
Colette – La Vagabonde : La Vagabonde, publié en 1910, est un roman d’émancipation largement inspiré de la vie de l’auteure. Sa narratrice, Renée Néré, se présente comme une « femme de lettres qui a mal tourné ». Après un mariage cauchemaresque avec Adolphe Taillandy, un peintre volage en qui l’on reconnaît aisément un portrait assassin du premier mari de Colette, Renée a tout perdu : son toit, ses amis, son rang social, ainsi qu’une situation matérielle qui lui permettait de maintenir son activité littéraire. Seule désormais, elle se console auprès de ses relations féminines et subvient à ses besoins en travaillant comme mime et danseuse dans des cafés-concerts et des théâtres de Paris et de province.
Colette, qui connaissait fort bien ce métier pour l’avoir pratiqué elle-même entre 1906 et 1912, se plaît ici à nous montrer l’envers du music-hall à travers le regard lucide d’un personnage qui lui ressemble comme une sœur. Avec sa franchise caractéristique et son brio inimitable, elle évoque d’une plume alerte et acérée la saleté poussiéreuse des coulisses et des loges, les odeurs douteuses des costumes usés jusqu’à la corde, le maquillage qui fond sous les feux de la rampe, la fatigue, les salaires de misère et l’inévitable défilé des « Messieurs » qui, après s’être « rincé l’œil » au premier rang d’orchestre, viennent déposer leurs « hommages » aux pieds des actrices. Mais en dépit de son côté pénible, ce monde interlope s’avère aussi une belle école de vie pour Renée. Dans l’âpre amitié qui se noue entre artistes, elle découvre des hommes et des femmes au rude parler populaire, des êtres simples mais fiers qui sont de vrais modèles de dignité et d’endurance. Aussi Renée ne vit-elle pas son nouveau métier comme une déchéance sociale, mais comme une libération qui lui permet de garder la tête haute et de préserver son autonomie de femme seule.
Et pourtant, malgré sa crâne détermination et son défi des normes sociales et sexuelles, Renée, tout comme Colette, reste une femme « entravée » (Sarde). Si sa solitude est un vin capiteux qui la grise de liberté, elle se mue souvent en poison qui l’étouffe, et ce d’autant plus que son rythme de travail effréné ne lui laisse aucun répit pour l’écriture. Quant à son rapport obsessionnel au miroir, sa difficulté à se reconnaître dans son reflet qui porte déjà des signes de vieillissement, ils dénotent l’angoisse existentielle d’une trentenaire soumise aux lois du temps et à celles, non moins implacables, de l’idéal féminin. C’est dans ce contexte de désarroi que Renée rencontre Maxime Dufferein-Chautel, un riche aristocrate qui s’éprend follement d’elle et se montre prêt à braver tous les préjugés de sa classe pour l’épo. Poussée par son entourage, elle se laisse momentanément tenter par cet amour qu’elle veut croire fidèle et durable, mais elle hésite à s’engager, tant elle craint de se retrouver dans une cage dorée. Pour échapper à son dilemme, se donner le temps de réfléchir, elle part brusquement en tournée, entamant une période de vagabondage qui l’éloigne de Max et la force à reprendre la plume. Cette correspondance quotidienne sera son salut. Renée comprendra que l’écriture est sa façon de respirer et d’être au monde, le seul miroir qui ne mente pas, le seul où elle se reconnaisse vraiment. À travers ces lettres où elle tient la chronique palpitante de sa vie de vagabonde, elle se réconciliera peu à peu avec elle-même, avouera son amour à Max et trouvera la force de lui dire non.
La Vagabonde marque un tournant dans la carrière de Colette. Comme le souligne Michèle Sarde, c’est la première fois que « son talent littéraire, entièrement dégagé de l’ingérence [de son premier mari, Henri Villars-Gauthier, dit Willy], est officiellement reconnu » (213). « Avec La Vagabonde un certain cheminement de la liberté dans l’écriture était tracé. La Vagabonde obtint symboliquement trois voix au Goncourt. Le choix d’écrire était institutionnalisé. Malgré les entraves, peut-être aussi mystérieusement, à cause des entraves, cette assomption de la liberté [allait] se manifester de plus en plus dans la vie écrite aux dépens de la vie vécue » (293).
[Sources : Sarde, Michèle. Colette, libre et entravée. Paris : Stock 1978. Société des amis de Colette (https://www.amisdecolette.fr/lassociation/la-societe-des-amis-de-colette/).]
L’illustration reprend une Photographie de Colette en faune c .1906-1910 (Wikimédia Commons)
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