne s’en était pas même inquiété. Bernard pensa qu’il serait mieux renseigné chez le garde. Mais là encore, au milieu du déluge de paroles qui répondit à ses questions, il ne put rien recueillir d’utile.
Il semblait que tout eût été calculé pour dérouter les investigations. Le départ avait été très brusque ; un soir, Clarice avait fait appeler la femme du garde, et lui avait appris qu’elle partait le lendemain ; pour quelle destination, elle l’ignorait, tout au moins elle n’avait pas songé à le dire. Elles avaient fait ensemble les quelques préparatifs nécessaires, et le matin, Clarice était partie avec Erboano, sa famille et les domestiques nègres. L’intendant était, comme toujours, sombre et taciturne ; l’interroger eût été plus qu’inutile. La seule indication qui eût été recueillie, c’était que les voyageurs s’étaient dirigés sur Arona où ils avaient pris le chemin de fer. Les autres domestiques du comte étaient restés un jour de plus pour tout mettre en ordre, et ils étaient partis en disant qu’ils allaient jusqu’à Rho ; de là, devaient-ils se diriger sur Milan, sur Turin ou sur Gênes, ils n’en savaient rien et devaient recevoir leurs instructions à la gare même. Depuis lors, un silence absolu s’était fait ; rien ne permettait de croire qu’il fût possible de lever le voile si adroitement tendu sur ce brusque départ.
La femme du garde avait peine à se consoler de la disparition de Clarice, et ses regrets se déversaient en une abondance inépuisable de phrases désordonnées ; c’était comme un bourdonnement qui assaillait les oreilles de Bernard sans présenter aucun sens précis à son esprit préoccupé. Machinalement il voulut s’y soustraire, et prétexta le désir de revoir les appartements du vieux château. Les clefs lui furent données et il s’achemina dans les noirs ages en proie à un trouble d’esprit qu’il avait peine à dominer. Dans ce désordre, il conservait cependant une lueur d’espérance ; il lui semblait impossible, dans ces salles encore tout imprégnées d’elle, de ne pas trouver quelque chose de Clarice, quelque, indice qui lui permît de deviner ce qu’elle était devenue. Au moment de s’éloigner, elle devait avoir pensé à lui, son esprit inventif lui avait suggéré sans doute quelque expédient pour porter à sa connaissance, la destination vers laquelle on l’emmenait ; c’était à lui à chercher, à compléter ce que le renseignement pouvait avoir de trop succinct, mais quelque difficulté que présentât l’entreprise, il avait bon courage et se tenait pour certain de réussir.
Ce retour à l’espérance ne tarda pas à être soumis à de rudes épreuves. Certes les dehors de la villa déserte lui avaient paru bien tristes, mais quand il se fut avancé dans l’intérieur, quand il eut parcouru ces salles abandonnées, ces longs corridors sombres, ces cours silencieuses à peine éclairées par une douteuse clarté, il lui sembla qu’il parcourait de vraies catacombes, d’où toute vie s’était à jamais retirée ; dans cette solitude noire, glacée, impitoyable, il se sentait atteint d’un sombre et irrémédiable découragement… Il persévéra néanmoins, et continuant sa marche, il se trouva devant la porte de la chambre de Clarice.
Il entra ; la salle était ensevelie dans la plus profonde obscurité ; il ouvrit une fenêtre, la pâle lumière du dehors, pénétrant comme à regret, dans la vaste salle, en fit ressortir l’aspect de lugubre solitude, d’abandon désolé. Les meubles confusément disposés, les livres épars, tous ces mille objets dont Clarice aimait à s’entourer, auxquels elle communiquait sa vivace énergie, semblaient, elle absente, être retombés dans une atonie lugubre ; le haut plafond noirci, les grandes parois à demi-perdues dans l’ombre, se voilaient d’une obscurité glacée, privées qu’elles étaient de cette sorte de rayonnement qu’entretenait sa présence. Bernard se laissa tomber dans un fauteuil ; il y resta longtemps inerte, sans pensée, sans volonté ; il lui semblait qu’il s’était fait en lui un vide irréparable, un intérêt tout puissant avait disparu de sa vie, l’avenir lui apparaissait morne, insipide, comme fermé par un sombre rideau, une obscurité opaque et glacée. Il comprenait quelle place Clarice s’était faite dans sa vie ; il ne pouvait ettre que brusquement elle séparât sa destinée de la sienne, qu’elle disparût en le laissant seul, en proie à la douleur poignante de ce déchirement. Par une évolution spontanée de son esprit, il voyait er devant lui, les incidents qui avaient marqué toute cette phase de sa vie, depuis cette journée où, perdu dans les bois noyés de pluie, il avait été amené comme par une volonté supérieure, auprès de Clarice, il retrouvait ses premiers étonnements, l’effervescence de son enthousiasme, puis ses doutes, ces méfiances qui s’imposaient à lui, les fières réponses de Clarice, le récit qu’elle lui avait fait de sa vie, et l’écrasante contrepartie qui s’était produite presque aussitôt par la parole de son maître. Puis c’étaient ces mille incidents dans lesquels elle se trouvait jetée, réalisant des impossibilités manifestes, réunissant les contrastes les plus invraisemblables, se débattant au milieu de difficultés et de crises qui naissaient autour d’elle, par la seule force de son extraordinaire personnalité. Comment, en dépit de ces incohérences, elle avait pu s’imposer à ce point à son esprit, il ne pouvait s’en rendre compte ; mieux que personne, il avait mesuré les bizarreries de cette nature si complexe, si mobile, ionnée jusqu’à la folie, calme tout ensemble jusqu’à l’imible dédain, ce mélange inouï de caprice, de raison souveraine, de faiblesse et d’autorité, ces révoltes contre les duretés du sort, et cette résignation plus surprenante encore, à une destinée inacceptable… Et lorsqu’il avait bien constaté toutes les obscurités de cet étrange caractère, il reconnaissait une fois de plus qu’il fallait en subir la puissance. Le charme, le charme souverain, inaltérable, irrésistible, ce seul mot donnait la définition complète de Clarice ; tout était charme en elle, intelligence, beauté, grâce exquise, sensibilité extraordinaire et expansive, tout jusqu’au mystère qui planait sur elle et l’enveloppait de sa chatoyante pénombre. On eût dit une œuvre d’art sans pareille animée de la plus prodigieuse surabondance de vie, et quiconque avait approché cette perfection extraordinaire, en avait reçu une de ces impressions puissantes qui laissent sur l’esprit une empreinte ineffaçable. En ce moment même, dans cette salle sombre, au milieu de tous ces objets qu’elle avait animés de son activité vivace, Bernard sentait son souvenir se réveiller en lui si fortement qu’il lui semblait que, soudain, il allait la voir apparaître, assise à sa place accoutumée, dans toute la distinction de son exquise beauté ; il s’attendait à entendre le son de sa voix, son gracieux éclat de rire, sa conversation sérieuse et enjouée dont il avait si souvent savouré la capricieuse séduction !…
Mais ce n’était qu’une illusion que la réalité ne faisait que rendre plus triste. Clarice était partie, bien partie ; où était-elle maintenant ? Aucun indice ne pouvait le laisser deviner. Le souvenir, voilà tout ce qui restait d’elle ; seul, il luttait contre l’ombre et le silence qui s’étaient réinstallés dans ces vieux murs, comme des exilés qui retrouvent leur patrie. Pour un instant, Clarice était sortie du mystère ; le mystère l’avait reprise, elle s’y était engloutie ; serait-ce pour jamais ? Bernard se sentait froid au cœur à la pensée de cette séparation si implacable ; il lui semblait que ces murs sombres, ces vieux meubles se faisaient sourds à l’appel de son âme, qu’ils étaient les témoins muets, ironiques de ses regrets, de son angoisse. Et involontairement, il lui vint au cœur un souffle de colère ; comment Clarice avait-elle pu l’abandonner, sans le prévenir, sans lui laisser le moindre souvenir, la plus légère indication sur son sort ? Elle avait disparu toute entière, pas une fleur, pas un ruban, pas un de ces mille riens dont elle aimait à s’entourer, ne restait là pour lui parler de sa présence ! Il se heurtait comme à un mur de glace, il y avait dans ce départ si brusque, dans cette disparition si complète, une indifférence dédaigneuse contre laquelle son cœur tout entier se révoltait !…
Il restait ainsi livré à ses sombres pensées, immobile, les yeux fixés sur la place où se tenait habituellement Clarice, comme si l’obstination de son regard eût eu le pouvoir de pénétrer le mystère de cette brusque fuite… Soudain, dans l’ombre qui s’accumulait dans cet angle obscur, il crut voir que la tenture qui couvrait la muraille était légèrement déplacée et il se souvint que c’était à cet endroit même qu’un jour, sous les violentes injonctions du comte, Clarice soulevant cette même tenture, avait disparu. Il devait y avoir là une autre salle, celle sans doute où elle s’enfermait pour la nuit. Bernard se leva soudain ; un âpre désir le prenait de visiter cette retraite ; qui sait s’il n’y trouverait pas la réponse aux questions qu’il se posait ?…
D’une main fiévreuse il souleva la tenture ; il avait deviné juste ; il y avait là, en effet, une porte étroite, cachée dans les reliefs de la boiserie ; il l’ouvrit ; devant lui se dressait un étroit escalier creusé dans l’épaisseur du mur. Il s’y engagea, et après avoir gravi une vingtaine de marches, dans une profonde obscurité, il se heurta contre une autre porte qui barrait le age. Il l’ouvrit, souleva une tenture, et se trouva dans une vaste salle éclairée par deux hautes fenêtres ; elle reproduisait assez exactement les dimensions de celle de l’étage inférieur, mais là s’arrêtait toute ressemblance et tel était le désaccord qu’il ne semblait pas possible que ces deux pièces fissent partie du même appartement.
Autant la première salle était sévère d’aspect, autant la décoration et l’ameublement en étaient imposants et solennels, autant la seconde étalait de recherche et de luxe raffiné. C’était la chambre à coucher Louis XV dans toute sa perfection élégante, ses étoffes brillantes, ses meubles incrustés, ses fines dorures, ses miroirs, ses bronzes contournés, ses marbres fouillés et sculptés à outrance. Tout cela dans un état de conservation irable, propre, riche, brillant jusque dans les plus petits détails. C’était à croire que la marquise de Pompadour ou madame de Parabère venaient de sortir de la salle et qu’on entendît encore leur éclat de rire résonner derrière la porte à peine fermée !…
Bernard contemplait ces richesses, de l’air de ces personnages des contes d’Orient qui en creusant dans leur pauvre demeure, entrent de plain-pied dans le palais des Génies. Cet étincelant boudoir était-il bien la retraite de Clarice ? Elle qui savait être si simple, comment avait-elle pu se plaire au milieu de ce déploiement d’un luxe presque malsain ? Et cependant, elle, la femme élégante par excellence, n’était-elle pas le complément naturel de cette éblouissante décoration ? Sa grâce exquise avait dû se trouver à l’aise au milieu de ces merveilles de richesse et de bon goût ; une fois de plus, en se reportant aux contrastes si tranchés de cette étrange nature, Bernard se trouvait obligé d’ettre que pour elle, tout était possible, tout pouvait se supposer !…
Le jour baissait, l’obscurité envahissait de plus en plus la vaste salle. Bernard alluma les bougies des girandoles de la cheminée et continua son examen. Il était assez connaisseur en choses de luxe, pour irer ce que cet ameublement présentait d’exquis et de complet : étoffes, meubles, bronzes, porcelaines, jusqu’aux plus petits détails, à ces mille objets qui ornent les tables, les consoles et les cheminées, tout était du modèle et du goût le plus raffiné. Il semblait que la vie s’y fût arrêtée depuis un siècle et que celle qui était venue s’y installer pour un temps se fût imposé le devoir de ne rien changer à ce gracieux décor. Là non plus, chose étrange, Clarice n’avait rien laissé d’elle ; pas un livre, pas une feuille de papier, pas un chiffon oublié dans la hâte du départ, ne venait attester qu’elle avait vécu là de longues heures, de nombreux jours. Là, comme dans la salle sévère de l’étage inférieur, elle avait é comme un rayon de lumière qui illumine tout autour de lui et disparait sans que l’on puisse seulement se douter qu’il ait jamais eu existence !…
En face de la cheminée, sur la tenture de satin rose à dessins d’argent qui couvrait la muraille, un portrait apparaissait, ceint du grand orbe d’or d’un cadre ovale. Curieux de voir les traits du personnage, Bernard alluma les trois bougies roses d’un délicieux petit candélabre qui décorait la cheminée, et, à cette gracieuse lumière, il vit apparaître un beau pastel du siècle dernier, de bonne facture et d’excellente conservation. Il représentait une jeune femme demi-nue, d’une figure sensuelle, dure et ironique tout ensemble, fort belle d’ailleurs, mais d’une beauté qui attirait et rebutait à la fois le regard. Était-ce la femme ou la maîtresse de ce comte d’Orgoyl dont Clarice lui avait conté la peu édifiante histoire ? Quelle qu’elle fût, elle tenait fort bien sa place au milieu de ce luxe à outrance. Mais c’était une compagnie désagréable, cette bacchante au regard cynique ; elle donnait à tout l’appartement une sorte de caractère douteux, de mauvais aloi, et Bernard ne put s’empêcher de penser que Clarice aurait pu choisir une autre chambre pour y installer sa résidence.
Dans la paroi du fond, opposée aux fenêtres, une porte ouverte laissait apercevoir l’entrée sombre d’un corridor ; tout à côté, une haute tenture en lampas rose argenté, à demi-soulevée, démasquait une alcôve et un grand lit à colonnes, richement drapé, d’un style d’une exquise élégance ; par une recherche qui n’est pas sans exemple dans les appartements de cette époque, toute l’alcôve, parois et plafond, était revêtue de grandes glaces retenues dans des moulures en relief d’un merveilleux dessin. En ce moment, tout ce déploiement de miroirs était masqué de rideaux d’une très fine dentelle ; l’ensemble était d’un luxe parfait, d’une coquetterie adorable.
Bernard promenait curieusement ses regards sur toutes ces merveilles ; comme ravivées par le spectacle, quantité d’histoires du XVIIIe siècle se réveillaient dans sa mémoire, fort légères pour la plupart et de leste allure, agrémentées de panneaux mobiles, de portes secrètes, de tentures complaisantes s’écartant tout à point pour donner age au visiteur attendu. N’y avait-il rien de pareil dans ce charmant réduit ? Ces délicieux miroirs n’avaient-ils pas leurs secrets qu’ils ne demandaient qu’à dire ?
Un des rideaux de dentelle était légèrement soulevé ; Bernard posa la main sur la sculpture de l’encadrement. Il avait deviné juste ; sous l’abri d’un relief, se dissimulait un bouton soigneusement verni comme le reste. Il le pressa de la main, le panneau céda ; Bernard l’attirant à lui, vit s’ouvrir un étroit couloir qui allait se perdre dans l’obscurité. Où conduisait cette issue mystérieuse ? Bernard ne fut pas tenté de le rechercher, et repoussa le panneau avec une sorte de dépit. Un sourd pressentiment lui disait qu’il avait encore d’autres découvertes à faire ; il continua à inspecter les sculptures si discrètement complaisantes ; bientôt un nouveau panneau se déplaça, montrant les premières marches d’un escalier qui descendait brusquement dans l’épaisseur de la muraille…
Qu’était-ce donc que ce boudoir qui se ménageait ces issues secrètes ? Et que devait-on penser de la femme qui en avait fait sa demeure préférée ? N’était-il pas permis de croire que sous l’apparence d’une retraite sévère, elle avait voulu se créer une liberté sans entrave ? Et quel usage faisait-elle de cette liberté acquise au prix de tant de mystère, pour ne pas dire de dissimulation ?
Sous l’empire de ces pensées, Bernard sortit de l’alcôve ; l’aspect de la chambre lui paraissait toute autre que lorsqu’il y était entré. N’était-ce pas l’image de Clarice, cette double habitation, l’une, d’apparence digne, sévère même, consacrée aux occupations sérieuses, aux plaisirs de l’intelligence, l’autre, intime, cachée, étalant un luxe insolent, provocateur, toute garnie d’issues mystérieuses, ouvertes seulement à ceux à qui le caprice de la maîtresse du logis consentait à en révéler le secret. Oui, c’était la vraie demeure de cette femme toute d’imprévu et de contraste, qui parlait si bien de vertu, de devoir, jusqu’à ce qu’un mot, un regard vinssent révéler les ions violentes qui bouillonnaient en elle, c’était l’emblème parlant de ce mélange inouï de dignité calme, de raison sérieuse et de ces fougueuses explosions de volonté dont l’emportement ne cédait qu’à la force !…
Et dans sa mémoire soudain réveillée il retrouvait ces impressions douteuses, ces épisodes étranges qui, si souvent, avaient surexcité sa méfiance, puis ces explications laborieusement échafaudées, ces récits audacieux dont l’invraisemblance ne se faisait accepter que grâce au charme souverain de la narratrice. Certes, il ne voulait pas ajouter une foi tardive à ces bruits défavorables qui si souvent l’avaient assailli au sujet de la recluse d’Orgoyl, mais ce qu’il voyait, n’était-il pas propre à justifier ces tenaces soupçons ? De quel droit pouvait-il croire aveuglément aux affirmations de Clarice, et rejeter comme des chimères les accusations si précises de son maître ? Était-il sûr de ne pas avoir été la dupe de quelque artifice ingénieusement combiné, de ne pas avoir été mis en face d’un brillant décor destiné à cacher une vérité inavouable ?
En proie à ces pensées, il se promenait à grands pas dans la chambre ; l’éclat effréné de ce luxe qui l’entourait, semblait lui monter au cerveau comme une excitation d’ivresse et de fièvre…
« Et pourquoi pas ? se dit-il soudain, le cœur saisi d’une brusque colère. Que sais-je après tout de cette femme ? Ce qu’elle a voulu me dire, ce qu’elle a pu me faire croire, sous l’influence de ses perfides séductions ! Et moi, simple que je suis, j’ai ajouté foi à ce chant de sirène ! Parce que je suis sincère, je suppose que l’on doit l’être envers moi ! Oui, c’est le comte qui est dans le vrai ! C’est un homme loyal, lui ; il n’a pas de détours, pas d’arrière-pensée ! Ces aveux cruels qu’il a eu le courage de nous faire, on ne les arrache de son cœur que lorsqu’on se sent sous la pression irrésistible de la vérité ! »
Il continuait à marcher, s’animant du feu de sa pensée…
« Oui, disait-il, en s’adressant au portrait dont il voyait l’image se réfléchir dans le miroir de la cheminée. Oui, tu as eu une digne compagne, et si son effigie figurait là, à côté de la tienne, entre la corruption qui s’affiche et celle qui se dissimule, celui qui établirait une différence, serait bien naïf ou bien hardi ! »
Il s’arrêta soudain. Sur la tablette de marbre rose de la cheminée, au pied de la pendule rocaille, un objet venait de frapper son regard, bien insignifiant en apparence, mais singulièrement caractéristique et de nature à frapper vivement Bernard dans l’état de surexcitation de son esprit… C’était une cigarette malaise, toute semblable à celles que Clarice lui avait données, dans cette soirée étrange qui s’était terminée pour lui par un accès d’hallucination. Il la prit et la considéra avec une attention fiévreuse :
« Comme cela est dans la situation ! se disait-il. Pendant trois mois, j’ai vu cette femme, je l’ai entourée d’égards, je n’ai fait aucune différence entre elle et la plus respectable. Elle a feint de m’en savoir gré, elle me laissait croire qu’elle tenait à mon affection, je crois même à mon estime ! Elle disparait soudain, sans me donner une marque de souvenir, et tout ce que je retrouve d’elle, c’est ce noir lambeau de tabac, digne cadeau de ce personnage cynique qui ne voit en elle que l’attrait de sa beauté ! Oui, ils sont bien faits pour se comprendre, ces deux aventuriers, ces deux bohèmes dont le caprice et l’instinct sont la seule loi ! Ces éclats de colère, ces semblants de haine, tout cela n’était que comédie, ces crises de violence, c’est la manière de s’aimer de ces natures perverses ! Ah ! le comte a raison ; avec elle les ménagements sont de trop ; la force, voilà tout ce qu’elle comprend, c’est cela seul qu’elle respecte ! Et elle parlait de devoir, de dignité, de morale, et j’avais la bonhomie de m’y laisser prendre, malgré ce que je voyais, malgré ce que je savais, malgré les avertissements… »
Il s’arrêta soudain. Ses yeux restaient fixés sur le miroir, comme par une attraction irrésistible… Derrière lui, sur le seuil de l’alcôve, une chose étrange était apparue ! C’était comme une vague blancheur, un brouillard indistinct !… Tout à coup, les formes se précisèrent, une figure se dessina ! Il la reconnaissait ! C’était la Blanche Marquise, son port majestueux, son blanc costume, ses traits nobles et purs, ses yeux pénétrants et profonds ! Elle restait immobile, son regard attaché sur Bernard s’illuminait d’une calme satisfaction…
L’impression fut si forte que Bernard se retourna brusquement comme s’il eût dû voir en réalité l’image réfléchie par le miroir !…
L’alcôve était sombre ; l’œil le plus perçant ne pouvait rien y rencontrer de suspect… Bernard se prit à rire, non sans quelque amertume :
« Sot, triple idiot que je suis ! se disait-il. Voilà ce que je suis devenu, moi qui ne e pas pour plus ignorant ni plus faible d’esprit qu’un autre ! Pour avoir fréquenté cet être malfaisant, j’ai perdu la disposition de moi-même, un rien m’émeut, m’enfièvre, j’en suis au point de prendre pour des réalités les illusions qui ent dans mon imagination troublée ! Mais je sais qui tu es, Blanche Marquise, et je ne m’effraie pas de ta présence : tu es ma conscience, ma raison qui vient me féliciter de mon retour à moi-même, d’avoir rompu avec cette créature perfide !… Rassure-toi ; tout est bien fini entre nous ; j’ai perdu sa trace et ne ferai rien pour la retrouver, suffît-il de tendre la main pour y réussir ! Qu’elle fasse d’autres dupes ! Elle n’existe plus pour moi, cette captive pour rire qui tient à sa prison parce qu’elle est dorée, à son géôlier parce qu’il est complaisant ! »
Il tressaillit soudain ; dans le grand silence, son nom avait été prononcé à voix haute ! Qui donc se trouvait avec lui dans ces appartements déserts ? En toute autre occasion, il aurait trouvé l’incident tout naturel ; en ce moment, ses nerfs, ébranlés par les impressions multiples qui venaient de l’assaillir, donnaient aux moindres choses des proportions inusitées ; tout lui paraissait étrange, presque hostile !
Il prêtait l’oreille !…
L’appel retentit de nouveau. Cette fois, il comprit. C’était la voix du garde qui le cherchait dans la salle d’en bas. Presque confus d’avoir été surpris attardé dans la chambre de Clarice, il se hâta d’éteindre les bougies et descendit. La nuit était tout à fait venue ; debout au milieu de la vaste salle, le garde, une lanterne à la main, se tenait immobile, étonné sans doute de ne pas trouver celui qu’il cherchait :
— C’est moi, major, dit Bernard, vous m’avez cru perdu, n’est-ce pas ? Je me suis laissé attarder dans ces vieux appartements… Peste, je ne savais pas Clarice si bien logée ! Ici, ce n’est pas mal, mais là-haut, sa chambre à coucher est un vrai bijou, tout y est à voir, comme dans un musée !
— C’est bien ce que dit ma femme, répondit le garde. Moi, je n’y suis jamais entré, dans la chambre de la comtesse, comme on l’appelle… Je suis pour le plein air, moi ; il y a trop de murs par ici ! Si beau que ce soit, j’aime encore mieux loger avec les vivants que dans cette vieille baraque de château où il n’y a que des chauve-souris et des fouines… Pour s’y trouver bien, il faut être comme Clarice, c’est à dire avoir le diable au corps !
— Elle y trouvait sans doute son agrément particulier… Affaire d’instinct, major, affaire d’instinct ! Il leur faut du luxe, à ces jolies femmes, et elles y vont comme les grives aux vignes. Cela ne se discute pas. Il faudrait les en chasser, et on n’en a pas le courage !
Il était sur le seuil de la porte, jetant un dernier coup d’œil sur cette salle, théâtre abandonné d’une comédie où il n’était pas sûr de ne pas avoir joué un rôle ridicule…
« Je n’y reviendrai plus, se disait-il ; c’est une page de ma vie qui se tourne. Que de temps j’ai perdu ici ! Bah ! Après tout, c’était une expérience à faire. Que pareille aventure m’arrive, si quelqu’un se prend au piège, certes ce ne sera pas moi ! »
D’un mouvement brusque, il ferma la porte et suivit le garde dans les sombres corridors du château. Il y était entré autrefois, tout ému d’une appréhension singulière, depuis, bien souvent, il y était venu la joie au cœur, maintenant il les quittait avec une arrière-pensée de méfiance et d’amertume, presque de colère. Sous l’empire de ces impressions, ces murs, ces portes muettes, ces escaliers déserts, tout prenait autour de lui une apparence froidement hostile ; ce fut avec un véritable sentiment de soulagement qu’il sortit du vieux château.
— Savez-vous, dit-il soudain au garde, s’il y a des ages secrets dans ces vieux bâtiments ?
— Des ages secrets ! Je crois bien que Clarice en a parlé à ma femme… Elle disait qu’il y avait dans les murs, des couloirs qui aboutissent aux vieilles tours en ruine près de notre jardin, plus loin encore, au petit pavillon du parc ; elle voulait l’y conduire, et moi aussi. Je ne m’en suis pas soucié ; l’homme n’est pas une taupe pour marcher sous terre, sans savoir où l’on va. Elle, elle riait, disant que c’était fort agréable, de pouvoir aller et venir ainsi sans être vue… Grand bien lui fasse ; moi, ça ne serait pas mon goût.
Ils étaient arrivés dans la grande cour ; devant les dépendances, ils rencontrèrent la femme du garde.
— Enfin vous voilà ! dit-elle en les voyant. Vous avez fait une bien longue visite, M. le baron, pour ne trouver personne ! Peut-on rester ainsi dans ces vieilles chambres, tout seul et la nuit ! Vraiment, je commençais à être inquiète.
— Merci du bon sentiment, dit Bernard, mais je suis grand garçon et ne risquais pas de me perdre. J’étais monté à la chambre de Clarice, et là, il y a assez de bougies pour faire une belle illumination. Elle était bien logée, cette belle Clarice, et elle n’en disait rien…
— Ah ! vous êtes monté à la chambre de la comtesse ?… Eh bien, à présent qu’il n’y a plus personne, je n’y retournerais pas volontiers ! Il y a là ce grand portrait qui vous regarde avec ses yeux méchants ! C’est la dernière comtesse, celle qui est morte de mort si brusque ! Clarice, elle, cela ne lui faisait rien, elle était si courageuse !… Elle aimait toute cette richesse, et il fallait voir comme elle y faisait bonne figure ; avec sa grande robe de chambre en soie rose bordée de cygne, elle avait l’air d’une vraie fée ! Et toujours si douce, si aimable, malgré la triste vie qu’elle menait ! Les derniers jours qu’elle a és ici, elle restait seule toute la journée, vous ne veniez plus lui rendre visite, le temps était sombre, eh bien, le soir, quand elle venait ca une heure avec nous, il semblait qu’elle amenât le soleil avec elle… C’est bien ce que disait le marquis Selva, le nouveau locataire que nous allons avoir…
— Le marquis Selva ! dit Bernard. Qu’est-ce que c’est que ce marquis, s’il vous plaît ?
— Il était ici ce matin encore ; si vous étiez venu une heure plus tôt, vous l’auriez rencontré. Il a tout l’air d’un grand seigneur, très beau, avec un accent particulier comme les gens de Naples ou de Sicile. Il est de bonne grâce, du reste, et malgré ses grands yeux qui vous percent, je le crois très bon. Il y a huit jours qu’il est venu voir la villa ; elle lui a convenu ; il doit y er l’été prochain, et il paraît même avoir l’intention de l’acheter.
— Et il a vu Clarice, ce beau seigneur ?
— Sans doute, et deux jours de suite, il a même dîné avec elle. Il m’a dit en s’en allant la première fois : « Vous avez là une bien charmante prisonnière, tout à fait, tout à fait charmante ! » Et il répétait cela en riant d’un air de bonne humeur, un peu moqueur pourtant…
— Et Clarice, que disait-elle ?
— Mais pas grand-chose… Comme je lui disais tout le bien que je pensais du seigneur marquis, elle m’écoutait en me regardant fixement de ses grands yeux sombres… Quand j’eus fini :
« — Oui, m’a-t-elle dit, tu as raison, c’est un esprit supérieur, bien plus même que tu ne crois, et il devrait être meilleur que les autres… Il est puissant et fort, mais, moi, je donnerais beaucoup de son intelligence et de sa force pour un tout petit peu de bonté !
« Et elle redevint silencieuse. Mais elle avait beau dire, je voyais bien que le marquis avait fait impression sur elle, et c’est justice, car il n’y a pas beaucoup d’hommes qui puissent lui être comparés… Aussi le lendemain, quand il est revenu, elle lui a fait bon accueil, ils ont dîné ensemble en causant comme s’ils se connaissaient de tout temps.
Bernard se promenait d’un pas fiévreux, sans faire plus de questions, sans presque entendre la suite des propos de l’Italienne. Des bouffées de colère lui montaient au cœur ! Tous ses soupçons se confirmaient d’une manière inattendue… Cet étranger, inconnu le jour auparavant, Clarice l’accueillait comme elle l’aurait reçu lui-même. Qu’étaient devenus ces sévères principes, ces maximes de haute morale dont elle faisait un si pompeux étalage ! Le premier étranger venu avait bien vite raison de cette vertu hautaine ! Il était beau, riche sans doute, cela expliquait tout… Cette nature toute d’impression, s’était abandonnée à son caprice, avide de plaisir, elle ne résistait pas à l’attrait du moment !…
— Allons, dit-il d’un ton amer, je vois qu’elle n’a pas mené une si triste vie dans ces derniers temps. Elle a de sûrs moyens d’égayer sa solitude, et nous ne les connaissons pas tous, je crois !…
— Ah ! monsieur le baron, pensez-y, à son âge, c’est dur de vivre seule, toujours seule, comme elle le faisait ! On peut bien vouloir se distraire à moins ! Moi, je n’aurais pas tenu huit jours à ce genre de vie !… Et Dieu sait où elle est maintenant ; on l’a peut-être mise dans un endroit où elle est bien malheureuse ! Je n’aime pas cet Erboano, l’intendant de M. le comte ; s’il l’a sous sa garde, elle ne doit pas avoir sujet d’être gaie !… Pauvre chère créature ! je ne peux pas m’empêcher de penser à elle ; il me semble que je la vois !
— Eh bien, je souhaite qu’elle se souvienne aussi bien de vous, mais je n’en suis pas bien sûr ; ces beaux oiseaux-là, voyez-vous, quand ils s’envolent, c’est pour tout de bon, et ils ne pensent guère à ceux qui restent au logis. Moi par exemple, qui la voyais presque tous les jours, croyez-vous qu’elle ait songé à me donner le moindre souvenir, car elle ne vous a rien donné pour moi, n’est-ce pas ?…
— Vraiment non ; mais on ne peut penser à tout, son départ a été si brusque ! Elle était bien triste quand elle a su qu’il fallait partir ; il semblait qu’elle ne pouvait pas s’y résoudre.
« — Que faire ! a-t-elle dit enfin. Je ne peux pas lutter seule contre tous ! Que vais-je devenir là où ils veulent m’emmener ! Et où aller, faible comme je suis, sans appui, sans secours ! Oh, Dieu, que je voudrais être morte !…
« Et elle devenait toute pâle, comme quand elle va prendre ses crises… Puis soudain, elle s’est levée, ses yeux étincelaient :
« — Eh bien, soit ! a-t-elle dit. Il faut que je subisse mon sort ! Si je succombe, ils en seront seuls responsables, ceux qui n’ont pas eu pitié, de moi !…
« Elle s’est un peu calmée ; nous avons fait ensemble les derniers préparatifs. Quand tout a été fini, elle m’a dit de sa voix si douce :
« — Je vais vous quitter, ma bonne Maria ; je ne sais si je vous reverrai jamais. Vous avez été bien bonne pour moi, je voudrais vous prouver que je ne suis pas ingrate. Mais que faire ! Vous savez que je n’ai rien à moi, pas même un pauvre petit bijou à vous donner en souvenir !… Voulez-vous accepter ceci ! Je l’ai fait pour vous, et je serais heureuse si cela vous faisait plaisir. »
« Et voici ce qu’elle m’a donné… Pauvre bonne âme ! bien certainement qu’elle m’a fait plaisir ! »
Elle avait pris un vieux coffret, au fond d’une armoire, et en tira une enveloppe de papier qu’elle remit à Bernard. Il la prit ; une émotion fiévreuse l’avait saisi ; il lui semblait que c’était là qu’il allait trouver cette révélation sur laquelle il comptait, à laquelle il ne pouvait se décider à renoncer…
Il déplia le papier ; il contenait une aquarelle, représentant, groupés autour d’une table, les enfants du garde et ceux d’Erboano. L’œuvre était d’une vérité saisissante ; le contraste de couleur entre les petits Européens et les petits mulâtres était franchement exprimé, sans que cette opposition si fortement accusée produisit cet effet banal qui résulte si aisément de ces sortes de sujets. Le dessin aurait pu être plus correct, mais il était suffisant déjà, la couleur était juste et harmonieuse, les expressions naïves, sans recherche, bien vivantes sans affectation ; l’ensemble avait cet aspect de sincérité quelque peu gauche qui donne tant de charme aux œuvres des vieux maîtres. Bernard avait souvent fait compliment à Clarice sur les productions de son pinceau, mais jamais ses qualités ne lui avaient apparu plus nettement accentuées. C’était bien là le souvenir qu’il voulait emporter d’elle ; à tout le moins, il ne donnait lieu à aucun de ces doutes, aucune de ces arrière-pensées qui naissaient si facilement à son sujet ; sur ce terrain artistique, il n’y avait pas de critique à lui adresser, les singulières incohérences de son caractère ne pouvaient rien enlever à cet esprit si bien trempé, à cette intelligence si fine et si souple !… Il prit son parti sur le champ :
— Eh bien, madame Ansermoz, dit-il, moi aussi je voudrais bien avoir un souvenir de Clarice. Voulez-vous me céder ce dessin ? Je vous en donne trois napoléons.
L’offre était séduisante. Évidemment la femme du garde n’avait jamais eu l’idée que cette feuille de papier pût avoir une telle valeur.
Il y eut un moment de silence… Le garde baissait la tête et enfonçait au plus profond de son pot de soupe, sa grosse cuiller d’étain…
— Eh bien, non, dit tout à coup l’Italienne. Excusez-moi, M. le baron, mais, moi aussi, je tiens à cette peinture… Trois napoléons, vous m’en donneriez même cinq, c’est beaucoup pour nous autres pauvres gens, mais, si je les prenais, voyez-vous, il me semble que je vendrais mes enfants ! Cela me porterait malheur. Non, décidément ; je les garde, ces pauvres petits chérubins !… D’ailleurs, vous, vous courrez le monde, vous retrouverez Clarice, et elle vous donnera autant de peinture que vous en voudrez ; nous, c’est autre chose, tout est fini avec elle et nous ne la reverrons jamais ! Je veux avoir quelque chose qui soit d’elle ; c’est à moi qu’elle l’a donnée, il faut que je la garde…
Bernard regagna Orta dans un état d’esprit troublé et pénible. Il ne pouvait se faire à la pensée qu’il ne verrait plus Clarice, qu’elle était perdue pour lui sans retour, mais bien moins encore pouvait-il lui pardonner le silence dédaigneux qu’elle avait affecté envers lui dans ce départ. Il aurait voulu lui rendre oubli pour oubli, et sourdement il s’indignait de ne pouvoir y réussir ; une fois de plus il constatait combien était grande la place que tenait dans sa vie, cette femme pour laquelle il se sentait tant de défiance, pour ne pas dire de mépris !… Sous l’impression de ce combat intérieur, tout ce qui l’entourait lui paraissait insipide et maussade ; en entrant dans l’hôtel, sa résolution était prise, le lendemain même, il partirait pour Berlin !
Une résolution bien arrêtée est une bonne chose, mais il est telle situation dans laquelle cela ne suffit pas pour rendre à l’esprit son équilibre. Bernard en fit sur le moment l’expérience sans réplique ; sa chambre où il avait fini par se trouver si bien, lui parut d’une tristesse mortelle, le dîner était mauvais, la salle mal éclairée, le service mal fait ; pour la première fois, il se trouvait en butte à ce cruel malaise bien connu des voyageurs sous le nom de nostalgie d’hôtel. Il voulut tenir bon, résista, ce fut inutile, en quelques instants, il se sentit si bien démoralisé que la seule pensée de er sa soirée tout seul dans sa chambre, lui devint inable ; la solitude lui paraissait odieuse, il voulait entendre des voix, voir des figures vivantes ; sous la pression de ce désir presque maladif, il se trouva transporté dans le café de la place. L’aspect n’en était pas gai, mais il lui parut tout aimable en comparaison de sa chambre solitaire ; là au moins, il y avait du bruit et de la vie. Dans la première salle, un groupe de consommateurs discourait politique, d’autres jouaient à la morra, deux divertissements aussi bruyants que des querelles. Bernard s’assit au fond de la seconde salle, près de la galerie donnant sur le lac ; il demanda une bouteille de champagne au grand ébahissement du maître de l’établissement, peu habitué à un pareil luxe. Puis il alluma sa grande pipe et se livra à une sorte de rêverie somnolente, peu récréative sans doute, mais qui au moins le dispensait de tout effort de pensée.
Il était là depuis longtemps déjà lorsque, soudain, tout à côté de lui, il vit s’ouvrir la porte de la galerie, et entre les deux battants, apparut une figure tannée qu’à ses yeux brillants et a son profil crochu, il reconnut pour celle de la vieille Angela, la bohémienne. Elle jeta dans la salle un regard défiant, puis ne voyant personne, elle se tourna vers Bernard :
— Que veux-tu encore ? lui dit-il, avec un accent peu dissimulé de mauvaise humeur.
Elle fixa sur lui ses yeux noirs et durs, et répondit d’un ton traînant :
— Voulez-vous que je vous dise votre bonne aventure ?
— Non, certes pas ; ni ma bonne, ni ma mauvaise ; une fois pour toutes, je n’ai que faire de tes sottises !
La vieille ne se découragea pas :
— Si je vous disais, reprit-elle, ce que vous désirez le plus savoir !…
— Ce que je désire le plus savoir en ce moment, c’est l’époque à laquelle je serai nommé capitaine ; si tu peux me l’apprendre, oui, tu me rendras un vrai service.
— C’est bon à dire, cela, au vieux général. Moi, je sais ce que je sais. Ce n’est pas si aisément que se dégage le cœur qui a été pris par le démon d’Orgoyl !…
— Le démon d’Orgoyl ! C’est Clarice que tu désignes par ce joli nom ! Eh bien, je m’en soucie comme de cette cendre, de ton démon d’Orgoyl ! Tout ce que je désire, c’est ne plus jamais en entendre parler !
Les traits de la vieille se contractèrent :
— Oui ou non, dit-elle d’une voix sourde, voulez-vous savoir où est cette femme ?…
Elle parlait avec l’assurance que donne une parfaite certitude. Le cœur de Bernard se dilata sous une expansion de bonheur :
— Tu sais où est Clarice ? dit-il…
— Je le sais, oui, mais mon secret m’appartient…
— Et tu veux me le faire payer, n’est-ce pas ? dit Bernard qui comprit où la vieille en voulait venir.
Elle fit une pause et reprit de sa voix traînante :
— L’hiver est dur ; il fait froid. Donnez-moi deux napoléons et je vous dis le secret…
— Et qui me dit que tu ne me trompes pas ? Pour le peu d’intérêt que j’ai à ton secret, je ne veux pas faire un marché de dupe.
Les yeux de la vieille étincelèrent :
— Tromper ! dit-elle violemment. On m’a trompée, moi, mais je ne trompe personne ! J’ai un papier, le voici ! et elle agitait un lambeau grisâtre, tout froissé et sali. Encore une fois, voulez-vous me donner les deux napoléons ou je le déchire à l’instant !
— Va-t’en au diable, vieille sibylle, dit Bernard, qui ne voulait pas perdre cette chance. Tiens, voici les deux napoléons, mais gare à toi si tu me voles ! Donne cette adresse !
La vieille étendit les deux mains, reçut l’or dans l’une et remit le papier de l’autre. Bernard le prit et lut :
Palazzo Sorione
Fundamenta della Santa Madonna del’Orto
Venezia
« Venise ! Clarice est à Venise ! À dix heures d’ici ! Si je voulais, je pourrais la voir encore !… »
Et il lui semblait voir s’ouvrir devant lui tout un horizon radieux !…
« Mais à quoi bon ! reprit-il, en faisant effort pour se modérer. J’ai bien autre chose en tête que de perdre mon temps sur les grandes routes, puis, suis-je sûr de l’exactitude du renseignement ?… »
— Dis-moi donc, Angela, toi qui sais tout, maintenant que tu es payée et bien payée, dis-moi d’où te vient cette adresse ? À la villa, personne ne sait rien et ce n’est pas Erboano qui te l’a donnée.
— Le More et toute sa suite ne sont que des misérables, mais tout méfiant qu’il est, il ne prévoit pas tout. Cette adresse est venue à moi par une lettre que j’ai lue. Je vous la donne, tant mieux si le More en crève de dépit !…
— Je n’y verrais pas grand mal, mais cela ne me dit pas ce que je veux savoir. Qu’est-ce que cette lettre dont tu parles ? Qui donc te l’a écrite ?
— À moi, personne ! Mais les jeunes filles écrivent aux jeunes gens, et quand ceux-ci ne savent pas lire, il faut que je lise à leur place. La femme d’Erboano a emmené une fille d’Orta, la Pachietta, la tailleuse, une petite niaise, toute amourachée d’un grand dadais de batelier, et elle n’a rien eu de plus pressé que de lui écrire, toute fière de montrer qu’elle était à Venise, logée dans un palais. L’adresse était écrite sur l’enveloppe ; je l’ai gardée et la voilà !
« Ma foi, se disait Bernard, tout cela est vraisemblable. Une fois de plus, je vois combien les situations qui semblent les plus compliquées, ont des solutions simples. Si la Providence était quelque chose, je dirais qu’il est providentiel que j’aie eu la pensée de venir ce soir dans ce café, demain, je partais et la vieille sorcière aurait été fort embarrassée pour m’extirper mes louis en échange de ce chiffon sali. Quant au renseignement, il me sera fort inutile, car tout compte fait, je ne veux pas aller à Venise, et certes, je n’irai pas ! »
La pensée lui vint de s’informer de ce que faisait Clarice dans sa nouvelle résidence :
— Et, dis-moi, reprit-il en s’adressant à la vieille, ta Pachietta se plaît-elle dans la ville des lagunes ? La vie doit y être plus gaie qu’à la villa Rezzi ?…
— Ce qui est nouveau est toujours beau, dit la vieille, mais patience ! Avant qu’il soit longtemps…
Elle s’interrompit, balbutia quelques mots incompréhensibles, le regard fixé vers le fond de la salle. Bernard se retourna ; un étranger grand, fort bien mis, d’apparence distinguée, était entré sans qu’il l’eût remarqué, et s’était assis appuyé au mur. La vieille paraissait toute troublée par sa présence ; elle coupa court à l’entretien, tourna le dos à l’étranger, se courba comme pour échapper à son regard, gagna la porte et disparut.
Il se fit un silence. Le nouveau venu le rompit et s’adressant à Bernard, lui demanda du feu.
Bernard, un peu surpris de l’incident, lui a machinalement sa boîte d’allumettes.
L’étranger alluma son cigare :
— Merci, mille fois, dit-il en lui rendant l’étui. Puis continuant avec une grande aisance :
— Je crois, dit-il, que j’ai des excuses à vous faire pour avoir interrompu votre conversation. C’est fort contre mon gré, je vous prie de le croire.
— Le mal n’est pas grand, répondit Bernard ; cette vieille mégère n’est pas de celles dont on fait sa compagnie et je suis bien aise que vous m’en ayez débarrassé. Car c’est bien à vous que je dois sa fuite précipitée ; un vol de moineaux ne disparait pas plus vite à l’aspect d’un fusil. Si vous avez un secret pour éloigner cette mauvaise engeance, je vous serais reconnaissant de me le communiquer…
— Oh ! il n’y a pas de secret du tout. Seulement, j’ai été prévenu que cette vieille est une créature peu recommandable, sans cesse occupée d’intrigues plus que douteuses et pas plus tard qu’hier, j’ai dû la renvoyer un peu brusquement. J’avais amené mes gens pour commencer mon installation à une villa que j’ai louée près d’Arona, et cette maudite sorcière tournait déjà autour d’eux, sous prétexte de bonne aventure, pour savoir s’il y avait quelque chose à gagner par des moyens peu avouables : j’y ai mis bon ordre. Aussi est-elle fort mal disposée à mon égard, et je ne pense pas qu’elle se représente à la villa Rezzi tant que j’y serai.
Bernard ne put retenir un sentiment de surprise :
— C’est vous qui avez loué la villa Rezzi ? dit-il. On me l’a dit aujourd’hui-même, et je ne me doutais pas que j’aurais l’honneur de vous rencontrer. Excusez ma surprise, je suis un visiteur assidu de la villa, et je m’intéresse à ceux qui l’occupent.
— Je le sais et je ne m’en étonne pas. Il faudrait être plus insensible que le marbre le plus inerte, pour ne pas s’intéresser à cette belle Clarice, l’étrange recluse du château.
Bernard restait immobile, les yeux fixés sur son interlocuteur ; il y avait dans son aspect, dans toute sa personne, quelque chose qui le captivait instinctivement. Le marquis était un homme de haute mine, de taille un peu au-dessus de la moyenne, et que la dignité de ses manières faisait paraître plus grand encore. Il était difficile de deviner son âge ; à voir la fermeté de ses traits et les épais cheveux châtains qui couronnaient son front haut et large, on lui eut attribué quarante ans à peine, mais sa barbe taillée à une mode déjà ancienne, lui donnait l’apparence d’un homme qui aurait été jeune vers 1840 et sur lequel les années auraient é sans laisser de traces ; ses yeux gris-bleu d’une nuance fine et harmonieuse, étaient irables de grandeur et d’éclat, son regard intelligent, profond, calme, décelait un esprit sûr de lui-même, fait pour exercer cet ascendant qui est l’apanage de la force, et pour inspirer cette confiance qu’engendre la bonté. Bernard se sentit porté vers lui par une sympathie irrésistible.
— Je vois, dit-il, que pour des gens qui s’ignoraient il y a dix minutes, nous ne laissons pas que d’avoir quelques pensées en commun. Rien ne nous empêche de faire plus ample connaissance ; à moi de me présenter : je suis le baron Bernard de Rednitz lieutenant de hussards au service de S. M. le Roi de Prusse.
L’étranger salua avec une parfaite bonne grâce :
— Et moi, monsieur, répondit-il, je me nomme le marquis Selva di Bari ; je suis du midi de l’Italie, et je vis en ce moment à Milan où je suis retenu par quelques affaires. J’ai vivement regretté de ne pas me trouver à la villa Rezzi, quand vous y êtes venu ce matin, et je suis doublement heureux de vous rencontrer ce soir pour vous prier de ne pas interrompre les visites que vous y faisiez… si toutefois, ajouta-t-il, en souriant avec une fine bonhomie, vous trouvez encore quelque motif pour vous y attirer…
Bernard ne put s’empêcher de rire :
— Je n’y suis allé que trop souvent, peut-être, dit-il, et j’y retournerais encore avec grand plaisir, mais le temps me manque, mon séjour en Italie est fini, je pars demain pour l’Allemagne.
— Demain déjà ! Allons, vous êtes un homme de décision ; j’aime cette énergie. À votre âge, j’en aurais fait autant : « Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés ! » Que voulez-vous ! C’est l’histoire de la jeunesse. Le tout est de bien écrire la sienne et de terminer les chapitres à propos.
Bernard comprenait que son interlocuteur connaissait à merveille ses dispositions d’esprit, et répondait moins à ses paroles qu’à sa pensée ; sans s’en préoccuper autrement il voulut hasarder une protestation :
— Vous pensez que je regrette cette femme qui vivait au château ? Moins peut-être que vous ne le croyez. Vous la connaissez ; je peux vous en parler en toute franchise. Elle est belle, séduisante ; il serait puéril de le nier ; mais l’affection ne se donne pas pour si peu, il faut aussi de l’estime, de la confiance ; vous avez vu Clarice, eh bien, dites-le moi franchement, a-t-elle eu le don de vous en inspirer ?
Les yeux du marquis brillèrent d’une flamme soudaine :
— Oui, dit-il, oui, vous avez raison ; moi aussi, au premier moment, j’ai été ébloui par cette prodigieuse expansion d’esprit et de beauté, moi aussi, dans le premier feu de mon iration, je me suis étonné de cet acharnement du sort contre cette femme faible et sans défense, j’ai été sur le point de voir en elle une victime digne de tout mon intérêt. Mais cette impression n’a pas été de longue durée ; à côté de cet éclat éblouissant, sont apparues des ombres toujours plus grandes, toujours plus marquées, de vraies taches sur ce fond lumineux ; j’ai discerné ce que cette nature complexe renferme d’inférieur, de mauvais ; elle a compris ma pensée ; cette âme altière a vivement ressenti cet échec, elle m’en a témoigné son déplaisir, et nous nous sommes très froidement quittés !
— Elle ne vous plaît donc pas, en définitive ?
— Non certes, dit le marquis, en accentuant sa réponse plus énergiquement que Bernard ne s’y attendait. Non, je n’éprouve pour elle aucune sympathie, et je redouterais, à l’égal du plus grand danger, de voir quelqu’un qui m’intéresse, subir son ascendant.
Il parut à Bernard qu’il y avait là une sorte de leçon indirecte qui, si modérément qu’elle fût donnée, ne pouvait s’accepter sans protestation.
— Je ne peux vous contredire, reprit-il… Et cependant, je ne sais pourquoi, il me répugne de porter contre cette femme un jugement trop sévère. J’ai eu avec elle de fréquents, de longs entretiens, je l’ai étudiée avec défiance, bien souvent, j’ai été froissé des incohérences par trop étranges de son caractère, je sais tout ce qui se dit de fâcheux sur son compte, eh bien, moi, je dois le dire, personnellement, je n’ai rien pu découvrir qui me permette de voir en elle un être irrémissiblement déchu…
— Cela ne me surprend pas ; vous êtes un esprit délicat, scrupuleux envers les autres comme envers vous-même, vous voulez juger en connaissance de cause, et vous n’avez pas vu les pièces du procès. Or elles sont bien cachées, sans doute, et ce n’est pas l’accusée qui les mettra sous vos yeux. Mais pour ne juger que sur ce que nous connaissons, nous qui ne pouvons voir que l’aspect extérieur des choses, comment accepterions-nous cet orgueil intraitable, cette assurance hautaine sur laquelle elle se dresse comme sur un piédestal, pour de là braver la conscience universelle et proclamer, envers et malgré tous, son absolue infaillibilité ! Voilà le vice irrémédiable de cette nature, la cause de sa chute, l’obstacle éternel à son relèvement. Ce besoin de domination, cette ardeur insatiable qui la pousse à s’emparer non seulement du cœur, mais encore de l’esprit de tous ceux qui l’approchent, n’ont pas d’autre origine. Elle pourrait se contenter de cette sympathie bienveillante qui est le rêve de tant d’autres ; joignez-y même la nuance d’iration, légitime tribut payé à son intelligence, à sa beauté. Mais ce ne serait rien pour elle ; il lui faut des esclaves, ce qu’elle veut c’est un pouvoir sans limites. Pour se l’assurer, elle n’hésite pas à de tous les moyens, jusqu’à la coquetterie la plus raffinée ; plaire, c’est l’arme infaillible, mais elle est dangereuse aussi, et parmi ses victimes, bien souvent celle qui l’emploie n’est pas celle qui en souffre le moins. Clarice a dû en faire la rude expérience, aussi se tient-elle sur ses gardes et cache-t-elle habilement son jeu. Puis maintenant, elle recourt à un autre artifice, ces semblants d’intérêt, ces démonstrations de confiance, d’affection même qu’elle prodigue à ceux dont elle veut capter l’absolu dévouement. Ah ! elle n’épargne rien pour dompter jusqu’au plus petit vestige de résistance ; son manège serait irable s’il n’était pas odieux ! Et quel triomphe quand elle voit celui qui en est l’objet se livrer ainsi à discrétion ! Voilà ce qui est blâmable, ce jeu froidement mené aux dépens du bonheur des autres ! Qu’elle se donne s’il lui plaît, les apparences de la vertu, qu’elle feigne de sauvegarder ce qu’elle nomme, complaisamment, sa dignité personnelle, tout cela n’est qu’une ruse et qu’un danger de plus. L’homme qui se livre à ses ions, peut encore protester de bonne foi contre la tyrannie de ses instincts, mais cette Circé qui, froidement, sciemment, prétend unir la puissance du vice avec l’estime réservée à la vertu, elle est simplement haïssable, et qu’importe, en stricte morale, qu’elle ne fasse qu’effleurer l’abîme, si elle y précipite ceux qui se fient à elle, et les dépouille à jamais de toute énergie, de tout sentiment d’honneur, de conscience, d’individualité !…
Le marquis parlait avec une force entraînante. Et ce n’était pas la ion qui l’animait, c’était la puissance d’une conviction profonde qui se faisait jour dans ses paroles, et leur donnait cette chaleur, cette autorité irrésistible ! Bernard se sentait vivement ému ; il lui semblait entendre la voix même de sa conscience ; bien souvent, il avait recueilli au plus profond de son cœur, les protestations qu’elle élevait contre l’influence envahissante de la recluse d’Orgoyl ; en ce moment, ces sourds murmures prenaient une netteté, une précision sans réplique, il comprenait la nature de ce danger dont si longtemps, il avait soupçonné l’existence, sans vouloir en approfondir l’étendue et la gravité.
— Oui, ajouta le marquis, oui, cette femme m’est antipathique ! Elle, qui aurait tant besoin d’indulgence, elle prétend à l’estime, au respect, que sais-je ? Elle proclame envers et contre tous, son innocence, elle crie à l’injustice, elle se pose en victime sacrifiée à la haine, à la vengeance ! Eh bien, que son destin s’accomplisse, et puisqu’elle veut encenser son divin orgueil, qu’elle se croirait trop humiliée par le simple aveu de sa faiblesse et de ses fautes, eh bien, qu’elle marche seule dans la voie où elle est entrée, qu’elle la parcoure jusqu’au bout, mais qu’elle ne se plaigne pas si elle trouve que la tâche est lourde, et si les forces lui manquent pour soutenir sans défaillance, l’épreuve qu’elle s’est attirée par sa folle, sa criminelle infatuation !…
— Vous la croyez donc bien coupable ! s’écria Bernard ; mes pressentiments ne m’auraient pas trompé ! Et pourtant, en ce moment même, vous ne parlez que de son orgueil ! Ce serait peu de chose en comparaison des accusations portées contre elle ! C’est une chose bien grave que de condamner sur la seule parole d’autrui ! Marquis Selva, laissez-moi vous le dire : je vous connais à peine, mais je sens que je puis avoir confiance en vous. Vous paraissez savoir beaucoup sur la vie et le caractère de Clarice ! Je vous le demande donc, et non sans angoisse, car je n’ai pas vécu dans son intimité sans avoir pris malgré mes justes méfiances un vif intérêt à ce qui la concerne, en votre âme et conscience, Clarice est-elle coupable ?
Les yeux du marquis étincelèrent, l’émotion, la confiance loyale du jeune homme semblaient l’avoir gagné ; un instant, Bernard crut qu’il allait lui révéler le é de Clarice ! Mais ce ne fut qu’un éclair ; s’il connaissait ce mystère, il ne voulut pas livrer son secret…
— Coupable ! dit-il d’un ton où perçait une amertume mal dissimulée… Pour répondre à cette question, il faudrait percer une obscurité impénétrable à toute intelligence humaine ! Le é de Clarice, qui peut se flatter de le connaître ? Pour ne prendre même que le peu qu’elle en dit, quelle défiance ne doit-on pas avoir pour une moralité qui s’est développée dans un tel milieu, et s’accommode d’un tel luxe de nuances ! Puis, savons-nous si elle dit la vérité ? Et dans quelle mesure la dit-elle ? Il serait bien hardi, celui qui s’en porterait garant ! Vous connaissez la parabole des talents : il sera beaucoup demandé à celui à qui il a été beaucoup donné… Eh bien, qui a été mieux doué que Clarice ? Intelligence, beauté, charme souverain, elle avait tout reçu ; mais à quoi servent ces perfections pour une nature impatiente de toute contrainte, ionnée pour tout ce qui est extrême et outrance, qui se jette dans l’inconnu avec l’aveugle impétuosité d’une machine habituée à tout broyer devant elle ! À ce jeu, tôt ou tard on se heurte à quelque obstacle auquel, si fort que l’on soit, on se brise et pour jamais. Je ne peux rien dire de précis, encore une fois, le é de Clarice est un noir abîme dont nul œil humain ne peut sonder la profondeur. Une chose est sûre, c’est que les apparences la condamnent ; tant qu’elle n’aura pas prouvé qu’elles sont trompeuses, moi qui ne juge que sur ce que je vois, j’ai le droit d’avoir pour elle la plus extrême défiance, presque de l’aversion !… Telle est mon opinion, elle est sincère ; croyez-le bien, j’ai à cœur, moi aussi, de répondre à votre confiance… Puis à quoi bon se préoccuper du é ; voyons le présent, le présent à lui seul la condamne. Je vous le demande, est-elle en position de conserver cette attitude hautaine, de défier comme elle le fait, le verdict de l’opinion ! Déchue comme elle l’est, il lui faudrait courber la tête, se faire humble et résignée, repentante même ! Eh bien, non ; elle préfère végéter, mener l’existence la plus précaire, vivre exposée aux dangers les plus terribles, les plus prochains, plutôt que de faire la plus petite concession, de reconnaître qu’elle a pu avoir tort, qu’elle s’est attirée le châtiment qui la frappe ! Que peut-on attendre de cette âme orgueilleuse jusqu’à la folie ? De nouveaux orages, des emportements, des chutes successives, suivies inévitablement d’une déchéance irrémédiable, voilà son lot dans l’avenir ; qu’elle en affronte donc la responsabilité, puisque telle est la volonté de son orgueil ! Mais ce qui la condamne, c’est de faire courir ces chances terribles à ceux sur lesquels elle a influence, de les entourer d’une atmosphère de vertige, d’aveuglement, qui les prive de leur bon sens et les expose à tous les dangers ! Cela, c’est de l’égoïsme criminel, une froide et incomparable légèreté ; on peut de parti-pris, vouloir côtoyer l’abîme, on ne doit pas y attirer ceux qui, séduits par votre exemple, s’abandonnent à votre attraction ! Je vous le dis, c’est une créature dangereuse, une sirène orgueilleuse et impitoyable ; il faut se sentir bien sûr de soi-même, pour affronter le redoutable magnétisme de son charme, l’enivrement de ses prestiges, la fascination de ses semblants d’amitié !…
Bernard restait silencieux ; son regard attaché sur son interlocuteur, se sentait retenu comme par un charme invincible ; dans la demi-obscurité de la salle, il lui semblait que la belle figure du marquis s’animait, se transformait, devenait toujours plus noble, toujours plus imposante ; chose étrange, il croyait voir briller dans ses yeux, ce feu intense, cette puissante irradiation d’intelligence qu’il avait si souvent remarqués chez Clarice, mais chez cette dernière, cet éclat extraordinaire procédait par éclairs intermittents, fiévreux, suivis de périodes de trouble, de défiance, d’arrière-pensée, chez le marquis au contraire, il se déployait avec un calme, une sûreté, une majesté incomparables ! Sous le coup de cette impression, Bernard se sentait saisi d’une émotion singulière ; il irait, il avait confiance, confiance absolue, ses pensées subissaient dociles, l’impulsion qu’il plaisait à l’étranger de lui donner. Il lui répugnait cependant de s’abandonner à ce charme étrange ; il voulut réagir, ne fût-ce que pour ne pas paraître trop aisément convaincu… Puis, malgré les réticences dont s’enveloppait son interlocuteur, il croyait comprendre qu’il possédait le secret de Clarice ; un mot, une tournure de phrase l’amènerait peut-être à le lui livrer, une question posée à propos pouvait l’en rendre maître, l’aventure était de celles qu’il vaut la peine de tenter…
— Vous la jugez si dangereuse ! dit-il ; le mot n’est-il pas bien fort ? Vous savez que je ne m’aveugle pas sur le caractère de cette femme, je reconnais qu’il est douteux, qu’on doit la tenir en défiance, mais je ne peux aller jusqu’à la craindre. Malgré toutes ses séductions, elle ne réussit guère à dominer ceux qu’elle approche ; cent fois j’ai eu occasion de le constater. Les uns ne voient en elle que sa beauté, et l’on sait en quelle petite estime ces gens-là tiennent leurs idoles ; pour les autres, ce n’est qu’une sorte de grande enfant, bizarre, un peu folle, qui amuse et que l’on veut bien gâter un peu, mais à condition qu’elle ne prenne pas trop au sérieux, les égards que l’on a pour elle. En un mot, sa beauté, son esprit, son charme, ne contrebalancent pas ce que ses incohérences, son é douteux inspirent de défiance. En vérité, je ne saurais considérer comme dangereuse, celle qui ne suscite autour d’elle que méfiance pour ne pas dire aversion !…
Le marquis hochait la tête :
— Je voudrais que cela fût vrai, dit-il, mais j’ai des doutes, de très grands doutes. Si déchue qu’elle soit, Clarice est encore bien forte ; je ne puis croire que l’on vive à côté d’elle sans être puissamment influencé par cet esprit si actif, si entreprenant, si vivace et son action est d’autant plus irrésistible qu’elle est plus savamment dissimulée. L’homme est essentiellement plastique, plus qu’aucun être, il subit l’effet du milieu dans lequel il vit, son intelligence semblable à une plante dont les racines plongent dans le corps comme dans un sol nourricier, s’épanouit dans l’atmosphère qui l’enveloppe, c’est là qu’il trouve les influences bienfaisantes de la famille, l’autorité d’une saine éducation, le rayonnement salutaire des grands esprits et des nobles exemples, mais il y trouve aussi la violence des instincts, l’ouragan des ions, les excitations malsaines des intelligences déchues et perverties. Voilà les chances bonnes et mauvaises ; lesquelles devront l’emporter ?… Toute impression exerce une action, la circonstance la plus insignifiante, le plus chétif incident, un mot à peine remarqué, peuvent être le point de départ d’une évolution décisive. Et si rien n’est indifférent, comment le de cette nature si puissante malgré ses faiblesses, pourrait-il rester sans effet ? Ah ! si sa force s’exerçait pour le bien, que de bonheur elle pourrait répandre autour d’elle ! Mais ce serait un miracle, une de ces impossibilités que l’on ne discute pas. Non qu’elle ne doive faire que du mal ; rien, dans la nature, n’est absolument bon, absolument mauvais, les poisons les plus violents peuvent devenir les remèdes les plus salutaires. Peut-être a-t-elle affiné votre esprit, peut-être l’a-t-elle préparé à recevoir des impressions artistiques, complexes, subtiles, auxquelles sans cela il serait resté peu accessible. Mais, vous le comprenez certainement, la part du danger est bien plus grande. Comment en serait-il autrement ? Je veux croire, et certes je n’en suis pas sûr, que son suprême orgueil la préserve de tomber dans de trop honteux excès, mais, ne l’oubliez pas, il y a tel débordement de vice qui est moins à craindre que cette froide perversion de l’esprit indifférent au bien, épris uniquement de curiosité, de dilettantisme ! Savez-vous quelle est la vraie cause de cet intérêt si vif qu’elle paraît prendre à ceux qui l’approchent ? Vous avez dû souvent le remarquer, il semble qu’elle veuille entrer dans leur vie, elle s’émeut de ce qui les préoccupe, se ionne pour leurs affections ou leurs haines ! Comédie que tout cela ! Pour un esprit de cette trempe, le cœur de l’homme est un livre dont elle veut tourner à son aise tous les feuillets ; elle vous parle, elle vous écoute, et une seule chose l’intéresse, c’est de savoir si elle peut deviner votre pensée, si telle question qu’elle vous pose, provoquera telle réponse et engendrera tel incident de conversation auquel elle est déjà préparée ; en vous, elle ire sa propre perspicacité, elle se délecte à conduire votre esprit où bon lui semble, comme un habile cocher se plaît à maîtriser un attelage fougueux… C’est un jeu qu’elle se joue à elle-même, cette artiste capricieuse, cette délicate blasée, un jeu dans lequel vous n’êtes qu’un instrument if, sur lequel, à votre insu, elle module, au gré de sa fantaisie sans frein, des variations dont la multiplicité l’enchante, par le seul attrait de leur infinie variété ! Oui, cela est ainsi ; plus rien ne l’intéresse dans les choses que le côté artistique, la curiosité ; l’élément moral lui est indifférent, il n’y a pour elle ni bien, ni mal. Et pourquoi s’en étonner ? N’est-elle pas elle-même une curiosité vivante, un paradoxe incarné ? Sans patrie, sans famille, sans devoirs, sans obligations d’aucune sorte, envers personne au monde, elle traverse la vie comme un corps étranger, inassimilable, qui ne connaît rien, ne répond à rien, ne s’intéresse à rien. Son propre plaisir, c’est sa seule règle, tout le reste lui est spectacle, tout doit servir à son amusement, à ses expériences, et sans que l’usage qu’elle fait des éléments qui viennent à sa portée, puisse lui faire encourir la moindre responsabilité. Je vous l’ai déjà dit, c’est une puissante machine, une force imible, inconsciente, elle fournit sa carrière, sans songer à se demander si elle est utile ou nuisible, sans savoir si elle fait le mal ou le bien. Et un tel être serait inoffensif ! Non, mille fois non ; moi, je vous dis que déjà, elle a exercé sur vous, une action puissante ; votre esprit a subi son empreinte, à son , vos pensées se sont modifiées, et maintenant vous ne pouvez pas plus faire abstraction de son influence qu’il ne vous serait possible d’arracher son souvenir de votre cœur !… On peut tout faire, sauf de supprimer le é !… Que dans le vôtre, il y ait une page consacrée à cette étrange figure, le mal n’est peut-être pas grand, mais restez-en là de cette expérience, tout pas que vous feriez encore dans cette voie qui vous rapproche d’elle, vous éloignerait de ce monde réel pour lequel vous êtes fait, et vous lancerait dans ces régions de la fantaisie sans limites, de la contemplation sans but, du dilettantisme artistique où les forces s’épuisent, où l’énergie s’étiole et meurt !… L’esprit de Clarice, c’est un poison d’Orient, délicieux au goût, au plus haut point dangereux pour celui qui s’y abandonne, il énerve, il enivre, il affole, malheur à qui ne le comprend pas !
— Et cependant, elle ne cesse de faire appel au devoir, à l’effort désintéressé, au sacrifice ! À l’entendre, l’idéal est le but de la vie, c’est celui qu’elle ne cesse de me proposer !…
— L’idéal ! dit le marquis avec un rire ironique, amer. L’idéal de Clarice ! Voilà deux mots fort surpris de se trouver ensemble. Je comprends que la rampante chenille se donne pour idéal le papillon qui e emporté par ses ailes rapides, mais si le papillon se rabaisse à envier le sort immonde de la chenille, une pareille perversion n’est faite que pour inspirer du dégoût ! Et de quel idéal parle-t-elle, cette étrange sectatrice du devoir ? C’est encore un jeu pour elle d’imposer à ceux qui l’écoutent, un fardeau qui les écrase et qu’elle-même ne voudrait pas toucher du doigt ! L’idéal qu’elle vous propose, sachez-le bien, c’est celui du rêve, des fictions prestigieuses, des imaginations sans frein, bon seulement pour des esprits dégagés des liens de la matière, affranchis de toute préoccupation de la vie active, du monde réel, vivant, qui crée et qui se perfectionne au prix de laborieux efforts ; elle voudrait faire de vous un dilettante raffiné dans son inaction, vous habituer à ne considérer les choses que comme un spectacle, les événements comme une comédie, intéressante quelquefois, le plus souvent médiocre et ennuyeuse, dans laquelle on serait bien sot d’accepter un rôle ! Oh ! je le sais, elle ne démasquera pas ses visées, elle ne vous dira pas franchement où elle vous mène, elle vous fera même, du ton de la conviction la plus sérieuse, les déclarations les plus édifiantes, mais pour prendre les chemins de traverse, elle n’en arrive que plus sûrement à son but ; insensiblement, à voir son inaction hautaine, à goûter la séduction de son intelligence dédaigneuse de tout ce qui n’est pas son indifférence souveraine, votre esprit se fait à la pensée que l’action est bonne pour le vulgaire, que le propre de la supériorité, c’est d’étudier les ressorts de l’âme humaine, pour le seul plaisir d’en goûter la complication et la finesse, mais sans jamais prendre la peine de les mettre en œuvre ; parvenu à ce point, on s’arrête, on s’immobilise, on s’énerve, on analyse, on prend plaisir à raffiner en tout et sur tout, on en vient à ne voir en toutes choses que ce qu’elles peuvent avoir d’intérêt artistique, de curiosité imprévue et piquante ; le paradoxe sceptique le dilettantisme érigé en règle unique de conduite, fait de vous un critique peu bienveillant, indifférent d’abord, puis, bientôt, rebelle à l’action, incapable de prendre parti entre le bien et le mal. Voilà à quoi elle veut vous amener, et elle y déploie l’art le plus subtil, le plus perfide ; elle ménage vos points faibles, excite vos penchants, elle vous flatte, vous caresse, vous enivre, elle s’enroule en un mot autour de votre esprit, comme fait la chatte voluptueuse autour de la main qui doit lui donner ce qu’elle désire !… Comment ne le voyez-vous pas ? Ce qu’elle veut de vous, ce n’est pas votre amour, ce n’est pas votre amitié, c’est encore moins votre estime, elle n’en a que faire, la hautaine blasée, la dédaigneuse esthète, toute de caprice et de fantaisie, uniquement éprise de beauté raffinée, de sensations complexes, d’impressions quintessenciées jusqu’à l’étrangeté ; ce qu’elle veut, c’est votre sujétion morale ; c’est votre abaissement, votre esclavage ! Tombée comme elle l’est, ce qui lui plaît, c’est de voir que son humiliation est partagée par d’autres, qu’à son exemple, les esprits même les meilleurs, se retirent de la lutte, se désintéressent de la vie active, acceptent l’inertie ironique comme la faculté maîtresse, la seule et souveraine supériorité !… Elle triomphe alors, et sur les ruines de votre carrière brisée, sur les débris de vos croyances, elle s’érige un piédestal, un temple, où, idole et prêtresse tout ensemble, elle adore son orgueil, son infaillible opiniâtreté !…
Le marquis s’était levé et marchait à grands pas dans la salle sombre ; son noble visage portait l’empreinte d’une douloureuse préoccupation :
— Oh ! reprit-il comme se parlant à lui-même, quelle chose cruelle que de constater la déchéance d’un être si bien doué, et de ne pouvoir lui venir en aide… de se heurter contre ces déformations de l’esprit, véritables infirmités morales auxquelles il n’est pas de remède ! Mais que son destin s’accomplisse ; si elle succombe, elle ne pourra en acc qu’elle-même, les avertissements ne lui auront pas manqué ! Ce qui importe maintenant, c’est qu’elle n’entraîne pas d’autres victimes dans sa chute !
Il s’arrêta devant Bernard :
— M. de Rednitz, dit-il, je vous connais depuis bien peu de temps, et je vais me permettre d’entrer dans votre vie sous la forme ingrate d’un conseiller officieux. Vous avez le droit de me trouver indiscret, ridicule même, cela ne m’arrêtera pas, je remplis un devoir et je le remplirai jusqu’au bout. Je vous le dis avec le plus vif désir de vous convaincre : au nom de tout ce que vous aimez, détournez-vous de Clarice !… Éloignez d’elle jusqu’à votre pensée ; cette femme vous fait courir un véritable danger ! Oh ! je le sais, la pensée d’un danger ne vous fera pas reculer ; elle vous attirera peut-être… mais vous le savez mieux que moi, il y a des cas où le mépris du danger n’est qu’une coupable imprudence, une véritable faiblesse ! Il ne s’agit pas ici d’un vulgaire risque de la vie : c’est bien pire, c’est le risque de l’honneur ! Cette femme, ne le voyez-vous pas, vit dans une atmosphère de fièvre, de vertige, de tempête, elle appelle la violence, la folie et le malheur !… C’est une âme puissante que la sienne, mais c’est une âme dévoyée, profondément troublée, qui a perdu la confiance, l’estime de soi-même, le seul guide qui n’égare pas !… Elle se trouve en avec des natures violentes, excessives, qui ne veulent que leur plaisir, n’obéissent qu’à leurs ions, qui considèrent comme un déshonneur de céder à tout autre mobile. Entre ces êtres lancés hors du droit chemin, ennemis de tout scrupule, également décidés à tout pousser à l’extrême, il se produira infailliblement des chocs terribles, et malheur à quiconque coopérera, même par sa seule présence, à ces excès odieux ! Et voilà pourquoi je vous mets sur vos gardes… Que diraient ceux qui vous aiment, ceux de qui dépend votre carrière, s’ils apprenaient que vous, l’héritier d’un beau nom, l’espoir de votre famille, vous vous trouvez compromis dans quelque aventure scandaleuse, au milieu d’un monde étrange, de femmes suspectes, de viveurs cyniques, courtisans faméliques d’un grand seigneur déclassé !… Eh ! sans doute, le comte de Claram est un cœur droit, une nature loyale et sympathique, mais il vaudrait mieux pour lui qu’il affrontât chaque jour les balles paraguayennes ou les flèches empoisonnées des Indiens, que de vivre comme il vit, en proie à ses ions, sans force contre les excitations intéressées des parasites qui l’exploitent ! En suivant cette voie, il marche aux abîmes, et l’avilissement de ceux dont il s’entoure, loin d’être son excuse, ne fera qu’aggraver sa condamnation. Une chose est vraie, c’est que ce monde de plaisir à outrance est mauvais, corrompu, livré à toutes les excitations mauvaises ; vous exposerez-vous à être saisi, entraîné par le tourbillon qui les emporte ? M. de Rednitz, le moment est plus grave que vous ne le pensez ; le dénouement de cette triste comédie est proche ; il sera terrible !… Vous avez été averti plusieurs fois ; je vous avertis encore ; au besoin, oui, je vous en adjure, détournez-vous de Clarice ! c’est elle qui surexcite jusqu’à la folie, toutes ces basses ions ; elle vous expose à un danger qu’il n’est pas permis à un honnête homme de courir, celui de la déchéance morale, de la perte irrémédiable de l’estime et de l’honneur !
Cette parole ardente pénétrait dans le cœur de Bernard comme un chaud rayon de soleil lancé au travers d’un lourd et sombre crépuscule à sa lumière éclatante, les doutes, les arrière-pensées disparaissaient ainsi que s’évanouissent à l’aurore, les fantômes de la nuit… Immobile, le cœur palpitant, le jeune homme restait silencieux, les yeux fixés sur son interlocuteur. Debout devant lui, le dominant de sa haute taille, le marquis continua :
— Nous avons parlé d’idéal, dit-il, et son regard étincelant semblait pénétrer jusqu’au plus profond de son cœur. L’idéal ! Que signifie donc ce mot ? Est-ce simplement le type que nous nous proposons comme perfection morale ? N’y a-t-il pas aussi un idéal à poursuivre dans notre vie active, un but à atteindre, et auquel nous devons consacrer toutes nos forces ? Avez-vous fait choix du vôtre, M. de Rednitz ? Il n’est pas trop tôt pour vous décider ; vous allez rentrer dans le courant de la foule humaine ; ne vous y lancez pas au hasard, à la merci des événements, de l’impulsion aveugle des hommes et des choses. Arrière les contemplations théoriques, les vaines recherches, les subtilités critiques, arrière surtout l’ironie indifférente et dédaigneuse ! Ne l’oubliez pas, le descendant des Rednitz est fait pour l’action, pour la vie réelle et militante ; vous avez de nobles exemples à suivre et de nobles exemples à donner, une famille à continuer, un beau nom à porter, à enrichir d’une gloire nouvelle ; le culte du é appelle l’ambition de l’avenir ; vous êtes un homme de l’espèce de ceux qui doivent commander aux hommes ; vous portez l’épée, mais pour vous l’épée n’est plus le symbole de la force et de l’audace, elle est impuissante si elle ne s’allie pas étroitement avec la science et le travail ; aujourd’hui, plus que jamais, le succès ne s’acquiert qu’au prix de l’effort acharné, continuel ; il faut arracher aux choses leur secret, et le plus puissant c’est celui qui sait le plus. Voilà la voie qui doit être la vôtre ; il s’agit de la suivre d’un pas ferme, sans se laisser distraire par de prestigieuses visions. Appuyez-vous sur la réalité, éclairez votre route du flambeau de la science, fuyez les spéculations abstraites et l’étroite routine. Par-dessus tout, possédez votre esprit, maîtrisez vos ions, vos instincts, tenez-vous en équilibre, définissez-bien votre but, préparez vos forces, et quand le moment sera venu, jetez-les tout entières dans la balance, sans hésitations, sans vains scrupules, sans exagération fiévreuse !… Ainsi, vous réaliserez votre idéal, vous ferez reconnaître votre supériorité à vos semblables, et ce ne sera pas une vaine satisfaction d’amour-propre ; l’autorité qui vous sera acquise, vous l’emploierez pour le bien, pour le progrès, l’amélioration, le rehaussement moral de ceux qui vous entourent, sur qui vous avez influence. Ainsi plus de molles rêveries, plus de divagations dans les régions décevantes d’une vaine perfection artistique !… Du travail, de l’énergie, de l’application, de l’effort soutenu, voilà le secret des hautes destinées. Songez-y-bien : l’époque est solennelle, de grands événements se préparent ; sous peu, il y aura de belles places à prendre dans l’histoire, des noms nouveaux vont surgir, il dépend de vous que l’un d’eux soit celui de Bernard de Rednitz ! Et maintenant je vous dis adieu ; croyez-bien que j’emporte avec moi le vif désir de vous être utile. Conservez-moi une place dans votre souvenir, le jour est peut-être proche où je viendrai la réclamer !…
Il sortit. La salle devint tout à coup sombre et triste ; cet homme semblait l’illuminer du feu de sa parole. Bernard sentait bouillonner en lui toute l’activité de sa pensée ; une force inconnue l’animait, l’énergie, la volonté, la puissance si fortement empreintes en la personne de l’étranger, avaient pénétré dans son âme, il se sentait capable des plus grands efforts, la seule pensée de mériter les éloges de cet homme lui aurait fait affronter les plus terribles épreuves !…
Quel était donc celui qui avait su s’emparer ainsi de son âme, et en exalter à ce point les nobles aspirations ! D’où lui venait cette merveilleuse connaissance des caractères, cette appréciation infaillible, ce jugement à la fois ionné et calme, cette autorité souveraine, irrésistible ? Et comme cette flamme intérieure avait soudain resplendi sur sa figure, en un rayonnement presque visible ! Cette apparence si noble, ce regard étincelant, cette haute stature, tout cet ensemble composait comme un piédestal, le seul qui convint à ce puissant esprit. Au moment où sa parole s’était animée, soudain, il s’était fait en lui une sorte de transfiguration sublime dont Bernard avait été profondément frappé. Il avait vu parfois quelque chose d’analogue se produire chez Clarice, mais ici quelle supériorité incomparable, quelle indicible majesté ! Oui, s’il avait fait appel à lui pour le conduire aux entreprises les plus aventureuses, aux plus difficiles travaux, à ce moment, Bernard sentait qu’il n’aurait pas hésité à le suivre ; cet homme devait dominer la fortune, asservir la destinée, on pouvait se confier à lui, aveuglément, sans conditions, sans arrière-pensées ! Ce qu’il avait dit, il fallait l’exécuter ; il fallait sous ses auspices, reprendre la vie réelle, rentrer dans la carrière, s’attaquer corps à corps aux obstacles, marcher en avant à tout prix. La récompense était certaine ; elle était assez belle pour faire oublier ce qu’elle pouvait faire perdre en satisfactions plus délicates, plus intimes. Dans la disposition d’esprit où se trouvait Bernard, le sacrifice ne pouvait lui être pénible, l’avertissement venait tout à point pour produire son effet. L’influence de Clarice s’était évanouie ; la dernière visite au château l’avait bien ébranlée, la parole de l’étranger lui portait le dernier coup. Bernard se sentait heureux, presque fier d’avoir deviné par instinct, le danger que lui faisait courir son intimité avec cette douteuse créature ; maintenant il était parfaitement décidé à y couper court, à reléguer dans le é cet épisode de son histoire, à titre de curiosité dont il ne songeait pas même à cultiver le souvenir.
Sous l’empire de ces pensées, Bernard rentra à l’hôtel et entreprit immédiatement ses préparatifs de départ. Il pensait pouvoir être prêt assez tôt pour aller coucher le lendemain à Vérone et prendre de là la route du Brenner ; mais il avait compté sans l’encombrement produit par quatre mois de séjour et sans les mille petits obstacles, accompagnement obligé d’un changement de résidence. Quelque diligence qu’il put faire, il dut partir le lendemain seulement et faire étape à Milan. Le jour suivant, il était à Vérone et l’étudiait en touriste consciencieux qui ne transige pas avec son Baedeker. Mais Vérone n’est pas seulement la ville de Roméo et de Juliette, elle est aussi le pivot d’une des grandes positions militaires du monde, et Bernard ressaisi par l’instinct de la profession, ne pouvait manquer l’occasion de visiter ces champs et ces villages dont chacun a donné son nom à une bataille ; il résolut de consacrer deux jours à cet examen. Le hasard, complice intelligent de cette activité bien employée, lui fournit le meilleur guide qu’il pût souhaiter dans la personne d’un officier d’état-major auprès duquel il se trouva au dîner de l’hôtel des Deux-Tours. C’était un homme fort instruit, très intelligent, qui avait pris part à toutes les dernières campagnes de l’armée italienne, il connaissait à fond le terrain, et se fit un plaisir de conduire le jeune allemand sur tous les points les plus marquants, en lui donnant les explications les plus substantielles sur les innombrables actions qui ont illustré cette contrée. Ils allèrent jusqu’à Mantoue et èrent ainsi trois jours de la manière la plus active et la plus intéressante. En revenant de cette excursion, Bernard rapportait dans son esprit, un mémoire tout fait sur le quadrilatère Lombard-Vénitien ; sous l’excitation du moment, en une nuit il le jeta sur le papier et l’expédia au général von Leitzenfels, avec la meilleure espérance de le voir agréé par les juges compétents de l’état-major.
Il était trois heures du matin quand il mit le dernier cachet à l’enveloppe du manuscrit. Ses bougies s’éteignaient ; dans la cheminée, le feu, compagnon précieux de cette longue veille, jetait sa dernière flamme. L’esprit encore tout surexcité par le travail de la composition, Bernard replaçait ses notes dans son portefeuille ; en ouvrant une des poches, il trouva sous sa main un papier gris et sale, c’était ce chiffon à l’adresse de Clarice, que lui avait vendu la vieille bohémienne. Il ne put s’empêcher de rire, dans ces quatre derniers jours il n’avait pas pensé une seule fois à Clarice, non plus que si elle n’eût jamais existé…
« Voilà une bonne trouvaille, se dit-il. Dire que ce vilain lambeau de papier m’a coûté deux louis !… Bah ! j’en suis peut-être quitte à bon compte ; ensorcelé comme je l’étais, j’aurais fini par faire quelque bien autre sottise !… Je croyais avoir jeté ce papier au feu, mais ce qui n’est pas fait peut se faire… »
Et d’un geste, il le froissa et le jeta dans la cheminée, mais la boule informe traversant la flamme, frappa la paroi noircie, rebondit dans la chambre et vint rouler à ses pieds…
« Bon, dit Bernard, tu ne fais pas mieux ma volonté que celle dont tu portes l’adresse… Reste donc dans la poussière, puisque tu tiens tant à l’existence. Demain, quelque vulgaire voyageur te ramassera et découvrira le secret que tu portes ; je ne me donnerai pas seulement la peine de me baisser pour te reprendre, que m’importe, à moi, Clarice et ses séductions ! Je saurais qu’elle est là, tout près de moi, dans l’hôtel, que je ne ferais pas un pas pour la voir… Ou plutôt, oui, j’irais lui rendre ma visite, et je lui ferais mes adieux avec autant de calme que je les ai faits, il y a trois jours, au chanoine Berti, dans la bibliothèque du séminaire de San Giulio… Pauvre femme ! où est le temps où tu me faisais si facilement accepter ton influence ! Aujourd’hui, je vois clair dans tes manèges et je ne suis pas disposé à faire un pas, à risquer le plus petit retard, pour le plaisir de tes beaux yeux. Non, non, vis avec le comte et son familier Ivantelly, dans leur intimité ou dans leur dépendance, sois servante, esclave ou maîtresse comme bon te semble, livre-toi à tes théories, à tes divagations nuageuses, analyse, discute, argumente, doute de tout ou crois à tout, joue la vertu ou paie d’audace, quoi que tu fasses, tu me restes absolument indifférente !… Non que je regrette de t’avoir connue ; tu m’as montré un aspect nouveau de la nature féminine, et ton souvenir jettera toujours une lueur d’étrangeté sur mon séjour en Italie. Mais ce sera tout ; aujourd’hui, je me reprends aux choses sérieuses, je rentre dans le rang et je ne connais plus que la consigne du devoir. Assez de fantaisie et de bohème, place à l’action et à la réalité !…
« Palazzo Sorione ! Venise ! disait-il, et machinalement il avait repris et déplié le papier… Vraiment, voilà une adresse mélodieuse, et comme on se représente bien la cage et l’oiseau, un beau palais sur la lagune et une jolie femme qui rêve, on ne sait à quoi ! Charmant comme sujet de tableau, exquis comme vignette à mettre en tête d’une romance ou d’une scène d’opéra ! Pauvre Clarice ! Dès qu’on pense à toi, les réminiscences de théâtre, les impressions de mise en scène accourent en foule. C’est qu’on se sent en présence d’une actrice, d’une habile comédienne, en possession de tous les prestiges de son art, des moyens les plus raffinés de déployer ses séductions ! Et on ne te prend pas au sérieux ! Parfois, oui, on cède à tes jeux de scène, mais l’illusion ne dure pas longtemps, si on n’en avait pas de plus dangereuses, la vie serait trop facile ! Vraiment, je m’étonne de l’animation hostile que mettait le marquis à me prémunir contre tes petites manœuvres ; en conscience, le danger n’est pas si grand qu’il comporte tant de sévérité, une répulsion si énergique ! En ce moment, je me sens si libre, si complètement dégagé de toute sujétion fâcheuse, je vois si clairement les trucs, les ficelles de toute cette fantasmagorie, que je ne me ferais pas le moindre scrupule d’affronter la sirène dans son nouveau repaire… Oui, vraiment, je ne sais pourquoi je reculerais devant cette peu redoutable épreuve. Après tout, je n’ai pas vu Venise, j’en suis à deux pas, pourquoi laisserais-je échapper une si bonne occasion ? Pour ne pas rencontrer Clarice !… Ce serait lui faire bien trop d’honneur ; disons le mot, cela pourrait à bon droit se taxer de lâcheté ridicule !… Voyons, j’ai dix jours encore à ma disposition ; je peux en employer cinq à voir Venise, puis trois pour le voyage, un pour m’installer et me reconnaître, et au jour, à l’heure dite, je me trouve à mon poste, prêt à donner le grand coup de collier ! »
L’express de Milan-Venise e à Vérone vers deux heures ; Bernard y prit place ; quelques minutes plus tard, il était emporté vers cette nouvelle destination qu’il venait si brusquement de choisir. Le ciel était chargé de grands nuages gris ; une seule éclaircie lumineuse se faisait voir au couchant, pas assez prononcée toutefois pour permettre aux rayons du soleil de dissiper la teinte de tristesse répandue au loin sur la campagne. Mais ce temps maussade ne réussissait pas à réagir sur l’esprit de Bernard ; confortablement enfoncé dans le coin capitonné du wagon, le jeune homme voyait er devant lui les champs interminables de mûriers et de maïs sans songer à se plaindre de leur monotonie. Il acceptait avec résignation de ne voir de Vicence et de Padoue que quelques campaniles s’élevant au-dessus de maigres ombrages, son esprit était calme, en bonne disposition, tout prêt à profiter de ce que le voyage pouvait lui offrir d’heureux, à er patiemment ce qu’il apporterait de menues épreuves. Il se sentait bien portant au physique et au moral, ou plutôt, et c’est le meilleur symptôme d’un équilibre complet, il ne songeait pas à s’enquérir de son état psychologique ; il était satisfait du présent, augurait bien de l’avenir, il serait assez tôt de réfléchir, quand il s’en présenterait quelque sujet !
À Mestre, l’élargissement de l’horizon lui annonça le voisinage de la mer ; aussi loin que la vue pouvait s’étendre, ce n’était que prairies parsemées de flaques d’eau toujours plus nombreuses, puis le train s’engagea sur le pont interminable et courut bientôt en pleine eau. La mer, grise sur le ciel gris, étalait au loin ses perspectives incertaines ; de petites îles émergeaient çà et là, comme attristées de leur solitude. Soudain, perçant les nuages sombres, un rayon de soleil se déploya sur la lagune et vint se jouer à la fenêtre du wagon. Bernard s’élança à la portière ; un cri d’iration sortit de sa bouche ; comme une vision magique, Venise, toute dorée et resplendissante, s’élevait au loin sur les flots. Il lui sembla qu’il voyait s’ouvrir devant lui, l’Orient, l’Orient radieux des peintres et des poètes ! Mais ce ne fut qu’un éclair ; le soleil disparut, la mer reprit sa teinte plombée, et quand le train entra dans la gare, le crépuscule répandait déjà sa demi-obscurité.
Bernard prit une gondole et s’engagea dans le Grand-Canal. Ce qu’il voyait ne répondait pas à son attente ; cette auréole de splendeur dont son imagination entourait Venise, faisait place à une réalité curieuse, pittoresque sans doute, mais quelque peu morne ; ces lumières rares, ces gondoles silencieuses, ces eaux noires reflétant de sombres édifices, tout cet ensemble annonçait une décadence, une absence de vie tolérable tout au plus dans une bourgade sans histoire, mais ici éminemment attristante et lugubre. Bernard éprouvait une sorte de découragement, comme un abattement morose, et il se surprenait à se dire que son séjour à Venise ne serait pas long. L’animation croissante aux abords du Rialto, l’aspect monumental des palais qui bordent le canal, lui rendirent un peu de courage, mais il se faisait difficilement à l’absence de bruit et de lumière, et la lointaine perspective de la Piazzetta et du quai des Esclavons, ne parvint pas à le faire revenir de cette impression défavorable.
La gondole s’arrêta ; Bernard fit porter son bagage à l’hôtel du Beau-Rivage où il s’installa dans une fort jolie chambre ayant vue sur la lagune ; dans la nuit, on entrevoyait vaguement les silhouettes de Saint-George-le-Majeur et de la Sainte. Bernard les salua d’un coup d’œil comme il eût fait pour de vieilles connaissances ; la disposition de son esprit ne le portait pas à l’iration. Son installation faite, il s’occupa de la chose importante pour le voyageur, savoir le dîner ; on le conduisit dans une vaste salle déserte, noyée dans l’ombre ; là, sur une table ronde, en présence d’un candélabre qui luttait inégalement contre les couches d’obscurité trop abondantes accumulées autour de lui, on lui servit un repas qu’il trouva suffisant, mais en somme mélancolique. Il était neuf heures bien ées ; Bernard se sentait abattu, inerte ; il eut la tentation de terminer tout de suite la journée en se fourrant dans son lit ; un reste de respect humain le retint ; on ne brusque pas ainsi une première soirée à Venise ! Il alluma un cigare et sortit. Le temps était doux ; la mer clapotait à petit bruit au pied du quai, quelques bateaux dormaient tranquillement tout au bord. De rares ants, un ou deux promeneurs, quelques flâneurs silencieux assis sur des chaises de café, semblaient ne figurer là que pour rendre plus sensible, le calme morne et l’abandon de la pauvre Venise ; une chanson plaintive modulée par quelques musiciens ambulants, achevait de donner à la scène un caractère profondément mélancolique…
Bernard s’acheminait lentement vers le Palais Ducal ; il salua au age, non sans quelque désenchantement, l’apparition du Pont-des-Soupirs, constata la présence des deux classiques colonnes, puis tournant sur sa droite, se dirigea vers la place Saint-Marc. Les lumières étaient déjà plus abondantes, les promeneurs plus nombreux, et on entendait les sons de la musique. Arrivé au pied du Campanile, il s’arrêta court ; le spectacle qui s’offrait à lui était au plus haut point original ; la douceur de la soirée avait amené sur la place, une affluence inusitée en pareille saison ; la musique placée au pied d’un haut candélabre ; faisait entendre ses plus retentissants accords ; devant les cafés, les chaises et les petites tables toutes garnies d’un nombreux public, se projetaient bien en avant des arcades lumineuses ; une foule compacte de promeneurs couvrait les grandes dalles ; sur le ciel sombre, les lignes de l’architecture ressortaient lumineuses, et Saint-Marc avec ses galeries, ses dômes, ses mosaïques, ses innombrables colonnes, apparaissait tout doré comme une gigantesque pièce d’orfèvrerie ; dans ce cadre irable, tout était lumière, animation et vie…
Devant cet aspect incomparable, Bernard sentit soudain comme un choc dans tout son être, l’accablement qui l’avait saisi, s’évanouit, le charme de Venise lui était révélé dans toute son exquise puissance. L’orchestre jouait en ce moment une valse alors populaire en Italie ; cette mélodie douce et ionnée semblait être la voix même de Venise, toute imprégnée de tristesse et pleurant sur ses souvenirs glorieux. La richesse, la grandeur avaient disparu, l’art et la poésie, ces biens suprêmes dont nul ne peut la dépouiller, restaient comme une magique auréole au front de la pauvre déshéritée ! Bernard savourait vivement ces impressions ; une foule de pensées, d’images, de réminiscences, se pressaient dans son esprit et reconstituaient d’un coup à ses yeux tout ce qui fait la gloire et l’attrait de cette ville, charmante entre toutes. Autour de lui, tout lui paraissait élégant, harmonieux, exquis, jusqu’à cette foule qui l’entourait, si tranquille, si discrète, qui se contente pour tout plaisir de voir et d’entendre ; il ne lui venait pas même à la pensée de regretter que son apparence ne fût pas en rapport avec le décor splendide qu’elle est chargée d’animer. Avide de voir, désireux d’embrasser les détails et l’ensemble, Bernard fit le tour de la place, s’arrêtant à chaque pas pour goûter les aspects imprévus qui surgissaient sous ses pas. Les types caractéristiques de Venise aient comme à plaisir devant lui ; gracieuses filles drapées dans leurs châles aux vives couleurs, élégantes dames en grande toilette, prêtres, officiers, jusqu’à des Dalmates et des Albanais en costume national, jusqu’aux matelots Hindous dans leurs blanches draperies, toutes ces figures fourmillaient autour de lui sous les arcades inondées de lumière et s’écoulaient au loin, la gaîté dans les yeux, le rire sur les lèvres, comme si dans cette ville qui se repose après tant de gloire, il n’y eût plus qu’une préoccupation, celle de mener une heureuse et insouciante existence…
Porté par les courants qui circulent dans ces masses tranquilles, Bernard arriva devant la tour de l’Horloge, et suivant toujours l’impulsion, il s’engagea dans ce qui est la grande rue de Venise, l’étroite et populeuse Merceria ; machinalement, il la parcourut, bercé par le doux accent vénitien, irant l’entrecroisement des rues, la profondeur sombre des canaux, les formes capricieuses des vieux édifices et les jeux de lumière bizarrement projetés par les devantures ruisselantes de gaz. Peu à peu et à mesure qu’il s’éloignait de la place, l’obscurité reparaissait ; la foule se faisait moins serrée ; parfois un pont se présentait, franchissant un canal dont l’eau noire allait se perdre dans quelque vague détour. Une gondole attardée ait sans sillage, sans bruit. C’était bien la Venise telle qu’il l’avait rêvée, la ville de l’ombre et du mystère, ce dédale de ruelles, de places à demi-désertes, d’églises silencieuses, de palais et de masures, toute de contrastes, vivante image du é. Il se trouva ainsi au pied du Rialto, encore tout encombré de ants ; était-ce bien là cette masse sombre sous laquelle sa gondole avait glissé tout à l’heure, et cette foule qui montait et descendait si allègrement ces grands escaliers, n’avait-elle pas surgi tout à point pour lui donner l’idée de ce que pouvait être Venise dans ses beaux jours ? Il resta longtemps, à contempler cet aspect si nouveau, les vastes masses noires des palais plongeant dans le canal et les traînées lumineuses échappées de quelque lointaine fenêtre perdue dans la nuit. Puis il revint sur ses pas, toujours plus ému de ces impressions douces et poétiques ; brusquement une image saisissante s’était emparée de son esprit ; il s’attendait à chaque pas à voir paraître au détour d’une de ces sombres ruelles, la pâle figure de Clarice !… C’était bien le cadre qui convenait à cette nature étrange, charmante et inquiétante à la fois, toute de contraste, d’ombre et de lumière ; oublieux de ses méfiances, le cœur lui battait presque à la pensée qu’il pouvait revoir soudain, devant lui, la solitaire de Castel d’Orgoyl transplantée dans ce nouveau décor où sa place était si naturellement marquée ! Mais il en fut pour ses frais d’imagination ; sa promenade le ramena sans incident sur la place Saint-Marc. Il y resta longtemps encore, ne pouvant se résoudre à s’éloigner. La foule était déjà clairsemée ; la lune se levait derrière les dômes de Saint-Marc ; à demi-voilée de nuages, elle ne répandait qu’une clarté atténuée qui argentait les blanches coupoles et donnait à l’ensemble une grandeur majestueuse ; au loin, Saint-George-le-Majeur apparaissait dans une obscurité transparente ; çà et là un rayon égaré tombait sur la lagune et faisait reculer l’horizon à des profondeurs infinies. Il était fort tard lorsque Bernard réussit à s’arracher à la magie de ce spectacle ; il regagna son hôtel et s’endormit, l’esprit et le cœur également conquis à l’attrait exquis de l’enchanteresse Venise.
Il était huit heures bien sonnées lorsque Bernard se réveilla ; son premier regard fut pour un beau rayon de soleil qui se jouait gaîment sur l’encadrement de la fenêtre. Le ciel s’était découvert ; il faisait un de ces radieux temps d’automne qui ont à Venise un charme si particulier. La lagune toute calme, se reliait au bleu du ciel par une ligne à peine visible, noyée dans une brume transparente ; sur ce fond exquis de finesse et de lumière, on voyait se dessiner le rose campanile de Saint-Georges et la blanche coupole de la Salute semblable à un globe d’argent mat ; quelques navires avivaient l’ensemble, de la forte intensité de leurs tons ; au loin un grand vapeur étalait au grand soleil le rouge vif de sa coque ; des bateaux de pécheurs aient avec leurs voiles, brillant dans la lumière comme des faisceaux d’étendards. Dans ce tableau, tout était couleur et harmonie ; le peintre le plus habile n’eût rien trouvé à y changer ; les deux beautés de l’art et de la nature, la ligne et la couleur, s’y présentaient confondues sous leur forme la plus exquise, la plus saisissante. Bernard ne pouvait se lasser d’irer ce spectacle ; il lui semblait sentir s’éveiller en lui, des aptitudes toutes nouvelles pour comprendre et irer ; c’était une sorte d’enivrement, de surabondance de vie, comme doit l’éprouver l’oiseau qui plane, libre, heureux et fort, emporté par son vol, dans les hautes régions toutes saturées de lumière !…
Dans cette bonne disposition, il se mit en devoir de faire plus intime connaissance avec cette merveilleuse ville ; une promenade par cette belle matinée, devait la lui montrer sous ses plus riants aspects. En sortant de l’hôtel, il s’avisa de demander où était le palais Sovione ; à sa grande surprise, le portier ne sut que répondre.
— Palazzo Sovione ! disait-il, il doit y avoir erreur ; je ne connais pas ce nom-là…
— Palazzo Sovione, c’est bien cela, répétait Bernard. Sur le Rio dei Zecchini !…
Le portier devenait de plus en plus embarrassé ; il lui répugnait de confesser son ignorance.
Une sorte de flâneur en guenilles qui se trouvait là vint à son aide :
— Rio dei Zecchini ! dit-il dans le plus pur dialecte Vénitien. C’est, très loin, quelque part près de Santa Madonna de l’Orto… On n’y va jamais ! C’est le désert !
« Voilà qui est étrange, disait Bernard en s’éloignant. Est-ce que cette damnée vieille m’aurait trompé ! Du reste, je suis ici pour voir Venise, tant pis pour Clarice si je ne l’y trouve pas ! Mais, avant tout, revenons aux vrais principes et achetons un plan. »
Il entra chez un libraire de la place Saint-Marc, se munit de ce qu’il trouva de mieux dans le genre, et constata l’existence d’un Rio dei Zecchini, tout à l’autre extrémité de la ville, près de la gare :
« Bon, se dit-il, voilà une résidence qui doit ressembler fort au vieux château d’Orgoyl… Le comte n’a pas logé Clarice au centre du mouvement… si mouvement il y a à Venise, du reste, continua-t-il en jetant les yeux sur la place presque déserte à cette heure. Mais n’importe ; ce que je vois ici, vaut cent fois le voyage. Est-ce assez irable, cet ensemble de monuments ! Quel goût, quelle invention, quelle originalité piquante ! Que d’autres réservent leur iration pour la symétrie, la correction classique, moi, je me contente de cet imprévu, de ce charme exquis, capricieux qui donne à ces masses de pierre toute l’animation de la vie ! »
Tout en irant, il se trouva devant Saint-Marc ; il y entra ; trois heures après il y était encore, tout ravi d’enthousiasme pour cette merveille unique au monde. Enfin, il se décida à s’en arracher, donna un rapide coup d’œil au Palais des Doges, et gagnant le quai, prit une gondole pour faire une promenade sur la lagune. Il se fit conduire aux Arméniens et ira consciencieusement tout ce qui s’ire dans cette agréable retraite, depuis la chambre de Byron, jusqu’à l’imprimerie, aux cuisines et aux monstrueuses araignées qui suspendent leurs toiles aux cyprès du jardin. Consciencieusement aussi, il acheta les petits traités à l’usage des visiteurs et ayant payé sa dette à l’Arménie, il se remit en gondole et se dirigea vers le Lido. Le soleil commençait à baisser lorsqu’il atteignit l’étroite langue de terre qui porte si bien ce nom poétique ; du côté de la haute mer, un brouillard assez épais voilait déjà l’horizon. Bernard se trouvait seul sur le sable uni de la grève ; à ses pieds, le flot venait lentement s’étaler en longues ondulations avec cette régularité puissante qui donne à la mer toute l’apparence d’un être qui vit et respire. Certes la lagune avec ses belles eaux limpides, ses fines colorations, était bien belle, mais cette grande mer vivante et ionnée, ne doit-elle pas l’emporter sur sa molle et douce compagne ! Bernard resta longtemps à savourer ce contraste ; puis, voyant le brouillard s’approcher ; il se mit en devoir de regagner le port en traversant ces sortes de vallons déserts qui se creusent dans l’intérieur du Lido. Devant lui, le soleil déjà bas touchait presque l’horizon lointain de la lagune ; la silhouette de Venise avec ses dômes, ses campaniles, ses grandes lignes sombres, se projetait en violet foncé sur un fond d’or liquide ; des arbres grêles, d’un dessin irable d’élégance, encadraient de leurs troncs noirs, ce magnifique tableau comme pour en accentuer la puissance ; c’était un effet étrange, tout imprégné d’une poésie irritante et ionnée… Bernard le contemplait en silence ; son esprit ému s’exaltait devant ces spectacles d’une beauté si nouvelle. Soudain il se sentit saisi au cœur par le désir absolu, impérieux de revoir Clarice ; il lui semblait que son enthousiasme devait s’aviver au de cette intelligence si bien faite pour le comprendre ; maintenant qu’il possédait ce cadre splendide, ne devait-il pas le compléter par cette figure si digne de l’animer ! Il se jeta dans la gondole :
— Palazzo Sovione, Rio dei Zecchini, dit-il au gondolier.
Et l’embarcation docile commença la traversée… Il semblait à Bernard que le trajet se faisait lentement :
— Est-il loin, ce Palais Sovione ? demanda-t-il.
— Pas trop près, répondit le gondolier, nous n’y serons pas avant les étoiles.
Le temps était très doux ; l’humidité du soir se faisait à peine sentir ; étendu dans la gondole découverte, Bernard s’imprégnait de cette atmosphère caressante ; conscient de l’attraction qu’il subissait, troublé de sentir sa volonté sans force contre ce charme, il cherchait à opposer le grand calme de la nature à l’excitation de son esprit. Mais il n’y réussissait guère et sa pensée ne s’accommodait qu’à demi de cette navigation silencieuse.
— Est-il beau, ce palais où nous allons ? demanda-t-il soudain au gondolier.
— Magnifique ; tout remis à neuf depuis deux ans. Beau palais vraiment et bien digne de la dame qui l’occupe !
— Ah ! il y a une dame qui l’habite ! Et belle, dis-tu ?
— Oh ! le signor la connaît sans doute bien ! Oui, elle est belle ; il n’y en a pas de plus belle à Venise, il n’y a pas à en douter.
— Oui-da ! te voilà bien enthousiaste de cette belle dame !
— Et j’ai mes raisons pour cela ! Sans elle, je n’aurais pas l’honneur de conduire Votre Excellence. Pas plus tard qu’avant hier, elle m’a sauvé la vie, rien que cela !
— Vraiment, dit Bernard fort intéressé ; tu vas me dire comment et tout de suite.
— Oh ! c’est bien facile, s’il plaît au Signor. Donc, pour commencer, je dirai qu’il y a de cela quatre jours, à la nuit tombante, Piero, mon compère, me prend sur le quai et m’engage avec la barca ; il s’agissait de conduire des étrangers qui voulaient faire une promenade en mer. J’accepte tout de suite, il devait y avoir une jolie somme à gagner. Le lendemain donc, à six heures du matin, nous nous trouvons avec ma barca et celle de Piero, sur le Grand Canal, à l’escalier du Palais Zenaïni, où demeurent les seigneurs étrangers : là, on nous envoie à la stazione prendre une charge ; devinez ce que ce pouvait être ? Vingt-quatre douzaines de pigeons dans des grandes cages, avec tout un attirail de cages plus petites, des pieux, des cordes, des engins, que sais-je, moi ! Ah ! les pauvrets, la plupart devaient mal finir la journée ! Enfin nous embarquons toute cette volière, et nous revenons au Palazzo Zenaïni ; nous chargeons encore de grandes mannes, bourrées de quantité de choses, puis des coussins, des tapis, des chaises, des fusils, je ne sais quoi encore, et voilà enfin les étrangers, des seigneurs de bonne mine, des Espagnols, je crois, avec trois valets dont un nègre, en grande livrée, qui montent dans la barca aux pigeons. Nous voilà partis le long du Grand Canal, puis nous ons devant le quai des Esclavons ; à Danieli, nous prenons deux autres signori, un petit Américain et un grand Anglais à barbe jaune. Après, nous accostons le stationnaire de la marine, et nous embarquons deux officiers, de la connaissance des seigneurs étrangers. Nous nous remettons en route, et on nous dit de gouverner sur la e du Lido. Nous longeons le Jardin Public, et après avoir tourné la pointe, voici venir du côté de l’Arsenal une gondole qui allait bon train. Nous nous arrêtons pour l’attendre, et quand elle est à notre bord, nous voyons sortir de la felce, un grand nègre d’abord, vêtu à la Moresque, avec un grand coutelas à la ceinture, et derrière lui, la dame du Palais Sovione, en beau costume à la hongroise, radieuse comme la lumière du jour ; avec ses magnifiques cheveux noirs, ses grands yeux brillants et son teint de perle, on aurait dit la Reine du Matin ! Les seigneurs espagnols lui ont parlé comme s’ils la connaissaient bien, mais les autres, il fallait voir quels grands yeux ils ouvraient ! Elle e dans notre barca, légère comme un oiseau, et nous voilà repartis.
« Nous tournons la pointe du Lido et nous entrons en mer. Le temps était superbe, un peu gris seulement du côté de Trieste, peu de vague, une jolie brise, un vrai temps de promenade en mer. Voilà que l’un des Espagnols, un grand beau jeune homme, le comte de Claram, je crois, comme on l’appelle, nous dit de nous diriger sur le littorale del Cavallino ; c’est une terre assez basse, sablonneuse, qui court du côté du Nord. Ainsi nous faisons, et nous abordons dans une jolie anse, au pied d’une levée de sable, toute plate, qui avait l’air faite exprès pour un déjeuner en plein air. Il était onze heures ; on débarque, et nous mettons à terre tout l’attirail des pigeons, les mannes, les tapis, les valets dressent une sorte de dais, car le soleil brillait bien chaud encore. La compagnie se met à déjeuner et de bon appétit, les bouteilles de Champagne partaient, il fallait voir !… Pendant ce temps, à cinquante pas de là, on disposait tout pour le tir aux pigeons, car c’était pour les tirer qu’on était venu, les pauvres petites bêtes, et il y en a eu de quoi faire des pâtés et des pâtés. Votre Excellence sait comment cela se pratique, on met un pigeon dans une petite cage, on tire une ficelle, la cage s’ouvre, crac, l’oiseau part, et il faut le tirer ; c’est à qui en abattra le plus, sur six ou sur douze, et on fait des paris. Cela paraissait am fort les seigneurs étrangers. Pendant ce temps, la jeune dame était revenue s’asseoir sous le dais avec un des seigneurs, un grand homme assez maigre, jaune de peau et noir de barbe, le colonel Ivantelly, c’est son nom, je crois. C’était amusant à voir ; tantôt ils riaient et causaient de bonne amitié, tantôt ils gesticulaient et se faisaient des yeux, comme s’ils allaient avoir quelque sérieuse querelle. J’étais retourné au tir ; voilà que le comte se met à dire :
« — Vous me croirez si vous voulez ; cette petite Clarice que vous voyez là-bas, ne manque pas un pigeon sur douze.
« — C’est impossible, répondirent les autres. Et le grand Anglais à barbe jaune s’écrie :
« — Je parie cinq napoléons qu’elle n’ira pas seulement à dix !
« — Tenu, dit le comte.
« On appelle la jeune dame, et on lui explique ce dont il s’agit :
« Préparez votre argent, sir Robert, dit-elle à l’Anglais, vos louis sont aussi bien perdus que si vous les aviez jetés au fond de la mer !
« Elle se place à la distance et on lui donne un fusil. Il fallait voir comme elle avait bonne grâce avec son costume clair, son petit bonnet de fourrure à flamme rouge et l’aisance radieuse de toute sa personne !… Voilà le pigeon qui part ! Crac, il est à bas, puis deux, puis trois, cinq, sept, ainsi de suite, onze et douze, elle n’en manque pas un !…
« On applaudit :
« — irable, dit l’Anglais, et il donne les pièces d’or.
« — Eh bien, moi, dit le petit Américain, je parie deux louis par pigeon que madame n’ira pas jusqu’à vingt, et un louis de plus par tête, qu’elle n’ira pas à vingt-cinq !
« — Tenu ! s’écrie le comte ; prends garde à toi, Clarice ; vingt-cinq pigeons de suite, voilà un joli pari !
« — Qu’à cela ne tienne ! dit-elle, le sourire aux lèvres, aussi calme que s’il s’était agi de cueillir une fleur à portée de sa main…
« Et on recommence ; treize, quinze, dix-sept, dix-neuf, et vingt, vingt-deux, vingt-trois, vingt-quatre… et vingt-cinq ! Tous y avaient é !…
« On crie bravo, bravo, à plein gosier. Elle en abat encore cinq de suite, elle en aurait abattu cinquante, s’il avait fallu ! et tous par terre, en cercle, à bonne distance, comme si on les eût posés à la main, c’était magnifique ! Le petit Américain paie, et voilà la jeune dame qui se met à dire :
« — Et moi, n’aurai-je rien pour ma peine ?
« Le comte répond :
« — C’est juste. Mais que veux-tu donc ? Tu sais qu’il ne faut pas trop demander !…
« — Oh ! dit-elle, je vais être satisfaite, tout de suite, et à peu de frais !…
« Elle va vers la place où l’on tenait les pigeons ; il y en avait encore une trentaine qui attendaient leur sort. Elle lève le couvercle de la cage… Prrououttt ! voilà tous mes oiseaux en l’air ! Les seigneurs battent des mains, et ma foi, nous applaudissons aussi ; ces pauvres bêtes faisaient plaisir à voir, à s’envoler à tire d’aile ; ils avaient vu la mort de près !
« Là-dessus, la compagnie revient à l’endroit du déjeuner ; ils se mettent à ca, à rire et à boire ; le vin de Champagne allait, c’était merveille, et ils s’amusaient de tout leur cœur, comme on s’amuse quand il y a du vin dans les verres, et une belle jeune dame qui ne demande qu’à rire et à s’égayer. Une chose pourtant était curieuse, c’est que le signor comte ne paraissait pas de bonne humeur ; il ne parlait guère à la jeune dame ; pourtant c’est lui qui paie tout pour elle ; on dit même qu’elle est son esclave !… C’est très drôle, cela ! Mais on dit tant de choses !… Puis ce ne sont pas mes affaires, après tout !… Sur les quatre heures, les seigneurs étaient un peu plus gais qu’il n’aurait fallu ; le grand Anglais propose de faire un tour en mer… À vrai dire, pour nous mariniers, cela ne nous allait guère ; il ventait assez frais du Nord, et à ce moment de l’année, la bise devient bien vite trop forte, avec du brouillard qui coupe la vue à cinq pas ! Enfin on ne pouvait pas ref ; les seigneurs montent dans ma barque, Piero et moi, nous les conduisions ; l’autre barque avec les domestiques, retourne tout droit à Venise.
« Nous voilà en mer ; on allait à voile et bon train ; les vagues étaient fortes, mais rien de trop. Malgré cela, je n’étais pas tranquille ; il y avait en mer, du côté du Nord, un diable de brouillard qui ne me disait rien de bon, et je ne tenais pas trop à m’en approcher, mais cet enragé d’Anglais, qui avait du champagne dans la tête, voulait filer tout droit sans rien écouter :
« — Est-ce que vous voulez nous faire peur, criait-il, avec votre morceau de mer et ce petit air qui s’y promène ? Nous sommes de l’Atlantique, nous, et nous avons vu de bien autres temps !…
« Il n’y avait rien à dire ; le comte qui menait la promenade, voulait aussi aller en avant ; les autres babillaient sans se douter de rien. C’est bien, nous marchons. Voilà tout à coup, un grand coup de bise, l’eau saute dans la barque et un gros paquet de brouillard qui tombe sur nous, nous enveloppe et fait tout autour comme la nuit. Ce n’était pas gai ; être à une grande lieue en mer, à cinq heures du soir, avec un gros vent, une barque pas trop forte, et pas moyen de savoir où l’on va… Ma foi, je n’hésite pas, je donne un coup de barre, et je gouverne du côté de terre ; il n’y avait pas un moment à perdre, pour prendre la bonne direction. Nous allons, nous allons, la nuit se faisait noire, le vent devenait toujours plus fort et plus froid, et la vague montait à vue d’œil… Personne ne disait mot… Je n’étais pas inquiet, parce que je connaissais la distance et que je m’attendais à trouver la côte avant que la mer fut trop mauvaise, mais au bout d’une heure, ne voyant rien, je commence à craindre d’avoir dérivé sans m’en douter ; dans le brouillard, c’est facile. Je demande conseil à Piero ; il n’en savait pas plus que moi. La vague sautait à tout moment dans la barque, j’étais mouillé jusqu’aux os. Les officiers de marine disent qu’on n’est pas dans la bonne direction et qu’il faut obliquer en courant, devant le vent ; je n’y croyais pas, mais enfin, j’essaie ; une grande demi-heure se e, et nous ne voyons rien, c’était à croire que la terre reculait devant nous. L’Anglais et le comte s’étaient mis à la rame et nous tâchions tous de maintenir la barque, pour ne pas prêter le flanc à la vague. Il y avait grand silence à bord ; les officiers et le colonel tâchaient de se garantir des paquets de mer, le petit Américain, les mains dans ses poches, fumait un énorme cigare sans desserrer les dents. La jeune dame était venue se mettre à l’arrière, devant moi ; elle s’était enveloppée d’une grande couverture rouge et je ne voyais que son bonnet de fourrure et ses noires torsades de cheveux. Elle n’avait pas peur, il paraît même qu’elle riait, car voilà tout à coup le comte qui s’arrête de ramer et qui lui crie :
« — Prends garde, Clarice, crois-tu que je ne voie pas ton rire de démon ! Notre embarras t’amuse, prends garde, te dis-je, je ne souffrirai pas une minute de plus, cette joie insolente !…
« Il était terrible à voir, avec son visage contracté, ses yeux flamboyants et sa voix tonnante !… La jeune dame baissa la tête sans mot dire, et se pelotonna sous sa couverture. Nous continuons à filer comme une flèche et toujours pas plus de rivage que sur ma main… Le froid devenait dur, la mer grossissait à vue d’œil, il faisait presque entièrement nuit. Je me croyais perdu ; une vague un peu plus forte, un coup de vent plus serré, nous allions au fond, c’était sûr !…
« Voilà que le colonel se glisse auprès de moi et me dit à voix basse :
« — Nous sommes en danger, n’est-ce pas ? Tu ne sais plus où tu vas ? c’est fort adroit ! Eh bien, si tu veux te sauver et nous aussi, demande la direction à cette femme, elle seule peut nous tirer d’ici !
« Je croyais qu’il se moquait de moi ; mais ce n’était pas le moment de plaisanter et il avait l’air sérieux. Qu’est-ce que je risquais, après tout ; perdu pour perdu, je ne l’étais pas davantage pour avoir pris conseil de cette jolie dame, qui n’avait pas l’air méchante, après tout. Je me baisse vers elle et je lui dis :
« — Madame, nous sommes en danger de mort ; au nom de mes petits enfants, si vous savez où est la terre, dites-le moi !…
« Elle se tourne brusquement et me regarde avec des yeux fixes, perçants comme des lames d’épée… Puis au bout d’un court moment :
« — Es-tu aveugle à ce point ! dit-elle. Eh bien, puisqu’il le faut, gouverne à droite, d’un bon quart au moins ; à dix longueurs de barque, tu verras le relief du fort…
« Il paraît que nous étions à la e même ; cinq minutes plus tard, nous la laissions derrière nous, et nous allions, Dieu sait où. Ma foi, j’ai confiance ; elle parlait avec tant d’autorité ! Je mets la barre à droite d’un quart, nous coupons les vagues, je ne sais comment, et à dix longueurs de barque, juste comme la jeune dame l’avait dit, je vois la ligne du mur du bienheureux fort San Nicolo ! Voilà la e !… crie Piero en même temps, et cinq minutes plus tard, nous étions dans la lagune, sur une bonne eau presque calme, entre deux rangées de respectables piquets. Ah ! quel soulagement ! Je vivrais cent ans que je n’oublierais pas ce moment-là ; j’étais trempé et gelé, il faisait noir comme dans un four ; eh bien, le ciel me paraissait radieux, et la vie une bonne chose !… J’avais eu peur, ma foi oui, je l’avoue, et Piero aussi, tout vieux matelot qu’il est, et qui a fait le tour du monde sur une frégate d’Autriche. Et les seigneurs de même ; ils ne se souciaient pas d’en convenir, mais on voyait, à leur babil, qu’ils avaient un bon poids de moins sur l’esprit. La dame, elle, ne disait rien ; elle restait toujours à l’arrière, enterrée sous sa couverture rouge. Et personne ne lui a adressé la parole, chose curieuse, car sans elle, nous étions tous bien noyés, et il fallait avoir des yeux de fée pour voir le fort, dans l’obscurité qu’il faisait ! Tout cela est à n’y rien comprendre, mais après tout, cela ne me regarde pas et je n’ai pas à m’en mêler… Enfin, nous arrivons et nous déposons au Palais Zenaïni toute la compagnie, sauf la jeune dame et le nègre que nous avons ramenés au Palais Sovione. Et la journée pouvait compter pour bonne. Voilà l’histoire toute franche ; j’ai l’air de raconter des fables, mais c’est bien l’exacte vérité. Du reste, nous voici au Palais Sovione, et Votre Excellence pourra s’informer si les choses ne se sont pas ées tout à fait comme je l’ai dit.
La gondole s’était arrêtée ; le long de la marge étroite du quai, un vaste édifice projetait sur le ciel déjà sombre, sa haute façade ; au-devant, la lagune déployait ses eaux tranquilles ; dans l’éloignement, on voyait les lumières de Murano. C’est là la partie la plus déserte de Venise, le quartier abandonné de Santa Madonna del Orto et de Saint-Alvise, avec ses maisons aux trois quarts ruinées et ses quais envahis par l’herbe. Placé au débouché d’un étroit canal, la masse puissante du Palais Sovione contrastait avec ses alentours par son aspect de bon entretien et la solidité de ses hautes murailles. Acheté quelques années auparavant, à l’état de masure, par un riche banquier Hollandais, il avait été entièrement remis à neuf, puis une autre fantaisie avait emporté bien loin le propriétaire, et le somptueux palais n’était plus habité que lorsqu’il se trouvait quelque étranger assez ami de la solitude pour ne pas craindre de s’aventurer dans cet endroit perdu.
En sortant de gondole, Bernard se trouva dans un vaste vestibule entièrement revêtu de splendides boiseries de chêne d’un aspect sévère et grandiose ; d’énormes lampes soutenues par de magnifiques torchères de bronze, avaient peine à dissiper l’obscurité amie de ces voûtes profondes. Un grand nègre se tenait couché sur des coussins adossés au mur. Bernard l’avait souvent vu à la villa Rezzi. Au moment où il allait lui adresser la parole, Erboano apparut, plus jaune et plus renfrogné que jamais ; la vue du visiteur n’eut pas le don de dérider sa maussade physionomie. Bernard lui demanda s’il pouvait voir le comte de Claram :
— M. le comte n’est pas ici, lui fut-il répondu. Il demeure au Palais Zenaïni, sur le Grand Canal.
— Mais il vient ici quelquefois, n’est-ce pas ?
— Quelquefois, en effet.
Le cerbère paraissait peu disposé à lier conversation. Bernard était moins disposé encore à se laisser éconduire.
— Et Clarice, dit-il, n’est-elle pas ici ? Est-ce que je peux la voir ?
À cette question directe, il n’y avait pas deux réponses à faire, Erboano s’exécuta avec une mauvaise humeur à peine dissimulée.
— Elle est ici, dit-il, et M. le baron peut la voir. Eh ! Giulio !
À cet appel, un gamin d’une douzaine d’années, revêtu d’une sorte de livrée, sortit d’une encoignure de porte ; et vint présenter à la lumière ses yeux noirs et son teint blême ; c’était Giulio. Giulio était un polisson du quartier, habitué à rôder en guenilles le long des quais déserts, en quête de profits peu licites. Erboano l’avait affublé d’une livrée de fantaisie et en avait fait un petit Mercure de grande maison, paresseux, subtil et dénué de toute espèce de scrupules.
— Tu vas conduire M. le baron auprès de Clarice, lui dit l’intendant.
Giulio s’inclina et se mit en devoir de montrer le chemin à Bernard ; ils remontèrent le vestibule, et au milieu, prirent un vaste escalier, bordé d’une rampe de chêne irablement sculptée ; en toute autre occasion, Bernard en eût iré les belles proportions et la perfection du travail ; à ce moment, son esprit était ailleurs, il allait revoir Clarice et une fois de plus, il se sentait au cœur, la vague émotion qui le saisissait toujours à l’approche de cette étrange créature…
Comme il montait les dernières marches, il entendit résonner le chant d’une voix de femme.
— Qui donc chante ainsi ? demanda-t-il à son guide.
— C’est la Clarice, lui fut-il répondu.
— Clarice ! dit Bernard en s’arrêtant court. Que veux-tu dire ? Clarice ne chante pas…
Giulio le regardait avec des yeux étonnés :
— Je ne contredis pas votre Excellence, dit-il ; mais voilà, trois jours que la Signora chante et d’une vraie voix de sirène, comme pas une dame de théâtre ne saurait chanter !… Du reste, Votre Excellence peut l’entendre d’ici…
En effet, le chant résonnait bien distinct et très rapproché.
« Voilà qui est étrange, se dit Bernard. »
Ils étaient dans une vaste galerie, toute lambrissée de chêne ; le grand candélabre de bronze du haut de l’escalier n’en éclairait qu’une faible partie, le reste se perdait dans une ombre opaque. Giulio, toujours précédant Bernard, fit quelques pas, puis s’arrêta devant une porte et l’ouvrit.
Bernard entra ; il se trouva dans une vaste salle, d’aspect sombre et riche à la fois ; des meubles somptueux jetés dans un désordre pittoresque, un magnifique tapis turc, les immenses glaces encadrées dans des boiseries noir et or, aux puissants reliefs, composaient un ensemble d’un grand effet ; en face de l’entrée, trois vastes portes séparées par des piliers d’une extrême élégance s’ouvraient sur un balcon. La salle était plongée dans une obscurité à peu près complète ; devant un piano à peine éclairé par deux bougies, une femme était assise ; au bruit que fit la porte, elle se leva ; c’était bien Clarice !…
— M. de Rednitz ! s’écria-t-elle, et elle courut à lui, les mains tes, les yeux brillant d’une joie émue :
— M. de Rednitz ! Vous ici ! Oh ! c’est mon bonheur qui vous envoie ! Je suis heureuse, bien heureuse, et vous le serez aussi, car vous avez été bon pour moi pendant mes tristesses, et vous vous réjouirez de ma joie ! J’ai recouvré ma voix ! Je chante ! C’est la liberté qui m’est rendue, c’est une nouvelle vie qui s’ouvre devant moi ! Oh ! je suis heureuse, heureuse !… Tenez, je ne veux pas attendre, écoutez-moi !…
Il y avait dans sa parole, dans ses gestes, dans son regard, une expansion de vie, de puissance irrésistible… Bernard, fasciné, s’assit sans mot dire ; elle se remit au piano et chanta.
Sa voix était comme tout son être, exquise plutôt que forte ; pure, étendue, étonnamment souple, elle s’élevait avec une égalité de son, une justesse, une limpidité irables, et cette chaude sonorité qui caresse l’oreille comme le déploiement d’une riche étoffe flatte et enchante les yeux. Une seule chose lui manquait, c’était la force ; cette ampleur de timbre qui remplit et fait vibrer de vastes espaces. Mais cette infériorité, elle la rachetait et au-delà, par une méthode incomparable, une science complète, une largeur, une sûreté qui faisaient de ce chant, quelque chose d’aussi aisé, d’aussi naturel que la simple parole ; en l’entendant, on ne pensait ni à l’effort, ni à la fatigue, elle chantait pour elle-même, par plaisir, par l’essor de tout son être, comme chante le rossignol, dans une douce nuit de mai !
De cette étonnante réunion de qualités, Bernard avait eu immédiatement la pleine conscience ; mais il n’avait pas même songé à analyser ses impressions, son cœur était tout entier sous un charme d’une bien autre puissance ; il oubliait tout, entraîné, enlevé par la ion poignante, indicible, qui vibrait dans le chant de Clarice !… Elle avait choisi la plainte sublime d’Agathe dans le Freyschütz, mais c’était elle-même qu’elle chantait, ses luttes, sa vie douloureuse, ses angoisses et son espoir ; dans ces périodes ionnées, dans ces cris de douleur, ces invocations ardentes, enfin dans cette explosion de bonheur qui termine l’air, on sentait l’âme frappée par une fatalité impitoyable, on assistait à ses combats, ses résistances, on la voyait terrassée, réduite au dernier degré d’abaissement, puis tout à coup elle se redressait ranimée par l’espoir, elle voyait le bonheur devant elle, à portée de sa main, et dans l’ivresse qui saisissait son âme, elle s’élançait vers l’avenir avec une force, une ardeur indicibles !… Voilà ce que chantait Clarice, et tel était l’entraînement de sa puissance, que, lorsque sa voix s’arrêta, Bernard se trouva debout auprès d’elle, les yeux baignés de larmes, en proie à la plus vive émotion !…
— irable ? répétait-il, irable, absolument sublime !
Et il ne pouvait dire autre chose, saisi qu’il était par une de ces exaltations ionnées contre lesquelles il n’est pas de résistance.
Clarice restait silencieuse, dominée, fascinée elle-même par les sentiments qu’elle avait si fortement excités chez son auditeur. Elle se remit la première :
— Quelle œuvre prodigieuse ! dit-elle, et n’est-ce pas un délicieux bonheur que de pouvoir interpréter ces sublimes inspirations !
— Ah ! certes, dit Bernard, et Weber lui-même serait bien heureux d’entendre les accents que tu lui prêtes. Je croyais connaître et comprendre tout ce qu’il y a dans cet air irable ; en te l’entendant chanter, il m’a semblé que tu me révélais tout un infini de ion, un océan de pensées nouvelles !
Clarice restait pensive :
— Oui, dit-elle, et c’est là la vraie gloire du génie humain ; il s’empare de l’âme et arrache de ses profondeurs des trésors d’émotion, de sensibilité dont elle ne soupçonnait pas l’existence !…
— Ainsi tu as recouvré la voix ! dit Bernard après un court silence ! C’est presque un miracle !… Comment donc cela s’est-il fait !
— Je ne le sais pas moi-même. La mauvaise influence s’est sans doute lassée de me persécuter. Vous le savez, je suis un bizarre mélange de force et de faiblesse ; forte contre les épreuves physiques, je suis à la merci d’une contrariété, d’un chagrin, d’une inquiétude. Les derniers jours que j’ai és à Castel d’Orgoyl, cette solitude, ce grand calme et, pourquoi ne le dirais-je pas, la douce diversion que je trouvais dans votre société, tout cela m’a rendue à moi-même ; j’ai trouvé en moi, une énergie, une possession de mon être dont je ne me croyais plus capable… Je me sentais plus forte, plus vivante, et quand j’ai dû m’établir ici, j’ai pu me créer le genre d’existence le plus propre à mener à bien ma guérison ; ce charme facile, cette atmosphère caressante, surtout une tranquillité, un repos d’esprit que je ne connaissais plus depuis bien longtemps, tout contribuait à me donner le bien-être qui devait me rendre à moi-même. Un matin, il y a cinq jours, j’ai senti qu’il s’opérait en moi une révolution, et j’ai chanté ! Ah ! j’ai compris alors le délire de bonheur qui s’empare du naufragé, lorsque du haut des vagues, il aperçoit le navire qui va le sauver ! Et lui encore, il ne risque que sa vie, moi, c’était mon honneur, tout ce qui me reste d’estime de moi-même, qui étaient en jeu ! Ah ! ma vie était cruelle ! Je me sentais si faible, si incapable de tout effort, si bien condamnée à subir mon sort, sans pouvoir me défendre, ne voyant, partout où ma vue pouvait atteindre, que périls et désespoir ! Chaque jour davantage, je comprenais qu’il me serait à jamais impossible d’inspirer la confiance ; je restais pour tous, la compagne facilement résignée du comte de Claram, je vivais à ses dépens, chez lui, avec lui ; c’eût été pour moi une faveur imméritée que l’on consentît à croire que j’étais sa propriété, son esclave, que ma volonté n’était pour rien dans le maintien de cette dégradante sujétion !… Ah ! c’est une chose horrible que de se courber sous le poids du mépris de tous, de devoir baisser la tête devant les regards méchamment curieux, de se sentir irrémissiblement condamnée, de ne pas oser même faire la plus timide protestation contre cette sentence inique ! Je vous le jure, j’ai cruellement souffert, souffert à en perdre la raison ! Mais aujourd’hui, tout est oublié, l’avenir est à moi, je veux vivre, j’oserai me produire au grand jour, seule, la tête haute, et je prouverai qu’ils n’ont pas eu tort, ceux, ils sont bien rares, qui ont eu confiance en moi !
— Ainsi tu penses que le comte va te laisser libre, qu’il se désintéressera complètement de tout ce qui te concerne ?…
— Je le crois fermement. Pourquoi chercherait-il à me retenir ?… Il ne m’aime pas, et il sait bien, quoiqu’il ait pu dire, qu’il n’a pas à me craindre ; je ne suis dans son existence, qu’une source de souvenirs pénibles, quel intérêt pourrait-il avoir à me retenir ! Tant que je restais ive, hors d’état de suffire par moi-même aux exigences de la vie, il pouvait lui répugner de me jeter dans la foule comme un vêtement que l’on met au rebut ; aujourd’hui, je suis de force à me frayer la voie moi-même. Qu’il me fasse libre, et jamais plus, il n’entendra parler de moi !…
— Et lui as-tu déjà fait part de tes projets ? L’assurance te serait-elle revenue avec la voix ?
— Hélas, non ! je n’ai pas encore osé lui parler ! Oh ! je suis bien faible et bien lâche, je le sais, mais j’attends l’occasion, elle ne peut tarder à s’offrir. Depuis quelque temps, le comte me traite moins durement, oh ! bien peu encore, et je dois être bien prudente, mais l’amélioration existe, et j’en suis trop heureuse pour me montrer exigeante. Il vient ici chaque jour, entre et me dit de lui faire de la musique. J’obéis. Ah ! les premiers jours, cela m’était presque impossible ; maintenant je me suis enhardie, je ne tremble presque plus. Lui, il s’assied et écoute en silence, les yeux fermés. Il paraît triste, et il doit l’être ; cette vie qu’il s’est faite doit lui peser, il ne peut pas étouffer la voix de sa conscience !… Puis, au bout d’une demi-heure, une heure peut-être, il se retire, sans m’adresser la parole. Je sens bien qu’il a encore de la haine au cœur, mais il fait effort pour se contenir ; de jour en jour, l’odieux de cette situation lui apparaît avec plus de clarté. Avant peu, il comprendra que le mieux est de s’affranchir de la gêne que lui impose ma présence, qu’il ne sera heureux que lorsque j’aurai disparu à jamais de sa vie. Je l’observe, avec quelle attention vous pouvez le penser ; à la première occasion qui se présentera, je lui ferai ma demande. Oh oui ! il ne peut pas ne pas me l’accorder !
Et elle parlait, s’enivrant de ses espérances, de son bonheur, de l’avenir qui s’ouvrait devant elle, et Bernard, si émerveillé qu’il fût de cette expansion de confiance et de vie, sentait instinctivement qu’il y avait dans cet esprit enthousiaste de bien grandes illusions. Cette situation bizarre ne pouvait se dénouer si simplement. Il se souvenait de certaines paroles prononcées par le comte ; les appréhensions qu’il avait si ouvertement manifestées ; avaient-elles tout à fait disparu ? Étant donné le caractère complexe de Clarice, l’atmosphère de méfiance toujours régnante autour d’elle, on pouvait certes en douter.
Il ne put s’empêcher de donner cours à sa pensée :
— Je souhaite de tout mon cœur, dit-il, que tes espérances se réalisent, mais je n’ose en être aussi sûr que toi. Tu dis que le comte ne t’aime ni te craint ; je ne me fie pas à cette indifférence. Le é a des droits sur l’avenir ; que fais-tu donc du é ?
Clarice fixa sur lui ses yeux profonds :
— Une vengeance ! dit-elle, n’est-ce pas ce que vous entendez ?… Eh bien, vous vous trompez… On peut oublier le é, et je l’oublie.
— C’est bien peu ; la mémoire est chose indocile ; on peut lui imposer, silence, mais quelquefois elle se regimbe, et se met à parler.
Clarice se prit à rire, mais d’un rire forcé :
— Eh bien, que peut craindre de moi, le comte de Claram, le fils du prince d’Anclarès, le riche et puissant seigneur ? Quand je me serai noyée, atome impalpable, dans cette poussière humaine de la vieille Europe, qui donc prendra la peine de se souvenir de moi… à supposer, ajouta-t-elle d’un ton de dédain suprême, que moi, je veuille me soucier de quelqu’un, à mon tour !
— Il est des choses qui ne s’oublient pas, Clarice, et de toi moins que personne. De quelque part que soit venue la première offense, elle n’en existe pas moins ; tous deux vous portez les marques de la lutte et vous les porterez toujours.
Clarice fit un brusque mouvement ; elle était devenue très pâle. Puis, tout à coup, reprenant son calme :
— Ah ! dit-elle, vous tenez donc bien à ce que je me venge ! Eh bien, oui, j’y ai pensé, et souvent ; qu’est-ce après tout, que la vengeance, sinon une forme de la justice ? Mais aujourd’hui, je vous le dis du plus profond de mon cœur, je veux oublier et j’oublie ; mon esprit s’élève au-dessus des misères humaines ; si je dois être vengée, c’est la conscience du coupable qui se chargera de ce soin. Moi, je ne pense qu’à l’avenir ; c’est là que je veux vivre, et arrière le é !
Bernard restait immobile ; le doute ne pouvait sortir de son cœur. Mais devant l’expression si nette de cette volonté, il comprenait qu’il n’obtiendrait rien de plus : il fallait changer de sujet.
— Ainsi, dit-il, le sort en est jeté. Comme la cigale, tu vas chanter tout l’été. Mais es-tu bien sûre que tes chansons te suffisent ? Prends-y garde, tu vas rencontrer des fourmis bien moins prêteuses encore que celles du bon Jean de la Fontaine.
— Elles ne prêteront pas, sans doute, mais il faudra qu’elles achètent. Je connais la valeur de ma marchandise ; elle n’est pas grande, mais c’est assez pour moi.
— Parlons sérieusement, Clarice, la chose en vaut la peine. Tu as une jolie voix, c’est incontestable, et tu sais chanter. Mais qu’est-ce que cela ? Tu ignores peut-être qu’il y a des milliers de jeunes femmes qui, avec moins de science peut-être, ont plus de puissance vocale et produisent plus d’effet. C’est avec elles qu’il faudra engager la lutte, et elle sera rude, je t’en préviens.
— Je le sais, mais j’ai confiance. Connaissez-vous beaucoup de cantatrices capables de se faire écouter en chantant ceci ?…
Elle se mit au piano, et fit entendre le prélude de l’air de la Reine de la Nuit dans la Flûte enchantée. Bernard avait entendu quelquefois au théâtre cette composition diabolique, et il ne savait y voir qu’une série de tours de force intéressants par leur difficulté, mais dénués de tout charme musical. Il dut reconnaître que la suprême habileté de Clarice en faisait toute autre chose ; l’effort n’existait pas pour elle ; les obstacles n’étaient qu’une source d’éclat, un plaisir de plus ; ces complications excessives, ces pièges perfides, assouplis, domptés par cette merveilleuse méthode, s’évanouissaient ; l’esprit doucement rassuré, savourait en paix l’inspiration créatrice.
— C’est vraiment prodigieux, dit-il, et j’avoue que je ne connaissais pas cet air avant de l’avoir entendu de ta bouche. Mais encore faudrait-il l’entendre ailleurs qu’ici. De bonne foi crois-tu pouvoir aborder le théâtre ? C’est là l’écueil, songes-y bien ; que de voix irables dans un salon, se sont évanouies sur la scène ?
— Cela est vrai, dit Clarice ; je le reconnais, ma voix n’est pas assez forte, pas encore tout au moins ; mais elle y viendra, si, comme je l’espère, je continue à reprendre mes forces. Puis, quoiqu’il en soit, j’ai assez de voix pour fixer l’attention sur ma méthode ; je peux donner un concert, je peux enseigner le chant. D’ailleurs, je n’ai pas le choix ; ettez-vous que je puisse continuer à vivre de la vie que je mène ? Non, je ne le peux pas. Voilà la première chance qui se présente pour moi de sortir de ce honteux abîme, je l’ai longtemps attendue, je ne la laisserai pas échapper !…
— Mais, ma pauvre Clarice, tu te fais des illusions qui m’effraient. Tu vas prendre l’existence de la cantatrice de concerts ? Sais-tu quelles en sont les misères et les déceptions ? Tu voudrais donner des leçons ? Mais à qui, bon Dieu ! Quelle est la mère qui confiera sa fille à Mlle Clarice, tout court, l’ex-dame de compagnie du comte de Claram, le jeune, riche et brillant Brésilien !… Voilà des difficultés terribles, et ta voix ne les surmontera pas plus que ne l’aurait fait ton talent de pianiste ou ta science du dessin !
Bernard se sentait avoir raison, et avec un naïf amour-propre d’auteur, il insistait sans miséricorde ; son succès déa son attente ; une expression de profonde angoisse bouleversa soudain le visage de Clarice ; par un mouvement brusque, elle se dressa toute droite, ses bras se tordirent en une vraie convulsion, on eût dit qu’elle éprouvait dans tout son être une douleur poignante !…
— Assez, assez, dit-elle ; de grâce, ne m’enlevez pas mon espoir ! Vous avez raison, mille fois raison, mais à quoi bon m’accabler de ces prédictions lugubres ! Ces dangers que vous me signalez, pensez-vous que je ne les connaisse pas ? Ah ! croyez-moi, j’ai besoin de courage ! Avec l’horreur encore si présente du é, je ne m’épouvante que trop de l’avenir. Quand je songe à cet inconnu dans lequel je me risque, ces mille obstacles, ces méfiances injurieuses, ces préventions hostiles, ces ions égoïstes et brutales que je dois affronter, ces luttes sans nombre qu’il faut que je soutienne contre tous ; contre tout… contre moi-même peut-être, ah ! je vous le jure… le cœur me défaille, je me sens vaincue d’avance, et j’en viens à me dire que je ferais mieux d’accepter mon sort, tel qu’il m’est fait ! Cela vous étonne ? C’est vrai, cependant ! Ici, au moins, je suis presque tranquille ; l’aversion, le mépris du comte sont ma meilleure sauvegarde, sa haine fait autour de moi comme une barrière d’ombre et de silence qui me protège. Voilà ce que je me dis bien souvent… et alors je renonce à toute pensée d’avenir, à tout désir d’indépendance… Puis, le sentiment de cette abjection où je m’endors, me ressaisit, ma conscience me crie que cette vie est impossible, que je ne peux souscrire à cette irrémédiable humiliation. Je pouvais être la captive sans défense, l’esclave involontaire, ive, d’un maître tout puissant ; aujourd’hui je ne peux consentir à rester, de mon plein gré, la dame de compagnie, comme vous le dites, la musicienne du comte de Claram ! Si je le faisais, ah ! oui, je serais infâme à mes propres yeux ! Puis, que sais-je ? Avec cette nature sauvage, tout est possible. Parfois… oh ! c’est horrible à dire… j’ai peur ! Vienne une lueur de caprice, et je serais perdue, perdue à jamais !… Je ne peux affronter ce péril ; je serais sans excuse si je restais volontairement, à sa merci ! Tant que j’étais désarmée, hors d’état de vivre par moi-même, que faire ! Il fallait subir la loi de la nécessité !… Aujourd’hui je peux, donc je dois m’en affranchir !… Et je le ferai, quoiqu’il arrive, à tout prix !… Oui, s’il le faut, je prendrai une mandoline et j’irai chanter dans les jardins, dans les brasseries, sur les places publiques !… Oh ! je serai vaillante ; vous verrez de quoi je suis capable ! Oui, dussé-je tendre la main dans la rue, vivre de pain sec et d’eau claire, je le ferai sans hésiter, je veux être libre, pour la liberté, j’affronterai toutes les fatigues, toutes les épreuves, tous les dangers ! Et si je succombe, eh bien, j’aurai la consolation d’avoir fait ce que ma conscience me dit de faire ; ma perte sera la honte éternelle de ceux qui l’auront causée par leur inexorable cruauté ! Mais je réussirai, je le sens, j’ai confiance, les mauvais jours sont és, c’est à mon tour d’être heureuse, et la plus chétive indépendance, c’est déjà le bonheur pour moi !
« Au fait, pourquoi pas ! se disait Bernard, avec sa beauté, ses dons merveilleux, elle a bien des chances de mener à bonne fin, une vie d’artiste. Oui, mais le diable est bien fin aussi ; ce serait trop étonnant s’il laissait échapper ainsi une proie qu’il tient si bien dans ses griffes ! Laissons, aller les choses ; cette destinée n’est pas de celles qui suivent les routes battues ; à quel titre essaierais-je de l’influencer ? »
— À quoi pensez-vous donc, M. de Rednitz, s’écria Clarice de sa voix redevenue joyeuse ; qu’attendez-vous pour secouer de votre front, cette auréole de noirs soucis ? Je suis gaie, moi, ce soir, et j’entends que vous le soyez aussi ; nous avons épuisé, je pense, tout ce qui peut se prévoir de triste, à mon propos ; le reste, c’est le secret de l’avenir, ne cherchons pas à le deviner. Parlons de vous maintenant ; sur ce sujet, nous n’avons à craindre aucune atteinte de mélancolie. Je vous ai dit tous mes secrets, comme une bonne petite fille ; vous connaissez l’emploi de mon temps, je vous ai fait part de mes rêves dorés ; à votre tour, M. le lieutenant, et d’abord dites-moi comment vous avez découvert le secret de ma retraite.
— Certes, j’y ai du mérite, car tu avais bien pris tes précautions pour que nul n’en sût rien.
— Reproche horriblement injuste et que seul, vous méritez. Qui donc a brusquement disparu pour aller je ne sais où et sans se soucier de personne ? Ah ! M. de Rednitz, avouez-le, vous êtes inexcusable !
Et Bernard, pour se disculper, dut raconter la rencontre qu’il avait faite du général von Leitzenfels et le voyage qui en avait été la conséquence. Clarice l’écoutait et se faisait rendre compte du détail avec cet intérêt, cette activité d’esprit qui rendaient sa conversation si attrayante…
— Eh bien, dit-elle, quand il eut fini, il y a des circonstances atténuantes. Mais moi, dans ce silence qui s’est fait si brusquement, je me suis crue oubliée et, pourquoi ne le dirais-je pas, j’en ai ressenti un véritable chagrin. Maintenant, tout est expliqué ; je pardonne, dit-elle avec un sourire empreint tout à la fois de gaîté et d’émotion contenue, je pardonne, et je ne vous en aime pas moins…
Elle était charmante, ainsi dans cet accès de demi-coquetterie qu’elle savait si bien maintenir dans la juste mesure !
« Quelle enchanteresse ! pensait Bernard. Si j’étais le comte de Claram, elle attendrait longtemps sa liberté ! »
Soudain, dans son esprit, surgit le souvenir de sa dernière visite à Castel d’Orgoyl, des découvertes qu’il y avait faites, et des paroles du marquis Silva di Bari ! Le doute avait ressaisi sa proie, sans transition Bernard était retombé en pleine méfiance.
« Qu’y a-t-il donc de vrai dans cette femme ? se dit-il. Se pourrait-il qu’à ce moment même, elle se jouât encore de moi ? Mais j’ai un moyen de le savoir ! je serais bien simple de ne pas en … »
Et il reprit :
— Merci de cette grâce si gracieusement octroyée. Mais si coupable que je sois, ma faute ne couvre pas la tienne. Est-il possible qu’on ne t’ait pas informée, quand tu as quitté la Villa, du lieu où l’on allait te conduire ? Tu pouvais le dire au garde, au lieu de me laisser m’égarer dans ce silence absolu !…
— Encore une fois, que pouvais-je dire ? Je ne savais rien.
— Ainsi tu étais depuis mon départ, dans l’ignorance complète de la résidence du comte ?
Clarice regarda fixement Bernard. Cette insistance lui paraissait étrange. Puis soudain elle se mit à rire :
— Comme vous me faites de gros yeux ! dit-elle. Eh, cela n’en vaut pas la peine ; je sais où vous voulez en venir. On vous a dit que j’avais eu la visite du colonel Ivantelly. Eh bien, c’est vrai, j’ai eu cet honneur. Mais il ne m’a pas dit où était le comte et encore moins que je dusse aller le redre. Moi, je n’ai pas songé à le lui demander. Voilà la pure vérité ; est-ce tout ce que vous voulez savoir ?
— Non, ce n’est pas tout, car je voudrais savoir aussi pourquoi, si ces choses ont pour toi si peu d’importance, tu prends tant de peine pour les dissimuler. Ce qui est simple s’exprime simplement, et on ne cache que ce que l’on a de bonnes raisons de ne pas dire. Eh bien, oui, je suis surpris que tu prétendes ignorer, après la visite d’Ivantelly, où l’on devait te conduire, et je suis bien plus surpris encore que tu aies reçu sa visite, s’il est vrai, comme tu me l’as dit si nettement, que tu le méprises et que tu le crains ?
— Et pouvais-je faire autrement, s’il vous plaît ? Parce que j’ai dû le recevoir, est-ce à dire que j’aie trouvé grand plaisir à sa société ?
— Je n’en sais trop rien. Son esprit t’amuse, son audace te divertit, moyennant quoi tu lui pardonnes le reste. Ce n’est pas le comble de la dignité.
— De la dignité ! Vous en parlez bien à votre aise. Et comment ferais-je pour en avoir, moi, de la dignité ! J’ai conscience de ne rien avoir à me reprocher ; quant aux apparences, je vous les abandonne. Vous le savez mieux que personne, je ne suis ni une jeune fille sous l’aile de sa mère, ni une jeune femme au bras de son mari !
— Cela est fort commode, et la conséquence est que tu fais aussi bonne grâce au colonel qu’à moi, par exemple !
— Mais que voulez-vous que je fasse ! Ne savez-vous pas quel pouvoir cet homme a sur l’esprit du comte ? Puis-je faire qu’ils ne se soient pas trouvés au feu ensemble, dans ces batailles du Paraguay et que M. de Claram n’ait pas conçu la plus vive iration pour quelques traits de féroce courage, dont le colonel est prodigue, en véritable condottière qu’il est ? C’est la seule chose qu’il estime, je crois, le courage physique ; à ses yeux, cela tient lieu de tout. Puis le colonel lui a été d’un grand secours dans quelques moments difficiles ; ils ont figuré ensemble dans des duels ; le colonel est un duelliste raffiné. Entre hommes cela ne s’oublie pas. Ajoutez-y son intelligence qui est réelle, sa verve paradoxale, son originalité audacieuse, active, insoucieuse de tout ce qui est is pour vrai et pour bon, leur communauté de goût pour le plaisir à tout prix, et vous comprendrez toute l’influence qu’il exerce sur l’esprit à la fois faible et emporté de son compagnon. Le comte est mécontent de lui-même ; on le serait à moins ; il est tout heureux d’entendre plaider sans relâche, avec une verve cynique, la cause de ses excès et de ses défaillances, le mépris des convenances et du devoir. Ah ! vous ne savez pas à quel point le colonel le domine ; il le manie comme un instrument docile, dont il connaît toutes les cordes, les plus petites fibres ; de peur d’être accusé par lui de préjugés, de scrupules vieillis, le comte déera les limites de ce qui est excusable, et vous savez si pour cette nature orageuse, les limites ordinaires doivent déjà être reculées. Oh ! cette crainte du ridicule, quelle triste faiblesse ! Que de bassesses, de lâches cruautés, elle peut engendrer chez certains esprits, si bien doués qu’ils soient en toutes choses ! Eh bien, je suis à la merci d’un de ces caractères à la fois violents et débiles, je vais lui demander une grande grâce, comment pourrais-je songer à m’aliéner celui qui, à son gré, à son caprice, fait jouer tous les ressorts de cet esprit ! Que faire donc ? Je prends patience, je courbe la tête, je m’humilie, oui, je fais taire tous mes sentiments, tous mes instincts ! Il faut que je conserve les bonnes grâces du colonel, et je dois y réussir sans seulement paraître me douter du prix qu’il peut me demander en échange de sa protection !… Oh ! c’est un rôle rude à jouer, je vous le jure, et vous ne savez pas ce qu’il m’en coûte de vivre ainsi courbée sous ce joug ! Mais j’irai jusqu’au bout ; la récompense est trop belle, trop proche pour que j’abandonne la lutte. Voilà pourquoi je reçois le colonel et pourquoi je lui fais bonne grâce. Maintenant, si je suis coupable, à vous de me condamner !
— Je ne te condamne pas, Clarice ; je ne désire qu’une chose, c’est de te trouver en tout, partout, innocente et irréprochable. Mais, vraiment, tu ne me rends pas la tâche facile ; pourquoi faut-il que je t’arrache ces explications lambeau par lambeau ? Aie donc le courage d’avoir raison, franchement, simplement ; que m’importe après tout, à moi, que tu reçoives la visite d’Ivantelly ou de tout autre ? Je ne songe pas à m’ériger en censeur de tes actions ; reçois qui tu voudras, mais, pour Dieu, à quoi bon en faire mystère ?
— Comme vous dites cela ! Ne croirait-on pas que j’ai une réception organisée, et que mes salons sont assiégés par une foule de visiteurs empressés ?
— Je ne dis rien de semblable ; je te demande seulement si tu as eu d’autres visites que celles du colonel !…
— Qui donc pouvait venir me voir ? Le garde, sa femme, ses enfants, est-ce là ce que vous voulez savoir ? Hors vous et eux, nul ne sait seulement que j’existe !
— Tu n’as vu personne autre ?
— Allons, bien décidément je suis à la question…
Et elle le regardait fixement… Puis, d’un ton qu’elle cherchait à rendre calme :
— Personne autre, dit-elle, sauf une sorte d’excentrique, un homme d’âge respectable, qui s’occupe de finances, je crois, et qui voudrait acheter ou louer la villa. Il a visité les appartements. Je lui ai parlé. Cela vous satisfait-il ?
— Ah ! ma pauvre Clarice, dit Bernard, qu’on a de peine à te faire dire la vérité ! Et tu veux inspirer la confiance ? Eh bien, moi aussi, je l’ai vu, ce financier, dont tu parles avec un si beau semblant d’indifférence, je lui ai parlé longuement, de toi surtout, et je n’oublie rien de ce qu’il m’a dit, sois en sûre !
Clarice s’était levée brusquement ; elle attachait sur Bernard son regard chargé d’éclairs… Puis, soudain, très calme, elle se rassit :
— Simple que je suis ? dit-elle à demi-voix comme se parlant à elle-même. Comment ne l’ai-je pas compris tout de suite !
Et s’adressant à Bernard, d’un ton froid, avec une inflexion hautaine mal déguisée :
— Vous l’avez vu ? Eh bien, je vous en félicite. Il n’a pas dû vous dire du bien de moi, mais c’est un malheur dont je renonce à m’émouvoir.
— Peut-être, mais il est certain qu’il te connaît fort bien et de longue date, que tu le connais aussi, et que tu ne veux pas en convenir !
Clarice garda le silence.
— Oui ou non, dit Bernard, connaissais-tu le marquis Selva di Bari avant de l’avoir vu à la villa, l’autre jour ?
— Avant ce jour-là, dit-elle lentement, du ton le plus ferme, je n’avais jamais vu le marquis Selva di Bari, et j’ignorais son existence. Cela vous suffit-il ?
Ce fut au tour de Bernard de garder le silence. Encore une fois, cette lumière qui devait éclairer le é de Clarice, s’éteignait sous sa main !…
— Oh ! dit-il avec dépit, je vois bien que tu ne veux rien dire, mais ce silence ne m’arrêtera pas. Je sais ce que je dois penser de cette dissimulation opiniâtre. Maintenant je n’ai plus de doute : tout ce que le marquis m’a dit sur ton compte, c’est l’exacte vérité !
— Cela devait être, dit Clarice avec violence ; vous croyez aveuglément à sa parole, parce qu’il a flatté vos instincts soupçonneux et malveillants ! Ah ! s’il vous avait dit du bien de moi, vous auriez bien su retrouver votre méfiance !
— Nullement ; encore une fois, je n’ai aucun parti-pris hostile. Mais comment récais-je le témoignage d’un homme qui paraît te bien connaître et dont la personne et la parole ont une vraie autorité ?
— Et qui vous dit qu’il me connaisse ? Voilà un personnage, un inconnu qui se présente, tout imbu de préventions hostiles, et sans effort, par la seule force de son affirmation, il vous les fait partager ! Oh ! cette fatale loi de méfiance, doit-elle donc m’écraser à tout jamais ! Oui, si je le voulais, avec un regard, un sourire, je trouverais cent cœurs d’hommes prêts à m’aimer, à me défendre, à tout braver pour moi, et parce que je veux rester ce que je suis, honnête et loyale, il n’y aura pas une personne, non pas une seule au monde qui veuille m’accorder un peu, si peu que ce soit, d’estime désintéressée ! Ah ! pauvres femmes, qu’avez-vous donc fait pour encourir une pareille malédiction ! Et qui sont-ils, ceux qui s’arrogent cette supériorité de vous condamner sans vous entendre ! De quel droit cet homme que vous voyez pour la première fois, impose-t-il à votre esprit, cette confiance sans limites ! Le connaissez-vous ? Savez-vous quelle peut être la cause de cette malveillance qu’il me témoigne ?
— Tout cela, je l’ignore, et je ne songe pas à m’en informer. Ce que je sais, et je ne suis pas si novice que je doive réc mon témoignage, c’est qu’il a le don suprême de persuader, d’entraîner les convictions ; il a l’autorité, il a la force ; maître de lui-même, on sent qu’il est en droit d’imposer la confiance ; quand il affirme, sa parole porte l’accent irrésistible de l’entière vérité. Je vois en lui un esprit hors ligne, et je serais bien surpris, si, au fond de ton cœur, tu ne pensais pas comme moi.
— Eh bien, cet esprit supérieur n’en est que plus coupable, s’il accepte les colères aveugles, les préventions malveillantes du vulgaire. De quel droit, sur quelles preuves prétend-il aujourd’hui me condamner ? Mais il en est toujours ainsi : on devrait juger avec sa raison, on se décide d’après son instinct ; on ne veut voir qu’un fait, cet état d’abjection dans lequel je me trouve ! Et tout ce qui parle en ma faveur, ma faiblesse, mon âge, mon isolement, les luttes que j’ai soutenues, les ennemis formidables que j’ai dû combattre, cela, on le néglige, on n’y pense même pas ! Ah ! c’est à faire prendre en mépris la nature entière, que de trouver en tout, toujours, chez ceux même qui devraient s’en affranchir, tant de penchant au soupçon, une telle facilité à la malveillance ! Mais que dis-je ! Non, je ne serai pas injuste ! Il y a une élite qui ne partage pas ces lâches préventions ! Tous ne m’ont pas abandonnée ! Ah ! j’en ai longtemps douté, maintenant j’en ai la certitude, ceux qui ne se contentent pas des apparences, les vrais esprits supérieurs, ceux-là n’ont pas désespéré, ils ont eu pitié de moi ! Pour eux, pour me montrer digne de leur estime, je suis prête à tout entreprendre, à tout souffrir, à tout oser !
Elle parlait ainsi, les yeux étincelants, le regard enflammé d’enthousiasme, et son irable beauté, la pâleur lumineuse de son visage, semblaient projeter autour d’elle comme une magique auréole…
Bernard la contemplait en silence ; il se sentait ému, saisi par cette ion qui s’épanchait ainsi librement, dans tout son essor, comme un torrent qui court droit devant lui, insoucieux des obstacles ; un trouble indéfinissable s’emparait de sa pensée, il lui semblait qu’oublieuse de sa présence, le regard fixé sur quelque spectacle invisible, elle parlait et que ses paroles avaient une portée qu’il ne pouvait saisir, elles s’adressaient à d’autres qu’à lui !
Soudain, Clarice revint à elle ; par un effort puissant, elle ressaisit son calme. Elle comprit l’étonnement de son interlocuteur et, reprenant son sourire tout pénétré d’une malicieuse gaîté :
— Je m’égare, je crois, dit-elle. C’est votre faute, M. de Rednitz, vous savez que je suis d’humeur bouillante, comme une chèvre sauvage, et vous me fournissez trop libéralement les occasions de m’emporter ! Oui, vraiment, c’est votre faute, et c’est la faute aussi de ce perfide marquis. Ne voilà-t-il pas une belle besogne pour cet esprit supérieur, de combiner un nocturne conciliabule dans quelque obscure arrière-salle, pour vous débiter je ne sais quelles choses fâcheuses sur le compte de moi, pauvrette ! Si c’est là un plaisir pour lui, je le lui laisse de grand cœur ! Je n’ai pas trouvé grâce devant son austérité, vraiment, je le déplore, mais aujourd’hui, je suis trop heureuse pour songer à m’en affliger. Je suis bonne, moi, meilleure que vous, messieurs, et je ne vous garde point rancune… Mais c’est assez discuter, assez contester, assez s’attrister, assez parler surtout, je veux chanter maintenant, j’ai l’humeur joyeuse, et j’entends lui donner cours ! Tenez, je sais quantité de chansons vénitiennes, vous les trouverez charmantes ; écoutez !
Elle prit une guitare et chanta sur ce maigre accompagnement ; c’étaient de douces mélodies, un peu tristes, la gaîté du barcarol, de la fillette vénitienne, n’y éclatait qu’à de rares intervalles, comme contenue, adoucie par une nuance de mélancolie instinctive. Clarice les chantait dans leur plus vrai style ; avec une merveilleuse aisance, elle s’était assimilé le dialecte des lagunes, et sa voix exquise enveloppait, soutenait l’inspiration primitive avec un goût, une sûreté, une force délicate qui transfiguraient l’œuvre, et en faisaient une création vraiment originale, toute de grâce et de poésie, singulièrement pénétrante dans sa douce simplicité…
— Comme cette musique rend bien le charme de Venise ! dit-elle, quand elle eut fini… Comme on y retrouve ce calme, cette vie facile, cette exquise paresse qui se respirent ici dans l’atmosphère, et vous pénètrent comme les tièdes senteurs du printemps ! Oh ! Venise, la douce, la belle Venise ! Vous devez être sous le charme, vous aussi, n’est-ce pas ? Ah ! j’en étais bien sûre, et j’en suis heureuse ; il fait si bon sentir que l’on aime et que l’on ire les mêmes choses ! Ah ! Venise, c’est la ville unique au monde, la perle sans prix, la merveille incomparable ! La beauté, la grâce, le goût suprême, tout y est jeté à telle profusion que l’esprit se sent emporté, comme submergé par ce torrent de sève créatrice. Les grands artistes qui ont fait surgir ce prodige du sein de ces bourgades de pêcheurs éparses sur la lagune, sentaient en eux une telle compréhension du beau, une puissance d’expression, d’invention tellement illimitée, qu’ils ne comptaient plus avec les règles ises ; elles soutiennent les faibles, pour eux, ce n’était que des entraves. La régularité, la symétrie, ils ne s’en souciaient que pour autant que leurs conceptions ne s’en trouvaient pas gênées ; ils auraient rejeté bien loin ces grandes lignes, uniformes et froides dont s’accommode notre siècle déchu ! Que leur importait que leurs façades ne fussent pas rigoureusement parallèles ; ils savaient qu’ils les feraient assez belles pour que le regard en fût à tout jamais retenu et charmé ! Pourquoi auraient-ils hésité à construire un palais au fond d’une ime obscure ? Où qu’elle fût placée, leur œuvre était assez forte pour s’imposer à l’iration ! Ils n’étaient pas avares de leurs idées, ces grands hommes ! Ils ne craignaient pas de multiplier, d’entasser les chefs-d’œuvre sous toutes les formes, partout où il y avait place pour leur dévorante activité !… Il en est de Venise comme d’une vaste forêt ; au sommet des collines comme au fond des vallons les plus perdus, partout la nature a semé les grands arbres avec cette prodigalité insouciante qui ne songe pas à se demander s’il viendra un ant pour irer son œuvre. Aussi quelle vie, quelle richesse, quelle exubérance ! Et on entend dire que Venise est morte ! Blasphème ! Cette prétendue morte agite plus l’esprit, fait naître plus d’idées, crée plus de souvenirs que cent villes modernes avec leurs immensités uniformes, leur activité fiévreuse et morbide ! Venise, c’est l’exquise héroïne du plus exquis des contes de fées ; elle est endormie au fond d’un palais désert, entourée de tous ceux qui l’ont servie au temps de sa gloire ; sa parure se compose d’habits somptueux et bizarres, avec ces mille bijoux où s’est épuisée l’imagination des grands artistes, sa beauté n’est pas régulière, elle est étrange et piquante, toute d’élégance et d’exquise distinction, c’est l’enveloppe charmante d’une âme qui a aimé, qui a eu ses jours de gloire et de bonheur comme aussi ses soufs et ses tristesses. Elle est endormie, et le vulgaire la croit morte, mais l’artiste et le poète sentent tout ce que ce repos immobile renferme de vie, de ion, d’énergie immortelle ! Venise morte ! Mais n’avez-vous pas eu l’impression, en ant devant les sombres façades de ces palais déserts, qu’il s’en échappe je ne sais quel souffle puissant, quelle poésie exquise et forte, comme si, dédaigneux du présent, ils vous parlaient du é et des grands souvenirs qu’ils abritent ! Il y a quelques nuits, je me suis trouvée devant Saint-Marc ; il était trois heures du matin ; c’est l’heure à laquelle il m’est permis de parcourir Venise ; la place était déserte ; la lune, au haut du ciel, argentait doucement les dômes de l’église et inondait de sa pure lumière tout ce magique ensemble d’une architecture sans pareille. J’ai eu comme un moment d’extase ; il me semblait voir revivre autour de moi, tous ces grands hommes dont les noms resplendissent dans l’histoire de cette fière cité !… Ils étaient tous là, guerriers, artistes, politiques sans égaux ; le présent avait disparu ; ils se retrouvaient chez eux, dans ce cadre splendide dont ils se sont fait une auréole impérissable, ils continuaient leur vie, pour eux rien n’avait changé. Tout autour, comme au temps de leur puissance, la foule sans nom se pressait pour leur faire cortège et consacrer leur gloire ! Chimère d’imagination, direz-vous ! Eh non, ce ne sont pas des chimères ! Quoi, ces grands esprits dont les œuvres, dont le seul souvenir a le don de nous émouvoir si puissamment, il faudrait croire qu’ils ont disparu tout entiers, sans retour ! Quoi, ce monde ne serait qu’un théâtre dans lequel une troupe de marionnettes se démènerait devant une salle sans spectateurs ! Et l’homme se contenterait de ce rôle, lui, le roi si fier de la création terrestre ! Je ne crois pas, moi, à cet univers que l’on veut me faire, à ce point inerte et vide ! Je veux me sentir entourée de sympathies, je veux vivre au milieu d’êtres qui vivent aussi, autrement que moi, mieux que moi, mais qui me voient, et me comprennent, qui me soutiennent et m’inspirent ! Et il me serait interdit de croire à la persistance de ces grands esprits du é, à leur vie, à leur présence actuelle ! Mais ne le sentez-vous pas, cette croyance fait partie de notre âme, de tout notre être ; vous ne nous l’arracherez qu’en nous mutilant dans les organes les plus essentiels de notre intelligence ! N’est-il pas surprenant, incompréhensible, de voir l’homme consacrer tant de force intellectuelle à se persuader que cette force n’existe pas, que cet esprit par lequel il se sent vivre, n’est qu’une illusion qui e sans laisser de trace ! Mais l’esclave attaché à la meule par un maître impitoyable, a au moins la consolation de penser que son travail est utile, qu’il contribue pour si peu que ce soit, à la marche du monde, au progrès universel ; et nous qui avons hérité des sublimes conquêtes de l’intelligence et du travail des siècles, nous devrions nous dire que tout ce qui nous a précédé est mort, irrémédiablement mort, que toute l’histoire de l’ancienne Rome se résume dans les quelques pieds de poussière dont s’est exhaussé le sol du Forum ! Ah ! la belle découverte, la grande, l’éblouissante vérité ! Mais qu’on la prêche à d’autres ; pour moi, tout mon sang, tout mon être y répugnent ; s’il fallait y croire, il me semblerait que c’est la mort de la lumière, que perdue dans de froides ténèbres, je m’abîme dans quelque bourbier fangeux ! Tenez, voyez ceci !…
Elle ouvrit une des grandes fenêtres de la salle, et s’avança sur le balcon ; Bernard vint l’y redre. La nuit était d’une douceur, d’un calme incomparables ; dans le ciel limpide, quelques légers nuages aient lentement ; la lune, masquée par les hautes constructions du palais, répandait au loin sur la lagune pâle, sa clarté tranquille ; on n’entendait aucun bruit : les lumières de Murano s’étaient éteintes, le regard se perdait dans des transparences infinies…
— Quelle étrange beauté ! dit Clarice. Voyez ; le ciel et la mer se confondent ; l’ombre noire du palais se projette comme dans le vide, il semble que nous soyons plongés dans l’immensité de l’éther !… À cette heure, il n’est plus d’activité humaine ; sa fébrile inquiétude ne vient plus nous troubler ; l’âme rendue à elle-même, s’épanouit et s’élève ; toute faible et entravée qu’elle est, elle entrevoit les grands rapports de tout ce qui existe ; le monde terrestre lui apparaît comme la minime partie d’un grand ensemble, cette matière à laquelle on veut la réduire, est ramenée aux justes proportions de son rôle, l’esprit réclame ses droits et se sent, lui aussi, en communication avec ceux de son espèce et de sa nature. Non, encore une fois, ce n’est pas du mysticisme, c’est un besoin impérieux de notre être, un instinct indestructible qui ne peut nous être donné pour nous tromper. Je suis lasse, pour ma part, de ne jamais entendre que cet éternel grincement de la matière en travail ; mon être spirituel se révolte contre cette sujétion, il étouffe dans ce cabanon où on prétend l’enfermer au nom de je ne sais quelle vérité mesquine. Oui, il y a des esprits supérieurs ! Qui oserait affirmer qu’il fût impossible d’en constater l’existence, si pour un instant, ce voile grossier de matière qui nous enveloppe, venait à être levé ? Oui, en ce moment, dans cette atmosphère enivrante, devant cette nature qui revêt sous nos yeux, l’aspect de l’infini, il me semble voir les grandes figures du é redescendre en ces lieux qui furent le berceau de leur génie ; c’est ici qu’ils ont vécu, qu’ils ont aimé, qu’ils ont souffert, ici, ils se sont formés aux grandes pensées, ils ont conçu leurs grandes œuvres, exécuté leurs grands travaux, c’est ici que la gloire les a consacrés et les a portés aux phases supérieures d’une éternité glorieuse ! Et maintenant ils s’en détacheraient par un dédaigneux oubli ! Oh ! non, cela n’est pas possible ; croire à une telle ingratitude, ce serait outrager leurs mémoires ! Dans cette cité morne, dans ce grand abandon, ils reprennent leur place, ils l’animent, cette patrie déchue, si noble encore dans sa tristesse ; affranchis des liens de la matière, ils l’entourent de leur ardente affection, ils la réchauffent du reflet de leur gloire, ils y vivent, en un mot, et c’est leur présence qui donne à cette étrange ville, ce charme ionné qui nous émeut et nous enivre ! Nous vivons plus et mieux, tout pénétrés que nous sommes de cette atmosphère saturée des effluves du génie ! Ici, mieux que partout ailleurs, on sent que le présent et le é ne sont qu’un ; l’esprit de l’homme en fait la liaison sans effort, la vérité qu’il ne fait que supposer ailleurs, ici, il y croit. Oui, ces puissances immatérielles, étrangères au vulgaire qui se rebute de leur supériorité, se rapprochent de ceux qui les cherchent, elles aiment ceux qui les aiment, elles les protègent, elles élèvent et purifient leur intelligence ; sous leur inspiration, naissent les grandes pensées, l’énergie des grands efforts. Oui, je sens qu’ils vivent, ces grands esprits, d’une vie réelle, active, éternellement jeune, souverainement bienveillante ; ils sont là, autour de nous, près de nous, ils nous entendent, nous comprennent, même dans ces aspirations vagues que la faiblesse de notre esprit engagé dans les liens de la matière laisse forcément incomplètes. Pour eux, exempts de toute préoccupation terrestre, libres de tout souci égoïste, ils sont prêts à nous venir en aide, à nous soutenir dans les luttes que nous livrons, aux déchéances de notre nature ! Heureux ceux qui se prêtent à leurs efforts, et malheur à celui qui mû par une méfiance puérile, oserait rebuter la main puissante qui ne demande qu’à le sauver !
Bernard revenait du palais Sorione ; sa gondole glissait silencieusement dans les détours des canaux déserts. Les incidents de cette soirée se retraçaient à son esprit dans leurs moindres détails… Chose étrange, à côté de la figure de Clarice, le souvenir du marquis Selva s’imposait à lui dans une association d’idées indissoluble. Il ne pouvait comprendre pourquoi, si semblables, ces deux êtres si beaux, si nobles, si puissamment doués, paraissaient séparés par une profonde, une irrémédiable antipathie…
Bernard s’était promis d’employer sa seconde journée de Venise, à se promener à pied, tout seul, sans itinéraire tracé d’avance, se fiant au hasard et à sa bonne étoile, pour mettre sur sa route sans le froid intermédiaire d’un guide, ces beautés, ces chefs-d’œuvre dont il se sentait entouré ; il se réjouissait de pénétrer tout au plus profond de cette foule compacte de monuments, de palais, d’églises, de rues, de places, de quais et de canaux dont il n’avait fait qu’entrevoir quelques traits indistincts ; son expérience de voyageur lui disait que c’était le vrai moyen de savourer le charme exquis de cette ville étrange, si aisément rebelle à ceux qui prétendent la connaître pour s’y être traînés pendant un ou deux jours, emprisonnés dans une gondole, à la remorque d’un cicérone indifférent. Il sortit donc de l’hôtel, vers dix heures, se fit donner quelques indications générales, et se mit en route, se fiant pour le surplus à son fidèle plan et à son instinct d’explorateur. Il voulait aller tout d’abord à la poste ; dans ce but, il traversa la place Saint-Marc, a devant le télégraphe et s’engagea dans la Frezzaria. Le temps était beau ; le soleil versait dans un ciel sans nuages, ses belles teintes dorées d’automne, et se divertissait à dessiner toutes sortes de jeux de lumière, dans l’enchevêtrement des calle et des campi. Bernard s’acheminait lentement, s’amusant fort à regarder choses et gens, et s’imprégnant des aspects imprévus que le hasard de la route semait sans compter sur ses pas.
Comme il se tenait arrêté devant l’appétissant étalage d’une confiserie toute reluisante de cristaux, de dorures et de sucreries roulées dans de jolis papiers de toutes couleurs, il vit, assise au comptoir, la maîtresse du lieu, fort joli type de Vénitienne, grasse, blanche et blonde comme une vraie fille du Titien ; elle était fort occupée à ca avec un chaland installé devant le comptoir, et qui semblait, lui, fort peu désireux de terminer ses empiètes. Elle avait si bonne grâce et se trouvait si bien à sa place au milieu de ces jolies choses, que Bernard se souvint tout à coup qu’il avait des cadeaux à rapporter à ses sœurs ; l’occasion était bonne pour mener à bout ce projet ; il entra. Au bruit de la porte, le client obstiné se retourna ; c’était le colonel Ivantelly ! En voyant Bernard, il se leva brusquement et vint au-devant de lui, les deux mains tendues :
— M. de Rednitz ! s’écria-t-il ; ah ! pardieu, soyez le très bien arrivé dans la cité des Doges ! C’est ma bonne étoile qui m’a conduit sur votre route ; tout justement, j’allais me mettre à votre recherche ; nous savons de ce matin que vous êtes ici… Enfin, vous voilà démarré de la célèbre ville d’Orta ! Vous devez en connaître toutes les ressources, de cette bienheureuse cité ! Mais que voulez-vous, comme dit le proverbe, il n’est si bonne compagnie qui ne se doive quitter, surtout quand toutes ces jolies ancres qui vous y tenaient si bien amarré, ont plié bagage. Eh ! ne vous en défendez pas ; je vous comprends et je vous approuve ; suivons toujours l’impulsion de notre cœur ; c’est ma devise, et elle est bonne, croyez-moi… Ma foi, vous avez bien fait de venir ici ; nous nous y sommes organisé une bonne petite vie, toute simple et agréable ; nous vous en ferons tâter. Allons, tout est pour le mieux ; plus on est de fous, plus on rit ; toujours en proverbes, vous voyez, c’est la sagesse des nations, ayons celle-là, à défaut d’autres. Et où allez-vous comme cela ? Absorber quelques monuments, n’est-ce pas, dévorer quelques églises ? Vous faites bien ; moi, je les ai toutes dévorées depuis longtemps et je m’en tiens là ; une de plus nuirait à ma santé. Non, vous allez à la poste ! C’est mieux encore ; je vous accompagne et vais vous montrer le chemin, chose que vous reconnaîtrez utile, car cette bienheureuse ville n’est faite que pour l’agrément des amoureux et des voleurs ; les honnêtes gens, scrupuleux du bien d’autrui, ont toutes les peines du monde à s’y débrouiller. Et comment trouvez-vous Venise ? Adorable, n’est-ce pas ; des tableaux, des églises, des statues, des palais, que sais-je encore, et des canaux, et des gondoles ! Ah ! j’en ai dépensé de l’enthousiasme, ici, dans les premiers jours ; c’était pour en mourir d’épuisement !… Maintenant, je suis plus calme, j’ire toujours, mais c’est à l’état latent, recueilli. Et puis, il faut que je vous le dise, en fait de chefs-d’œuvre, je me suis voué à l’étude de ces petits monuments qui se meuvent, ceux-là, sur deux petits pieds, avec ce joli claquement de pantoufles et ce froufrou d’étoffe si doux à entendre ; cela, c’est éternellement intéressant, émouvant, ravissant ! Et il y a des badauds qui disent que les Vénitiennes ne sont pas jolies ! Moi, je les trouve adorables, avec leurs petites têtes, leurs grands yeux, leurs beaux cheveux, leur doux langage, et cette nonchalance orientale, si pleine de promesses ! Avez-vous vu la petite confiseuse ! Elle est gentille, n’est-ce pas ? Eh bien, il y en a une foule comme cela, gracieuses au possible, et pas rebelles du tout, j’ose le dire. Nous nous sommes fait un petit cénacle de femmes charmantes, actrices ou autres, toutes de bonne composition, et quelques bons garçons, avec lesquels, je vous assure, il y a plaisir à vivre. Et Clarice, à propos, vous l’avez vue ; c’est par elle que nous savons que vous êtes ici. Toujours plus belle, celle-là, toujours plus étonnante, une vraie merveille, absolument incomparable… Puis elle a retrouvé sa voix, cette tourterelle, une tourterelle qui a bec et ongles, par exemple ! Et elle se figure que le comte va la lâcher maintenant, qu’il lui permettra de s’en aller, toute seule, courir le monde ! Elle se trompe et de beaucoup. Octave ne la lâchera pas de sitôt ; que ce soit par haine, par crainte ou par amour, je ne sais, peu importe ! Eh oui, cela ne m’étonnerait pas qu’il se reprît à l’aimer ; avec elle, l’indifférence est impossible. Puis il peut faire des sottises, lui, ses moyens le lui permettent ; un homme qui est disgracié par son père et qui reçoit trois cent mille livres à manger par an ! Mais il faut lui rendre justice, avec le train qu’il mène, il n’y a rien de trop. Quant à Clarice, non certes, il ne la lâchera pas ; moi, d’abord, je saurai bien l’empêcher de faire cette sottise ; que diable, quand on tient dans sa main, une perle comme celle-là, on la tient ferme, dût-on la briser en mille morceaux !… C’est qu’elle est toujours plus belle, chaque jour plus ensorcelante ; elle a tout le charme du vice avec le piquant de la vertu, puis intelligente en diable, douée comme personne, et femme jusqu’au bout des ongles, variable et perfide comme l’onde, un vrai caprice incarné ! Avec cela violente, et rude à manier. Ah ! je n’en ai jamais vu de pareille !… Elle a eu de la peine à me pardonner le verre d’eau de cette idiote de Leda ; blesser son divin orgueil, c’est un crime irrémissible, cela !… Aussi j’ai dû faire une belle quarantaine, avant de pouvoir lui parler, et j’en ai porté de ces corbeilles, comme vous dites en Allemagne, pas pour le bon motif, par exemple, je m’empresse de le dire. À présent, il y a du mieux, la paix est presque faite, et nous ne nous entendons pas trop mal. Mais c’est vous surtout qui êtes son favori ; oui, vraiment ! Eh pardieu, je ne vous en veux pas. Profitez de l’occasion ; il ne s’en trouve pas deux comme cela dans la vie d’un homme. Que voulez-vous ! Avec une nature pareille, il ne faut jamais désespérer ; chaque chien a son jour ; toujours en proverbes, vous le voyez, je ne suis pas pour rien le compatriote de ce digne Sancho !… Ah ! voyez-vous, Octave avait pris le bon parti, et c’est bien curieux, car entre nous, notre ami est un charmant garçon, que j’aime infiniment et à qui j’ai de grandes obligations, mais enfin, on a bien du mal à lui donner des idées claires. Cette fois il a vu juste ; un peu de force, au bon moment, il n’y a rien de tel pour faire avancer les choses. Mais on se permet ces expédients-là quand on est des grands de ce monde ; pour les petits, ils courent grand risque d’y recevoir les étrivières ; cela, c’est une vérité vraie, et je la sais par expérience, moi qui n’ai que la cape et l’épée, comme un vrai cadet de Navarre que je suis ! Mais nous voici à la poste ; je vous laisse à vos affaires. Ah ça ! nous nous revoyons bientôt ; vous restez quelques jours à Venise ; que diable, vous retrouverez assez tôt votre planche noire ; on dit que vous en abusez, vous autres officiers, en Allemagne… moi, voilà longtemps que je suis brouillé avec cet ustensile. Allez, croyez-moi, profitez de votre jeunesse ; nous vous ferons er quelques bons moments. Nous demeurons tout près de l’Académie, au Palazzo Zenaïni ; le gîte est fort présentable et pas cher ; c’est un de nos amis, en ce moment en mission diplomatique à Vienne, qui nous le prête ; mais il est inutile de vous y présenter maintenant, vous n’y trouveriez personne ; Octave monte ses chevaux au Lido ; tradition de Byron ; suivons toujours les bons exemples, c’est ma devise. Mais venez à quatre heures à Florian ; vous êtes sûrs de nous y trouver. Et, j’y pense, munissez-vous d’un costume ou d’un manteau vénitien ; ce soir, nous donnons une petite fête, vraiment vénitienne ; il y aura quelques dames, très avenantes, ma foi. Allons, vous serez des nôtres et vous vous amez ; voilà qui est entendu, et vive la jeunesse ! Adieu, je vous quitte ; j’ai quelques ordres à donner pour ce soir, et n’oubliez pas, à quatre heures, rendez-vous à Florian !…
Ils se séparèrent : Bernard se dirigea vers l’Académie où il a deux heures, en iration devant les chefs-d’œuvre, puis cheminant à l’aventure, il visita les Frari, se perdit dix fois en route et se retrouva près du Rialto au marché des poissons, où il s’amusa fort à voir les petits crabes, les grasses anguilles, les hideux poulpes et toute la foule babillarde du popolino vénitien. Il déjeuna à la mode du pays dans une trattoria borgne, en compagnie de pêcheurs et de gondoliers, puis, reprenant sa promenade, il finit, après mille détours, par déboucher sur le quai des Esclavons, tout près de son hôtel. Il était enchanté de sa course ; l’animation de la marche, l’infinie richesse du spectacle, la lumière éblouissante, l’air salin des lagunes, peut-être aussi l’excellent vin de Chypre de la trattoria, tout contribuait à lui donner une excitation joyeuse toute proche de l’enthousiasme, et il n’eut pas fallu le presser beaucoup pour lui faire déclarer que si le paradis terrestre existait quelque part, c’était à Venise qu’il fallait le chercher…
À quatre heures, il sortit de l’hôtel, se rendit chez un loueur de costumes et se munit d’un habit assez présentable de cavalier de la guerre de Trente Ans, puis il s’achemina vers le café Florian. Le large quai était inondé de soleil ; les façades blanches et roses, les grandes dalles de granit ruisselaient de lumière ; au loin, sur la lagune, l’eau dormait bleue et calme ; à l’extrême horizon, une barre de noirs nuages semblait annoncer un orage lointain. Bernard s’enivrait de cette tranquille splendeur ; baigné de cette chaude atmosphère, il lui semblait que la marche du temps s’était arrêtée, et qu’il se retrouvait sans transition dans une des belles journées de l’été. La place Saint-Marc commençait à se peupler ; à l’ombre de la colonnade, les petites tables s’entouraient de toute une foule heureuse de savourer ce beau temps et cette douce température. À l’endroit le plus animé, devant le café Florian, le comte était assis avec le colonel. En apercevant Bernard, il vint à lui avec cette cordialité expressive qui donnait tant de charme à son accueil ; il paraissait être en bonne disposition d’esprit ; sa noble et mâle figure ne portait plus trace de cette préoccupation sombre, pénible à voir chez ce jeune homme si bien fait pour être heureux, Bernard prit place à côté d’eux ; la conversation s’engagea fort gaie, un peu libre comme celle de jeunes gens qui ne songent guère qu’à s’am. Il était question de la fête qui devait se donner le soir ; le comte fit promettre à Bernard qu’il y assisterait :
— Je crois que cela réussira, dit-il. Il y a là, au palais Sorione, une salle qui semble faite tout exprès pour un souper dansant. Ces dames meurent d’envie de la voir ; avec leurs costumes de théâtre, elles auront un brio fou. Il faudra bien aussi que je leur montre Clarice ; autrement, je serais tout de suite posé en Othello, et pour quelle Desdémone ! Je la ferai chanter, avec accompagnement de mandoline ; elle a retrouvé sa voix et ne demandera pas mieux que d’éblouir son public ! Vous verrez quelle comédienne elle est, et dans le genre gai, surtout des chansons de rue, des ariettes d’opéra-comique ; c’est là son triomphe ! Avec ses airs de princesse persécutée, elle affecte de mépriser cette petite musique, mais sa nature de bohème reprend bien vite le dessus, et c’est à se pâmer. Avec quelques effets de costumes bien amenés, elle aura un succès !… Ces dames n’ont qu’à bien tenir leurs amants !… À propos, Ivantelly, je vous ai découvert un nouveau rival auprès de Clarice ! Vous ne devineriez pas ! Eh bien, c’est Erboano, mon farouche Erboano en personne ! Sur lui aussi, le charme a opéré ; il est amoureux fou de sa captive. Aussi devient-il toujours plus cerbère ; au premier jour, je m’attends à ce qu’il me ferme la porte, à moi-même ! Que dites-vous de cela ?
Ivantelly avait froncé le sourcil :
— Ce que j’en dis ! répondit-il. Si cela est vrai, je mettrais le bonhomme à la retraite, et sans attendre une heure !…
— Peste ! Comme vous y allez ! Je ne prends pas les choses si fort au tragique ; je n’y ai pas un intérêt de cœur, comme vous.
— Il ne s’agit pas de cela. Voulez-vous jouer le rôle de niais ? Nous ne sommes pas à une partie de cartes ; ce n’est qu’au besigue que la dame épouse le valet ; partout ailleurs, si le valet ose regarder la dame, femme, maîtresse ou esclave, n’importe, il doit disparaître et dans la minute même ; il n’y a pas sur le point, deux manières de voir. Du reste, cela m’est fort égal ; c’est à Rednitz qu’il faut conter l’aventure ; c’est lui qui est le véritable intéressé, car c’est le favori de Clarice ! Avouez-le donc, lieutenant… Parbleu, je ne m’en cacherais pas, moi, s’il m’arrivait pareille bonne fortune.
— Avouer ! Je ne demanderais pas mieux, mais j’ai beau chercher, je ne trouve pas matière au plus petit aveu. M’est avis que si quelqu’un est dans les bonnes grâces de Clarice, c’est vous, colonel, bien plutôt que moi !
— Le ciel vous entende et vous bénisse pour cette bonne parole ! Mais vous ne nous ferez pas prendre le change à nous autres, vieux limiers. La jeunesse aime la jeunesse, cela sera toujours et éternellement vrai. Puis vous poussez le dévouement jusqu’à lui parler philosophie ; c’est sa marotte ; elle vous en sait gré et vous le savez, qui tient l’oreille, tient le cœur. Oh ! encore une fois, je ne vous en veux pas de vos succès ; après tout, j’aime autant que ce soit vous qu’un autre. Moi, je ne cache pas ma faiblesse ; cette femme m’amuse, je lui fais la cour, elle se moque de moi, c’est dans l’ordre : quant à en être amoureux, ce luxe-là n’est pas dans mes goûts. Ce qui serait bon, ce serait de découvrir son secret et j’y arriverai un jour ou l’autre. Qui sait ? Il est possible, après tout, qu’elle dise vrai dans l’histoire de sa vie ; elle me l’a refaite l’autre jour, avec des détails, des noms propres, ce serait à faire illusion, si on ne la savait pas si fine mouche, habile à ne dire que ce qu’elle veut : et c’est ce qu’elle ne dit pas, qu’il faudrait savoir : les aventures intimes de cette jolie femme, cela doit être drôle ! Mais n’importe : une chose est sûre, c’est que si sa version vient à prendre pied, ce serait pour le coup qu’elle monterait encore dans l’estime du bon public ; car vous savez, Octave, elle est la grande préoccupation de Venise, maintenant ; oui, vraiment, grâce à la manière chevaleresque avec laquelle vous la traitez, à ce mystère solennel dont vous lui faites comme une auréole, il n’est sorte de légendes qui ne se débitent sur son compte, toutes plus élogieuses les unes que les autres. Encore un peu, et vous en aurez fait une héroïne de roman, une princesse aussi malheureuse qu’immaculée. Vive Dieu ! il y a un an, nous aurions bien ri d’une pareille apothéose !
— Et je n’en ris pas moins maintenant, dit Octave ; du reste, il faut le reconnaître, elle s’est imposée, ces jours derniers, une conduite à peu près décente. Sans cela, je n’aurais pas songé à la produire à nos invités.
— Oui, vraiment, et ils se réjouissent grandement de voir le spectacle. Mais c’est encore l’influence de Rednitz ; lui, l’esclave du devoir, l’homme correct par excellence, le savant infaillible, par ses discours et son exemple, il a ramené dans le sentier de la vertu, cette brebis déjà bien aventurée. Et il en recueille le fruit ; toutes les femmes adorent leur confesseur, surtout lorsqu’il est bien tourné et porte crânement moustache blonde. Mais ne vous y fiez pas trop ; en amour, comme à la guerre, la fortune a vite fait de changer de drapeau !
— Ma foi, dit Bernard, s’il en est ainsi, après avoir triomphé sans le savoir, je serai battu sans m’en douter ! Mais je ne suis que lieutenant, et vous êtes colonel ; la victoire aime les grosses épaulettes, je le sais aussi depuis longtemps.
Le comte riait :
— Eh bien, dit-il, que l’un ou l’autre soit le préféré, en tout cas, soyez-en sûrs, moi, je suis en dehors du débat. Pourtant j’aurais tort de me plaindre ; en ce moment, je suis au mieux avec Clarice ; elle veut bien consentir à ne pas faire toujours exactement l’inverse de ce que je demande ; il me semble que je peux m’estimer heureux de ce progrès. Aussi je la laisse faire, tout en tenant les rênes, pourtant, car elle aurait bien vite gagné à la main, et ce ne serait pas chose toute simple de la remettre au pas. Nous sommes donc dans les meilleurs termes, à cela près que nous ne nous parlons jamais. Ah ! voici le très honorable baronnet ! Salut, sir Robert…
Bernard leva les yeux et vit tout à côté de lui un grand jeune Anglais roux qui lui fut présenté sous le nom de sir Robert Hawlins ; c’était lui sans doute qui figurait dans le récit du gondolier, et on pouvait voir, sans être physionomiste, que c’était un digne garçon, robuste et bien portant, duquel il n’y avait rien de plus à dire. Vinrent ensuite deux Napolitains, de mise recherchée, qui paraissaient fort liés avec le comte, le colonel et sir Robert. Ils s’assirent, et la conversation se porta sur la fête qui devait avoir lieu le soir. À en juger par les propos, elle devait réunir une soixantaine d’invités et promettait d’être aussi gaie que brillante. Comme ils causaient ainsi avec toute l’animation de la jeunesse ardente au plaisir, survint un troisième Napolitain qui les salua et prit place auprès d’eux d’un air préoccupé :
— Qu’avez-vous donc, Sermione ? dit le comte. Bon Dieu, quel aspect tragique ! Votre barbe est en désordre et vos cheveux tout hérissés ! Auriez-vous vu quelque fantôme ?
— Oui, certes, répondit Sermione ; oui, j’ai vu un fantôme et le plus étrange de tous !
— Oui-da ! Racontez-nous cela bien vite. Nous sommes tout oreilles… Un fantôme en plein jour, voilà qui est piquant !
Sermione paraissait fort sérieux ; il s’adressa à ses deux compatriotes :
— Savez-vous qui je viens de voir tout à l’heure ? Je vous le donne en cent, je vous le donne en mille ! J’en suis, à la lettre, bouleversé !
— Sang du Christ ! Vous en avez tout l’air ! Ma foi, nous ne devinons pas ; parlez, vous nous faites mourir d’impatience.
— Eh bien, sachez-le ; tout à l’heure j’ai vu… Chlemyna !…
Les deux Napolitains firent, un brusque mouvement de surprise :
— Chlemyna ! s’écrièrent-ils avec tous les signes du plus grand étonnement. Chlemyna !… Mais ce n’est pas possible ! Vous vous trompez, ce ne peut être elle !
— Je vous dis que c’est elle ! J’en suis encore plus surpris que vous, mais je vous l’affirme, je l’ai parfaitement reconnue ; c’est une figure sur laquelle on ne se trompe pas… La beauté est toujours la même, peut-être plus éblouissante encore. Oh ! c’est elle ; j’en suis sûr, je n’ai pas le moindre doute !
— Chlemyna ! répétaient les deux Italiens, et ils restaient sans voix, tout hors d’eux-mêmes.
— Ah ça ! dit le colonel de sa voix railleuse, qui diable est cette Chlemyna dont le nom seul a le don de vous changer en statues ? J’espère que sa vue produit un tout autre effet ; sans cela, il ne tiendrait qu’à nous, de croire que c’est Méduse en personne. Et où donc la trouve-t-on, cette perle de beauté qui s’empare si bien de tous vos sens ?
— Une vraie perle, en effet, reprit Sermione, car elle en a le teint, l’éclat et le charme. Vous avez connu bien des femmes, colonel, mais vous n’avez pas vu la pareille de Chlemyna ! Où je l’ai, vue ? Assez loin d’ici, dans un coin perdu, au Jardin botanique, près de la gare.
Le comte, Ivantelly, Bernard, échangèrent un brusque coup d’œil ; le Jardin botanique est tout près du palais Sorione ; il y avait là une coïncidence frappante. N’y avait-il rien de commun entre cette étrange Chlemyna et Clarice ? Une curiosité intense s’empara d’eux :
— Près de la gare ! dit le colonel, Qu’allez-vous faire dans ces endroits perdus ! Voyons, c’est une aventure, tout un roman peut-être ; nous avons soif de la connaître. Allons, parlez, Sermione, ne nous faites pas languir ; vous avez la parole.
— Qu’à cela ne tienne ; l’histoire est surprenante, mais il n’y a point-là de secret. Je vous dirai donc que vers midi, ne sachant que faire, je pris ma gondole en disant à Biaje de me conduire où il voudrait. Il me mena je ne sais où, près du Champ-de-Mars, puis à la gare, enfin dans des quartiers perdus, le Canareggio, comme cela s’appelle ; là, je vois une assez jolie église, San Giobbe, je crois, et tout auprès dans une enceinte, des arbres, comme un vaste jardin. On me dit que c’est le Jardin botanique ; je me mets en tête de le visiter ; cela n’en vaut guère la peine ; il y a de belles, plantes, des cactus, des aloès, des palmiers, mais j’en vois assez à Naples. Tout à l’extrémité, il y a un assez beau massif d’arbres et de buissons d’Evergreen ; là, dans une dépression de terrain, on a placé sur des colonnettes des bombes autrichiennes, souvenir du siège de 1848. Comme je considérais religieusement ces dignes projectiles, j’entends dans l’allée, derrière les buissons, le frou-frou d’une robe de femme ! Je regarde à travers les branches, et je vois er, à trois pas de moi… Chlemyna, Chlemyna en personne ! Oh ! je l’ai bien reconnue, avec sa démarche de déesse, sa beauté sans pareille et son regard intrépide ! Elle ne m’a pas vu, elle, et a é, marchant, rapide, vers l’entrée du Jardin… Je suis resté sur place, si bien abasourdi de la rencontre, que j’ai à peu près perdu le sens, et je n’ai pensé à la suivre que lorsqu’elle était déjà bien loin ; quand je suis arrivé à la porte, c’était trop tard, elle avait disparu ; impossible de deviner de quel côté elle s’était dirigée ; mon imbécile de gondolier, endormi comme une tortue, n’avait pas même su la voir ! J’ai questionné le jardinier, il m’a dit qu’il ne connaissait ni son nom, ni sa demeure, mais qu’elle venait assez souvent, suivie d’un domestique nègre à riche livrée, quelquefois aussi avec une mulâtresse et trois petits enfants. Vous verrez qu’elle aura ensorcelé quelque riche planteur des États-Unis ou de la Havane et que, maintenant, elle mène l’existence d’une grande dame, entourée de luxe et de considération, mère de famille, que sais-je ? Je n’en fais pas compliment à son mari ! Le seigneur et maître, l’heureux époux de Chlemyna, n’est-ce pas à mourir de rire !
Évidemment l’idée prêtait au ridicule, car les trois Napolitains paraissaient s’en am royalement. Octave ne disait rien, mais la contraction de ses traits montrait qu’il était en proie à un trouble dont il avait peine à contenir la violence. Le colonel, plus maître de lui, voulait savoir toute la vérité :
— Ma foi, Messieurs, dit-il, puisque l’aventure est si plaisante, je serais fort désireux de m’associer à votre gaîté ; seulement pour rire de bon cœur, il faut savoir de quoi l’on rit. Encore une fois, qui est cette Chlemyna qui a le pouvoir de vous plonger dans la plus noire tristesse ou bien de vous faire épanouir comme pivoines au plein soleil ?
— Excusez nos déportements, dit Sermione ; vous devez n’y rien comprendre, mais si l’on savait à Naples, qu’à Venise, Chlemyna, notre adorable et adorée Chlemyna joue un rôle sérieux, avec mari, enfants et domestiques nègres, la ville entière et le Vésuve aussi, partiraient d’un éclat de rire homérique. Chlemyna, sachez-le bien, a été pendant tout un hiver, la joie et le scandale de Naples, joie peu édifiante, je l’avoue, et scandale immense, inouï, inénarrable, dont le souvenir, vivant comme au premier jour, reste gravé en caractères ineffaçables dans la mémoire de tout ce qu’il y a de Napolitains. Triste roman, du reste, que cette histoire, et qui ne montre pas l’humanité sous un jour consolant ! Voici en deux mots ce dont il s’agit :
« Il y a trois ans, quatre ans peut-être, un hiver, on voit apparaître sur le pavé de Naples, une femme que personne ne connaissait, toute jeune, belle à ravir, menant la vie à grandissimes guides, avec un tapage de luxe et d’audace auquel, même dans cette ville folle, on avait peine à s’habituer. On s’informe, on apprend qu’elle est la maîtresse du marquis Mantesa ! Le scandale redouble, car le marquis Mantesa, jeune homme de grande famille et fort riche, s’était fait remarquer jusqu’alors, par une austérité de mœurs qui frisait le ridicule. Il avait toujours été avide d’occupations ultra-sérieuses, philosophie, mathématiques, que sais-je !… Avant les événements de 1860, il avait servi quelques années comme officier de marine sur les frégates piémontaises, et il faut le dire, avec une grande distinction ; retiré du service depuis peu de temps, il avait repris ses profondes études, et vivait en véritable ours scientifique, ne voyant personne, ne sortant pour ainsi dire pas de chez lui. Et voilà ce cénobite, cet ascète qui, tout à coup, prend une maîtresse, la produit au grand jour, lui fait la plus grande existence, brave le scandale, en un mot, renie tout son é ! C’était étrange, incroyable, et cela donnait la plus haute idée des séductions de l’enchanteresse qui avait fait le miracle. Pour sa beauté, elle était hors ligne, mais où donc l’avait-il connue, d’où venait-elle, tout, jusqu’à son nom bizarre, unique, semblait fait pour piquer la curiosité. On cherche, on questionne, et voici ce qu’on apprend :
« Chlemyna était la fille d’un de ces grands seigneurs des Abruzzes qui maintiennent en plein dix-neuvième siècle, les pures traditions féodales ; confinés dans leurs vieux châteaux, ne venant jamais à Naples, ignorant le reste du monde, ils vivent de la vie que menaient leurs ancêtres au Moyen-Âge, et gouvernent leurs immenses propriétés au moyen de troupes d’hommes armés, gardes du corps fidèles jusqu’à l’héroïsme. Le père de Chlemyna, un des plus grands parmi ces hauts barons, avait épousé très jeune, une sorte de princesse Albanaise qui mourut de fort bonne heure, en lui laissant cette seule fille ; il s’était remarié, et, comme de raison, sa seconde femme, en lui donnant de nombreux enfants, avait trouvé moyen de lui inspirer pour sa fille du premier lit, une de ces bonnes aversions qui ont illustré tant de belles-mères. L’enfant fut mise au couvent et on en parla le moins possible. Elle grandit, et en vraie femme d’Orient, devint fort belle et de très bonne heure ; ses ions grandissaient en même temps, et devenaient fort belles aussi de perversité et de violence ; à l’âge de douze ans, dans une des rares visites qu’elle faisait à son père, elle s’avisa de s’éprendre pour le cocher, d’une ion furieuse, tant et si bien qu’au moment d’être découverte, elle enleva son noble amant, et vint avec lui se réfugier à Naples. Le père, bourboniste enragé, ne voulait rien demander au gouvernement usurpateur, alors tout récemment installé ; plutôt que de s’adresser à lui pour ressaisir sa fille, il prit un parti plus simple, celui de la faire disparaître, n’importe comment. Mais le plan fut déjoué ; au premier coup de stylet, la police intervint, on étouffa l’affaire, et le couple amoureux resta à Naples sans être autrement inquiété. Ils vécurent quelque temps d’une vie chétive, dans les bas-fonds les plus obscurs. La misère les saisit ; ils étaient aussi incapables de la er que de s’en affranchir par des moyens honnêtes. Alors Chlemyna, en femme de tête qu’elle était, prit son parti ; elle se souvenait que sa famille était alliée à celle de Mantesa ; sur cette recommandation, elle se présenta chez lui et fit si bien, avec son charme endiablé, qu’à l’issue de l’audience, le pauvre marquis, amoureux fou, avait mis sa fortune à ses pieds, et son cœur aussi, mais de ce dernier article, elle ne se souciait guère ; par une de ces monstrueuses bizarreries qui ne sont pas sans exemple, elle restait toujours fidèle à son premier amour, à son irrésistible cocher ! Quand je dis fidèle, il faut s’entendre ; elle lui conservait son cœur, oui, mais elle acceptait fort bien les hommages et les largesses du marquis. Elle devint donc sa maîtresse en titre et inaugura sans autre préambule cette existence insensée qui pendant six mois, a rempli Naples de son éclat et de son scandale. Il faut avoir vu ce spectacle pour se rendre compte de l’empire que peut prendre une femme perverse, sur un homme intelligent, supérieur même, qui paie trop tard sa dette aux faiblesses humaines. Qu’elle l’eût forcé à s’afficher publiquement avec elle, à rompre avec sa vie de calme, d’études, de travail, à se séparer de sa mère qu’il aimait tendrement, à compromettre sa position, sa fortune, cela peut se comprendre, mais ce qui était inouï, c’était de l’avoir réduit à un tel état d’aveuglement qu’il fermait les yeux sur ses plus indignes faiblesses ; ostensiblement il est vrai, le cocher avait disparu, mais elle ne pouvait s’en séparer et en secret, leurs relations continuaient comme au premier jour ! C’était à crier au crime, à se couvrir la tête de cendres, à s’enfuir au fin fond des déserts ! Mantesa, lui, le pauvre homme, il ne songeait pas même à s’en douter ; positivement affolé, il ne voyait que ce que Chlemyna voulait lui laisser voir ; sur un mot, sur un signe d’elle, il se serait, je crois, mis à plat ventre dans la boue ! Ah ! c’est qu’elle était séduisante, je vous le jure, plus que séduisante, c’était une enchanteresse, une de ces Circé qui nous changent, nous pauvres hommes, en pourceaux immondes !…
« Sa beauté était vraiment extraordinaire ; il fallait la voir avec son teint pâle et doré tout ensemble, ses traits si fins, ses magnifiques cheveux noirs qu’elle portait toujours à demi dénoués, flottants sur ses épaules !… Il y avait dans tout son être, une grâce indicible, une exquise séduction qui n’appartenait qu’à elle, qui faisait l’envie et le désespoir des autres femmes ! Et ses yeux, ses splendides yeux de velours, doux et ionnés à la fois ; à les voir, on ne se serait jamais douté que tant et de si hideux démons se dissimulaient, tapis derrière ce regard adorable !… Elle était toujours vêtue de blanc, avec une fleur, ou un nœud de ruban rouge, du corail et des perles dans les cheveux ; ce costume, je dirais presque cet uniforme, relevé de dentelles et de diamants superbes, écrasait les plus belles toilettes. Sa taille était exactement ce qu’il faut, ni trop grande, ni trop petite et si bien proportionnée, d’un dessin si exquis qu’on ne pouvait la comparer qu’aux plus parfaits antiques. Elle était fort jeune, comme je vous l’ai dit, quatorze ans, seize ans à peine, mais on lui en aurait donné dix-huit, vingt même ; son aisance, ses grandes manières un peu à l’ancienne mode, sa parfaite distinction, n’auraient pas été désavouées par les plus fières duchesses. Peu instruite d’ailleurs, elle rachetait ce qui lui manquait de ce chef, par une intelligence, une pénétration vraiment surprenantes ; par accès, elle se plongeait pendant des journées entières dans des lectures difficiles, abstraites, ou bien, elle causait science et philosophie avec Mantesa, comme si ce fut au monde les seules choses intéressantes, puis tout à coup, sans transition sans motif, cette jeune fille si charmante, ce type d’élégance et de bon goût, cet esprit supérieur, tout cela disparaissait ; à la place, vous voyiez une bacchante déchaînée, capable de tout, acharnée au plaisir, ivre de bruit, de tumulte, d’extravagance !… On pouvait assister dix fois, cent fois à ce spectacle, il n’était pas possible de s’y habituer !… Il semblait que les sept démons d’enfer s’emparaient de leur proie, et la livraient à tous les emportements de la brutalité la plus sauvage ; c’était un cynisme, une violence, un mépris de tout ce qui s’appelle honneur, respect de soi-même, un oubli des plus vulgaires convenances, un dévergondage sans pareil, à effrayer les plus hardis !… Un trait bien caractéristique de cette étrange nature, c’était l’orgueil ; elle le poussait à un degré vraiment incroyable ; c’était la vraie explication de ses excès ; à quoi bon souffrir la moindre gêne pour des êtres qu’elle estimait si prodigieusement inférieurs ! Elle méprisait tout et tous ; son caprice, sa volonté, sa satisfaction immédiate, absolue, c’était le seul mobile de ses actions, de ses pensées. Et elle marchait vers son but avec une obstination, une ténacité aveugle, inflexible, surprenante chez cet esprit si intelligent. Mais c’est bien là l’orgueil ; renoncer à ce qu’elle avait dit et voulu, reconnaître qu’elle pouvait se tromper, cela était entièrement au-dessus de ses forces. Et pour la satisfaction de ses désirs, la réalisation de sa volonté, rien, rien au monde ne pouvait la faire reculer ; son audace n’avait pas de limites ; il semblait que le monde entier ne fût fait que pour se courber devant elle !… C’est une disposition irable quand elle est au service d’une bonne cause ; chez cette nature viciée, elle ne servait qu’à exaspérer ses mauvais instincts !… Cette délicieuse sirène était corrompue, foncièrement perverse, jusqu’au plus profond de son être ; le plaisir effréné, le luxe, le bruit, l’éclat, tout cela était chez elle à l’état de besoin absolu, irrésistible ; elle le cherchait avec l’âpreté fougueuse, l’emportement sans frein d’un pirate qui descend à terre, les poches pleines d’or, après une croisière de six mois… Sa colère était terrible ; un jour dans un souper, je l’ai vue se jeter, un couteau à la main sur une femme qui avait excité sa jalousie, Dieu sait à quel propos ; elle la tuait net, si on ne l’eût arrêtée de vive force !… Cette nature extrême ne pouvait vivre que dans les excès les plus contradictoires ; que de fois, après une nuit entière ée à jouer et à boire, n’est-elle pas partie aux premiers rayons du soleil, pour la chasse, ou des courses folles dans la campagne ; elle fatiguait trois, quatre chevaux, puis le soir, sans prendre un moment de repos, elle recommençait souper, bal, jeu, orgies de toute espèce, tout comme si elle eût é la journée étendue sur sa chaise longue. Puis, soudain, c’étaient des accès de tristesse, des sanglots, des transports furieux de désespoir, mais le diable n’y perdait rien, une heure après, tout était oublié, et elle se reprenait à braver Dieu et les hommes !
« Je vous ai parlé du scandale de sa conduite ; il était inénarrable ; à côté des deux amants en titre, Mantesa et le cocher, elle avait sans cesse de nouveaux caprices, et rien ne lui coûtait pour les satisfaire ; quand elle voulait charmer, sa séduction était absolument irrésistible. Mais ses engouements étaient de courte durée ; l’homme qu’elle paraissait le plus aimer, soudain, sans transition, ne pouvait plus obtenir d’elle un regard, la moindre parole ; brusquement, elle ait à un autre, et c’était chaque jour à recommencer. C’est à l’infini que se sont comptées ses ions éphémères ; tout Naples en garde encore le souvenir. On lui aurait pardonné cette exubérance, mais le déplorable, c’était le cocher, l’éternel, le bien-aimé cocher qui était toujours la vraie, la seule affection de sa vie ! Notez qu’il la trompait et l’exploitait indignement, pour des femmes de la dernière espèce ; elle lui faisait souvent à ce propos des querelles terribles, puis elle se jetait à ses pieds, et implorait son pardon ; c’était un véritable ensorcellement ; elle ne pouvait vivre sans lui ; il fallait à tout prix satisfaire ses besoins et ses caprices, payer son jeu, son luxe, ses maîtresses ! Tout cela coûtait gros, Chlemyna de son côté, menait un train d’enfer ; Mantesa, tout riche qu’il était, avait peine à y suffire ; elle en vint à ce degré d’abaissement, de battre monnaie avec sa beauté ! Son procédé pour y réussir, était aussi ingénieux qu’immoral ; sa femme de chambre, vrai suppôt de Satan, était dressée à s’interposer entre sa maîtresse et ceux qu’elle voulait honorer de ses bonnes grâces ; elle s’arrangeait de manière à leur ref tout accès auprès d’elle jusqu’à ce qu’ils se fussent laissés rançonner ; puis on partageait les dépouilles, et moyennant une belle part, la drôlesse prenait sur elle tout l’odieux du procédé ; les apparences se trouvaient tant bien que mal sauvées, et Mantesa ne pouvait pas même se douter de ce manège immonde. Puis ces liaisons honteuses n’avaient pas de durée ; Chlemyna se débarrassait de ses amants d’un jour en leur faisant, à propos de rien, quelque scène violente ; elle semblait vouloir se venger sur eux, de sa propre humiliation, et les traitait avec des emportements de colère, des mépris accablants auxquels aucune patience ne pouvait tenir : la rupture se faisait sur l’heure, le tour était joué, et la belle pouvait recommencer son honnête industrie !…
« Voilà comment elle a vécu pendant plusieurs mois, menant au sein du luxe le plus effréné, la vie la plus scandaleuse. Mais tout finit pas s’ ; sa nature de fer et de feu en fit à son tour l’expérience ; insensiblement, sa santé s’altéra ; sa voix d’abord, qu’elle avait assez belle et bien exercée, devint pour le chant, indocile et intermittente ; puis il lui prit des accès de faiblesse, des périodes d’atonie, d’anéantissement ; elle restait des jours entiers sans mouvement, sans parole, comme une morte ; c’était une altération du système nerveux, conséquence forcée des excès de tout genre dont la série ininterrompue composait sa vie. Le plus grand repos aurait seul pu la rétablir, et elle ne voulait pas se reposer ; le calme lui était inable, il lui fallait à tout prix, se distraire, s’étourdir, s’exciter jusqu’à en mourir ; comme ces animaux de la fable, elle ne pouvait vivre que dans une atmosphère de feu !…
« Puis tout à coup vint une grande nouvelle : Mantesa se mariait !… C’était l’exécution d’une promesse solennelle qu’il avait faite à sa mère très gravement malade. La séparation, il faut le dire à la louange de Chlemyna, se fit dans les termes les plus convenables : Mantesa donnait à sa maîtresse, une somme qui pour toute autre eût été une fortune ; elle la dévora en deux mois ! Alors il se fit une crise ; la misère était là, comme un gouffre prêt à engloutir cette existence effrénée. Chlemyna fit un grand effort ; un jour on la vit apparaître traînant à son char, un nouveau captif, de haute volée aussi, celui-là, et très riche, mais inable pour tout le reste, jusqu’à en être odieux ; c’était un jeune homme, triste rejeton d’une grande famille, laid, sournois, méchant, avare, vivant toujours seul et se vautrant dans les bas-fonds d’une crapuleuse débauche. C’est de là que Chlemyna le ramena par la force irrésistible de sa beauté comme Hercule arracha de son antre le dieu-bouc ; mais elle payait chèrement sa victoire, et il lui fallait de toute sa puissance, pour maintenir cet amant lâche et brutal. Le cocher était aussi de la partie ; il s’entendait fort bien avec le grand seigneur ; leurs basses natures étaient faites pour se comprendre. Entre ces deux forbans, Chlemyna avait une triste existence, sa santé s’usait de plus en plus, et sa beauté commençait à pâlir. Un jour, on ne la vit pas conduire sa voiture, comme elle le faisait chaque soir, sur Chiaja ; le bruit se répandit qu’elle était partie avec ses amants pour une résidence que son prince possédait dans les États Romains, près de Porto d’Anzio ; c’était une grande villa demi-ruinée, perdue au fond des bois dans le plus triste des déserts. Quelle vie menaient-ils dans cette sorte de caverne, on ne l’a jamais su ; cela devait beaucoup ressembler à ces cohabitations de bêtes féroces entassées dans une cage de ménagerie. Un jour le cocher reparut à Naples, puis le prince ; Chlemyna resta invisible. On chercha à les interroger ; les réponses furent suspectes, évasives ; ils s’accordaient à dire que Chlemyna s’était enfuie après avoir voulu les tuer. Il paraît bien que le dénouement avait été digne du drame, hideux et terrible à la fois ; la violence y avait joué son rôle, le cocher et le prince portaient des traces de blessures, mais étaient-ils les victimes ou les bourreaux, nul n’aurait pu le dire ; avec de tels êtres on peut tout supposer ! Pour Chlemyna, on n’a jamais su ce qu’elle était devenue ; le silence s’est fait sur elle comme si elle eût disparu dans un gouffre !… Disons tout cependant : le bruit a couru à Naples, qu’on l’avait vue à Rotterdam, dans une taverne du dernier ordre, attablée avec des matelots ivres ; elle en était à l’eau de vie, c’est tout dire ; on ne tombe pas plus bas ! Est-ce vrai, est-ce faux ? Qui oserait affirmer quoi que ce soit, dans un sens ou dans l’autre ? Tout est possible, tout est probable avec une nature de cette trempe !… Elle n’avait aucun appui dans ce monde, aucune ressource que sa beauté ; si cette dernière branche est venue à se rompre, comment n’aurait-elle pas roulé jusqu’au plus profond de l’abîme !
« Et maintenant, je la vois, soudain, surgir devant moi, belle, insouciante, orgueilleuse, nageant dans le luxe comme dans son plus beau temps ! Une résurrection pareille, c’est à faire douter du témoignage de ses sens ! Ah ! M. de Claram, tout à l’heure, vous m’avez dit que j’avais vu un fantôme ; vous ne saviez pas à quel point vous disiez ce qui est vrai !… Oui, c’est un fantôme que je viens de voir, un fantôme qui surgit en droite ligne des plus sombres régions de l’Enfer !… Et pour celui qui l’a évoqué, peut-être l’a-t-il fait en pleine connaissance de cause, le charme magique de cette femme peut tout expliquer ! Mais, quel que puisse être celui qui se fait l’éditeur responsable, le chevalier de cette prodigieuse ressuscitée, il ne peut y avoir qu’une seule opinion sur son compte, c’est que s’il n’est pas singulièrement fort, il est plus qu’étrangement naïf ! Voilà mon histoire, messieurs.
Il se fit un silence ; puis les Napolitains se mirent à ca de Chlemyna, et à échanger les souvenirs qui surgissaient dans leur mémoire à son propos. Octave, Ivantelly, Bernard les écoutaient sans mot dire ; une pensée, la même pour tous, les étreignait, les écrasait de son poids effroyable : Chlemyna et Clarice n’étaient qu’une seule et même personne ! La première incarnait en elle ce é mystérieux que la seconde cachait avec tant de soin ! Devant cette révélation, ils se sentaient frémir comme frémit le condamné à la vue du fer rouge qui va graver dans sa chair les lettres infâmes ; atterrés, ils restaient silencieux, en proie à un vertige qu’ils étaient impuissants à combattre. Ivantelly et Bernard se maîtrisaient assez pour pouvoir adresser quelques questions sur cette mystérieuse Chlemyna, mais Octave restait muet, la figure contractée, le front pâle ; on eût dit qu’une main de fer lui broyait le cœur !…
— Tous mes compliments, M. de Claram ! lui dit tout à coup un des Italiens. Vous mettez en bon point l’argenterie de Florian ! Bravo ! c’est à rendre jaloux feu M. le Maréchal de Saxe !
Octave se redressa soudain, comme s’il sortait d’un rêve, et l’on vit qu’il avait roulé, pétri une cuillère d’argent au point de la réduire à l’état d’une petite boule toute étincelante. Il la jeta sur la table sans mot dire, se leva, fit signe à Ivantelly, échangea avec lui quelques paroles à voix basse, salua d’un geste et s’éloigna.
Ivantelly revint s’asseoir à la table :
— Messieurs, dit-il, merci de l’histoire, elle est fort intéressante, et plus encore pour nous que pour tout autre. Nous voici trois, Octave, M. de Rednitz et moi, qui croyons connaître l’aimable personne dont vous venez de nous entretenir, et il nous tarde d’être au clair sur son compte. Ce soir, elle doit venir au théâtre San-Benedetto, voulez-vous que nous nous y rencontrions, à neuf heures ? Nous verrons si dans la charmante jeune dame que je vous présenterai, vous reconnaîtrez, vous, Sermione, cette femme que vous avez vue tout à l’heure au Jardin Botanique, vous, Messieurs, cette Chlemyna dont le souvenir reste si bien gravé dans vos cœurs. C’est un service à nous rendre, à nous et à bien d’autres, car les femmes de cette espèce, il faut les démasquer sur l’heure et sans pitié ! Seulement, il y faudra des précautions, car la créature est la ruse même, et si elle se doutait de notre projet, elle aurait vite fait d’éventer la mine.
Les Napolitains ne firent aucune difficulté à consentir à la demande ; l’aventure les intéressait au dernier point. On arrêta les détails de l’opération, et tout étant bien convenu, on se sépara. Ivantelly prit le bras de Bernard et l’emmena le long des arcades :
— Eh bien, s’écria-t-il, avec un rire qui masquait mal une fureur prête à éclater, que pensez-vous de tout cela ? Est-ce assez complet, est-ce assez outrageusement ridicule ? Moi, du reste, j’ai bien toujours pensé qu’il arriverait quelque chose de pareil, mais c’est piquant de voir surgir la vérité, avec cette allure triomphale, tambour battant, enseignes déployées !… Cette petite Clarice, cette fleur délicate, cette nature exquise et fière, qui s’imposait à vous quoiqu’on en eut, qui exigeait les plus grands égards, et Dieu sait si nous en avons eu pour elle, des égards, la voilà réduite brusquement, sans transition, sans retour possible, au rang d’une drôlesse qui a rôti le balai jusqu’au manche et qui le rôtirait encore, croyez-le bien, si elle pouvait ! Ah ! c’est bien cela, j’en étais sûr, sa vertu, c’est une question de santé, ni plus ni moins ! Nous a-t-elle assez joués ! S’est-elle assez moquée de nous ! Ah ! c’est infâme, cela, c’est absolument infâme !…
Et il serrait le bras de Bernard dans un vrai transport de rage…
— Et encore pour nous, poursuivait-il, cela ne tire pas à conséquence ; elle nous est bien étrangère après tout. Mais pour Octave, comprenez-vous l’étendue du désastre ! Car cette femme, il l’a aimée, lui, éperdument, à en devenir fou ! Pour elle, il a perdu sa position, presque son bonheur ! Maintenant encore, tout en la malmenant un peu parfois, après tout ; il lui fait une existence de princesse, il la préserve avec le plus grand soin du rude du monde, il l’entoure d’une auréole de mystère ! Et on découvre que l’objet de ce culte n’est qu’une misérable de la dernière espèce ! C’est abominable, cela ! Dans deux heures, ce ridicule scandale sera la fable de tout Venise ; il me semble déjà entendre le prodigieux éclat de rire qui va saluer cette belle découverte !… Et ils auront raison, mille fois raison ! Octave avait réussi à faire de la dame du Palais Sorione, une sorte de figure légendaire ; on ne parlait que d’elle, on bâtissait les romans les plus fantastiques, si bien que, ce soir, pour satisfaire ces imaginations surexcitées, on devait faire une sorte de cérémonie à son occasion, une présentation officielle, et demain on n’aurait parlé que de sa beauté, de son charme, de sa voix divine, que sais-je ! Et voilà tout ce beau projet tombé à plat ; l’idole s’affaisse dans le plus infect bourbier ! C’est à en devenir fou ! Je l’avais bien dit à Octave, je l’avais mis sur ses gardes, mais essayez d’empêcher cette tête folle de faire des sottises ! Et Dieu sait laquelle il va choisir maintenant ! C’est qu’il est capable de la tuer, savez-vous ! Ce n’est pas un Européen lymphatique, lui, une de ces froides natures qui, dans leurs plus fougueux égarements, pensent toujours au gendarme et au commissaire, c’est un Brésilien de vieille race, un Portugais au sang bleu, habitué dès la plus tendre enfance à voir périr des esclaves sous le fouet ! Vous ne connaissez pas ces natures-là, vous autres, gens du Nord, vous ne savez pas à quels excès de férocité la fureur peut les pousser ! Il va la tuer, vous dis-je, et ce serait dommage, car, après tout, toute scélérate qu’elle est, elle est charmante, cette petite Clarice ! Pour s’être relevée comme elle l’a fait, pour avoir joué son rôle comme elle l’a joué, il faut un génie surhumain, diabolique !… Et voyez-vous, quand on trouve sous sa main, un pareil chef-d’œuvre, un instrument aussi parfait, si on le brise, il faut au moins en avoir tiré tout le profit possible !… Du reste, j’ai mon idée ; l’occasion est bonne ; s’il y a une justice, tout cet imbroglio tournera à notre profit ; Clarice nous a indignement joués tous, mais, je vous le dis, mon cher Bernard, maintenant elle est à nous ! Sauvons-là de la première fureur d’Octave, voilà ce qui importe avant tout, le reste me regarde. La vengeance n’en sera que plus sûre, et cette fois elle sera doublement douce !
Ils se séparèrent ; Bernard revint sur le quai ; il marchait tête baissée, d’un pas fiévreux, dominé par une seule pensée, c’est qu’il avait été outrageusement trompé ! Machinalement, comme pour se justifier à ses propres yeux, il répétait : cela ne m’étonne pas ! Je m’en étais toujours douté ! mais son esprit ne prenait pas le change, et il sentait er en tout son être, des bouffées de fureur qui l’étreignaient à la gorge : Ah ! l’infâme ! disait-il, les dents serrées, la misérable !… et un âpre désir de vengeance lui brûlait le cœur. Toute sa vie de ces derniers mois lui apparaissait comme dans un miroir implacable ; il se reportait à ce hasard qui l’avait amené auprès de Clarice, à ses relations avec elle, si douces, si confiantes, il revoyait resplendir cette auréole que sa beauté, son charme sans pareil mettaient au front de cette étrange créature, puis, soudain, il semblait qu’un voile se fût levé, la réalité apparaissait au grand jour, honteuse, ignoble, désespérante ! Comme cette femme avait trompé tous ceux qui s’étaient trouvés sur sa route ! Par une hypocrisie infernale, elle avait surpris leur estime, presque leur respect, et de ces sentiments loyaux, elle avait fait litière, pour ses vices ! Et il n’y avait pas à en douter : dans cette jeune femme d’apparence si noble, si fière, si chaste, reparaissait cette Chlemyna, cette créature aux ions effrénées, qui résumait en elle toutes les hontes de la dégradation féminine ; c’était le même âge, la même beauté, les mêmes énergies et les mêmes défaillances, la coïncidence des dates, tout jusqu’à ces détails si caractéristiques de santé, se réunissait pour identifier la jeune femme d’Orgoyl et la courtisane de Naples ; il semblait qu’un spectre vengeur fût sorti du tombeau pour dissiper les ténèbres dont s’entourait la coupable ! Et elle accusait Selva de dureté, d’injustice ! C’est qu’elle avait bien compris qu’il fallait détruire à l’instant même, l’autorité de son témoignage ; il savait tout, celui-là, et ce n’était que par un reste d’indulgence, qu’il n’avait pas voulu tout dire !… Aussi comme elle avait lutté contre cette lumière qui se faisait sur son é ; comme elle avait appelé à son aide toutes les ruses, tous les artifices, avec quelle habileté inouïe elle avait pris l’accent de la sincérité, de l’innocence injustement accusée ! Oui, il y avait un vrai danger à ne pas démasquer ce cœur corrompu, cet esprit pervers, cette force mauvaise toujours prête à tout oser, à tout braver, à enfreindre tout ce qui est délicat et honnête ! Il fallait lui résister en face, sans hésiter ; devant un tel ennemi, les scrupules, les ménagements ne pouvaient être qu’une ridicule duperie !
Et, sous l’impulsion de ces pensées poignantes, Bernard marchait tout droit devant lui, sans voir ni entendre ; ce ne fut qu’en se heurtant aux grilles du Jardin public qu’il sortit de son égarement. Il faisait nuit déjà ; un gros vent du sud s’était levé, qui balayait en hurlant les dernières feuilles des grandes allées d’arbres ; il semblait que la nature voulût s’associer au désordre qui régnait dans l’esprit du promeneur attardé… Puis soudain, la lutte recommençait dans le cœur de Bernard :
« Si pourtant ce n’était pas elle ? se disait-il. Si nous étions victimes de quelque erreur incompréhensible ! Suis-je sûr que ce soir, ces Napolitains reconnaîtront en Clarice, leur odieuse Chlemyna ?
« — Encore des doutes ! reprenait une voix railleuse. C’est plus que de la faiblesse, c’est un véritable aveuglement ! que faudra-il donc pour te convaincre ? »
Et de nouveau, un flot de colère, ardente jusqu’à la haine, lui montait au cœur :
« Non, non, se disait-il ; non, il n’y a plus de Clarice ; celle que j’ai connue sous ce nom, n’existe plus ; elle a posé le masque ; à sa place, je vois un être dégradé, pervers, corrompu jusqu’aux moelles, que je ne veux pas connaître, auquel je ne veux pas penser !… Oui, j’ai été sa dupe, mais tout a une fin ; ce qui m’importe, c’est de me dégager à tout jamais de ces liens infâmes dans lesquels j’ai failli me laisser prendre ! Qu’irais-je donc faire à ce théâtre ? Je sais d’avance ce qui s’y era… Pourquoi me rendrais-je à cette fête ? J’ai horreur de revoir cette femme ! Et si, lasse du rôle qu’elle s’est si longtemps imposée, elle reprend tout à coup sa véritable nature, quel plaisir trouverai-je à ces hideuses scènes ? Mais non ; ces scrupules ne sont plus de saison, moi aussi, je veux la confondre, moi aussi, je veux me venger ; il faut qu’elle le sache et il faut que je le lui dise en face ; je n’ai que faire de ces grâces trompeuses, de ce sourire menteur ; que d’autres s’en accommodent, moi, je ne vais pas sur les brisées du public des musicos Hollandais !… »
Il revint sur ses pas, et rentra à l’hôtel ; ce n’était pas encore l’heure de se rendre au théâtre. Il s’assit à la table déjà desservie du dîner ; une soif ardente le brûlait ; il but fiévreusement une bouteille de Champagne. Toutes sortes de pensées de violence, de haine, d’âpre vengeance se soulevaient dans son cœur ; en proie à un trouble indicible, son esprit se refusait à formuler aucune volonté, sa pensée roulait en lui, confuse, désemparée, comme un naufragé lancé au hasard sur les flots d’une mer furieuse !
Le moment était venu de se rendre au théâtre ; cédant à une impulsion toute instinctive, il prit une gondole et se fit conduire à San Benedetto. Il avait quelque peu devancé l’heure du rendez-vous ; aucun des conjurés n’était encore à son poste. Bernard se fit ouvrir la loge du comte, il s’y enferma et attendit.
La salle peu éclairée, était garnie d’une foule assez nombreuse ; on jouait Rigoletto ; les rythmes violents de cette musique enfiévrée semblaient faits pour vibrer à l’unisson de l’orage qui se déchaînait dans le cœur de Bernard. Retiré dans un coin obscur, hors de la vue des spectateurs, il ferma les yeux et s’abandonna à une rêverie incohérente. Dans ce désordre, une pensée, presque une sensation dominait, la honte d’avoir été si longtemps le jouet, la dupe de cette femme ! Mais, à cette blessure d’amour-propre, venait s’ajouter une douleur plus cruelle, un déchirement profond et âpre ; sans vouloir se l’avouer, il sentait au plus intime de son être, comme l’impression d’un vide immense, irréparable : il comprenait quelle place Clarice s’était fait dans sa vie et maintenant qu’il connaissait la vraie valeur de cette idole, son cœur se brisait au souvenir de ce é si doux qui venait de s’évanouir sans retour !… Mais elle n’en était que plus coupable, celle qui, à force de dissimulation, avait su s’imposer ainsi à sa loyale confiance ; et de nouveau, il se faisait au plus profond de son cœur une explosion d’ardente colère, un désir furieux le saisissait de rendre coup pour coup, blessure pour blessure !… Ainsi emporté par des courants contradictoires, il sentait son esprit se surexciter de plus en plus ; hors d’état de faire appel à sa raison, il lui semblait vivre dans une atmosphère enfiévrée, saturée de ion, de fureur et de vengeance !
À ce moment, une sorte de rumeur se fit dans la salle ; il ouvrit les yeux ; au côté opposé, dans la loge la plus rapprochée de la scène, Clarice venait d’entrer ; elle se tenait debout, comme pour mieux se montrer aux spectateurs. Cette brusque apparition, la prodigieuse beauté de la jeune femme, le mystère qui l’entourait de son auréole, motivaient et au-delà, le mouvement de curiosité qui avait saisi les spectateurs. Elle était vêtue d’un costume rouge sombre, d’un dessin noble et sévère, relevé pour tout ornement d’une seule torsade de perles sur l’épaule gauche ; sur le fond rouge de la loge, sa tête pâle surmontée de son diadème de noirs cheveux, se découpait dans sa beauté souveraine avec la pureté sans défaut d’un camée antique. Éblouie de cette beauté presque divine, la salle entière lui rendait hommage par un silence d’iration…
Un flot de ion inonda soudain le cœur de Bernard ; tous les souvenirs heureux recueillis si nombreux dans sa mémoire, se réveillaient et plaidaient la cause de cette femme sur la tête de laquelle allait s’abattre une si formidable condamnation ! Non, se disait-il, non, elle n’est pas coupable ! Ces beaux yeux, ce front si pur, ces lèvres au sourire si calme ne peuvent recéler tant d’hypocrisie et de corruption ! Non, il y a là quelque méprise inexplicable contre laquelle il faut réagir ! Il en est temps encore ; il faut qu’elle se défende, qu’elle se justifie ! La condamner sans l’entendre, se serait une injustice, la dernière des lâchetés ! Puis soudain, un doute odieux se dressait dans son cœur ; il croyait entendre au plus profond de son être un ricanement ironique : « Dupe, dupe, toujours dupe », lui criait une voix implacable, et en proie à une crise d’incertitude poignante, il se rejetait en arrière comme pour échapper à l’étreinte impitoyable de ses pensées !…
Une curiosité plus forte encore que l’angoisse, lui fit rouvrir les yeux. Clarice s’était assise sur le devant de la loge, en pleine lumière ; on eût dit qu’elle se sentait irée et qu’elle voulait jouir de son triomphe. Soudain le colonel entra et prit place à côté d’elle. Ils se mirent à ca ; c’était la scène même qu’avait décrite le gondolier ; Bernard pouvait suivre sur la figure sinistre de l’Espagnol, les brusques contre-coups des paroles échangées ; le rire, l’ironie, la ion, la colère paraissaient et disparaissaient tour à tour sur ce masque mobile, comme les acteurs d’un sombre mélodrame. Clarice semblait être plus maîtresse d’elle-même ; elle souriait ; de temps à autre seulement, un éclair dans ses yeux, un pli hautain sur ses lèvres, venaient attester l’intérêt mélangé de mépris et de colère qu’elle prenait aux propos de son interlocuteur. Bernard suivait cette scène muette avec une attention fiévreuse ; son esprit surexcité le livrait sans défense aux suggestions de la jalousie, de la défiance, de la colère… Pourquoi, se disait-il, cet homme occupe-t-il, tout près d’elle, cette place enviée ? Pourquoi Clarice lui fait-elle si bon accueil ? Pourquoi ces marques de bonne intelligence, à peine interrompues par quelques orages agers ? Ne sait-elle pas, ne voit-elle pas que chaque regard, chaque pensée de cet homme, ne sont que des insultes pour elle ? Et elle le e, elle lui sourit, elle ne s’aperçoit pas, avec sa merveilleuse clairvoyance, qu’en ce moment même, il n’est occupé qu’à lui tendre un piège mortel ! Faut-il la prévenir du danger qu’elle court ? Et si elle n’accueillait le charitable donneur d’avis qu’avec un sourire hautain, des paroles ironiques ? Pourquoi prendrait-il cette comédie au sérieux ? Que savait-il si ces deux natures sans scrupules n’étaient pas au fond, trop bien d’accord ? Et mordu au cœur par ces pensées brûlantes, il s’agitait dans un paroxysme d’angoisse qu’il se sentait de plus en plus incapable de maîtriser !…
À ce moment, des pas se firent entendre dans le couloir ; on s’arrêtait devant la porte de la loge. Bernard tressaillit ; il avait presque oublié pourquoi il était là. La porte s’ouvrit ; c’était le sort de Clarice qui allait se décider ! Sur le seuil, Octave parut, affreusement pâle, les traits contractés, les yeux pleins de sauvages éclairs. Derrière lui, venaient les trois Italiens ; ils restèrent à l’entrée ; de là, cachés dans l’ombre, ils pouvaient voir sans être vus.
D’un geste, Octave leur montra la loge de Clarice :
— C’est elle ! dirent-ils tous trois. Cette femme, c’est Chlemyna !
Bernard sentit comme un poids effroyable lui écraser le cœur ! C’en était donc fait ; Clarice était à tout jamais perdue !
Les Italiens continuaient à ca ; il les entendait, mais son esprit brisé ne comprenait pas leurs paroles. Puis la voix du comte s’éleva sourde, comme étranglée :
— Messieurs, dit-il, ceci est plus sérieux que vous ne pensez ; cette femme a joué un grand rôle dans ma vie, un rôle terrible ! Elle m’a toujours caché son é ; aujourd’hui seulement, la vérité se fait jour… Mais il me faut une vérité entière, une certitude absolue… Et je vous parle comme à mes amis, je fais appel à votre conscience : êtes-vous sûrs de vos souvenirs ? Pouvez-vous affirmer, sans hésitation, sans doute, sans aucune arrière-pensée, que cette femme que vous voyez là, soit la même que celle que vous avez connue à Naples, sous le nom de Chlemyna ?
— Oui, dirent-ils d’une seule voix ; nous ne pouvons pas nous tromper, nous n’avons pas le moindre doute, cette femme, c’est Chlemyna !
Le comte baissa la tête ; se prenant le front des deux mains, il l’étreignit dans un transport convulsif ; puis soudain, faisant effort sur lui-même :
— Merci, dit-il ; je sais ce que je voulais savoir. Tout n’est pas fini, cependant je veux confondre cette femme ; il faut qu’elle avoue son infâme secret. Pour cela, j’ai besoin de votre aide ; nous allons nous placer de l’autre côté du théâtre ; à la fin de l’acte, elle sortira et era devant la porte de notre loge ; à ce moment, l’un de vous, vous, Sermione, si vous y consentez, vous l’appellerez par son nom ; ce nom étrange, inusité, que nul ne porte, qui n’a de sens pour personne. Pour elle seule, il a une signification ; en l’entendant, elle se retournera, et nous pourrons lire sur sa figure, l’effet de cette résurrection vengeresse de son infâme é ! Votre rôle, alors, sera fini, le mien commencera, et je vous le jure, je le remplirai jusqu’au bout !
Il n’y avait pas à ref ; les Napolitains, vivement impressionnés par cette singulière rencontre, se prêtèrent volontiers au désir du comte. L’acte était encore loin de finir ; en attendant le moment de se rendre à l’autre loge, ils regardaient avidement Clarice. Dans ses regards, dans son sourire, ses gestes, ses moindres mouvements, ils voyaient revivre tous leurs souvenirs ; leur surprise et leur certitude se traduisaient dans leurs paroles avec une sincérité, une émotion entraînantes. Octave restait silencieux. Ivantelly était toujours dans la loge à côté de Clarice. Une sensation étrange s’emparait de Bernard ; dans la fiévreuse excitation de son esprit, il lui semblait assister à un drame terrible ; les chants, l’animation factice de la scène avaient disparu pour lui, il ne voyait plus que ces trois acteurs, Ivantelly, Clarice, Octave, acteurs bien réels, ceux-là, aux ions effrénées, prêts à toutes les violences ; lui-même, auteur et spectateur tout ensemble, avait conscience qu’il allait voir se dérouler quelque dénouement formidable. Comment cette situation échappait-elle à Clarice, elle, la première menacée, la victime destinée au sacrifice ? Elle était là, toujours calme et souriante, causant avec cet homme qui ne pensait qu’à la perdre ; elle ne paraissait pas seulement se douter de l’imminence du péril ; ces ions furieuses, ameutées autour d’elle, elle n’y pensait même pas… Était-ce l’audace ou l’insouciance, l’habitude des situations douteuses, ou l’orgueil inflexible, qui l’aveuglaient à ce point ! Que faisait-elle de sa singulière perspicacité, de sa prodigieuse connaissance de la vie de cette défiance universelle qu’elle portait si loin ! Le péril était là, imminent, terrible, c’était le moment pour elle de se lever, de s’enfuir, de tenter les derniers efforts pour se dégager, et elle restait là, calme, toute gaie et gracieuse, captivée par les propos de cet irateur cynique, pendant qu’autour d’elle, comme un cercle de fer, se resserrait l’étreinte formidable qui allait la saisir et la broyer !… Ainsi, emporté par le flot de ses pensées, Bernard voyait, comme dans un rêve, chaque personnage se dédoubler et incarner en lui sous une forme visible, les ions fougueuses qui dominaient son âme ; lui-même, saisi d’une agitation de plus en plus fiévreuse, ne savait plus s’il était dans le monde réel ou s’il se débattait en proie à quelque effrayante obsession !…
Octave se leva :
— C’est le moment ! dit-il.
Tous sortirent. Bernard les suivit machinalement ; ils gagnèrent l’autre côté du théâtre et entrèrent dans une loge vide. L’acte finissait sur une triple salve d’applaudissements ; les spectateurs refluèrent dans le couloir. Au bout d’un instant, on entendit s’ouvrir une loge ; des pas résonnèrent dans le corridor ; c’était Clarice et Ivantelly ! Par la porte entrouverte, Bernard les vit er, causant paisiblement le sourire sur les lèvres. Au même instant, Octave poussa la porte ; Sermione s’avança :
— Chlemyna ! dit-il. Chlemyna !
Clarice s’arrêta court, se retourna brusquement et fixa sur lui un regard effroyablement fixe…
— Eh bien, Chlemyna, ma toute belle, reprit le Napolitain, tu ne reconnais pas un ancien ami ?
Elle restait toujours immobile…
— Ah ! c’est mal ! continua-t-il. Comment, voilà l’accueil que tu me fais après une séparation si longue ! Et voici d’autres amis qui te souhaitent aussi la bienvenue !
Ils voulurent s’approcher d’elle :
— Je ne vous connais pas ! dit-elle, en se reculant brusquement. Je ne sais ce que vous voulez dire !
— C’en est assez, dit Octave, sortant à son tour de la loge ; assez de mensonges et de perfidie ! Je te connais maintenant, Clarice ; c’est bien tard, mais je saurai regagner le temps perdu !
Et il marchait sur elle, l’œil étincelant, les dents serrées… Pâle de terreur, elle chancela ; Ivantelly dut la retenir. Le comte s’arrêta :
— Assez, vous aussi, Ivantelly ; n’allez pas plus loin !… Ici, Erboano, emmène cette femme !…
Le majordome s’avança, prit Clarice par le bras, et disparut avec elle. Les acteurs de cette scène restaient silencieux, immobiles, osant à peine se regarder…
— Allons, Messieurs, dit enfin le comte, avec un accent intraduisible, que faisons-nous ici ? C’est le moment de se réjouir, et ce soir, je vous le jure, la mélancolie n’aura pas place parmi nous !… Je vous précède, Messieurs, dans une heure, je vous attends au palais Sorione !
Bernard sortit avec les Napolitains ; sur eux aussi, la scène avait produit une impression profonde ; ils ne parlaient que de Chlemyna et ne pouvaient lui pardonner d’avoir feint de ne pas les connaître ; dans leur colère, ils l’accablaient de ces paroles de mépris et d’outrage qui marquent une femme comme un fer rouge !… Bernard s’associait à leur violence ; rien de ce qu’ils pouvaient dire sur le compte de cette créature perverse, ne lui paraissait trop dur. Ils se séparèrent sous le vestibule du théâtre. Bernard regagna l’hôtel, revêtit son costume, et repartit pour le Palais Sorione.
La nuit était sombre ; le vent soufflant par rafales, soulevait les eaux noires du Grand Canal, et secouait violemment la gondole ; de longs éclairs silencieux brillaient soudain, illuminant les façades et les lointaines perspectives. Cette violence des éléments s’accordait puissamment avec l’orage déchaîné dans le cœur de Bernard ; la scène du théâtre se reproduisait obstinément devant ses yeux ; il ne pouvait chasser de sa pensée le regard fixe, effrayant de Clarice, au moment où elle s’était vue démasquée ! Il n’y avait plus de doute possible maintenant ; ces dernières lueurs d’espoir qu’il s’obstinait à conserver, étaient à jamais évanouies ; Clarice, l’élégante, la spirituelle, l’exquise Clarice, c’était bien la courtisane folle de Naples, l’habituée des bouges hollandais !… Oui, c’est bien elle ! se disait-il ; je la reconnais ; ses déguisements, je n’en suis plus dupe ; c’est bien la créature bestiale, déesse par l’esprit, bête brute par les instincts, c’est la centauresse au corps de cheval, la sirène, la fée au pied d’oie ! Ah ! la malheureuse, le monstre de corruption et d’hypocrisie, comment a-t-elle eu le courage de me jouer cette infernale comédie ! Comme elle a dû rire de moi dans ses courses nocturnes, avec ses dignes amants, les vagabonds de la montagne ! Et moi, confiant et naïf, qui ne voulais pas croire à ces avis qui m’ont été prodigués, moi qui me laissais séduire par ses douces paroles, tromper par ses yeux menteurs ! Oh ! double et triple brute que je suis, quel ridicule ineffaçable j’ai assumé sur ma tête ! Mais malheur à elle, honte et malheur sur cette créature infâme ! Elle ne se rira pas plus longtemps de ma faiblesse ; je lui ferai voir ce que peut la colère d’un honnête homme indignement trompé ! Que le comte la punisse et nous venge, sinon, j’en fais serment, c’est moi qui me chargerai de ce soin !
Et sa main crispée cherchait instinctivement la garde de son épée ; il lui semblait qu’avec son costume d’un autre âge, il avait revêtu les ions impitoyables qui animaient les hommes de ce temps ; il se sentait vivre dans une atmosphère ardente de violence et de représailles, il avait soif d’action, d’énergie, de lutte sans merci !…
Soudain, le son d’une musique lointaine frappa son oreille ; en se penchant, il aperçut devant lui, la façade brillamment illuminée d’un palais. Involontairement il lui vint à la pensée une violente réminiscence : il lui semblait qu’il allait pénétrer dans le palais de Don Juan, se mêler à cette fête qui, commencée dans la joie, allait se terminer dans le sang et les larmes !… Enfiévré comme il l’était, il se trouverait en digne compagnie entre la corruption audacieuse de Clarice, la violence effrénée d’Octave, la ion cynique et implacable d’Ivantelly !
« Oui, se disait-il, ce sera une belle fête, une fête de plaisir et de vengeance, et j’aurais bien du malheur si cette occasion que je cherche de laver mon offense, ne se présente pas à moi !… »
Les invités arrivaient en grand nombre ; il y avait encombrement de gondoles devant l’escalier du palais. Bernard mit pied à terre, a devant une haie de gens déguenillés, avides de contempler un spectacle si nouveau pour eux, et se trouva à l’entrée du vestibule. La vaste salle présentait un aspect imposant ; partout des lumières, des trophées d’armes, une profusion de fleurs, de nombreux domestiques en riche livrée, parmi lesquels se faisaient remarquer les grands nègres Minas revêtus de costumes orientaux bizarres et magnifiques. Les gondoliers qui avaient amené les invités, avaient pris eux aussi pour la circonstance, leurs habillements des grands jours, au dessin pittoresque, aux vives couleurs ; au pied de l’escalier, un orchestre costumé à la Véronèse, faisait résonner la salle de ses vives mélodies. Les invités reçus à l’entrée par Erboano en grande tenue de majordome, traversaient à pas lents cette foule ; dans le nombre, Bernard reconnut les chanteuses de San-Benedetto, encore en habits de théâtre ; d’autres femmes aient traînant majestueusement de somptueuses toilettes couvertes d’or et de pierreries, souvenir vivant des belles dogaresses vénitiennes ; à côté d’elles, les beaux cavaliers en riches costumes, tout brillants de bijoux, de plumes, de soie, de belles armes, faisaient assaut d’élégance et de joyeux propos. Tout cet ensemble avait un aspect de richesse, de luxe à outrance, d’un effet vraiment magique ; on sentait que l’enivrement de ces splendeurs devait se communiquer aux plus sages, et justifiait d’avance tous les entraînements…
Au haut de l’escalier tout resplendissant de lumières, de fleurs, de riches tentures, le comte de Claram recevait ses invités ; son splendide costume Renaissance faisait irablement ressortir sa mâle beauté ; à voir cette souveraine élégance, ses manières nobles et aisées, on eût dit un personnage de Véronèse descendu tout exprès de son cadre pour donner à ses hôtes la plus belle personnification du grand seigneur d’autrefois. Auprès de lui, Ivantelly revêtu d’un beau costume espagnol noir, l’aidait à faire les honneurs du palais. Les invités étaient introduits dans un vaste salon ruisselant de lumières, qui semblait tout heureux de revoir une de ces assemblées brillantes auxquelles il donnait naguère l’hospitalité. La foule était déjà nombreuse ; Bernard y retrouva les Napolitains et sir Robert Hawlins ; avec leur aide, il eut bien vite lié connaissance avec quelques jeunes gens et de jolies femmes, aimables représentants de cette gaité italienne toute de bonne humeur et de franche expansion. Tous étaient émerveillés de l’originalité et de l’éclat que le comte avait su donner à sa réception ; la beauté du palais, la richesse prodigieuse de la décoration, les nobles costumes vaillamment portés par ces charmantes jeunes femmes et ces beaux jeunes hommes, l’éclat des bijoux et des armes, l’enivrement des sourires, le rayonnement des regards, la verve hardie des propos, tout concourait à créer une animation, une exaltation vivace qui s’imposaient à tous avec un entraînement contagieux. L’aventure du théâtre était déjà dans toutes les bouches ; celle qui en était l’héroïne faisait mauvaise figure dans les paroles de cette foule surexcitée ; les femmes peu qualifiées cependant pour se montrer trop rigoristes, se distinguaient par leur âpreté à flétrir sa conduite. On semblait chercher à faire oublier au comte l’incident qui avait assombri pour lui la journée ; entouré des plus flatteuses attentions, il paraissait avoir repris tout son calme, et ne penser qu’au moment présent et au plaisir de ses hôtes.
À ce moment, les deux battants d’une vaste porte s’ouvrirent ; sur le seuil, Erboano, plus solennel que jamais, fit l’annonce du souper. Le comte offrit son bras à une charmante Vénitienne blonde, étoile du chant de San-Benedetto, et se mit en devoir de conduire ses hôtes. On traversa la galerie toute décorée de splendides panneaux de cristal, et l’on entra dans une vaste salle à plafond élevé, coupée à moitié hauteur par un balcon comme on en voit dans les somptueuses architectures de Véronèse. L’ensemble porté sur de nobles colonnes du goût le plus pur, relevé de candélabres, de tentures, de guirlandes de fleurs, répondait dignement à l’aspect éblouissant de la table chargée d’orfèvrerie et de cristaux. De nombreux domestiques, immobiles, n’attendaient que le signal du maître ; la musique installée dans une tribune au centre du balcon, remplissait la salle de ses accords et complétait la ressemblance avec les magnificences d’autrefois. On prit place ; et sous le coup de ces enchantements, les convives eurent bien vite atteint cette période bienheureuse où l’on ne songe qu’à profiter de l’heure présente et des plaisirs à portée de la main. Le dîner était exquis, les vins n’étaient pas ménagés, bientôt on vit les regards s’allumer, les voix s’élevèrent ; les rires résonnèrent sonores, les propos se faisaient hardis, un pas de plus, et l’on atteignait cette limite, é laquelle, l’extravagance paraît la seule chose naturelle. Par une évolution soudaine, la conversation se porta sur l’incident qui avait déjà joué un si grand rôle dans les préoccupations de la soirée ; on se sentait au centre du mystère, sous le même toit que cette femme, si soigneusement cachée jusqu’ici, et dont la première apparition donnait lieu à un si beau scandale, on voulait la voir, se rendre compte de son charme, de cette beauté si vantée. La curiosité des femmes, poussée au paroxysme, ne pouvait pas attendre davantage. Un grand jeune Italien, de haute mine, à la parole sonore, se faisant l’interprète des sentiments des invités, se leva et porta en termes chaleureux la santé de leur hôte, puis, par une transition hardie, il rappela que l’un des attraits de la fête devait être la présentation de cette femme mystérieuse cachée dans le palais, et il demanda au comte de donner satisfaction à l’impatience générale. Le comte fit un signe ; Erboano sortit. Clarice allait paraître !…
C’était la même scène que Bernard avait vue à trois reprises à Castel d’Orgoyl, mais cette fois, elle se présentait dans des conditions qui devaient lui donner un bien autre caractère. À la villa, tout était calme, presque solennel, le sérieux même du cadre comportait encore une certaine mesure ; ici, tout était changé ; dans ce milieu surexcité, avec ces esprits avides d’émotions, mal disposés, violents, prêts à tout pousser à l’extrême, il était impossible qu’il ne surgit pas quelque complication dont on ne pouvait calculer la portée. Et celle qui devait y jouer le premier rôle ne devait pas s’attendre à de la pitié ; quoiqu’il lui arrivât, il était certain d’avance pour tous, qu’elle avait bien mérité son sort…
Une porte s’ouvrit ; le majordome parut ; il tenait par la main, Clarice !
Elle portait une toilette irable de bon goût et de magnificence : une grande simarre de soie jaune bordée d’hermine l’enveloppait de ses longs plis tombant jusqu’à terre ; ouverte sur le devant, elle laissait voir une seconde robe de satin bleu clair lamé d’argent, relevée de rubans blancs et noirs ; de magnifiques diamants ornaient le haut du corsage ; des bracelets, un rang de grosses perles dans les cheveux complétaient la parure.
Dans cette toilette splendide, telle était sa beauté, qu’elle s’imposa de haute lutte aux sentiments hostiles de cette assemblée fiévreuse ; un murmure d’iration s’éleva parmi les convives ; un peu plus et ces Italiens adorateurs de la beauté physique, eussent couvert d’applaudissements celle qu’une minute auparavant ils déchiraient de leurs propos railleurs !…
Mais l’expression de ce subit enthousiasme ne parvenait pas jusqu’à celle qui en était l’objet ; il y avait en elle, trop d’angoisse, trop de poignante inquiétude ! Elle était d’une pâleur livide, et portait toutes les traces de cette fatigue mortelle qui révélait chez elle les violentes émotions. Elle cherchait toutefois à faire bonne contenance, et il fallait la bien connaître pour voir ce qu’elle cachait en son cœur de terreur et de désespoir ; imible en apparence, les yeux obstinément baissés, elle reçut des mains d’Erboano une aiguière d’or, et se mit à servir…
Il se fit un profond silence ; l’extraordinaire nouveauté de la scène, l’aspect de cette jeune femme si belle, en parure royale, réduite à ces fonctions humiliantes, l’émotion visible contre laquelle elle luttait, tout concourait à créer un effet d’une puissance irrésistible. Les regards se fixaient sur elle, avides, inquisiteurs ; on se sentait en présence du plus étrange problème : tout semblait permis pour le pénétrer. Mais dans de telles dispositions le calme ne pouvait être de longue durées ; il y avait trop de trouble dans les esprits, des ions trop âpres dans les cœurs ; soudain il se fit une explosion de tumulte et de violence ; les femmes, un instant déconcertées par le prodigieux éclat de beauté de la nouvelle venue, profondément froissées de cette supériorité, cherchaient à cacher leur dépit en affectant un mépris hautain et ironique ; les hommes, déjà sous l’influence d’une fin de repas, peu disposés à se contraindre, n’hésitèrent pas à témoigner tout haut leur iration enthousiaste ; mais celle qui en était l’objet, n’avait pas droit à leur respect et ils ne pouvaient se gêner longtemps de le lui montrer. De hardies paroles lui furent bientôt adressées, et sa tâche n’était qu’à moitié remplie que déjà les propos devenaient des insultes, quelques pas encore et les insultes se changeaient en brutalités… La malheureuse femme continuait cependant, faisant appel à toute son énergie ; mais l’orage grandissait, la lutte devenait inégale ; à une parole violente lancée à haute voix, sa force l’abandonna ; elle s’arrêta, détourna la tête, et se cacha la figure dans ses mains ; elle pleurait !…
Il y eut un moment de silence ; à la vue de cette douleur muette, un vague sentiment de honte s’emparait des assistants !…
Soudain, on entendit la voix d’Octave, saccadée, stridente ; il s’était levé ; ses yeux lançaient des éclairs :
— Elle pleure ! s’écria-t-il. Ah ! voilà un jeu nouveau ! Clarice pleurer, elle, l’incarnation du démon d’orgueil ! Ce serait trop beau pour y croire ! Ah ! elle pleure ! Eh bien, je n’y crois pas, moi, à ces précieuses larmes, et je veux les voir de plus près !…
Il marcha vers elle, la regardant fixement avec une expression terrible ; on eût dit qu’il allait l’étreindre et la broyer ! Soudain, il fit un geste, comme pour écarter la main dont elle se voilait les yeux…
Ce qui restait de fierté chez Clarice, se réveilla ; sans réfléchir, par un mouvement instinctif, elle se redressa et jeta à son persécuteur un regard terrible de défi et de haine !…
Octave était tourné vers elle ; on ne pouvait voir sa figure, mais l’expression devait en être effrayante, car on vit Clarice se rejeter en arrière et reculer jusqu’à la muraille ; dans ce brusque mouvement, ses cheveux se dénouèrent et s’abattirent sur ses épaules, comme un flot noir ; elle resta debout, immobile, les yeux fixes, agrandis par l’effroi !…
— Misérable ! s’écria le comte d’une voix étranglée par la colère. Ah ! je savais bien que cet accès d’humilité ne pouvait pas durer ! Allons, assez de comédie ; cette fois, je te le jure, tu vas être payée selon tes mérites ! Mais ma justice peut attendre, mes invités ne le peuvent pas !… Allons, fais ton service, ou je t’envoie le faire auprès des gondoliers et des ruffians de la rue, si toutefois ils poussent la complaisance jusqu’à vouloir de toi !…
C’en était trop, même pour cette femme déchue ; elle frémit sous l’insulte ; son regard courut sur la foule comme pour y chercher le moindre témoignage de sympathie ou de pitié !… Ce fut en vain ; partout elle se brisa contre une implacable malveillance. Elle se sentit perdue ; un vertige de désespoir la saisit :
— Eh bien, non ! s’écria-t-elle, et d’un geste de rage, élevant l’aiguière qu’elle tenait à la main, elle l’écrasa sur le sol. Non ! répéta-t-elle, et vous êtes tous des lâches !…
Elle n’acheva pas ; Octave s’était jeté sur elle ; d’une étreinte, il l’abattit, à ses pieds ; il la tenait par le bras, on la voyait trembler de tous ses membres !…
Il se fit un silence de mort. Puis la voix d’Octave s’éleva :
— Ah ! tu m’insultes ! disait-il, et les mots avaient peine à s’échapper de sa gorge contractée. Ah ! tu me braves ! Et non seulement moi, mais aussi mes hôtes ! Allons, c’est fini, la mesure est comble ; que ton sort s’accomplisse ! Et vous, mes invités, je vous avais promis un spectacle ; en voilà la première scène ; vous n’en attendrez pas longtemps la fin !
Il parlait ainsi avec des éclats de voix, l’air égaré, hors de lui-même ; c’était un terrible spectacle que de voir ce que la fureur, la haine, la vengeance, faisaient de cet homme si noble et si bon ! D’un geste brusque, il força Clarice à se relever ; la tenant toujours par le bras, il marcha vers le milieu de la salle ; interdits, ne sachant quelle contenance tenir, les convives restaient muets, immobiles…
— Vous voyez cette femme ! s’écria Octave. Elle est jeune et belle, et cette jeunesse, cette beauté ne sont que le masque perfide du monstre le plus hideux qui respire sur la terre ! Elle est entrée dans ma vie, elle l’a souillée, détruite par pur caprice, par une sauvage méchanceté, pour l’unique plaisir de faire le mal ! Oui, elle a brisé ma vie elle m’a fait renier par mes amis, par ma famille, elle a compromis mon honneur ! Et maintenant, loin de se repentir, loin de s’humilier, elle m’insulte, elle me brave, elle me jette l’outrage à la face ! Que dois-je donc faire ? Je pourrais la tuer ! Oui, je le pourrais ! Elle m’appartient, corps et âme, et si je la châtie de ses crimes, quel est l’homme ayant du sang d’homme dans les veines, qui oserait me condamner ! Eh bien, je la ménagerai, moi, cette vipère qui ne ménage personne, il ne lui sera pas fait le moindre mal ! Bien mieux, j’irai au-devant de ses plus chers désirs, je vais la rendre à l’existence qui lui plaît, à cette bohème fangeuse pour laquelle elle est faite ; qu’elle s’y replonge et nous délivre à jamais de sa hideuse présence ! Je vais céder mes droits sur elle ; nous trouverons bien quelque homme de bonne volonté, à la conscience large, à l’esprit libre de scrupules, qui ne craindra pas d’accepter ce cadeau ; s’il a le front d’airain et l’habitude de braver le mépris public, qu’il s’avance sans crainte, je vais lui donner une compagne digne de lui !…
Tous s’étaient levés ; on comprenait qu’il allait se er quelque chose de terrible…
Octave s’approcha de la table, et la poussant avec une force de géant, il fit un grand vide au milieu de la salle :
— Holà ! s’écria-t-il d’une voix tonnante, Erboano, Giulio, alerte ; qu’on fasse monter ici, les gondoliers, les rôdeurs, contrebandiers, ruffians et toute la canaille qui se pourra ramasser aux alentours ; qu’ils accourent, ces corbeaux de malheur ; il y a ici une belle proie pour eux ! Allons, mes hôtes, du vin dans les verres, c’est maintenant que nous allons nous réjouir ! Et vous, musiciens, que faites-vous, muets à vos places, comme des statues de marbre ? Réveillez-vous, mordieu ! faites sonner vos cordes et vos cuivres, menons un bruit d’enfer ; elle sera belle, je vous le jure, la cérémonie à laquelle nous allons assister !…
Fouettés par cette fougueuse apostrophe, les musiciens reprirent brusquement le concert ; les instruments retentirent ; la salle vibrait, inondée d’harmonies fiévreuses, affolées. Une sorte de vertige semblait s’emparer des assistants ; on entendait des cris, des rires bruyants, des clameurs violentes ; saisis de cette gaîté brutale qui précède de si près l’ivresse, les hommes vidaient leurs verres, coup sur coup. Les femmes sentaient instinctivement qu’elles allaient assister à quelque scène effrayante ; émues, inquiètes, elles s’étaient groupées et répondaient à peine aux paroles qu’on leur adressait. Par les portes ouvertes sur l’escalier, on voyait entrer des figures suspectes, gens en haillons, au regard défiant, à l’aspect sauvage ; c’était le public que le comte venait de convier à sa fête ; ils se massaient, silencieux au fond de la salle, vivant contraste, menaçant et dramatique, au milieu de ce déploiement d’un luxe effréné ; Erboano, Giulio, de nombreux domestiques circulaient effarés ; seul, Ivantelly, allègre, le front radieux, semblait diriger et organiser cette confuse mise en scène, puis il revenait au comte, lui parlait à voix basse et retournait donner ses ordres. Clarice, brisée, presque inanimée, s’était laissé tomber sur un fauteuil ; immobile, la figure cachée dans ses mains, elle paraissait avoir perdu conscience de ce qui se ait autour d’elle. Une poussière épaisse s’élevait et formait un brouillard rougeâtre dans la salle ; la musique faisait rage, tout n’était que bruit sauvage, tumulte et confusion !…
Octave leva la main ; il se fit un profond silence :
— Tout va bien, dit-il à voix haute ; la solennité peut commencer. Avancez, vous, mes drôles ; votre vue me réjouit le cœur. Je veux vous faire un cadeau… Vous voyez cette femme ; elle est à moi ; je l’ai payée et bien cher… Eh bien ! je vous la donne ; elle est à vous, et sans qu’il vous en coûte un centime !… Oui, je vous cède tous mes droits ; à vous d’en faire bon usage !… Maintenant, entre vous, le sort va décider lequel sera son heureux propriétaire, son amant, son époux, ce que vous voudrez, à votre fantaisie… Voilà des billes de loto, et il désignait de la main, un sac rouge qu’Erboano venait de placer sur la table, chacun de vous en tirera une ; celui qui amènera le n° 58, celui-là aura gagné ce bel enjeu !
Il y eut un moment de stupeur ; puis, soudain, par un mouvement spontané, les invités du comte brandirent leurs verres et poussèrent un retentissant hourra ; cette furie de vengeance revêtait une grandeur sauvage qui frappait d’enthousiasme ces esprits affolés ! Clarice éperdue, se dressa tout debout, comme pour s’enfuir ; mais un geste du Comte la cloua sur place ; elle se tordit les bras et retomba inanimée. Une émotion indicible étreignait tous les cœurs. Chez les femmes, ce fut une réaction soudaine en faveur de la victime ; frappée de terreur et de pitié, la belle cantatrice blonde s’élança vers le comte :
— M. de Claram, s’écria-t-elle, les mains tes, suppliante, pensez-vous à ce que vous faites ? Savez-vous bien à quelles mains vous allez livrer cette femme ? Quelque mal qu’elle ait fait, je ne puis croire qu’elle mérite un pareil sort ! Vous voulez vous débarrasser d’elle, eh bien, donnez-la-moi ! C’est pour vous que je parle, M. de Claram, au nom du Dieu vivant, ne vous créez pas ce remords !
— Et vous aussi, Amalia, dit Octave, vous aussi vous vous laissez émouvoir par ce désespoir hypocrite ! Vous me demandez cette femme ! Ah ! vous ne savez pas ce que vous me demandez ? Pour dompter ce monstre, il ne suffit pas d’être belle, bonne et charmante ; il faut une main de fer ; cette main, ce sera la mienne, et je vous le jure, elle ne faiblira pas ! N’insistez pas, Amalia, je vous le demande à mon tour ; je serais un lâche, et un misérable si je venais à céder !… Aujourd’hui il faut que justice se fasse ; elle se fera sur l’heure, et rien, pas même vos prières, pas même vos larmes, ne saurait m’arrêter !
Il parlait avec un accent de résolution implacable. Amalia sentait qu’elle ne pourrait le fléchir, et cependant son cœur lui disait qu’elle ne devait pas reculer ; soudain son visage s’éclaira :
— Eh bien ! dit-elle, que le sort décide, mais que j’aie ma chance, moi aussi ! Je vais prendre une de ces billes ; si je gagne, cette femme est à moi !
Octave fronça le sourcil ; surexcité comme il l’était, toute contradiction lui était à peine able. Mais il ne savait sur quel prétexte ref ; il fallut accorder le même droit aux autres femmes. Les invités demandèrent aussi ; à tenter la fortune. C’en était trop pour la patience d’Octave ; il refusa net ; sa figure convulsée, son regard enfiévré de fureur, tout décelait en lui un de ces paroxysmes de violence qui ne se bravent pas impunément ; les invités comprirent qu’il ne fallait pas le pousser à bout, ils se décidèrent à rester simples spectateurs. Du reste même sans l’attrait du gain, le drame qui se jouait était d’un intérêt si poignant que nul ne songeait à quitter la place.
Bernard n’avait pas pris part à ces débats ; il se sentait en proie à un malaise inexplicable ; il lui semblait qu’il était le jouet d’un mauvais rêve ; troublé, mécontent de tout et de tous, il aurait voulu s’arracher au poignant spectacle étalé devant lui, et quelque chose de plus fort que sa volonté, une curiosité malsaine, une fascination instinctive, irrésistible, le clouait à sa place ; il s’était retiré au fond de la salle, près d’une fenêtre ; là, appuyé contre la muraille, il se laissait aller à une rêverie incohérente, pénible comme une fiévreuse angoisse. La chaleur se faisait accablante ; l’air était lourd, sa tête s’embarrassait, il avait peine à respirer… En ce moment, ses regards tombèrent sur une porte légèrement entrouverte dont la poignée se trouvait à portée de sa main ; machinalement il l’ouvrit ; elle donnait sur un couloir sombre aboutissant à une chambre faiblement éclairée ; avide de respirer un peu d’air frais, Bernard s’y engagea ; en quelques pas, il se trouva dans une petite salle haute, décorée avec une extrême élégance ; toute tendue en soie bleue et blanche, avec son grand lit à draperies de dentelles, ses bronzes délicats, ses meubles exquis, doucement éclairée par deux lampes à reflets pâles, on eût dit la chambre à coucher d’une jeune princesse ; tout y était recueillement et fraîcheur, avec ces fines senteurs, ces mille détails de haut luxe, qui annoncent la présence d’une jeune femme habituée à toutes les recherches du bien vivre le plus raffiné ! C’était la chambre de Clarice ! Par quelle mystérieuse fatalité, la maîtresse de ce chaste boudoir se trouvait-elle être l’aventurière dont le honteux é venait d’être étalé au grand jour ! Comment expliquer que cette jeune femme qui s’était fait cette calme retraite, fut la même dont la présence excitait tout à côté ce cynique tumulte ? Il y avait là un contraste, des contradictions sans issue ! Sous le coup de ces impressions poignantes, Bernard se sentait de plus en plus troublé, sans force sur lui-même ; il s’était laissé tomber sur un divan ; il y resta quelques moments, inerte, affaissé sous une sorte d’accablement morbide ; le bruit de la salle arrivait à son oreille par sourdes bouffées, comme une houle orageuse ; les yeux fermés, en proie à un véritable vertige, il lui semblait que sa pensée, comme fouettée par une furieuse tempête, allait tout à fait s’égarer… Puis, soudain, il reprenait possession de lui-même ; lucide et fiévreux tout ensemble, il voyait les scènes auxquelles il venait d’assister, reparaître et se dessiner devant lui comme un tableau d’une exactitude impitoyable ; Clarice y tenait toujours la première place, mais dans sa beauté sans égale, sous ce charme enivrant, il distinguait ce regard trompeur, ce sourire perfide, dont il avait été si longtemps dupe, et il se sentait de nouveau, mordu au cœur par la pensée brûlante d’avoir été si indignement trompé ! Alors une âpre fureur s’emparait de tout son être ; en proie à un paroxysme de souf, aucun châtiment ne lui semblait trop dur pour frapper la coupable, pour lui faire expier son crime !
En ce moment, tout à côté de lui, sur le divan, sa main se posa sur un livre ; machinalement il y jeta les yeux ; singulière rencontre, c’était un recueil de ballades allemandes que Clarice avait désiré lire et qu’il lui avait donné ; sa mémoire trop fidèle lui rappelait même que le jour où il le lui avait remis, dans un accès d’effusion sentimentale, il avait t au cadeau, une fleur de pensée… À ce souvenir inopportun, un amer sourire crispa sa lèvre : elle était tombée en bonnes mains, la pauvre fleur !… Comme elle avait dû rire, la cynique bohème, de ce candide témoignage d’affection !…
Il ouvrit le livre ; la fleur était là, à la première page ! Clarice l’avait conservée ; elle s’était attachée à cette douce marque de sympathie, sa mémoire était restée fidèle à celui qui avait fait ce chétif cadeau ! Quel abîme que le cœur de cette femme ; dépravée, intraitable, dure jusqu’à la cruauté pour d’autres, pour lui, elle avait toujours été simple, confiante, presque timide ; l’affection qu’elle ne craignait pas de lui montrer, était toujours restée contenue dans les limites de la plus exquise réserve. Que pouvait-il lui reprocher, après tout ? De lui avoir caché son é ! Était-ce un crime irrémissible ? Quelle autre eût mieux fait, à sa place ? Et lorsqu’elle le voyait sans cesse ramené à elle par son charme irrésistible, avait-elle jamais tenté d’ de son influence pour l’égarer ? Bien d’autres qui n’avaient pas le prestige de sa beauté, la magie de son esprit, n’eussent pas résisté à la tentation de le détourner du droit chemin, de l’éloigner de sa famille, de le lancer dans la voie si facile de l’imprévu et de l’aventure ! Chez elle, jamais la moindre nuance de ces sentiments mauvais ne s’était fait jour ; la parole qu’elle avait donnée lors de leur première entrevue, avait été scrupuleusement tenue, elle ne lui avait jamais témoigné que l’amitié la plus franche, la plus loyale… Et c’était cette femme qui, à ce moment même, par un caprice brutal de quelques esprits forcenés, était condamnée à voir son sort se jouer sur un numéro de dé ? Quelque coupable qu’elle fût, n’y avait-il pas une disproportion criante entre l’outrage et le châtiment ! Et, lui, Bernard, l’officier, le gentilhomme, il ait sans mot dire ces représailles implacables ; même il y applaudissait ! Sous le coup de ces pensées, rapides comme l’éclair, une réaction s’opérait dans son esprit ; un flot de colère et de honte lui saisit le cœur ; non, il ne tolérerait pas cette injustice ; à n’importe quel prix, il s’opposerait à l’accomplissement de ce criant abus de la force !
Sans plus réfléchir, il se leva et marcha vers la porte ; déjà, sa main pesait sur la poignée ; soudain, au plus profond de son cœur, une voix irritée lui cria :
« Prends garde ; de quel droit prétends-tu casser des arrêts de la souveraine justice ? Cette femme est coupable ; il faut qu’elle expie, il faut qu’elle souffre ! C’est un rôle bien ingrat, profondément ridicule, que celui de protecteur d’une semblable vertu ! Que diraient tes parents, que diraient tes amis s’ils savaient qu’en ce moment tu te fais, en public, aux yeux de tous, le champion, le chevalier de la dernière des femmes perdues ! »
Il tressaillit ; le doute poignant l’assaillait de nouveau ; sa pensée chancelait ; incapable de trouver un point d’appui pour résister à ses angoisses, il se sentait pris de vertige, comme si sa raison allait l’abandonner !…
Une pression instinctive de sa main fit ouvrir la porte ; son regard pénétra dans la salle ; le spectacle était terrible !…
Sous le lustre, près de la table, se pressait le groupe des invitées du comte, fiévreusement occupées à tenter le sort des nombres ; au milieu d’elles ; Octave, debout, immobile, livide, les traits contractés, offrait la plus frappante image de l’homme en proie aux plus furieuses ions ; tout autour, ce n’était que confusion et tumulte, et les éclats de la musique couvraient à peine le cliquetis des verres, les paroles affolées, les cris qui jaillissaient de cette foule en délire ! Au fond de la salle, Ivantelly, infatigable, semblait chercher à mettre de l’ordre dans la cohue suspecte qui allait prêter son ministère à la vengeance du comte ; au milieu de ces figures sinistres, il allait parlant, donnant des ordres, comme pour un spectacle organisé par lui… À deux pas d’Octave, en pleine lumière, un groupe étrange apparaissait, éblouissant de couleur, terrible de contraste ; c’était Clarice, dans son costume de reine, debout entre deux des grands nègres du comte, maintenue par leur étreinte comme une captive prête pour le supplice ; la tête à demi renversée, les yeux fermés, pâle comme une morte, elle semblait privée de connaissance ! C’était bien le drame dans son plus poignant paroxysme, le choc à outrance des plus folles, des plus aveugles ions ! Tout cet ensemble violemment éclairé, flamboyant de couleur, apparaissait au milieu du bruit et de la poussière, avec un éclat, une intensité d’effet formidables ; il semblait qu’on fût au théâtre, et qu’il se jouât le finale grandiose de quelque opéra inconnu. Mais c’était une réalité, une réalité sinistre, et Bernard sentait vibrer dans cette foule l’émotion poignante qui l’étreignait lui-même.
À ce moment, il s’éleva une clameur ; le groupe des femmes s’éloigna de la table ; aucune d’elles n’avait amené le chiffre fatal !… C’en était fait ; Clarice était définitivement perdue ! Octave tenait enfin sa vengeance !… Ses yeux rayonnaient d’une flamme terrible ; il semblait en proie à une ivresse toute voisine de la folie :
— À vous, mes drôles ! s’écria-t-il d’une voix dont l’éclat domina le tumulte. Vous voyez l’enjeu et voici les billes ! Commençons, de par le diable, et celui qui gagnera la partie, celui-là pourra brûler un fier cierge à Satan !…
Sur un geste d’Ivantelly, la foule ignoble s’avança ; on appela un nom : une sorte de bohème à la chevelure inculte, à peine vêtu, fit un pas, prit une bille et la rejeta avec une imprécation !…
Un éclat de rire brutal accueillit sa déconvenue. Un autre prit sa place et ne réussit pas mieux ; l’impatience, l’excitation s’emparaient de plus en plus de la foule et l’amenaient à cet état d’esprit qui comporte tous les excès…
En ce moment, les yeux de Bernard se fixèrent sur l’entrée de la salle ; sur le fond obscur encadré par la porte, au-dessus de la foule entassée contre la muraille, il crut voir se dessiner une figure imposante, au regard sévère, celle du marquis Selva di Bari !…
Par un mouvement dont il ne fut pas maître, il recula brusquement et se retrouva dans la chambre solitaire. Un flot de pensées confuses envahissait son esprit : le Marquis, là, en ce moment ! Qui l’y amenait ? Que venait-il faire dans ce milieu qui devait lui être si antipathique ? Comme il avait lu dans l’avenir ! C’était bien la scène qu’il avait prédite à Bernard ; le scandale éclatait dans toute sa hideuse brutalité ; le voile qui couvrait le honteux é de Clarice était déchiré ; Octave livré à tout l’emportement de sa nature sauvage, condamnait à un châtiment implacable, cette femme si coupable, mais si malheureuse aussi ! Et lui, Bernard, se voyait forcé d’assister à ce spectacle ; il l’autorisait, l’approuvait de sa présence, pendant qu’au fond de son cœur, un sourd murmure de sa conscience lui reprochait son inaction !… Voilà à quelle extrémité l’avait amené sa faiblesse, sa lâche condescendance au désir de revoir Clarice ! Une fois de plus, il s’était prosterné devant l’idole, il s’était enivré de son charme, et c’était pour constater sa déchéance, sa dégradation honteuse, pour assister, sans oser même lui porter secours, à sa chute définitive, à son impitoyable expiation !
En proie à ces pensées poignantes, il se sentait pris d’un douloureux vertige ; sa gorge se contractait ; il lui semblait respirer dans une atmosphère âcre et épaisse… Il s’était laissé tomber sur un divan, et restait immobile, livré aux étreintes d’un malaise physique et moral inable…
Soudain, une lueur se fit dans son esprit ; quel était le rôle d’Ivantelly dans cette sinistre tragédie ? Que faisait-il au milieu de ces truands, de cette tourbe immonde ? Ces drôles qu’en toute autre occasion il eût chassés impitoyablement, en ce moment il ne les quittait pas d’une seconde, il semblait diriger tous leurs mouvements avec une préoccupation jalouse… Il n’agissait pas au hasard, lui ; toute cette mise en scène était son œuvre ; c’était son esprit violent et cynique qui devait avoir inspiré au comte cette combinaison infernale, c’était lui qui devait en profiter ! Grâce à l’influence qu’il exerçait sur ces gueux sans scrupules, il devait s’être assuré de leur concours absolu ; quel que fut le gagnant du jeu adroitement suggéré à la fureur affolée du comte, c’était lui qui devait en avoir le bénéfice, c’était à lui qu’en définitive Clarice serait livrée ! Alors son but serait atteint ; cette ion brutale qu’il nourrissait depuis si longtemps pourrait se satisfaire, Clarice serait en son pouvoir, à sa merci !…
À cette pensée, Bernard bondit comme s’il eût senti son cœur labouré par une griffe de fer rouge :
— Non, cela ne sera pas ! s’écria-t-il, tant que j’aurai un souffle de vie ! Que m’importe le é de cette femme ! Je ne suis pas son amant, je ne veux pas l’être ; je suis désintéressé, moi, je peux, je dois venir à son aide ! Non, il ne sera pas dit qu’en ma présence, à moi, Bernard de Rednitz, on aura foulé aux pieds une femme sans défense, qu’on l’aura livrée aux caprices d’une troupe de bandits ! Allons, qu’ils s’arrêtent et qu’ils m’écoutent, sinon, malheur à eux !
Il marchait vers la porte :
— Dupe ! lui souffla une voix qu’il croyait entendre. Dupe, tu as été, dupe tu le seras jusqu’au bout ! Quand on fait du dévouement, il faut savoir à qui l’on s’adresse ! Tout cela n’est qu’une comédie arrangée entre d’habiles artistes ; tu vas y jouer le rôle de niais !
Il s’arrêta court ; une lutte terrible lui bouleversait le cœur. Dupe, il ne voulait pas l’être ! Mais à écouter la voix de cette défiance égoïste, il pouvait être lâche ; cela, il ne le voulait pas non plus ! Saisi d’une convulsion de désespoir, il s’étreignait le front à deux mains ; il lui semblait qu’il devenait fou !…
— Non ! s’écria-t-il soudain ; que me fait le ridicule ! Cette femme est trop malheureuse ! Il faut que je la sauve, et je la sauverai !
Et, sans plus savoir ce qu’il faisait, égaré, la tête perdue, il tira son épée, et s’élança vers la porte……
À ce moment, une épaisse bouffée de fumée jaunâtre fit irruption dans la chambre : aveuglé, à demi-étouffé, Bernard s’arrêta… Quand il rouvrit les yeux, devant lui, à deux pas, apparition effrayante, la Blanche Marquise était debout, lui barrant l’accès de la porte ! Mais ce n’était plus cet être noble, sympathique, qui lui témoignait une affection maternelle, c’était une puissance irritée qui allait imposer sa volonté !…
— Sot enfant ! dit-elle, tu cours à ta perte, et tu n’as pas seulement une pensée pour ceux qui vont te pleurer ! Rentre en toi-même, Bernard, laisse les destins s’accomplir !
Un reste de raison cria à Bernard qu’il était le jouet de son cerveau en délire :
— Arrière ! s’écria-t-il. Je ne crois pas aux fantômes ! Arrière, te dis-je, tu n’existes pas !
Et il fit un pas en avant !…
— Tu le veux donc ! dit l’apparition. Eh bien, soit ; que ton corps souffre, puisqu’il le faut, mais que ton esprit soit sauvé !…
Et d’un geste d’une puissance irrésistible, elle le frappa de son éventail au haut du front… Bernard crut sentir une montagne de feu s’écrouler sur sa tête, il fit un pas en arrière, chancela et tomba sans connaissance !
* * *
Au moment même, une clameur épouvantable s’élevait dans la grande salle : Au feu ! Au feu ! Ce cri sinistre retentissait de toutes parts !… Un effroyable incendie éclatait au palais Sorione ! Pendant un instant, on n’entendit que le tumulte confus d’une fuite précipitée, et ces exclamations d’angoisse que poussent les foules, lorsque sous le coup d’une terreur folle, elles se pressent, s’entassent dans des issues trop étroites. L’embrasement avait été si général, si subit, que l’on put craindre un instant une catastrophe épouvantable ; ce ne fut que par un de ces bonheurs si peu explicables qu’on ne peut que les appeler providentiels, que la foule entassée dans les salles put être mise à l’abri du danger !…
Bernard gisait toujours sans connaissance, sur le parquet de la chambre bleue ; dans cet affreux tumulte, on n’avait pu s’apercevoir de son absence… Le feu avait fait irruption par les étages supérieurs ; déjà il avait forcé le plafond de la chambre et dévorait les tentures ; une épaisse fumée remplissait la salle, des débris de bois et de plâtre tombaient de tous côtés !… Soudain la porte s’ouvre, un homme s’élance, court à Bernard, l’enlève comme un enfant, et l’emporte à travers un dédale d’escaliers et de corridors, jusqu’à une gondole qui semblait l’attendre, tapie contre un quai désert ; il y entre avec son fardeau ; la gondole s’éloigne et disparait dans les canaux obscurs !
* * *
Toute la nuit, le palais Sorione brûla, effrayant au loin Venise de ses clartés sinistres ; au matin, à la place où il s’élevait, il ne restait plus que des ruines fumantes et quelques pans de murs calcinés.
* * *
Le lendemain, on pouvait lire dans la Gazzetta di Venezia, l’article suivant :
« Un événement lamentable vient de répandre la tristesse dans notre belle cité. Le palais Sorione n’est plus ! Ce chef-d’œuvre de Palladio a disparu dans les flammes ! L’élément destructeur s’est manifesté au milieu d’une fête que le comte de Claram, un illustre étranger en séjour dans notre ville, y donnait avec tout l’éclat d’un luxe princier.
« Nous n’avons pu recueillir aucun renseignement précis sur la cause de ce sinistre ; sans doute quelque flambeau, imprudemment approché d’une draperie, aura produit la conflagration ; en un instant, l’édifice entier a été la proie des flammes, et telle a été la rapidité foudroyante de la marche du fléau, que les nombreux invités qui se pressaient dans les splendides salles du palais, ont eu à peine le temps de fuir ; il semblait que tous les étages se fussent embrasés à la fois ! Nos braves pompiers accourus à la hâte, ont lutté avec la plus grande énergie pour combattre les progrès du terrible élément, mais telle était la force du feu, que tous leurs efforts ont été inutiles.
« Nous ne ferons que rendre un juste hommage à la vérité en payant au seigneur comte, le légitime tribut de notre iration pour la bravoure héroïque qu’il a déployée dans ces terribles moments ; il a bravé mille morts pour assurer le salut de ses hôtes, et n’est sorti que le dernier de ces ruines brûlantes ; une seconde de plus, il était enseveli dans les amas de décombres !
« Le Palais Sorione ne contenait pas de choses remarquables en fait de peinture ; la galerie qui en faisait l’ornement, avait été vendue dans les premières années de ce siècle. Mais une perte irréparable, c’est celle des irables sculptures sur bois dont il avait été décoré par les Lombardi ; le vestibule, l’escalier, une partie des salles du premier étage, toutes celles du second étaient entièrement revêtues de leurs chefs-d’œuvre. Il se comprend que le feu, alimenté par cette prodigieuse masse de combustible, se soit développé avec une rapidité inusitée, au point de rendre inutile, toute tentative de le maîtriser.
« Dans ce lamentable désastre, nous avons au moins la consolation d’annoncer qu’aucun accident grave n’est à déplorer ; à part quelques blessures et contusions insignifiantes, toutes les personnes qui se sont trouvées mêlées à ce drame sinistre, ont pu échapper saines et sauves de cette fournaise.
« On avait eu dans les premières heures, des inquiétudes sur le sort d’un jeune officier allemand, le baron Bernard de Rednitz, qui était au nombre des invités du signor comte ; il avait disparu au moment où l’incendie s’est déclaré, et on craignait qu’il n’eût été la proie de flammes. Nous sommes heureux d’apprendre à ses nombreux amis que M. de Rednitz a été sauvé et conduit dans une maison hospitalière où il reçoit tous les soins que comporte son état ; il est atteint d’une grave blessure à la tête, causée sans doute par la chute de quelque décombre, mais d’après les assurances qui nous ont été données, nous pouvons affirmer que sa vie ne court aucun danger. »
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
https://ebooks-bnr.telechargervous.com/
en juin 2025.
— Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Isa, Lise-Marie, Françoise.
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Ferrier, C. (1896). Le baron Bernard (partie 1), Castel d’Orgoyl : W. Kündig & fils. D’autres éditions ont pu être consultées en vue de l’établissement du présent texte. L’illustration de première page est le tableau Spirite (1885) du peintre et illustrateur français George Roux (1853-1929). Source du Portrait de Camille Ferrier (1851), Icon Icon P 1931-185 : Bibliothèque de Genève, Iconographie.
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